Revue Romane, Bind 11 (1976) 1

Bernard Masson : Musset et le Théâtre intérieur. Armand Colin, Paris, 1974. Coll. «Etudes romantiques», 475 p.

Steen Jansen

Side 167

Cet ouvrage a pour sous-titre "Nouvelles recherches sur «Lorenzaccio»»; c'est donc de ce drame seul qu'il s'agit et le titre même est expliqué dans Tavant-propos: «Intérieur, le théâtre de Musset l'est à plus d'un titre ou, pour mieux dire, à plusieurs degrés. Il l'est d'abord (...) comme théâtre de lecture. (...) Le théâtre de Musset est, par essence plus que par accident, un théâtre non joué (...). Mais ce théâtre est intérieur à un autre niveau, en ce qu'il est en état d'échange nourricier et permanent avec la vie intérieure de son auteur. (...) L'œuvre dramatique n'est pas un miroir où l'événement se reflète, mais un spectacle où il s'éclaire, devient déchiffrable, prend tout son sens (...)» (p. 5-6).

C'est selon ce double sens de l'expression «théâtre intérieur» que se développe l'étude qui traite d'abord du texte luimême en deux grands chapitres intitulés «L'écrivain et ses lectures» et «Le drame et son héros»; puis la seconde moitié de l'ouvrage, intitulée «La pièce et ses interprètes», porte sur les différentes mises en scène de Lorenzaccio, de celle de Sarah Bernhardt en 1896 à celle du théâtre tchèque Za Branou en 1969. Disons tout de suite que c'est sans doute cette seconde partie qui constitue l'apport le plus original, le plus riche en matériaux nouveaux. A la fin du volume il y a deux annexes très importantes; j'y reviendrai.

En tête de chacun des trois chapitres de l'étude, il y a une sorte de note introductivequi esquisse brièvement l'essentiel de ce qui va suivre. Dans celle du premier, on lit: «Le premier chapitre découvre une source privilégiée et l'exploite en tous sens ; le second trace au chercheur un chemin à l'écart des chausse-trapes qui pourraient compromettre sa progression régulière» (p. 12), ce qui veut dire, d'abord, que l'auteur présente une «nouvelle» source, une traduction française de La vie de BenvenutoCellini, pour laquelle on a cru jusqu'icique Musset s'était servi d'une éditionitalienne, et, ensuite, qu'il montre avec beaucoup de détails comment Musset en a tiré profit pour conclure que «si, par

Side 168

certains côtés, Lorenzaccio est le tableau musclé et pathétique d'une décadence, c'est à Benvenuto d'abord qu'il le doit.» (p. 31).

Le critique, dans ce domaine, veut introduire en quelque sorte, au lieu des «gloses insulaires», le «commentaire concerté»: «J'entends par là celui qui, loin d'isoler chaque détail pour en chercher l'origine, possible ou probable, ou pour dénoncer éventuellement l'erreur historique qu'il contient, tiendra compte, pour l'explication de détail, du dessein général de la pièce, des habitudes de composition de Musset, du mécanisme subtil de l'imagination créatice. » (p. 33)

Parmi les exemples qui suivent, certains montrent très bien l'utilité d'une telle méthode (le commentaire sur la Mazzafirra, par exemple, p. 47 ss.); d'autres prouvent qu'il est tout de même difficile, même lorsque les intentions sont bonnes, d'éviter d'une part que le commentaire glisse vers le «glose insulaire», d'autre part qu'il entraîne trop loin l'imagination du critique. N'empêche qu'il semble fort utile de faire la distinction; mais je concevrais plutôt le rapport entre les deux sortes de commentaire comme semblable au rapport que l'auteur établit entre «recherche des sources» et «acte critique» lorsqu'il écrit que «la recherche des sources est comme une tâche préparatoire, obscure et modeste, faite pour disparaître sitôt qu'achevée. L'acte critique proprement dit commence au-delà.» (p. 12). Il n'y a pas forcément, à mon avis, d'opposition entre les deux commentaires.

