Revue Romane, Bind 11 (1976) 1

Emmanuel Jacquart: Le théâtre de dérision. Gallimard, Collection «Idées», Paris 1974. 313 p.

O. Brabant

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«Un disparu, un académicien, un prix Nobel. Un demi-succès, une réussite, un triomphe. » C'est par ce double tryptique, aux volets à la fois distincts et convergents,qu'Emmanuel Jacquart, professeur à Harvard, commence son brillant essai sur Le théâtre de dérision. Trois étiquettes. Un triple bilan. Pour trois auteurs d'une

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avant-garde qui a déjà vécu: Adamov, lonesco, Beckett. Car, pour Jacquart, «ces trois métèques» - selon le mot plaisant d'Adamov (p. 277) - ne constituentplus l'actuelle avant-garde: ce sont maintenant des «classiques» (p. 278). Ce qui donne à Jacquart assez de recul pour tenter, avec succès, me semble-t-il, l'élucidationd'une «rhétorique verbale et non verbale» (p. 263-267), une mise à jour des «structures » du «théâtre de dérision » et, plus largement, des «structures de la communication » (p. 267-276).

Pourquoi «théâtre de dérision» et non pas l'un ou l'autre des nombreux titres auxquels on nous a depuis plus de vingt ans habitués: anti-théâtre, théâtre de l'absurde, théâtre d'avant-garde, a-théâtre, théâtre expérimental...? L'auteur s'en explique aux pages 38-39, prévenant le lecteur «qu'aucune étiquette ne peut suffire à rendre compte de tous les problèmes, surtout lorsqu'il s'agit d'une étude portant sur plusieurs auteurs». Théâtre de dérision («concept ... ni plus ni moins précis que la plupart des concepts», selon Jacquart), outrele fait d'avoir été«endossé» par lonesco lui-même dans Notes et Contre-Notes, p. 192, présente l'immense avantage «de ne pas posséder des connotations sartrienne et camusienne qui peuvent prêter à confusion». Il ne s'agit pas, bien entendu, d'un règlement de compte avec les deux grands prédécesseurs des années 50. Mais quel pédagogue n'a pas eu à rectifier le jugement hâtif de ses étudiants qui liaient trop facilement, en matière de théâtre, l'œuvre de Beckett et d'lonesco à celle des existentialistes? Non pas que les thèmes de l'angoisse et de l'absurdité soient absents dans le Nouveau Théâtre: lonesco lui-même constate que «peut-être par certains aspects» leurs œuvres se rattachent aux existentialismes (p. 75). Mais leur traitement sur le plan de l'expression littéraire et esthétique est radicalement différent. «Sartre et Camus, écrit Jacquart (p. 147), se bornaient trop souvent à exposer une philosophie nouvelle - tout en conservant une esthétique périmée». La préférence de l'auteur pour «théâtre de dérision » me paraît donc bien justifiée. J'ajoute que l'étiquette suggère du même coup que, en matière d'art, la problématique de l'engagement, si engagement il y a, est diamétralement opposée à celles des existentialistes et s'exprime théâtralement de façon tout à fait différente. Il suffit de rappeler le témoignage plusieurs fois répété d'lonesco pour qui le théâtre ne se définit pas d'abord comme véhicule de messages: il y a pour cela, dit-il, la philosophie, les religions. ..

Les propos d'lonesco sont, bien entendu, discutables, comme l'est devenu, pour d'anciens admirateurs, le «classique», l'académicien! «L'âge et le recul aidant, remarque Jacquart après un entretien personnel avec lui, lonesco admet maintenant qu'une pièce comme La leçon présente un profil assez traditionnel » (p. 155). Mais cela n'empêche pas, comme le fait remarquablement Jacquart, que l'on puisse dresser un tableau, réducteur comme tous les schémas, mais qui a «l'avantage de mettre en relief l'essentiel» des «pratiques structurelles» du théâtre de dérision et du théâtre traditionnel (p. 153— 154). Des procédés esthétiques radicalement distincts, des systèmes dramatiques opposés, fondés sur une Weltanschauung tout autre.

