Revue Romane, Bind 11 (1976) 1

Quelqu'un de R. Pinget: fonction et signification du titre

par

Christine Beuermann

Disciple et ami de Beckett, R. Pinget fait écho à Llnnommable (1953) dans son roman Quelqu'un (1965): les titres du moins se répondent au sein de l'intertextualité, ouvrant la voie à un dialogue entre l'anonyme et l'indicible, dans les profondeurs d'un «espace littéraire» où l'œuvre de ces deux écrivains commerce avec M. Blanchot et ce qui est désigné commodément comme «nouveau roman». Or l'expression du titre «quelqu'un» peut bien passer pour une formulation exemplaire, un paradigme de la conception du personnage de roman commune à ces écrivains: à la définition du nom est substitué l'indéfini du pronom. Cependant, le «personnage» n'est qu'un signe, ou un symptôme, de l'un des mondes possibles de la littérature, et sa définition, ou sa disparition, renvoie à une ontologie du roman, qui a été formulée par ailleurs dans un sens commun par les écrivains eux-mêmes (Blanchot, Sarraute).

Nous nous proposons d'aborder cette question au passage, et, après avoir rappelé les sens possibles du pronom constituant le titre, de dégager les modalités que prend l'expression qu'il constitue, selon les fonctions du titre, c'est-à-dire selon les rapports qu'il entretient avec les autres titres de roman, avec le texte qu'il introduit, et avec le lecteur, auquel il s'adresse - ou répond.

1. Une description linguistique de ce titre s'impose d'abord: c'est celle de ce que traditionnellement les grammaires appellent «pronom indéfini». Dans une grammaire generative, ce mot relèverait plus de la syntaxe que de la sémantique: c'est un substitut de la catégorie «nom», la réalisation lexicale de l'élément postiche placé sous le constituant «nom» ou «syntagme nominal». Ses traits sémantiques se réduisent à [+ Humain], [+ Singulier] et à un indice «non défini» de son réfèrent, lequel peut être, en effet, aussi bien «déterminé» (comme «quidam» latin) ou «non-déterminé» («aliquis»).

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Donc, comme le réfèrent de «quelqu'un» peut être [± Déterminé], nous
dirons qu'il est « indéfini » quant à son réfèrent :

Réf. «indéfini» = Réf. [± Dét.]

Réf. «défini» = Réf. [+ Dét.], [- Dét.]

N- Réf. [+ Dét.] -»• quidam, Nom Propre, Nom défini

N— Réf. [— Dét.] -*¦ aliqtiis, n'importe qui

N- Réf. [± Dét.] -> quelqu'un

L'occurrence de ce pronom comme titre de roman va délimiter un domaine de référents possibles, c'est-à-dire de significations de ce pro-nom, qui joue dans la langue un rôle analogue à celui des variables en logique ou en mathématique: il peut être interprété par une «constante», c'est-à-dire par un nom qui satisfasse aux mêmes contraintes syntaxiques. Or on peut distinguer deux grandes fonctions du titre qui posent deux domaines différents pour l'interprétation de «quelqu'un»: 1- le titre en tant qu'«étiquette» du livre s'inscrit dans l'ensemble des titres de romans (lequel est inclus sans doute dans un sous-ensemble de l'ensemble des titres - une sémiotique de titre serait à faire ) ; 2- le titre en tant que texte-commentaire du texte-récit.

2. Le titre remplit, en quelque domaine que ce soit, une fonction avant tout pratique : il sert à désigner, à classer, à provoquer, à faire vendre : c'est un outil taxonomique et souvent publicitaire (cf. Hoek). La motivation commerciale, si elle existe dans Quelqu'un, est d'un intérêt fort médiocre car ce titre a des implications littéraires irréductibles en termes de marketing. Considérons donc les lectures possibles de ce titre, d'abord dans le contexte des titres de roman.

2.1. Une première lecture est manifestement négative, et c'est d'elle que ce titre tire sa force de provocation: ce titre à pronom indéfini s'oppose en effet à une classe très étendue de titres, les titres à noms propres (Ulysse, Madame Bovary), ou à noms définis (L'Etranger). Dans l'ensemble des titres de romans, Quelqu'un forme à lui seul un ensemble, complémentaire de l'ensemble très étendu des titres à noms (propres ou définis) :


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A priori la négation pourrait aussi bien porter sur l'un ou l'autre ensemble -
les «Tdéf. » étant des «non-Tdi?. » -, mais le point de vue historique (ou

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intertextuel) justifie cet ordre où la négation: «TâiE» implique l'antérioritéde l'affirmation «Tdéf.» [les titres à noms (propres ou définis) étant les premiers dans l'histoire littéraire et constituant, de par leur importance numérique, le domaine référentiel des titres de roman].

