Revue Romane, Bind 11 (1976) 1

Thomas M. Scheerer: Textanalytische Studien zur «écriture automatique». Romanistische Versuche und Vorarbeite 49, Romanisches Seminar der Universitàt Bonn, Bonn, 1974.

Atle Kittang

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Traditionnellement, on interprète l'Aventure Surréaliste (doctrine et pamphlets, tableaux et textes poétiques) à la lumière des intuitions et des concepts surréalistes mêmes. La valeur scientifique d'une telle identification de la critique et de son objet est souvent mise en question, d'autant plus légitimement que la «philosophie» surréaliste est loin ds former un horizon herméneutique homogène et cohérent. Elle se présente, au contraire, comme un tissu confus de théories pseudo-freudiennes, d'hégelianisme, de romantisme et de mysticisme cabbaliste et oriental. Cela lui confère une ambiguïté irréductible, qui vient imprégner à son tour la tradition critique qui s'y fonde pour dire la Vérité et le Sens du mouvement. Les résultats sont parfois déplorables, et souvent étonnants.

Certes, la bibliographie du surréalisme comporte des exceptions (parmi lesquelles il faut toujours réserver une place à part à l'essai de Ferdinand Alquié sur La philosophiedu

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sophiedusurréalisme). Mais en gros on a affaire à une tradition critique qui nous présente d'elle-même une image assez confuse.

Or, depuis quelque temps, le surréalisme semble être l'objet d'un intérêt renouvelé. Et cette fois-ci ce n'est plus André Breton et ses manifestes qui forment les bases herméneutiques des critiques. Le groupe Tel Quel, qui occupe aujourd'hui une position à bien des égards comparable à celle du groupe surréaliste pendant les années 1920-30, se sert p.ex. du matérialisme historique pour dénoncer le caractère idéaliste et petit-bourgeois des conceptions que Breton et ses amis avaient de la poésie et de la politique. Parallèlement, les représentants de la stylistique structurale, de la sémiotique et de la «linguistique textuelle» (Marcel Angenot, Michael Rirfaterre e.a.) se livrent à des études systématiques de leur poésie, essayant ainsi de décrire aussi rigoureusement que possible les traits spécifiques de l'écriture surréaliste.

L'étude de Thomas M. Scheerer, présentée comme «Inaugural-Dissertation» à l'Université de Bonn et publiée dans sa collection romaniste, est une contribution intéressante à cette investigation en cours. Elle se pose comme but d'élucider l'invention surréaliste la plus fameuse, à savoir l'«écriture automatique», telle qu'elle se manifeste dans deux ouvrages collectifs du groupe : Les Champs magnétiques, de Breton et Soupault (1919), et L'lmmaculée Conception, de Breton et Eluard (1930). Le choix des textes permet aussi à l'auteur d'étudier un procédé important utilisé par les surréalistes: le travail collectif ou «l'écriture par relais».

Le livre se compose de deux parties. D'abord Scheerer étudie en aperçu le concept d\<.évriture automatique». Il rend compte de ses racines dans les théories psychologiques de l'époque (Freud, Janet et Myers); il souligne ses rapports avec la tradition mystique du XIXe siècle (Eliphas Lévi); et il indique ses effets dans la vie littéraire et politique contemporaine. Ensuite, il résume rapidement le «Stand der Forschung» des travaux portant sur l'écriture surréaliste, et explicite finalement sa propre position méthodologique en se référant à la sémiotique moderne (surtout à la linguistique textuelle ou «Textlinguistik» élaborée en Allemagne par H. Weinrich, J. Ihwe, W. Kallmeyer e.a.).