Le premier chapitre de la seconde partie commence par fixer brièvement, en suivant l'exemple de Jean Pommier, la chronologie externe de la genèse du drame, c'est-à-dire l'achèvement du texte à un moment précédant le départ pour l'ltalie, pour pouvoir ensuite, selon les intentions affirmées par le critique fp. 52), décrire la genèse interne de Lorenzaccio, «retrouver l'intuition d'ensemble d'où est sortie la pièce de Musset et dont nous n'avons fait jusqu'ici que reconnaître les signes furtifs, le projet fondamental dont l'imagination créatrice du poète allait développer progressivement le contenu et déployer largement les richesses implicites. » (p. 62)

Pour expliquer l'intérêt qu'a pu susciter en Musset l'esquisse que lui avait donnée George Sand, Une conspiration en 1537, l'auteur discerne trois lignes de force: le rêve italien, la conjoncture politique et le débat littéraire.

A propos de la première, il est démontré que «toute évasion dans le romanesque, l'idéalisme, le pittoresque, l'exotique est systématiquement bridée. Musset cherche à briser la vitre que la distance dans le temps et l'idéalisation du passé pourraient interposer entre le spectacle de Florence en 1537 et le lecteur contemporain. » (p. 75)

L'analyse de Masson a surtout le mérite de montrer comment cet effort est conséquent et marque la pièce à tous ses niveaux, des simples expressions linguistiques jusqu'à la forme donnée au développement d'un dialogue ou d'une intrigue, en passant par l'usage de la couleur locale.

Discutant ensuite l'influence des circonstances politiques, Masson montre d'abord, et contrairement à ce qu'on a pu penser en général, que ce ne peut guère être George Sand qui ait éveillé l'intérêt de Musset pour la politique, encore moins ait fait de lui un républicain ou un révolutionnaire: de nombreuse citations des lettres qu'elle a écrites entre 1831 et 1835 et d'où se dégagent une forte déception, un scepticisme et un mépris profond pour les faits et les hommes politiques, quels qu'ils soient, l'indiquent fort bien. « Le fort de l'influence de Sand sur Musset est à chercher dans «Tordre psychologique plus que dans l'ordre proprement idéologique.» (p. 85)

Side 169

Cela ne veut pas dire que Masson pense que les circonstances politiques n'aient eu aucune influence sur Musset; mais celui-ci est un écrivain qui se désintéresse de «la politique comme événement de l'actualité » au profit «du politique comme philosophie de l'existence» (p. 80), autrement dit, pour reprendre une citation de Claude Duchet, comme la philosophie des «rapports entre l'individu et la société, et plus précisément l'insertion de l'homme dans la cité, dans une communauté organisée selon des lois. » (p. 80)

La troisième ligne de force est le débat littéraire; en l'occurrence, celui que suscite le drame historique. Le point de départ ici est une confrontation entre Lorenzaccio et Le roi s'amuse, accompagnée d'une critique sévère de Gustave Planche, critique dans laquelle Musset a pu reconnaître bon nombre de ses propres idées. (Je ne sais pas si Planche lui-même a consacré ailleurs un article à Lorenzaccio, mais il serait peut-être juste d'ajouter que la critique, soit romantique soit néo-classique, contemporaine de la pièce, n'a guère été plus indulgente pour celle-ci que Planche pour celle de Hugo )

La confrontation fait ressortir certaines caractéristiques du drame de Musset; pourtant une remarque m'étonne: «En l'occurrence, Lorenzaccio est un titre restrictif, qui fausse quelque peu la perspective. Le vrai sujet du drame, ce n'est ni «le duc s'amuse», ni même «une conspiration en 1537», mais «Florence abâtardie s'abîmant sans rémission dans la servitude et sous la tyrannie.» (p. 105)

Cette observation me semble quelque peu contredire ce qui est, par ailleurs, l'idée directrice de l'ouvrage, à savoir l'idée qui concentre l'intérêt de l'interprétation sur le personnage de Lorenzo (cf. p. 120, 191, 211, 216 etc.), ce qui distingue cette interprétation de celles de Henri Lefebvre ou de Hassan el Nouty (cf. p. 175).

L'analyse aborde ensuite l'esthétique du drame en deux chapitres intitulés «Figures poétiques de l'espace et du temps » et «Spectacle et signification».

(Bien que cela ne soit pas absolument indispensable, il est très utile de lire, avant ces deux chapitres, les deux Annexes qui figurent à la fin du volume: dans la première, l'auteur discute les trois plans de la pièce et apporte une importante correction à l'hypothèse formulée par Dimoff {Genèse de «Lorenzaccio», p. 149— 166), ajoutant au plan II de celui-ci les actes IV et V du plan 111, qui comprendra alors seulement les trois premiers actes; l'hypothèse de Masson place et explique mieux la longue liste des noms de personne que Dimoff donne en note p. 164-165. La seconde offre une description très minutieuse du manuscrit même de la pièce, et l'on y trouve plusieurs remarques et observations qui, bien que cela ne soit pas indiqué explicitement, servent en quelque sorte d'arguments à l'interprétation du drame présentée dans le corps même de l'étude.)