Ainsi, un premier aspect du titre marque négativement Quelqu'un, cette marque négative se projetant sur la marque de réfèrent de «quelqu'un». Rappelons en effet que le réfèrent de ce mot peut être soit [+ Déterminé] comme celui d'un nom (propre ou défini), soit [— Déterminé] comme celui de «aliquis» ou de «n'importe qui». Du fait que la fonction-titre crée une première opposition, au niveau du signe:


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l'opposition se marque au niveau des référents:


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Cette lecture interprète donc «quelqu'un» comme aliquis ou «n'importe
qui », en sélectionnant l'une des marques possibles du réfèrent, c'est-àdire
l'un des traits sémantiques de ce mot.

2.2. Quant à la catégorie syntaxique de ce «pro-nom», elle se prête à une interprétation sémantique, dans la mesure où le pronom fonctionne comme une variable, interprétable suivant un parcours donné; ici par l'ensemble des titres pouvant se substituer au pronom [-f- Humain] [+ Singulier], c'est-à-dire les titres à noms (propres ou définis). Le pronom «quelqu'un» est donc alors un «pro-nom (propre ou défini)»:


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Dans cette deuxième lecture, l'interprétation potentielle attachée à «quelqu'un»lui donne donc la valeur de quidam et rend compte du côté pastichede ce titre «pro-titre» qui renvoie à la catégorie des titres carte de visite (les «Tdéf.») tout en leur ôtant leur caractère défini auquel tient justementle



1: La formule T (x), où «T» désigne le «titre», doit se lire comme une fonction logique à un argument: «x est un titre». Nous écrivons en italique l'expression (ou sa structure) qui constitue le titre, ce qui est un signe redondant mais qui rappelle l'usage bibliographique et peut faciliter la lecture.

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mentlecôté sérieux de leur fonction (cf. infra 3.1). Ce pronom est alors proche de l'abréviation - elle aussi signe «pro» -, abréviation d'un nom propre, comme l'initiale «K. », désignant le héros de Kafka; ce procédé est ancien dans le roman pour procurer l'illusion du réalisme, selon un raisonnementfondé psychologiquement, qui donne à peu près ceci : si l'on préserve l'anonymat du personnage, c'est parce qu'il ne veut pas être connu; s'il ne veut pas s'exposer à la curiosité et à ses suites, c'est sans doute qu'il est à la portée du public, donc qu'il appartient au même monde. Alors que, dans le roman, un nom propre met une frontière conventionnelle entre les deux mondes du «réel» et du «fictif»2, le pro-nom propre (réalisé par une abréviation,ou par un pronom ou par une description ne se rapportant pas à un nom propre dans le roman) peut être interprété par un nom propre appartenantà l'un ou à l'autre monde. Déjà Ulysse, ou plutôt Homère, avait joué sur le pronom en fonction de nom propre: «Qui es-tu?» demandait le Cyclope;«Personne» répondait Ulysse; et «C'est Personne qui m'a volé» clamait Polyphème aveuglé, si l'on peut dire, par la fonction du mot qui lui cache son sens.

2.3. L'anonymat, la non-définition du signe employé comme un nom propre garantit donc la «réalité» de son réfèrent. Les deux premières lectures du titre: aliquis et quidam, «n'importe qui» et «quelqu'un de déterminé que l'on ne veut pas nommer» ne se contredisent pas; la deuxième abolit la distinction entre univers fictif et non-fictif autorisant à chercher un réfèrent dans le monde «réel» du lecteur; la première lecture ouvre le champ des possibles et étend le domaine des référents de « quelqu'un » à tout sujet humain, dans tous les mondes possibles.

T'quidam peut Se lire: T((ax (Hx _ (Nom prOpre)x))

Tangua peut se lire: T((yx (Hx > <qujdam)x))



2: II n'y a personne qui, dans notre monde, se soit appelé «Madame Bovary», et même sil y a des «Cottard», des «Dupond», qui irait leur demander des nouvelles de «la peste» ou de «Tintin» (si ce n'est un lecteur naïf auquel échappe le jeu de la convention littéraire)? Inversement, si la petite histoire cherche à reconnaître Mme Delamare en Mme Bovary, la convention du nom de roman interdit l'identification des deux plans de réalité: cette convention est si forte que l'on n'a pas, à ma connaissance, employé le terme de «pseudonyme» au lieu de «nom de personnage» même dans des œuvres fortement autobiographiques; c'est ainsi qu'on ne dirapas, je pense, qu' «Adolphe» est un pseudonyme de B. Constant. Mais si le personnage romanesque ne désigne personne, il n'est pas moins défini, dans le roman traditionnel du moins.

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Nous allons essayer de justifier ce rapport entre la non-définition du signe et le domaine de réalité de son réfèrent, en examinant le rôle du nom (propre ou défini) qui constitue le titre traditionnel. Nous avons voulu rendre explicite la provocation manifeste du titre Quelqu'un en formulant la modalité négative qu'il prend dans ce domaine. Mais le changement dans la forme du titre demande un examen de la fonction de cette catégorie des «TNomDéf.» à laquelle s'oppose la catégorie constituée par Quelqu'un.

3.1. Pour les besoins de notre exposé, il suffira de donner une définition
approximative des catégories suivantes:

-Le nom propre («Ulysse») est constitué d'un signe (nom) défini réservé à
la fonction du nom propre, qui a pour réfèrent (réel ou imaginaire) un individu
déterminé et unique.

-Le nom défini (ou «description» au sens de Russell), type «L'Etranger»,
diffère du nom propre en ce qu'il n'est pas réservé à la fonction du nom
propre.

-Le pronom indéfini («quelqu'un») est constitué d'un signe indéfini («pronom»)
ayant un réfèrent indéfini (cf. 1).

Les «Tdéf. » présentent la carte de visite de l'un des personnages du texte
qu'un sous-titre désigne comme une œuvre de fiction: «roman», «théâtre»

... .Le sous-titre délimite le monde des référents du titre; ainsi le nom propre du titre ne désigne personne qui existe dans le même univers que le lecteur. Le rôle filtrant du sous-titre doit être le même dans Quelqu'un. Seulement, le sous-titre qui dans le premier cas complète sans la nier l'information du titre:

(1) Tdéf. : Univers Référentiel (Fictif v Réel)
Sous-titre : Univers Référentiel (Fictif v Réel)

dans le deuxième cas le restreint par une négation («quelqu'un» impliquant
la totalité des univers de référence (cf. 2-3)).

(2) T^7. : Univers Référentiel (Fictif A Réel)
Sous-titre : Univers Référentiel (Fictif A Réel)

Dans (1), la négation de l'un des termes de la disjonction ne falsifie pas celle-ci, alors que dans (2) la conjonction perd sa valeur de vérité si l'un de ses termes est faux. La contradiction entre titre et sous-titre de Quelqu'un s'interprète dans le sens delà remise en question non seulement des «genres»

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littéraires mais surtout de cette frontière entre «littérature», «fiction», d'une
part, et « réalité », de l'autre.

Dans la tradition du roman, nous voyons que sont liés le nom propre, donc la «définition», et la distinction «fictif/réel» posée par le sous-titre, lequel complète le titre. On peut donc voir dans cette association «titresous-titre-nom défini», une fonction dont le rôle est de fixer une frontière conventionnelle entre deux univers; nous proposons de désigner cette «fonction-titre» comme «opérateur de fiction».

Le changement dans la forme du titre provoque une modification de sa
fonction, la substitution du pronom indéfini au nom défini marque une première
atteinte aux conventions associées et fixées dans la fonction du titre.

3.2. Ce coup de «gomme» est symptomatique d'une ontologie nouvelle dans le «roman» (au sens nouveau et mal défini, mais qui semble proche de son sens primitif, d'œuvre non documentaire, de récit). On pourrait en effet esquisser une ontologie de la fiction à partir du rapport entre l'existence et la définition. Nous entendons par «définition» le caractère d'un texte se référant à un objet (réel ou imaginaire) unique; ce caractère unique étant déterminé par les prédicats, organisés, dans leur rapports sémantiques, de manière telle que leur sujet puisse se référer à un objet déterminé dans Vespace et le temps où existent d'autres êtres, indépendamment de tout acte dénonciation. L'existence de l'univers romanesque ou textuel est-elle donc toujours engendrée par ses attributs? son être procède-t-il de la définition?

Le postulat du Réalisme repose sur la croyance en ce déterminisme: plus le sujet est défini (par la précision de l'observation, la richesse des descriptions, des analyses), plus forte est la prétention à «faire vrai», l'existence se confondant avec la vraisemblance - au point que l'illusion réaliste se prenant à son propre piège veut passer pour une représentation, une image et non un mirage. Le Classicisme, lui, n'est pas «défini» en ce sens: lesréférents qu'il propose étant des «types» ou des «modèles» dont l'universalité échappe à toute détermination spatio-temporelle, ils ne prétendent pas à l'existence factice mais à la vérité de la loi générale. [Les concepts d'«abstraction » ou de « stylisation » qui caractérisent la littérature classique sont employés ajuste titre mais demanderaient à être formulés plus précisément en termes de référents et d'opérateurs, pour pouvoir être comparés (et opposés) à ce concept de «définition»].

Ce que l'on appelle «nouveau roman» rejette le postulat du Réalisme et
adopte le rapport inverse: l'être est proportionnel à l'indéfini, lequel renvoie
à r«innommable». L'opposition entre roman réaliste et «nouveau roman»

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serait donc fondée sur celle de l'existence (définie dans ses attributs) et de l'essence (indéfinissable), opposition qui prend corps dans la langue selon l'usage ou la «violence» à laquelle elle est soumise. Ainsi pour le «métaphysicien»d'un certain nouveau roman, M. Blanchot (1955, p. 17):

«Ecrire . . . c'est retirer le langage du cours du monde, le dessaisir de ce qui fait
de lui un pouvoir par lequel, si je parle, c'est le monde qui se parle. »

Le personnage romanesque pouvant être étudié comme le symptôme, l'incarnation d'une ontologie («type» pour le Classicisme, «spectre» pour le Réalisme), nous emprunterons encore à Blanchot son analyse du personnage dans le nouvel «espace littéraire», pour illustrer cette opposition entre deux ontologies du roman, opposition marquée par Vécart entre la parole définissante et la parole essentielle qui dégage Vêtre de ses prédicats référentiels: (1955, p. 17)

«L'idée de personnage, comme la forme traditionnelle du roman, n'est qu'un des compromis par lesquels l'écrivain entraîné hors de soi par la littérature en quête de son essence, essaie de sauver ses rapports avec le monde et avec luimême.

Le roman traditionnel crée une existence fictive, parasite du réel, en ce qu'elle l'imite; la fiction est un réel factice qui tend à s'insérer et à se confondre dans le réel (... on montre la maison des Bovary et de Homais à Ry, celle des Buddenbrook à Lübeck; la recherche des «sources» «réelles» témoigne aussi du même souci de réduction des deux univers, mais de façon moins naïve). Le «nouveau roman» dénonce cette facticité du personnage de roman et cherche, en le supprimant, à atteindre à un autre mode d'existence pour l'univers du texte: une existence propre au discours dégagé de ses fonctions descriptives. A l'asservissement au réfèrent il s'agit de substituer le jeu des significations, de remplacer l'«extensionalité» de la description par l'«intensionalité» du texte qui tend alors à ne remplir que la «fonction poétique» du langage. Alors que la définition descriptive suppose un réfèrent - donné ou créé illusoirement (comme le nom propre du personnage, qui suscite un fantôme d'être), la non-définition [qui peut opérer par l'emploi de pronoms, d'indéfinis, ou par les contradictions des séquences descriptives (cf. Duvert)] empêche la naissance de Villusion référentielle.

Que Blanchot et d'autres appellent «essence» ce qui est innommable (ou qu'ils rendent innommable), repose sur une «métaphysique» qu'il ne nous appartient pas de discuter ici, notre sujet voulant simplement que nous entrionsdans le jeu des concepts et des relations où se situe le roman de

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Pinget, pour dégager les implications de son titre. Or cette relation entre l'existence définissable et Vessence innommable, que nous avons, grossièrement,qualifiée d'opposition, est justement développée dans le texte même de «Quelqu'un»: ce «roman» est l'écriture de cette relation, qui reçoit dans le texte même une interprétation à différents niveaux. Elle est interprétée psychologiquementcomme une oscillation entre l'acceptation et le refus d'une vie réduite à son fonctionnement organique. Cette existence végétative, complaisamment décrite dans ses «attributs» (repas, digestion) et qui se corrompt dans une mort sans fin, peut être sauvée, si on la dit, grâce au pouvoir «destructeur» du discours (au sens de Mallarmé et de Blanchot: le signe substitue à l'objet sa «presque disparition vibratoire» ou scripturale).Interprétée donc au niveau du discours, cette relation devient celle du silence à la parole, de Tètre des choses au non-être du signe: «ce qui est dit n'est jamais dit puisqu'on peut le dire autrement» (Quelqu'un, p. 45), «il faut que je me débarrasse de ça [l'existence] tout en le faisant durer » (ibid. p. 29), ce qui est le sujet même du «roman»: «je recommence à exposer ma vie pour essayer de m'en débarrasser» (ibid. p. 188). Cette relation est donc interprétée par un personnage et un discours, ou plutôt par un être de discours: un narrateur, véritable Sisyphe de l'écriture qui, en détruisant son existencepar la description définissante et «définitive », se crée un être, ce « quelqu'un», qui ne peut se pulvériser dans la parole puisqu'elle le constitue. La relation entre être et non-être n'est donc une opposition que du point de vue logique, car elle est une relation constitutive de ce type de discours auquel elle donne son développement dialectique: (1) négation de l'objet par le signe de la parole (2) laquelle tend à l'être même d'un discours, détaché de toute fonction descriptive du monde. Dans Quelqu'un, le discours semble s'épuiser dans le premier stade d'énonciation, mais il atteint au second par la négation du premier - les descriptions étant sans cesse reprises en variantes contradictoiresqui gomment tout «hors texte» possible (cf. Duvert) -; donc le déroulementdialectique de I'«exposé» du narrateur détruit son objet pour acquérir un être que seul peut nier le silence.

En résumé, dans ces trois premières sections, nous avons dégagé la modalité négative que prend le titre Quelqu'un lorsqu'il est situé dans l'ensemble des titres de roman: Quelqu'un, ce n'est ni Madame Bovary, ni L'Etranger, mais c'en est le pastiche (cf. 2.3). Cependant, par la négation du titre traditionnel est posé un refus de la «définition» qui est au cœur de l'ontologie du «nouveau roman», lequel vise à l'essence (unitaire, non attributive, donc indicible) et non à l'existence fictive [c'est-à-dire à l'interprétation dans notre monde de descriptions s'y référant (cf. 3)].

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4. Dans cette dernière section, nous voudrions dégager certaines interprétations de ce titre en le situant par rapport au texte qu'il introduit: rapport intertextuel entre le micro-texte du titre (que nous désignerons par «texte» avec «/») et le texte du livre (que nous désignerons par «Texte» avec «T»).

L'expression «quelqu'un» est une phrase nominale dans laquelle il peut
y avoir ou non ellipse du verbe (être).

Si nous la considérons telle quelle, sans sous-entendre de verbe, elle a la valeur d'une inscription, abstraite de tout acte d'énonciation, valeur confirmée par la pragmatique du titre-étiquette; mais nous avons montré que cette fonction était pastichée, donc invalidée (cf. 2.2).

4.1. S'il ne sert pas à fermer le texte en objet de fiction (cf. 3.1), le titre peut alors ouvrir le Texte. - Cette fonction d'ouverture est remplie de façon exemplaire par un certain type, archaïque, de titres constitués d'une phrase au style indirect : « Comment Candide fut élevé dans un beau château et comment il fut chassé d'icelui». Avec «quelqu'un», la formulation est au contraire elliptique, mais sa catégorie pronominale appelle un réfèrent que le Texte peut fournir. (Sans doute en est-il de même pour le réfèrent appelé par les noms propres dans les «Tdéf.» qui jouent aussi ce rôle d'ouverture, mais cette fonction est secondaire, car l'existence fictive du personnage, posée déjà par le sous-titre, renvoie à l'univers du Texte ; autrement dit, la fonction d'ouverture est impliquée par la fonction d'opérateur de fiction.) «Quelqu'un» peut renvoyer effectivement au «je» narrateur du Texte, mais ce pronom, embrayeur de discours, renvoie à «quelqu'un» quine peut se trouver que hors du discours qu'il énonce: le Texte renvoie donc au texte (titre), lequel renvoie alors « quelque part » en dehors du Texte.

4.2. De par sa fonction d'ouverture, le titre perd donc sa valeur d'inscription pour prendre celle d'un commentaire: «quelqu'un» doit alors être considéré comme une phrase d'où la fonction verbale est absente, mais celle-ci peut être remplacée par l'intonation3, qui est déterminée, dans un texte écrit, par les rapports qui lient cette phrase au Texte ; si le Texte par exemple pose une question à laquelle répond le titre, celui-ci sera affirmé, la phrase nominale du titre se substituant au sujet du verbe de la question, dans une proposition



3: «Le ton c'est vital» (p. 68), «j'écris ça comme ça, comme on parle» (p. 45): le narrateur invite à la lecture à «haute voix» de son exposé qui est transcription d'une parole.

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affirmative: la réponse. La non-personne de la phrase nominale est alors
remplacée par une troisième personne présupposée qui représenterait un locuteurhors
du iexte puisqu'il ne peut se trouver dans le Texte (cf. 4.1).

4.2.1. Quelqu'un, le titre, s'il soulève des questions (fonction provocatrice) donne d'abord une réponse. En effet, quand avons-nous l'occasion d'employer ce pronom isolément, en phrase nominale, si ce n'est pour répondre à une question du genre: «Qui est là?» ou «Qui parle?» (cf. Blanchot 1962, p. 1). Cette question, qui serait dans ce roman sous-entendue, antérieure au titre, pourrait bien être supposée comme génératrice du roman, car la forme du dialogue est caractéristique de plusieurs œuvres de Pinget: l'lnquisitoire est construit sur un interrogatoire. Le Libera est un discours dialogué, et la frontière entre récit romanesque et théâtre est purement formelle et aisément franchie par l'auteur d'ldentité, qui a adapté son roman Le Fiston au théâtre (Lettre morte) et dont certaines pièces radiophoniques comme Autour de Mortin peuvent être simplement désignées comme «dialogues».

La distinction entre dialogue et monologue est effacée:

«A peu d'exceptions près, on constate que R. Pinget a toujours eu recours au dialogue - à un faux dialogue. Le Renard et la boussole est écrit à la première personne; il se présente comme le journal d'un certain John Tintouin Porridge /.. ./ cependant dès la troisième ou quatrième page, ce journal semble écrit pour quelqu'un. /.../ Ces faux dialogues, ces dialogues en trompe-l'ceii, déguisent à peine, ornent plutôt un monologue d'un type particulier. Monologue qui est davantage qu'une 'réflexion à soi-même. /.../ Chaque fois, un personnage parle, un personnage central, de qui les choses naissent ou en qui elles meurent, comme les cercles concentriques peints sur le ventre d'Ubu /.../.» (R. Micha).

Le monologue de Quelqu'un est une réponse et une perpétuelle remise en question de ces réponses; le dialogue, ou la conversation, d'une pièce comme Identité est porté par des personnages interchangeables, qui se confondent en une voix unique dont ils seraient comme les tons variés. Dans Abel et Bela l'anagramme désigne ces deux personnages comme les deux moments d'une dialectique de l'alternance.

Monologue écrit «pour quelqu'un», ce Texte établit, comme nous allons le voir, un dialogue entre le narrateur et le lecteur. Mais, à son ouverture, dans le titre, le dialogue présupposé ne peut s'établir qu'entre le lecteur et ce locuteur « hors texte » qui serait donc l'auteur. Tout titre implique une situation de communication, mais, dans le titre à phrase nominale, cette pragmatique est assumée par la sémantique de cette phrase si on la lit comme:

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{Modalité) «{il existe) unX» («Modalité» = Affirmation, Négation,
Interrogation)

renonciation du verbe présupposant un locuteur. Au contraire, le titre-inscription
s'objective complètement, il parle tout seul, ««Madame Bovary»
c'est moi », il s'efface dans le Texte une fois qu'il a parlé.

Donc, si le lecteur venant d'un monde régi par la loi d'identité et par la propriété - lesquelles se conjuguent pour attribuer des noms (propres) - demande à propos de la voix discourant dans le Texte: «Qui parle?», c'est dans le texte que l'auteur lui répond, décevant son attente, par un pro-nom, indéfini, «quelqu'un»: «vous ou moi, vous et moi, tout le monde ou n'importe qui ».

4.2.2. «quelqu'un »: si cette phrase nominale peut être une réponse, elle peut aussi être une question: «Y a-t-il quelqu'un?», comme un appel à l'aide, et c'est dans ce sens que l'on peut interpréter trois des quatre occurrences de «quelqu'un» dans le texte.

(1) p. 52 «Qu'on me comprenne, qu'on se mette à ma place.
Je me demande si quelqu'un voudrait. Quelqu'un. »

ce qui donnerait au style direct: «Y a-t-il quelqu'un qui veuille se mettre à
ma place?» et, lancé comme un appel: «(Holà) quelqu'un». Même quête,
mais plus désabusée :

(2) p. 151 «Je voudrais que quelqu'un, au moins quelqu'un se rende compte de
mon état mais je sais bien que c'est impossible. »

Dans un passage où cette angoisse tourne à l'hallucination, il croit voir

(3) p. 232 «Ou cette carcasse dans les collines mortes.
Ou quelqu'un. »

Mais son appel tombe dans le silence, sa quête se perd dans le désert car
il «sait bien que c'est impossible» (qu'il y ait quelqu'un).

4.2.3. La citation (2) projette une modalité négative sur la phrase du titre entendue alors comme une citation du Texte, où elle est chargée d'une tonalité désabusée, dégagée par le «c'est impossible». «Quelqu'un» tend à être «Personne».

Les rapports entre le titre et le Texte, proposés dans ces deux dernières

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sections, supposent que le titre soit lu en même temps que le Texte : le titre n'a plus alors sa fonction d'ouverture du Texte, mais d'ouverture sur le Texte, lui servant de générateur d'existence, ainsi qu'il apparaît avec le rapportsuivant, où ce qui était entendu comme un appel du narrateur peut être donné comme la réponse du lecteur, le titre servant d'«échangeur» entre le lecteur et le narrateur, c'est-à-dire entre les deux pôles du discours.

4.3. Le lecteur est appelé, suscité dans le Texte, non pas comme un témoin passif mais comme la conscience active, le juge d'instruction du narrateur qui se met régulièrement «en procès», en se plaçant sous le regard d'un juge et critique :

«Je ne prendrai jamais assez de précautions. /.../' Chaque fois que ça sentira
un peu mauvais, que je flairerai l'exagération, je m'arrêterai et je me supposerai
quelqu'un qui guigne par-dessus mon épaule.» (p. 196)

(C'est la quatrième et dernière occurrence du pronom dans le Texte.) Que
le lecteur soit l'instigateur de ce récit, est très fortement suggéré au début du
livre :

«Quand on nous interroge, il faut faire son possible pour répondre au mieux.
Qu'est-ce queje dis, interroge. Qui m'interroge? Personne, Seigneur. Qu'on ne
vienne pas me dire queje réponde à des questions. Car on l'a dit.» (p. 17)
«S'être engagé dans ce dialogue de sourds et ne plus pouvoir s'en dépêtrer.»
(p. 18).

Alors que dans Vlnquisitoire les deux parties du dialogue sont situées dans le récit, dans Quelqu'un c'est comme s'«il y avait quelque part une question vague et j'y répondais ... informulé mais présent» (p. 17). Nous retrouvons là cette même indétermination du pronom indéfini: «quelque part», «informulé».Mais voilà qu'ajoute encore à l'indétermination le fait que le narrateur n'a pas le sentiment de donner lui-même la réponse, car «voilà que j'entendais ou que je croyais entendre des réponses. Une vraie Jeanne d'Arc. » II n'est donc qu'un médiat, un récepteur branché sur des espaces psychiques où le «Je» narrateur naîtrait chaque fois que se rejoindraient question et réponse correspondante, c'est-à-dire lorsque jaillirait la vérité, ce dont justement il est en quête. Nous retrouvons là la situation même à"1 Identité où «II n'y aurait rien d'autre apparemment que cette existence falote dans un lieu problématique, n'était en dehors de la scène ici, en dehors du récit un Je persistant, inexplicable et superflu qui tenterait de l'envahir pour en faire ce qu'il faudrait bien appeler ...» (pp. 47; 79). Les points de

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suspension sont suivis à la fin de la pièce du mot «silence», et c'est au silence qu'aspire le narrateur de Quelqu'un, c'est-à-dire à disparaître; mais tant qu'il y aura une question quelque part, et il y en aura autant que de lecteurspotentiels, il faudra toujours répondre, toujours refaire l'exposé, toujoursêtre ce que l'on est: un auteur-narrateur.

Au «quelqu'un» interrogatif du narrateur répondrait le «quelqu'un» affirmatif du lecteur qui donne alors un réfèrent déterminé, existant, mais non défini, au pronom du titre et par là assume la première personne du Texte, but recherché par les écrivains du monologue intérieur, comme en témoigne N. Sarraute:

«Alors le lecteur est d'un coup à l'intérieur, à la place même où l'auteur se
trouve, /.../. Il est plongé et maintenu jusqu'au bout dans une matière anonyme
comme le sang, dans un magma sans nom, sans contours.» (p. 91).

En ce sens, le «quelqu'un» du titre tire sa signification des «quelqu'un» du texte : il est situé au même niveau, écrit comme un mot du récit ; mais en tant que titre il garde la fonction d'identification : il sert à désigner cette personne qui est au centre du récit, et cette personne, c'est le lecteur que le personnage appelle pour qu'elle se substitue au «Je» narrateur; cette page du titre serait alors comme un miroir réfléchissant le lecteur, lui renvoyant l'image de son rôle de lecteur, qui est d'être, mais d'être anonyme, dépouillé de toute individualité limitatrice. La page de couverture et d'ouverture du récit serait donc le lieu de rencontre du «Je» narrateur et du « quelqu'un » lecteur, le point de fusion et d'identification entre la voix qui passe à l'indéfini de l'appel «quelqu'un», et celle qui dépasse son «moi» dans l'anonymat du nonmoi.

Dans ce faux dialogue, l'interrogateur et le destinataire sont joués par le même personnage, absent du Texte, qui ainsi se situe non pas dans l'absolu d'un langage poétique, mais dans la pragmatique du théâtre où le texte appelle un interprète. L'espace de la lecture où le même interprète assume tous les rôles, dont celui du public, devient alors un espace dramatique. Le roman de Pinget (que nous prenons comme un exemple du «nouveau roman», sans prétendre nier les particularités de chaque écrivain - mais ce n'est pas l'objet de notre étude) propose donc non pas un univers de fiction mais un univers du discours dont F«être» peut être interprétable par l'«être» du lecteur, et cela par l'artifice du récit à la première personne, qui se met en marche seulement si «quelqu'un» l'embraye en le lisant ... .Le lecteur qui remplit ainsi la fonction de lecteur générateur d'existence, peut bien se prendre pour «quelqu'un»!

Side 15

A partir de ce titre provocant de Quelqu'un, nous pensons avoir dégagé certaines fonctions du titre de «roman»: une fonction d'opérateur de fiction remplie par le titre traditionnel à nom propre, fonction à laquelle s'oppose celle de ce titre dont la forme indéfinie donne le primat à la. fonction d'ouverture. Ce titre particulier tire de ses rapports avec son Texte, une fonction d'échangeur, entre l'être du discours et l'existence du lecteur, impliquant ce qui semble être un caractère ontologique du «nouveau roman» ou de l'«écriture»: l'abolition de la «fiction», et de l'opposition sur laquelle elle repose, entre existence «fictive» et existence «réelle». A ce dualisme «ontologique» se substitue un rapport entre la définition et la non-définition du discours, entre l'identification d'un réfèrent déterminé et le refus de toute illusion référentielle; ce rapport est représenté par l'ambiguïté du pronom indéfini «quelqu'un» («aliquis» ou «quidam»). L'alternative entre la définition et la non-définition n'est pas tranchée de manière exclusive par le «nouveau roman»: elle y est plutôt réalisée comme sous forme de dosage - qui va du plus au moins de définition (d'illusion référentielle) - et ce roman de Pinget joue sur tous les tons dont l'ultime est celui de la «parole», celle qui fait du Texte-fermé un Texte-ouvert, cette «parole» actualisatrice de la Langue du Texte étant constituée par la lecture d'un «quidam» lecteur.

Christine Beuermann

Umeâ

Bibliographie

Beckett, S. (1953): Vlnnommable, éd. de Minuit.

Blanchot, M. (1955): VEspace Littéraire, Gallimard, coll. