Revue Romane, Bind 11 (1976) 1

Priscilla P. Clark: The Battle of thè Bourgeois. The Novel in France. 1789-1848. Didier, «Essais et critiques», no. 17. 1973. 219 p. Anthony R. Pugh: Balzans Recurring Characters. University of Toronto Press, 1974, 510 p. Tahsin Yucel: Figures et messages dans la Comédie humaine. Mame, 1972. 230 p. Bernard Vannier: L'inscription du corps. Klincksieck, 1972. 197 p.

Hans Peter Lund

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Ces dernières années ont vu paraître un certain nombre d'études consacrées à une période ou à un aspect de l'évolution littéraire (P. Bénichou: Le Sacre de Vécrivain; J. Decottignies : Prélude à Maldoror). La petite étude de sociologie littéraire de Priscilla P. Clark trouve sa place dans la discussion portant sur la réaction des écrivains aux «changements sociaux, économiques et culturels». Clark suit pas à pas l'évolution du 'Bourgeois', création littéraire reflétant des rapports de classe, dans le genre du roman qui exprime si facilement la critique d'une société changeante: «Works of literature are documents, and may be so viewed on the condition that they remain distinct, intrinsically différent from other such material the critic might use» (p. 135-36). L'intérêt sociologique de l'étude tient au rapport qu'elle dégage entre, d'une part, le statut de l'artiste et, de l'autre, la représentation littéraire des producteurs, industriels et administrateurs (p. 20). Ce rapport est totalement renversé au cours de la période étudiée (qui commence plutôt en 1750 qu'en 1789): la situation évolue, depuis l'Ancien régime, époque où l'artiste est culturellement intégré, en même temps que le bourgeois s'oppose à l'idéologie aristocratique; après la Révolution de Juillet, c'est l'artiste qui, dans une société bourgeoise, se sent exclu (p. 27). De là, l'engagement peu problématique des écrivains de l'Ancien régime, et la tendance à l'Art pour l'Art chez les écrivains venant après la Révolution de Juillet. C'est le grand mérite de l'auteur d'avoir entrepris une investigation de ce rapport à travers la rupture de 1789.

Au XVIIIe siècle, la stabilité politique masque une discontinuité sociale et une ségrégation des classes et des valeurs culturellesqui, cependant, ne suffisent guère pour ouvrir des brèches uâns l'univers littéraire: d'un point de vue social, le personnage de Manon Lescaut, par exemple,est faiblement défini; du Neveu de Rameau aux Contemporaines de Rétif (1780-83), ce sont les questions de morale ou les affaires de cœur, non les affaires tout court, qui préoccupent l'auteur, et Clark peut conclure à une dominance conservatrice dans l'image de la condition bourgeoise de ce siècle; à côté de la NouvelleHéloïse, qu'elle analyse, citons l'exemplede Rousseau lui-même qui, chez le marquis de Breil, est ennobli (sinon anobli!)pour son savoir (Confessions, livre III). D'autres le sont pour leur honnêteté,

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tel le président Aubert dans Thérèse Aubert,de Nodier (1819), qui finit par être mis à mort par les révolutionnaires. Décidément,deux facteurs importants continuentlongtemps à jouer leur rôle après le XVIIIe siècle: le désir d'une plus grande mobilité sociale (c'est l'ouverture de l'universromanesque), et le rétrécissement de l'univers imaginaire (c'est la clôture dont les Rêveries du promeneur solitaire sont l'emblème). Clark s'arrête à un roman de Fiévée, la Dot de Suzette (1798), véritable roman de mœurs prônant l'idéal d'une vie plus indépendante, mais qui se modifie trop vite en roman sentimental. Le grand renouvellement n'a lieu qu'en 1830, date à laquelle le réalisme critique prend la relève du romantisme aristocratique.