Malgré un assez grand nombre d'observations heureuses et d'idées ingénieuses qui montrent comment ce texte ne cessera probablement jamais de donner matière à discussion, la démonstration ici me semble moins convaincante que celle des chapitres précédents: j'ai parfois quelque difficulté à y voir une argumentation suivie, et certaines conclusions me semblent ou trop hâtives ou pas assez fondées. Voici quelques exemples:

Confrontant Une conspiration en 1537 de George Sand avec les trois plans de la pièce de Musset, l'auteur parle de la cohérence qui s'exprime sur trois niveaux: esthétique, dramatique et politique. Ensuiteil écrit: «L'exigence esthétique apparaîtprincipalement dans la structure du premier acte. En donnant, dans les trois plans, la place d'honneur, en fin d"acte, à l'adieu des bannis, en l'opposant, dans

Side 170

le plan 111, à une scène d'ouverture où retentit l'écho de plaisirs mondains, Mussetorganise la matière dramatique selon des exigences esthétiques d'équilibre et de contraste. (...) Une journée commencée dans l'allegro d'un bal et qui s'achève largando en marche au supplice dessine assurément un itinéraire dramatique, auquelle cœur participe, mais dont l'intelligencepolitique pourra faire également son profit. Ainsi sont posés d'instinct les principes d'une dramaturgie significative. » (p. 120)

Ce sont là, en soi, des remarques assez justes; seulement, si l'on poursuit le raisonnement, on doit, me semble-t-il, en conclure que le drame définitif, où apparaît une autre scène introductive (celle où le duc enlève la sœur de Maffio), rompt cet «itinéraire dramatique» trouvé d'instinct. Mais ce n'est probablement pas ce que pense l'auteur (cf. p. 151).

Dans la partie qui traite de l'imagination de l'espace, il est question du «décor en profondeur», «terme auquel la photographie et surtout l'art cinématographique ont donné un contenu précis: la profondeur de champ» (p. 125); la première scène de la pièce est citée comme un modèle du genre (p. 126). Je suis parfaitement d'accord là-dessus; mais je m'étonne alors que la dernière scène du drame ne soit pas mentionnée: l'indication scénique en tête de scène est « Florence. - La grande place. Des tribunes publiques sont remplies de monde. Des gens du peuple accourent de tous côtés»; suit un échange de répliques entre le Cardinal et Corne, et puis il y a, avant la dernière réplique de la picce - le discours d'investissement de Còme, l'indication suivante: «Ils s'avancent vers le peuple. On entend Còme parler dans l'éloignement.» (c'est moi qui souligne). C'est là, à mon avis, un effet de «décor en profondeur» très original et tout à fait exceptionnel à l'époque, je crois. Masson semble n'y voir que l'expression pressiond'une attitude du personnage: «Le duc Còme, enfin, prête distraitement un serment de pure forme. Cette voix qui se perd «dans l'éloignement» montre clairement que les mots s'envolent comme des «bulles légères prêtes à crever au premier vent.» (p. 153)

Dans la partie qui traite de «l'imagination de la durée», on relève beaucoup de bonnes observations, par exemple dans la démonstration (p. 142 ss.) selon laquelle il n'y a pour ainsi dire pas de chronologie interne dans ce drame, et que Musset crée l'impression de la durée par d'autres moyens. Je voudrais suggérer ici une confrontation entre Lorenzaccio et Cromwell parce qu'elle pourrait mettre en lumière une des caractéristiques selon moi fondamentales du drame de Musset, à savoir que Musset y cherche (et, contrairement à Hugo, y parvient) à surmonter l'opposition «crise» vs «développement», lieu commun dans toutes les critiques et tous les manifestes romantiques.