Ces oppositions ou ces distinctions entrethéâtre de dérision et théâtre de tradition,l'auteur les fait de plus en plus profondémentdécouvrir au lecteur, d'abord par une rétrospective des «soixante-dix années d'avant-garde et de refus» (p. 41-105);puis l'étude des «personnages» chez Adamov, lonesco, Beckett, étant entendu que, pour Jacquart comme pour Salacrou, «le personnage se situe à un carrefour de perspectives» (p. 106-148); enfin, par l'analyse de la composition, des

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techniques, du style, du dialogue, de la
langue et des structures du théâtre de
dérision (p. 149-276).

Est-ce à dire, comme le pense l'auteur en une «note personnelle» (p. 276), que «le théâtre de dérision qui a su faire coïncider les structures dramatiques, esthétiques et sémiques avec les structures de la communication, possède peut-être la dramaturgie la plus complexe, la plus riche et la plus perfectionnée que la France ait jamais eue»? Pour ma part, j'hésite à souscrire à une telle affirmation; j'hésite même à formuler une telle proposition qui, par de semblables parallèles, ne tient aucunement compte de la sensibilité esthétique d'une société, d'une époque. Or, cette sensibilité, les vrais auteurs savent instinctivement l'exprimer par des procédés adéquats. Certains l'ont même fait bien avant les trois grands du théâtre de dérision] Molière ou Racine ou Beckett ou lonesco ou Adamov... ? Qui est le meilleur? Est bien aventureux celui qui, sans nuances, peut trancher catégoriquement! Le meilleur peintre : Rembrandt, Van Gogh, Cézanne, Picasso? Musique tonale ou musique dodécaplionique? Impressionnisme ou surréalisme ou hyper-réalisme? On sent le «subjectif» qu'on met dans le choix ou le jugement «objectif». La note personnelle de Jacquart, bien que très brève, est une «fausse note» dans l'harmonie de son ouvrage.

Ce qui n'enlève rien, bien sûr, au mérite et au sérieux de son essai qu'il aimerait «qu'on juge... impartialement, d'après les objectifs qu'il s'est fixés, et non d'après des critères qui lui sont extérieurs » (p. 22). C'est un souhait bien légitime, surtout après avoir clairement délimité, comme il le fait dans VAvant-propos (p. 17-24), l'objet de son livre et précisé la raison du choix des trois auteurs et des textes sur lesquels il fonde son étude. Je ne crois pas dépasser les limites du «souhaitable» en faisant remarquer à Jacquart que, s'il est bien libre de ne pas rattacher le nom de Genêt (p. 18) à ceux de Beckett, lonesco, Adamov, les principales raisons qu'il allègue sont raisonnables, mais d'autres le sont moins. Par exemple, la «cérémonie», le «rituel» n'est pas un critère juste pour distinguer l'œuvre de Genêt et d'Arrabal de celle des trois autres. Car l'idée, le mot, l'image, la structure de la «cérémonie», du «rituel» sont aussi des caractéristiques de l'œuvre de lonesco et de Beckett (par exemple Le Roi se meurt, Fin de partie).

Jacquart termine son livre par un autre vœu, plus discret celui-là, mais combien plus troublant: il évoque les liens passés heureux, le divorce présent, les liens futurs «souhaitables» (selon lui) entre la littératureet le théâtre. Après avoir situé le théâtre de dérision aujourd'hui, c'est-àdirepar rapport aux recherches d'un Grotowski, d'un Arrabal, d'un Jodorowski...,Jacquart écrit, p. 283: «Les liens rattachant le monde littéraire au monde théâtral sont, momentanément je l'espère, en voie de disparition». On comprend aisément le sens du souhait de Jacquart, surtout si l'on tient compte de son étude tout à fait louable sur la rhétorique verbaleet non verbale, la rhétorique du langage scénique (p. 263 ss.). Ce n'est sans aucun doute pas son intention de vouloir limiter l'art du théâtre au «beau texte ». S'il est vrai, comme l'affirme Barrault,que le théâtre est Y art humain par excellence, pour l'exprimer, le rendre «vivant», il n'y a pas que le langage «parlé», surtout pas que le seul langage «littéraire». Si c'était le cas, il faudrait, dans l'histoire du théâtre, mettre entre parenthèses le théâtre de dérision lui-même qui, dès l'origine, a eu pour but de contesterla conception monolithique du langageet, du même coup, de prendre ses distances vis-à-vis d'un certain impérialismede la littérature au théâtre. L'aveu de lonesco, qui se met à faire du théâtre

