Revue Romane, Bind 11 (1976) 1

André Helbo: Michel Butor. Vers une littérature du signe. Précédé d'un dialogue avec Michel Butor. Editions «Complexe», Collection «Creusets», Bruxelles, 1975. 181 p.

O. Brabant

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«Ecorché vif: Michel Butor». Sans extravagance,ce
pourrait être le titre communà

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munàces deux livres d'inégale valeur: le premier, véritable petite somme moderne,presque informelle, d'études butoriennes,constituée par les communicationset discussions du Colloque du Centre culturel international de Cerisy-La-Salle (du 24 juin au ler juillet 1973: «Approches de Michel Butor»); le second, un essai sur Michel Butor d'André Helbo, publié dans la jeune collection «Creusets» destinéeaux «synthèses sémiologiques» dont André Helbo est lui-même le directeur.

1. Le Colloque

«Fcorché vif». Michel Butor a la sensation de l'être au terme du Colloque de Cerisy! «Ecorché vif»: il semble que ce soit aussi le sort de tous les «auteursthème» qui participent à ces colloques. Pour Claude Simon (colloque de l'été 1974), malheureux successeur de Butor dans le pressoir de la docte assemblée, la situation paraît avoir été encore plus inconfortable: «Je me refuse absolument, réplique Cl. S., à me laisser entraîner sur des terrains ou dans des domaines que je connaib mal, comme, par exemple, ceux de la linguistique, de la sémiologie ou de la philosophie... » (cité par Claude Mauriac, Le Figaro Littéraire, 28/6/75).

C'est sans doute pour d'autres raisons que Butor refuse de prendre la parole à la fin de la première discussion (p. 54) et qu'il intervient très rarement dans les autres (p. 165, 195-196, 312, 330-334). Mais son sentiment d'«ecorché vif» est assez fort pour qu'il en donne le titre à sa «sorte d'épilogue oblique» (p. 435) qui clôt les textes du Colloque ou plutôt - selon l'expression de Butor pour qui le Colloque «joue comme un livre» toujours ouvert - ajoute, colle «de nouveaux éléments qui... augmenteront l'énergie de cette machine assez infernale».

Il n'est pas question, bien entendu, de rendre compte des multiples «approches ». Approches encore plus diversifiées dans les discussions que dans les communications. L'éventail des sujets exposés, puis soumis à la discussion, est considérable:

Aventures de la citation chez Butor (I) ; «Passage de Milan» (11, III); L'Espace indien (IV); La confession coupée (V); L'Enjeu politique de l'écriture chez Butor (VI); Butor et Fourrier (VII); Michel Butor: phénomène d'écriture généralisée ou l'œil machine-à-écrire (VIII); Aspects de la production du sens dans «ou» (IX); Butor et la musique (X); Butor et le bouddhisme (XI) ; Approches de quelques lieux butoriens (XII) ; Comment les Brésiliens ont dévoré Michel Butor (XIII); Volcans et météores (XIV); «Le butor étoile ATTENTION», Heptaèdre (XV); Ecorché vif (XVI).

La vertu d'un tel livre, réalisé dans l'espace où il a été conçu, est évidemment de permettre d'abord à ceux qui ont participéau Colloque de revivre, instant par instant, «l'energie de cette machine assez infernale». Ceux-là seuls peuvent en tirer tout le profit. Aux autres, la "publication » de ces journées d'été 73 apparaît surtout comme un lieu de « référence », un instrumentd'étude. Il y a sans doute un sentimentcommun entre les uns et les autres: un intérêt privilégié pour les discussions qui suivent les communications. Mais, pour les uns et les autres, Y approche du livre n'est pas la même, ne peut pas être la même. Mon approche participe de celle des absents du Colloque, majorité indiscutable des lecteurs. C'est de ce point de vue que je formulerai l'unique réserve sur la présentation de ce livre, mais qui est d'importance si l'on veut faciliter le travail du chercheur et lui permettre de continuer plus facilement ce «livre toujoursouvert» selon le vœu de Butor: pourquoi donc ne pas avoir ajouté au livre un index thématique selon l'univers