Quelques remarques enfin sur des détails qui sont plus ou moins liés à l'interprétation générale de la pièce: quoi qu'en dise l'auteur au cours de l'ouvrage, son interprétation accorde une importance primordiale à ce qu'on pourrait appeler la psychologie des personnages (ou l'aspect psycho-moral de la pièce), ce qui l'amène parfois à leur conférer une signification qui ne me semble pas très convaincante. Ainsi le rôle qu'il veut attribuer au petit peintre Tebaldeo: «Musset entendait bien incarner en Tebaldeo une sorte de double idéal de Lorenzo, tel que celui-ci eût pu être, si d'aventure renonçant à la route dangereuse et inutile de l'action, il eût jeté son énergie dans la contemplation et la création artistique» (p. 218). «Tebaldeo montre le chemin d'une existence nouvelle vécue à l'heure non de l'histoire mais de l'esprit et du cœur, à l'ordre non de l'ambition, mais de l'amour. » (p. 221, cf. aussi p. 41 ss.).

Side 171

Donner une telle importance à ce personnage me semble difficilement soutenable si l'on regarde le texte de Musset, et surtout si l'on tient compte aussi des répliques de Freccia (c'est-à-dire de Tebaldeo) dont Musset n'a pas voulu dans la rédaction définitive (voir par exemple Dimoff, op. cit. p. 180).

L'importance accordée à Tebaldeo doit beaucoup à la mise en scène tchèque de Krejca (cf. p. 385 ss. et p. 395) et elle correspond en partie à l'idée qu'un aspect important du drame est la description du «crépuscule de la Renaissance» (cf. p. 106 ss, p. 219 ss.). Je me suis demandé quelquefois, en lisant l'ouvrage de Masson, si un autre aspect également important, dont il ne parle pas, ne pourrait être la description de «l'instauration d'une nouvelle dynastie», puisque ce Cóme est celui qui deviendra Corne ler et dont la famille régnera sur la Toscane pendant deux siècles. Cet aspect est aussi clairement mis en relief dans le titre de Y Histoire de Florence de Varchi dont s'est servi Musset: «Storia fiorentina di Messer Benedetto Varchi. Nella quale principalemente si contengono l'ultime Revoluzionì della Repubblica Fiorentina, e lo Stabilmento del Principato nella Casa de'' Medici». (Dimoff, op. cit. p. XV; c'est moi qui souligne).

Je reste encore sceptique devant ce passage: «Allons plus loin: peut-on dire que le cardinal ait vraiment agi, ait pleinement maîtrisé l'action? N'a-t-il pas été plutôt, en fin de compte, l'agent d'exécution (...) d'une sorte de fatalité historique qu'il n'a pas conduite (après tout il n'a pu empêcher l'assassinat du duc Alexandre), mais seulement détournée à son profit, au moment opportun.» (p. 178).

Il me semble que, contrairement à ce qu'a\dnce Masson, on peut dire que s'il y a une fatalité historique, tous les personnages y sont subordonnés, et le cardinal plutôt moins que les autres: je ne m'expliquerais ni l'ordonnance que Musset a donnée aux scènes de l'acte V, ni la description du cardinal dans la première scène de ce même acte V, si ce n'était pour montrer justement que, tout compte fait, le cardinal manipule mieux que nul autre cette fatalité, ce qui, pour moi, signifie que, dans l'univers du drame, il agit mieux, avec plus de maîtrise, que les autres. Si, enfin, on compare l'image que crée Musset de ce personnage avec ce qu'en dit Varchi (Dimoff, op. cit. p. 64, ligne 1841 ss., p. 65, ligne 1861 ss.), on s'aperçoit que c'est bien Musset qui en fait un personnage fort, et non Varchi.

Enfin, cette interprétation générale de la pièce fait aussi rejeter partois trop facilement les interprétations d'autres mussetistes; c'est ce qui arrive à celle d'Hassan el Nouty dont Masson dit que «L'explication est plus ingénieuse que vraisemblable» (p. 175): ou bien la différence entre les points de vue d'Hassan el Nouty et ceux de l'auteur n'est pas tellement grande, ou bien les arguments de celui-ci ne sont pas présentés de façon suffisamment

Comme je l'ai déjà indiqué, la seconde moitié de l'ouvrage est une description minutieuse de diverses représentations scéniques de Lorenzaccio de 1896 à nos jours. Il y a, comme pour les deux parties précédentes, une note introductive, qui commence ainsi: «S'agissant d'une œuvre théâtrale, y a-t-il un chemin plus naturel que celui qui va de l'œuvre écrite à l'œuvre jouée, du texte figé dans les pages à l'œuvre redevenue soudain mouvante et éphémère, au verbe qui s'est fait chair par les vertus conjuguées de l'homme de théâtre et du comédien?» (p. 225).