La deuxième partie, de beaucoup la plus intéressante, est consacrée à l'analyse textuelle des ouvrages collectifs. Scheerer y étudie, d'une part, les particularités syntaxiques et morphologiques des «textes automatiques» (emploi de syntagmes nominaux, du pluriel, de l'article défini; alternance immotivée de temps «narratifs» et de temps «descriptifs»; fonction des «clichés» syntaxiques, etc.), ainsi que leurs traits sémantiques caractéristiques (incohérence, multiplication des isotopies, motivation phonétique et rythmique au lieu de motivation sémantique, etc.). D'autre part, sur un plan «macro-syntaxique» et «macro-sémantique», Scheerer dégage les motifs et les cadres génériques qui, pour ainsi dire, régissent la production automatique (le voyage, les souvenirs, le paysage, la vision, le dialogue, le «poème», la «folie», etc.); il montre ainsi comment l'écriture prétendue «automatique» tisse ses rapports incohérents et dispersés tout en respectant (inconsciemment ou non) une certaine organisation

Les analyses de Scheerer se réclament d'une méthode caractérisée par une certainesolennité «allemande» et par un appareil terminologique un peu surchargé. Toutefois, on est frappé par le fait que Scheerer abandonne une grande partie de son bagage méthodologique en cours de route, se fabriquant, en vrai bricoleur, des outils analytiques plus souples et moins

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rigoureux à mesure que son objet textuel
se précise dans sa spécificité.

Cette absence de rigueur scientifique n'est pourtant pas une faiblesse. Elle est plutôt le symptôme d'une certaine insuffisance de la méthode qui lui sert de point de départ. C'est que la «Textlinguistik » allemande n'est au fond qu'une superstructure compliquée s'élevant sur une base assez simple: la structure élémentaire de la communication. Or l'écriture surréaliste opère justement, comme le montre Scheerer lui-même, la rupture spectaculaire avec les critères mêmes de la communicativité (isotopie du message, intentionalité de l'acte communicatif, rhétorique fonctionnelle, etc.). Le choix initial des concepts de la linguistique textuelle est donc bien légitime du point de vue heuristique, puisqu'il permet de mesurer l'écart réel entre l'écriture surréaliste et la communication poétique ordinaire. Mais si le critique désire passer de ce niveau négatif de la description à une description plus positive, force lui sera d'étendre la perspective méthodologique. En pratique, ce passage se reflète dans les analyses de Scheerer. Mais l'auteur n'en tire peut-être pas les conséquences théoriques d'une manière suffisamment nette.

Parmi les questions que l'étude de Scheerer soulève chez le lecteur (en partie comme un résultat de cette inadéquation entre théorie et analyses), on ne retiendra ici que la plus importante: celle qui concerne le caractère spécifique de l'écriture automatique même.

Ce qui fait défaut dans le travail de Scheerer, est en effet une délimitation théorique de son objet (l'écriture automatique) - de sa valeur comme signe d'une révolution poétique dont la vraie signification échappe probablement au langage philosophique des surréalistes eux-mêmes, et de ses rapports avec l'écriture «moderniste» en général. Une délimitation limitationde ce genre (on en trouve une tentative dans l'essai de Jacques Garelli, La Gravitation poétique (1966), que Scheerer mentionne d'ailleurs, mais en passant) aurait peut-être donné aux analyses de Scheerer une base plus solide. Mais l'auteur se borne malheureusement à un aperçu assez superficiel des théories traditionnelles, préférant ensuite une approche inductive. Ce qui en résulte, est un manque de précision parfois un peu gênant. En lisant son livre, on n'apprend pas en quoi consiste la différence entre l'écriture automatique et la poésie surréaliste en général (bien que Scheerer nous rappelle lui-même que les surréalistes soulignaient, eux, la distinction formelle entre écriture automatique, récit de rêve et poème). On n'apprend pas non plus les différences entre la révolution poétique des surréalistes et la redistribution du champ poétique déjà opérée par Nerval, Baudelaire, Rimbaud et Lautréamont. Or les textes de ces écrivains du XIXe siècle ne reflètentils pas une rupture tout aussi nette avec le discours communicatif, et cette rupture n'est-elle pas produite à l'aide de mécanismes scripturaux souvent identiques à ceux que Scheerer étudie dans les textes surréalistes ?

Tout cela démontre peut-être aussi qu'une description sémiotique He l'écriture surréaliste devra se compléter d'une explication historique, afin de rendre plus intelligible la révolution surréaliste: sa préhistoire, son conditionnement sociohistorique et ses effets. En attendant, les analyses de Scheerer indiquent néanmoins la bonne voie à ceux qui désirent participer à une démystification de l'Aventure Surréaliste.

Bergen