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après avoir fait de la littérature, est très
symptomatique.

Au début de son livre (p. 31), Jacquart signale qu'en France, rares sont les universitaires qui se sont intéressés aux auteurs du théâtre des années 50. Serait-ce, se demande Jacquart, que «certains iraient.. . jusqu'à exclure de la'littérature' les dramaturges contemporains parce qu'ils n'écrivent plus comme Giraudoux, Marivaux ou Racine un théâtre de texte?» Il est bien évident que l'universitaire en question, pour qui le langage de l'être humain n'est que l'agencement de beaux sons articulés, doit naturellement se désintéresser du théâtre contemporain. Le refus global d'un Artaud et de ses disciples voudrait justement dissiper ce malentendu par lequel on joint de trop près le théâtre à la littérature, au point de n'en faire, comme dans les manuels, qu'une «branche». Or le théâtre est un art autonome, indépendant, total, où l'homme est assumé avec tous ses modes d'expression, notamment les cris, les gémissements ... le silence, les signes corporels, les rapports avec l'objet. Alors, le «texte» de théâtre, c'est aussi et peut-être davantage ses parenthèses, ses lignes en italique, ses indications de scène... et tout ce qui n'est pas écrit et qui est confié au travail du metteur en scène et de l'acteur. C'est sans doute de ce «texte», du moins je l'espère, que Jacquart parle quand il souhaite voir réapparaître «les liens rattachant le monde littéraire au monde théâtral». Autrement, le Nouveau Théâtre n'aurait aucun sens et les nouvelles recherches seraient vaines.

Alors, les auteurs du théâtre de dérision... des «classiques»? Oui et non. Non, au sens d'objets de musée qu'on réexpose périodiquement. Oui, au sens où leur présence se fait partout sentir, même inconsciemment, comme celle du surréalisme, et, pour le genre romanesque, celle du nouveau roman. Cet ordre d'idées, j'aurais aimé le retrouver dans la conclusion du livre de Jacquart.

Une masse de connaissances utiles est étalée dans le corps du texte, sans doute pour éviter le surnombre de notes que la collection réprouverait. Mais la lecture n'en est pas dans l'ensemble gênée. L'ouvrage est plutôt de lecture agréable, sans ornement pseudo-scientifique. Il faut concéder à l'auteur, ainsi qu'il prévient luimême le lecteur (p. 23), que - «suivant l'exemple de Beckett, d'lonesco et d'Adamov» [sic] - il n'a pas «recherché les fioritures du style» et que, «au gargarisme verbal, à la griserie métaphysique, [il a] préféré la sobriété». Seulement, il a enlevé au critique la joie de le découvrir par lui-même. Mais, il a sans doute ses raisons pour s'en méfier!

La notice publicitaire qui figure sur la couverture du livre, n'exagère pas en annonçant que le Théâtre de dérision d'Emmanuel Jacquart «... est une mise au point indispensable pour tous ceux que le théâtre contemporain intéresse». Je souligne enfin la très utile bibliographie, exhaustive semble-t-il, des œuvres représentées, écrites, traduites, pour le théâtre, le cinéma ou la radio, d'Adamov, de Beckett et d'lonesco (p. 285-302).

Copenhague

Colloque de Cerisy, Butor. Union
générale d'éditions, collection 10/18,
Paris, 1974. 450 p.