Je ne crois pas qu'il y ait un tel «chemin naturel », et surtout pas lorsqu'il s'agit des drames de Musset; il n'est pas évident que la représentation scénique, en tant que telle, nous donne la signification du drame

Side 172

de manière plus vraie, plus naturelle, que
la lecture.

C'est sans doute cela qui fait que j'ai lu cette seconde moitié moins comme une suite naturelle aux deux parties précédentes (qui, elles, par contre, me semblent étroitement liées), que comme une véritable seconde étude dont on peut, à mon avis, tirer un très grand profit sans connaître la première moitié de l'ouvrage.

Masson ne décrit pas toutes les représentations de Lorenzaccio, mais les cinq que tout le monde considère comme les plus importantes, celles qui ont marqué les étapes dans l'«histoire théâtrale» du drame. Ce sont:

1. celle de d'Artois (adaptateur) et de
Sarah Bernhardt (dans le rôle de Lorenzo)
en 1896;

2. celle de Falconetti (Lorenzo) à Monte-
Carlo en 1926, puis à Paris en 1927;

3. celle d'Emile Fabre (adaptateur et metteur
en scène) à la Comédie Française, la
même année;

4. celle de Gaston Baty (adaptateur et
metteur en scène) en 1945;

5. celle du TNP (d'abord à Avignon, puis à Paris) avec Gérard Philipe (adaptateur, metteur en scène - en collaboration plus ou moins directe avec Jean Vilar - et acteur dans le rôle de Lorenzo) en 1952 (reprise en 1958; c'est la représentation que j'ai vue).

Dans une sorte de conclusion, Masson décrit la représentation donnée à Paris en 1970 par la troupe Za Branou de Prague, dans une adaptation en langue tchèque et une mise en scène de Otomar Krejca. Il ne s'agit pas tant là de faire ressortir une étape dans cette histoire du drame que de montrer des «perspectives» (titre du chapitre); il y a donc moins de documentation, moins de détails, et plus de références aux impressions directes d'un témoin (c'est la représentation qu'a vue l'auteur).

Disons tout de suite que ces cinq (ou six) représentations sont décrites, étudiées, discutées avec une abondance de détails, avec l'apport d'une très large documentation et le plus souvent avec une vue d'ensemble très sûre, ce qui fait que le lecteur se sent rarement perdu dans l'analyse de ce vaste matériau, où, pour autant que je puisse en juger, rien d'important n'a été laissé de côté. En ce qui concerne deux mises en scène, celles d'Emile Fabre et de Gaston Baty, je ne suis pas d'accord avec l'auteur; cela ne m'empêche pas de trouver que l'ensemble de l'étude est très bien fait, et d'autant plus méritoire que c'est la première fois, à ma connaissance, que toute cette documentation est publiée, rendue accessible et analysée. La seule chose qu'on regrette un peu, c'est qu'il n'y ait pas plus d'illustrations, de photographies.

Deux faits principaux marquent cette histoire des représentations scéniques de Lorenzaccio: primo, jusqu'à la représentation au TNP, avec Gérard Philipe, Lorenzo a toujours (sauf deux exceptions mineures) été joué en travesti, par des actrices comme Sarah Bernhardt, Falconetti et Marguerite Jamois, et c'était une chose généralement acceptée: secundo> toutes les représentations font appel à un texte remanié, c'est-à-dire qu'elles s'écartent plus ou moins du drame tel que l'a écrit et conçu Musset. Pour Masson, seule la représentation du TNP respecte le drame du Musset; sans parler de respect et d'irrespect, je trouve qu'il y a là aussi, comme dans les autres cas, une distance assez grande entre les deux.

En effet, on a bien l'impression que cette représentation du TNP est la fête à laquelle toutes les représentations précédentesdevaient nous préparer. Personne ne niera, bien sûr, que cette représentation soit la plus réussie des cinq. Mais les présenterde

Side 173

senterdecette manière donne à l'ensemble
de l'étude, il me semble, un certain déséquilibre.

Je ne crois pas avoir mal lu le texte, lorsqu'il me laisse l'impression que l'auteur, malgré sa volonté d'être objectif (p. 256) à travers ses commentaires, parfois contradictoires, mais en règle générale assez bien distingués de la «simple» documentation, se montre très indulgent envers la première représentation, exalte celle du TNP, tandis que les efforts d'Emile Fabre et ceux de Gaston Baty sont, sinon ridiculisés, du moins durement et, à mon avis, injustement rabaissés. Commentaires contradictoires quand Masson écrit d'une part que «l'adaptation d'Emile Fabre, quelles que soient les «libertés de détail qu'elle prend avec le texte original, est paradoxalement fidèle: fidèle, en tout cas, à l'esprit de l'œuvre, à sa construction, à sa cadence particulière» (p. 302), et, d'autre part, toujours à propos de la même adaptation, qu'«en pratiquant dans le 4e et surtout dans le 5e acte des coupures ravageuses, non seulement on déséquilibre la pièce dans sa structure, mais on la iausse dans sa signification. » (p. 303)

Je me demande, par exemple, pourquoi l'auteur, concluant sa description de l'adaptation d'Emile Fabre par la question «L'accueil du public fut-il à la mesure des efforts déployés? Sans doute», a besoin d'ajouter: «si du moins l'on admet que le feuilleton dramatique des journaux et des revues ne tend pas à notre curiosité un miroir trop déformant.» (p. 295), lorsqu'à propos de celle de d'Artois, il lui suffit d'écrire «Malgré toutes ces défaillances, auxquelles nous sommes peutêtre plus sensibles aujourd'hui qu'on pouvait l'être hier, l'adaptation fut, dans l'ensemble, assez bien accueillie par la critique; on n'imaginait pas qu'on pût faire mieux ou du moins qu'on pût faire autrement. » (p. 252)

A un certain moment, on lit chez Masson: son:«Désormais nous connaissons la pierre de touche. C'est au traitement du cinquième acte que nous reconnaîtrons si vraiment Lorenzaccio nous est donné. » (p. 304) L'observation me semble très juste, et je vais m'en servir.

En l'occurrence, cette «pierre de touche» amène l'auteur à condamner l'adaptation d'Emile Fabre, parce qu'«en passant tout de go du meurtre d'Alexandre au couronnement de son successeur, après un rapide détour devant le rideau rouge de Venise, on dénature le mécanisme de la succession. On ne sait rien, on ne voit rien des manœuvres du cardinal Cibo, de la lâcheté des notables, de la sottise des intellectuels, du bavardage impuissant de la foule, de l'héroïsme inutile des étudiants. Une sorte d'éclipsé prolongée semble s'abattre sur Florence, dérobant à notre regard le processus incoercible d'une révolution manquee et d'une répression réussie», (p. 303-304)

Mais alors que dire de la représentation du TNP ? Telle que je la connais, c'est-àdire par la reprise de 1958, il m'est difficile de souscrire au jugement de Masson, qui relève «les divers aménagements du texte de Lorenzaccio » et qui, après avoir signalé les remaniements intervenus entre Avignon 1952 et Paris 1958, conclut qu'«une chose est sûre : c'est bien Lorenzaccio qui nous est donné, non pas un arrangement de commodité ou de fantaisie. Tant il est vrai que la fidélité à l'esprit d'une œuvre est affaire de rythme, d'accent, de mouvement, non de syllabes à respecter» (p. 341-342). Et surtout, il m'est difficile de voir une telle différence entre l'adaptation d'Emile Fabre et celle de Gérard Philipe. Mais regardons comment l'un et l'autre «arrangent» le cinquième acte.

La mise en scène d'Emile Fabre s'organisepour ainsi dire autour d'un rideaucelui-citombe entre chacun des vingt-huit tableaux et permet les changements de décor pendant qu'une scène, qui ne demandepas

Side 174

mandepasbeaucoup d'accessoires, se dérouledevant ce rideau. L'auteur cite (p. 295) un critique qui juge sévèrement ce procédé; on peut en trouver d'autres qui le louent; ainsi dans Comoedia, le 4 juin 1927: «Aussi tous les arrangements dont on tenta naguère d'affliger cette œuvre accablaient-ils sa nature essentielle. D'autantplus précieux est l'ingénieux agencementde tableaux à décors et de scènes devantle rideau qui ont permis à la Comédie-Françaisede nous montrer dans un délai normal vingt-huit tableaux.»

Du cinquième acte, Fabre donne d'abord (après une pause de cinq minutes qui sépare cet acte de la scène du meurtre), devant «le rideau rouge», presque entièrement le texte des scènes 2 et 6; la scène dure dix minutes. On ne passe donc pas «tout de go» du meurtre au couronnement, et ce n'est pas «un rapide détour» à Venise. Le rideau levé, suit le dernier tableau, qui en quatre minutes montre le couronnement, où un rôle important est dévolu à la foule qui accepte ce couronnement et acclame son nouveau maître (voir ce qu'en écrit l'auteur p. 294-295 et p. 281).

Au TNP, en 1958, l'acte V (selon le texte de la collection du répertoire, Arche 1958, que j'ai en main; mais cf. aussi l'étude de Masson p. 340-341) comporte quatre séquences: 1. «Dans la rue. Giorno fait ces deux déclarations. » Suivent, d'une part la proclamation des Huit (l'édition Bordas lignes 3441-3450, moins le troisième point), et d'autre part la réplique de la première scène (ibid. 11. 3307-3309) sur l'élection de Corne. - 2. «Une place. - Florence. » Succède presque intégralement la première moitié de la scène 5 (ibid. 11. 3488-3554). - 3. «Venise. - Le cabinet de Strozzi. » Suit presque entièrement la scène 6. - 4. «Florence. La grande place; des tribunes publiques sont remplies de monde». Il n'y a pas la notation «Des gens du peuple accourent de tous côtés», mais, pour le reste, c'est la scène 7.

L'acte V a donc été remanié, aussi au TNP, de manière assez profonde. On peut, évidemment, discuter longuement de l'un et de l'autre remaniements; j'ai également l'impression, peut-être fausse, d'être plus proche ici du texte de Musset que dans l'adaptation de Fabre, encore que la scène 2, conservée par lui et supprimée au TNP, fournisse beaucoup de renseignements sur l'état d'esprit à Florence, et que les acclamations du peuple dans le tableau final en disent long sur son attitude (nous sommes en 1927, aux beaux débuts du fascisme); je ne suis pas convaincu que le TNP ait mieux fait voir que Fabre «les manœuvres du cardinal Cibo, la lâcheté des notables, la sottise des intellectuels, etc.», comme le laisse entendre Masson (cf. ci-dessus).

Passons à l'autre «bête noire» de l'auteur,
Gaston Baty.

Si, au TNP, on se sent obligé de faire des coupures dans le grand dialogue de la troisième scène de l'acte 111, c'est parce que «des raisons d'opportunité littéraire ont amené également l'adaptateur à sabrer impitoyablement l'éloquence parfois un peu boursouflée, les métaphores alambiquées ou agressives, la mythologie un peu pédante d'un jeune pocie romantique de 24 ans. (...) En amputant de 240 lignes les 500 que compte en tout ce dialogue sans mesure, on a tenté de ne pas mettre à trop rude épreuve les deux partenaires essentiels de la réalité théâtrale: la patience du public et la résistance des comédiens.» (p. 338)

Lorsque Gaston Baty agit de même - et à part le fait que ce ne sont pas toujours les mêmes passages qu'on omet, je ne vois pas, franchement, de grandes différences dans l'ensemble d'une adaptation de «ce dialogue sans mesure» à l'autre - l'auteur fait ce commentaire:

Side 175

«De nombreuses coupures allègent un texte jugé trop long. Un bon tiers du dialogue sera ainsi sacrifié, sans qu'on puisse affirmer que ces coupures ont été pratiquées dans une intention précise. Tout juste remarque-t-on qu'ont été le plus souvent éliminées les images trop agressives et les métaphores alambiquées. (...) [Elles] seront les principales victimes de cette pudeur rhétorique. Parfois la censure de Baty se fait moins littéraire et plus politique: toutes les allusions aux «républicains dans leurs cabinets» à l'inertie et au bavardage des «gens du peuple» ont été sabrées impitoyablement.» (p. 315) (Des trois «républicains» que sabre Baty, au TNP on en sabre deux.)

Lorsque Baty omet (ou plutôt déplace) l'adieu des bannis à la fin de l'acte I, il a droit aux remarques suivantes: «Amputation majeure, car elle en change la perspective et la musique. Un jour de colère et de douleur, gros de menaces pour demain, manque ici sa chute. Le lamento pour deux voix féminines tourne court, dépouillé de son viril chœur final. Deux bribes en sont tombées, qu'on a distribuées maladroitement, on l'a vu, à Bindo et à Venturi. Compensation dérisoire!» (p. 314). Pour d'Artois, on trouve ce commentaire: «D'Artois avait prévu à cette place une scène 7, reprenant en gros l'adieu des bannis; il a renoncé du fait de la censure et a modifié en conséquence la fin de l'acte.» (p. 247) Rien de plus! Il y a, par ailleurs, sur l'ensemble des adaptations désastreuses de l'un et de l'autre, des remarques positives et négatives; n'empêche que l'attitude de Masson devant l'un et l'autre semble très différente - et sans que la raison en soit clairement définie.

Un dernier exemple: A propos de la mise en scene tchèque du Za Branou, l'auteur dit: «A pratiquer ainsi une lecture sélective, Krejca bouleverse bien des situations acquises; un certain Musset convenu s'estompe, un Musset caché apparaît; le texte avoue ses intentions secrètes, masque ses expressions avouées. Rien là qui excède la mission légitime du théâtre, qui est de révéler la pièce au public et éventuellement à elle-même.» (p. 391). La même liberté n'est certainement pas accordée à Gaston Baty, à propos duquel on peut pourtant trouver aussi des appréciations favorables, sous la plume de Gabriel Marcel par exemple (dont Masson, lorsqu'il est question de l'adaptation du TNP (p. 375 ss.), ne met pas le jugement en question, comme il le fait à propos d'un autre critique qui parle positivement de Baty (p. 327 ss.)); Gabriel Marcel écrit, après avoir rendu compte des amputations faites par Baty: «Contrairement aux appréhensions qu'on ne pouvait guère manquer d'éprouver, le résultat de cet émondage est surprenant; l'œuvre, ramenée à l'essentiel, jaillit avec une impétuosité extraordinaire. » {Les nouvelles littéraires, 18.10.1945). Il aurait fallu au moins discuter un tel jugement.

Je me suis attardé assez longuement sur le traitement que subissent Emile Fabre et Gaston Baty, parce que je le trouve un peu injuste. Chaque représentation scénique d'une œuvre dramatique est à la fois liée au texte et appartient à son époque. L'auteur en a tenu compte, il me semble, pour ce qui est des adaptations de d'Artois et, bien sûr, du TNP, mais pas du tout pour ce qui est de celles de Fabre et de Baty.

Pourtant, je le répète, cette partie de l'ouvrage est très intéressante, pleine d'observationsbien documentées et de discussionsperspicaces et stimulantes. Peutêtrepourrait-on, en se fondant sur les matériaux ici rassemblés (et à condition d'a\oir bien éclairci d'avance ce que veut dire «respecter»), entreprendre une discussionplus «objective» (!), ou plus sereine,sur

Side 176

reine,surla question que pose Masson: «la façon la plus raisonnable de servir un auteur qu'on aime entre tous (...) n'estellepas de respecter d'abord ce qu'il a écrit? Mais le cœur des hommes de théâtre,même des plus estimables, a parfois ses raisons que la raison ne connaît pas», (p. 310)

L'étude même de Masson montre qu'il y a là un gros problème, non seulement en ce qui concerne les hommes de théâtre, mais également pour ce qui est des critiques

Dans la très brève conclusion sont récapitulés
et résumés les résultats de l'étude,
selon deux lignes distinctes.

En premier lieu, la signification globale du texte de Musset, telle que la voit, aujourd'hui, l'auteur, et qui se concentre dans la formule: «Toute la pièce est un vibrant plaidoyer en faveur d'une jeunesse qui ne trouve pas sa juste place dans une société tenue enchaînée par des adultes rapaces, veules, cyniques ou tarés. Chaque nouvelle génération peut y reconnaître son propre cri, surtout quand ce cri est: liberté! » (p. 394)

On mesure le chemin parcouru depuis 1962 (et l'importance du virage de 68). Masson écrivait alors: «Lorenzaccio, à nos veux, n'est rien d'autre que le drame existentiel de la personne en quête de son accomplissement. (...) l'action de la pièce, c'est l'histoire d'un homme qui cherche, dans un effort désespéré de tout son être, à se frayer dans un univers irrémédiablement pourri une voie personnelle, à transformer une direction en vocation, une existence en destinée. » (Lorenzaccio ou la difficulté d'être, Paris 1962, p. 39).

En second lieu, une vue sur les métamorphoses, les glissements qu'a subis le drame de Musset de 1834 à nos jours, glissements dans la conception des adaptations et des mises en scène possibles, glissements dans la compréhension de la structure du drame, glissements dans l'interprétation du sens de Lorenzaccio et de son personnage principal.

II y a là une preuve de plus, s'il en était encore besoin, que le texte littéraire, une fois sorti des mains de son auteur, est, je ne dirais pas un organisme indépendant, mais un objet à la disposition de qui veut, en toute responsabilité ou sous sa propre responsabilité, en faire usage - le mettre en scène ou le lire, pour soi ou pour d'autres.

Rome