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et les recherches de Butor, et, plus largement,des nouveaux romanciers? En précisantmême ce qui est de Butor et ce qui ne l'est pas. Cela n'aurait rien enlevé au caractère d'authenticité de cette mémoire vivante qu'est le livre du Colloque, mais au contraire en aurait facilité la conservationdans son intégralité. La table des matières, malgré ses titres assez précis, ne remplace pas l'index souhaitable. Exemple:la première communication (p. 17-54)est au problème de la citationchez Butor. Or Butor, qui refuse d'intervenirà la fin de la discussion, donne spontanément son avis sur cette question dans la discussion qui a suivi le sixième exposé «L'Enjeu politique de l'écriture» (p. 196-197). Autre exemple: dans la huitième communication et discussion (p. 225-256), il est question au phénomène de Vécriture chez Butor et des modes de lecture butorienne, notamment à la p. 243, où Jack Kolbert réplique à François Crubal:«Votre formule d'œil-machine à écrire m'a fait penser aussi à une formule applicable à Michel Butor, qui est l'oreillemachineà écrire». Or Butor n'intervient que brièvement à la fin de la discussion (p. 255-256), et encore pour n'apporter qu'une précision bibliographique sur Tourmente. Mais à la dernière question qui lui est posée après son «épilogue» {p. 449-450), Butor révèle un «procédé oral» de l'écriture qui exige du lecteur un effort du même ordre pour entrer dans l'intelligence du texte. Je cite intégralement,tant la question me paraît capitale:

Irène Tschinka: «En ce qui concerne vos textes de poésie, quel est l'enjeu d'une lecture orale? C'est-à-dire, quand vous écrivez un texte, par exemple, estce que ça vous arrive de faire une lecture à haute voix, en même temps est-ce que vous exigeriez du lecteur qu'il lise ces textes à haute voix?»

Michel Butor: «II y a des textes que j'ai écrits spécialement pour l'oreille et ces textes posent des problèmes de partition très proches de ceux que rencontrent les musiciens. Mais je ne passe pas mes textes au «gueuloir»; Flaubert pouvait se permettre ça; chez moi c'est impossible; j'ai quatre filles. Cela dit, la façon dont cela s'entend est quelque chose de très important pour moi. Je me surprends quelquefois quand je travaille à des textes à presque battre la mesure. La question d'articulation est si importante que j'ai besoin dans certains cas de la mimer. »

II serait facile de continuer la liste des thèmes butoriens évoqués par Butor luimême ou par d'autres participants au Colloque. Entre autres, dans l'« épilogue oblique», Butor apporte quelque lumière complémentaire sur les titres de ses œuvres, le pronom personnel «je» dans les rapports avec 1© lecteur, l'auteur, le livre (p. 447), sur récriture comme vêtement et comme nudité (p. 446). Il serait utile aussi de pouvoir y repérer facilement son avis sur des points brûlants, selon lui, comme la politique, son engagement qui n'a rien de sartrien (p. 440), la sexualité, Yintertextualité, Yinterfiguralité, sur Sade (p. 441). Enfin, d'autres rapports devenus familiers dans les essais sur le roman ou les interviews récentes sur la collaboration des écrivains avec les musiciens ou les peintres, collaboration qui n'est pas qu'analyse réciproque, mais réponse-dialogue. Ici, pour Butor, p. 284-285, notamment.

Ces quelques thèmes de la littérature butorienne, qui auraient avantageusementfiguré dans un index, ne font que souligner la richesse de cette petite somme d'études et de recherches. LlOuverture de Georges Raillard (p. 11-15) laisse entrevoirque le spectre de la polémique (NouveauRoman/Roman

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veauRoman/Romantraditionnel) n'était
pas tout à fait absent du Colloque (p. 14)!

2. Le « Michel Butor» d'André Helbo

«.Ecorché vif»: Michel Butor l'est encore par André Helbo. Sur un autre registre. Sous une autre forme. Cela va de soi puisqu'il s'agit ici d'un essai au sous-titre ambitieux («Vers une littérature du signe»), fondé sur une étude analytique des œuvres «classiques » de Butor. Il semble que cette opération d'André Helbo sur Butor se soit faite presque en même temps que celle du Colloque, à en juger par la date de publication de l'ouvrage. Il faudrait demander à Butor lui-même quel genre d'écorchement il préfère: car l'ouvrage d'A.H. réserve aussi une place au dialogue avec Michel Butor. Mais ce dialogue, bien orienté par l'auteur sous forme d'interview, figure au début du livre (p. 9-15) et ne semble pas, comme celui du Colloque, avoir de lien direct avec le texte. «Dialogue-interview» toutefois utile et éclairant. Butor revient sur des sujets qu'il a souvent traités ailleurs et sur d'autres plus neufs :

- à propos de la citation et de Vautocitation: «Tout cela, dit Butor, mine les murs établis par notre société entre auteur et lecteur, singulier et pluriel» (p. 12).