Au concept de «réalisme», Clark préfère celui de «contemporanéité»: les textes peuvent être plus ou moins réalistes, mais ils se situent tous dans un cadre contemporain. Il est curieux de noter que Clark cite, sans le discuter, un mot de Marx selon lequel le monde de Balzac préfigure le Second Empire plutôt qu'il ne décrit la société de Louis-Philippe: c'est là un faux déplacement de la critique balzacienne, qui vise justement l'état de choses présent et, en grande partie, la nouvelle bourgeoisie. D'autre part, il est vrai que celle-ci hérite des 'philosophes', et que le libéralisme de l'époque engendre de nouveaux dissidents, vieux aristocrates comme Lucien de Rubempré, ou fils de bourgeois sortis prématurément de l'Ecole Polytechnique comme Lucien Leuwen. Après ces exclus, Clark n'oublie pas le témoignage de l'Art pour l'Art, Mademoiselle de Maupin en tête, alors que les descriptions apparemment plus directes, commes les Mystères de Paris de Sue, comptent parmi les solutions traditionnelles (charité, magnanimité de quelques rares élus). Fausse solution également dans un roman sentimental tel que Indiana de Georges Sand ou la condition de la femme est jugée selon les valeurs aristocratiques du passé.

Dans la perspective de Clark, le Bourgeois finit par devenir l'image de la stagnation, ou, comme l'on disait, de la Résistance. Stendhal, on le sait, est de ceux qui refusent le matérialisme et la stratification sociale préétablie, tandis que Balzac s'attaque à l'engrenage bourgeois et capitaliste. Pour Balzac, il est important que ses personnages puissent maîtriser les règles de la société: c'est le grand thème ou topos de son œuvre, alors que chez Stendhal les personnages refusent plus directement de vivre dans ce monde. L'impact idéologique est évident, dans le refus comme dans l'attaque, mais Ciark pense qu'il est nécessaire, du moins chez Balzac, de distinguer entre la critique et l'idéologie, et que, «ultimately, one criterion of a great writer must be that he escapes his ideology (...)» (p. 167). Pourtant, la critique du Bourgeois n'est-elle pas dirigée par une certaine idéologie? Il ne me semble pas que la bataille du Bourgeois puisse s'arrêter là.

On peut poursuivre la 'bataille' à un autre niveau et dans d'autres ouvrages qui regardent de plus près ces bourgeois ou autres personnages apparaissant par exemple dans l'univers de Balzac.

Tout d'abord, l'impressionnant ouvrage d'Anthony R. Pugh: Balzac's Recurring Characters (University of Toronto Press, 1974, 510 p.) mérite de retenir toute notre attention. C'est, je crois, la première fois que toutes les occurrences de cette technique (qui, par ailleurs, met en œuvre la «social mobility» dont parle Clark) ont été recensées et présentées méthodiquement,suivant une chronologie stricte et avec tous les renvois et explications nécessaires.Toutes les éditions sont révisées, y compris l'édition Furne corrigée, et accompagnées de commentaires. Deux chapitres présentent, avec la Conclusion,

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une discussion plus générale des effets de cette technique: Pugh défend la théorie de l'autonomie de l'œuvre littéraire, mais il ne nie pas qu'elle soit enrichie par d'autrestextes où les personnages reviennent. Comme Butor (1959) et Nykrog (1965), il n'est pas choqué par les différences parfoisfrappantes entre les occurrences d'un même personnage (cf. la fameuse disharmonieentre Rastignac 1 (La Peau de chagrin) et Rastignac 2 {Le père Goriot); au contraire, il cite en l'approuvant Butor:«Dans chacun des éléments de cet ensemble, [Balzac] ne nous donne, concernanttel ou tel, que ce qu'il est indispensablede connaître pour une compréhensionsuperficielle de l'aventure en question; (...) la poésie de portée de tel ou tel roman individuel se transforme selon le nombre d'autres romans que nous avons lus (.. .)».

Mais le rapport entre Rastignac 1 (qui dépend entièrement de la rouerie sociale) et Rastignac 2 (qui veut se suffire à luimême), c'est un peu celui entre Pugh 1 (auteur de cet ouvrage sur l'interdépendance des textes balzaciens) et Pugh 2 (partisan de l'autonomie)! Comme chez Balzac, c'est l'interdépendance qui l'emporte, puisque tout se tient dans ce monde balzacien en miniature. Heureusement, des index permettent de lire n'importe ou - mais n'importe où la lecture est captivante.

Relevons aussi deux ouvrages qui analysent en profondeur les personnages que Clark étudie dans leur dépendance sociale et Pugh dans leur dépendance intertextuelle. 11 s'agit de Figures et messages dans la Comédie humaine, par Tahsin Yiicel (Marne, 1972, 230 p.), et de L'inscription du corps. Pour une sémiotique du portrait balzacien, par Bernard Vannier (Klincksieck, 1972, 197 p.). Pour Yiicel, un personnage décrit chez Balzac est en même temps un message sur le destin et l'existence tencede ce personnage; le portrait désigne l'histoire: «considérés isolément et au hasard d'une «lecture diachronique», les portraits balzaciens ne révèlent que quelques côtés plus ou moins significatifs de la structure qui les domine: c'est leur ensemble qui la livrerait en son entier» (p. 220). C'est ainsi que les portraits balzaciens, comme le disait aussi Poulet, «prennent en charge les signes de l'existence» racontée (p. 142) - ils sont donc eux-mêmes des signes; à partir de cette théorie, Yiicel défend toute une typologie mythique des personnages balzaciens, quitte à noter les changements qui interviennent au cours de l'existence individuelle (le cas de Véronique Graslin dans le Curé de village est pris comme exemple).

Vannier, lui, insiste beaucoup plus sur la fonction de l'écriture, dont Balzac, à la suite de Rabelais et de Sterne, fait son profit. Les variations rhétoriques sont recensées pour montrer en quoi c'est l'écriture, et par conséquent la lecture, qui crée l'illusion réaliste: si le personnage est ainsi, c'est le texte qui le dit, par exempleen juxtaposant corps et âme, «quand le signifiant d'un trait physique et celui d'une qualité sont également sujet du verbe» (citons: «sa figure brune . . „ ses manières décidées, la sécurité de son regard . . „ tout aurait trahi ... ». p. 42). Cela implique, cependant, que la vie en elle-même échappe à la littérature (notonsaussi le grand nombre de fois où Balzac recourt à une référence picturale pour compléter son portrait), et qu'aucun contact immédiat ne s'établit avec le réfèrent(p. 69). Balzac, peut-on dire avec Vannier, efface le mythe réaliste, la descriptionne dit rien de véritable sur le fait; au contraire, les clichés et les topoi dévoilentles codes littéraires employés pour sortir de l'embarras de l'écrivain critique: le réfèrent complet n'existe pas, et le texte n'est désormais qu'un «agencement de mots qui permutent en une translation

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continue» (p. 170). Le réalisme balzacien
se résout ici en «jeu d'écritures».

Dans ces deux lectures sémiotiques, le roman balzacien n'est plus pris comme exemple de la littérature représentative classique: la figure est mythique, et s'il y a bien une inscription du corps, ce n'est pas celle d'un corps réel (l'imaginaire est narcissique, comme chez Mallarmé, souvent cité et employé par Vannier, qui analyse l'auto-représentation de Louise dans les Mémoires de deux jeunes mariées). Le texte est clos, tout comme l'univers balzacien, chez Pugh, est un univers clos. Les trois ouvrages sont des exemples d'une approche interne de l'œuvre balzacienne; celle de Clark est externe. Il s'agit sûrement là de deux niveaux différents: le portrait peut se faire à l'intérieur de l'œuvre écrite: «Voici, Renée, le portrait de ta sœur autrefois déguisée en carmélite et ressuscitée en fille légère et mondaine», écrit Louise à sa sœur (Vannier p. 161), alors que tel autre personnage se définit par rapport à un hors-texte fourni par le narrateur; c'est le cas de César Birotteau: "il franchit .. les barrières qu'en d'autres temps la domesticité eût mises entre la bourgeoisie et lui» (cit. Clark p. 148-49). Peut-être n'y a-t-il que l'écriture romanesque qui puisse faire la synthèse de ces deux niveaux.

Copenhague