- sur les nouveaux rapports entre la littérature et Vart (musique et peinture): «On ne peut poser la question qu'est-ce que l'art ou qu'est-ce que la littérature, sans y ajouter les questions quand! oui commenti Nous sommes à la recherche d'une nouvelle distribution des activités humaines, d'un art qui soit science en même temps, d'une littérature qui soit en même temps quelque peu musique et peinture» (p. 13).

- sur les rapports entre texte/lecteur/espace
culturel (p. 14).

- sur le problème du réfèrent: «Bien sûr les objets sont porteurs de sens. La perception ne les dégage qu'à ce prix; s'il n'y avait pas de sens dans les choses, il n'y aurait pas de sens du tout; ceci ne permet nullement de dire que l'univers ait un sens» (p. 12).

- sa conception de V«humanisme» (p. 14-15), merveilleuse introduction au chapitre 4 d'A.H. (p. 154-162: «L'humanisme de Michel Butor»)! Butor humaniste? Butor refuse le titre «si l'on entend par lui une valorisation absolue de l'enseignement secondaire tel qu'il était pratiqué en France au début du siècle »... mais le revendique «si par contre on entend par humaniste celui à qui l'on trouve une certaine parenté avec quelques grands esprits du début du seizième siècle: Erasme, More, Rabelais». «Humaniste» dans le sens où l'homme n'est pas défini «une fois pour toutes, en opposition avec ce qui n'est pas humain» (p. 14). L'idée de «transhumanisme» (p. 15) qui, selon lui, définirait son humanisme, est particulièrement intéressante. Cette notion éclaire singulièrement, me semble-t-ii, les titres de ses œuvres «en mouvement» {Mobile, Degrés, La Modification, L'Emploi du Temps...), de même que ses réflexions sur l'art romanesque et l'idée de voyage (cf. ses Essais, p. 50).

- sa position dans le débat de la recherche sémiologique: respect du signe (Greimas) ? Subversion du signe (Kristeva)? Michel Butor répond subtilement: «Je dirais que c'est respectueusement que je subvertís le signe, et que le genre de respect que je lui porte le subvertit» (p. 11).

«Ecorché vif», Butor donne peut-être
ici la raison profonde de ce sentiment
éprouvé au Colloque (p. 10):

«Je ne puis naturellement pas me targuerd'être linguiste. Je suis un praticiendu langage, passionné par la pluralitédes langues et cultures, définitivementdésolé

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mentdésoléde son irrémédiable ignorance.Dans un débat entre linguistes, j'apparais avant tout comme objet d'étude. Mais c'est un peu tout de même comme si l'amibe qu'étudie le biologiste avait enfin la parole et pouvaitlui faire quelques suggestions.»

Ces bribes de dialogue dont les questions ont été savamment et minutieusement préparées par l'auteur, nous font connaître d'emblée le fond des préoccupations d'A.H. pendant l'élaboration de son travail. Il «s'efforce précisément, écrit-il p. 17, tout en dégageant un appareil sémiologique spécifique et ses corrélats idéologico-esthétiques, de demeurer fidèle à des thèmes directeurs». Il est indéniable qu'A.H. est un familier de l'œuvre de Butor: son examen de «la démarche butorienne» (p. 23; plus loin, p. 98: «Le projet de M.8.»; p. 113: «La démarche de M.8.»; p. 161: «Le programme de M.8.»), son étude du «discours butorien [qui], selon lui, trouve son origine dans un parcours sémiologique» (p. 24), sont judicieux. Que son «propos - comme il le souhaite - dans le dé-tour qu'il s'arroge [puisse] tracer un trajet fondamental» [sic] (p. 24), on le lui concédera volontiers. Mais pourquoi avoir rendu si ardu, si tordu, le «dé-tour de ce propos»? Le lecteur le moins prévenu par le genre aura, en parcourant les pages 22-23, 114-116, ss., une idée de ce que peut donner l'excès des formules et même l'excès de concentration d'une pensée: pourquoi amener le lecteur à faire l'exégèse de l'exégèse de l'exégèse?! Ce procédé stylistique ne permet pas à l'auteur d'éviter l'obscurité, ni les redites qui frôlent le gargarisme. Cela devient inquiétant quand, dans le signe, le signifiant masque plus le signifié qu'il ne le révèle. Par exemple, p. 152, dans la même phrase: «... situent la tentative butorienne dans un anchrage idéologique qu'il nous faut situer...»; p. 113: est bien malin celui qui, même après la lecture de tout le chapitre, arrivera à saisir une première fois la dernière phrase elliptique: «Telle est la démarche de Michel Butor: fomentée par cette préoccupation moderne qui lui impose de dénoncer l'isolement de l'être, nourrie toutefois par la volonté de concilier une préoccupation «métaphysique» avec le refus de la tragédie explicite » [sic!]. Qu'on compare l'expression de Helbo (p. 16) avec le texte de Butor, cité plus haut, concernant le rôle du romancier par rapport à celui du linguiste! Le premier sous-titre «poétique» du chapitre I (p. 22: Ode pour une lecture obligée) ne justifie pas un tel préambule: quel parcours pour arriver (p. 37) à une observation aussi banale que celle-ci: «Somme toute, le projet de Michel Butor repose sur un essai de définition du livre». Et que signifie, dans un tel essai, le «vertige où l'être, Narcisse éternel, se mire et s'abîme, même pour y célébrer ses noces», et cette «durée, girouette s'appropriant de nouvelles dimensions» (p. 22)?

Si j'insiste tant sur l'aspect stylistique de l'ouvrage, c'est que je voudrais le recommandersurtout à des fins pédagogiques.Mais oui, malgré tout! Le chapitre5, le dernier du livre, fournit un «Répertoire des ensembles formels» de Mobile, Portrait de Vartiste en jeune singe, L'Emploi du Temps, La Modification,Degrés, avec références aux œuvres. Excellente grille, me semble-t-il, pour s'initier à ce que j'appellerais la radioscopielittéraire du réel intégral humain dans l'œuvre de Butor, ce que d'autres nommeraient peut-être le «réel phénoménologique» du nouveau roman et dont parle A.H., pour Butor, aux pages 31-33. Instrument pédagogique utile, certes, mais je formule le vœu que l'étudiant ou le chercheur puisse facilement repérer les ensembles formels qui nous sont proposés. Car - et c'est une grave lacune - l'auteur

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Copenhague

ne donne pas de bibliographie des œuvres de Butor, ni d'indications d'éditions, même pas dans le «Répertoire» (p. 164-171).La préliminaire à la précieuseBibliographie des principales référencescitées dans le travail (p. 172) se contentant de renvoyer à des bibliographiessur Butor, n'excuse pas l'auteur. Comment porter un jugement sur tel ou tel ensemble formel, par exemple de La Modification, quand cet ensemble ne «colle» pas avec l'édition dont on dispose:erreur typographique? ou méprise de l'auteur? Dans le même ordre d'idées, je signale !e manque de références précises,entre autres: p. 31, 37, 66, 108; pourtant, dans d'autres pages, l'auteur y est souvent sensible (p. 62, 63, 78).

J'ai déjà mentionné les qualités d'André Helbo pour percevoir le sens de l'œuvre et des recherches de Michel Butor. Avec raison, Helbo souligne à quelques reprises (p. 37, 64, 67, 99) le rapport qui existe entre la «tentative» de Mallarmé et celle de Butor: chacun sait que Butor lui-même se réfère souvent à Mallarmé (ex. dans Essais sur le Roman, «Idées», p. 125-12Q); dans Colloque de Cerisv. p. 256). De même, les expressions musicales et picturales de l'auteur pour définir l'écriture butorienne sont heureuses, notamment p. 79, n. 4: «musique sérielle», p. 101: «musique concrète», surtout si l'on tient compte des récentes collaborations de Butor avec Jean-Yves Bosseur (cf. Esprit, mars 1975, p. 429) ou de recherches personnelles sur le sens de la «variation » en musique (Beethoven, Diabelli..., cf. Colloque, p. 284 ss.).

Enfin, par l'ensemble de son livre, A.H. parvient à nous faire entendre ce à quoi, selon lui, Michel Butor a voulu nous convier: «... à une méditation sur les valeurs signifiantes de la littérature » Ainsi, écrit Helbo, pour accentuer l'aspect analogique du livre, ou, au contraire, pour en souiigner la spécificité, l'auteur s'est-il mis à penser l'écriture comme lettre mais aussi comme image» (p. 65). Ces lignes, A.H. aurait pu les développer avantageusement au début de son essai: «Vers une littérature du signe». A propos, il n'aurait pas été superflu que l'auteur consacre un chapitre préliminaire à la notion de signe comme à celle d'analogie, notions sur lesquelles s'appuie toute sa réflexion. Une occasion supplémentaire de redécouvrir avec les sémiologues contemporains des valeurs conceptuelles qui ont nourri tant d'œuvres littéraires de l'Antiquité et du Moyen Age.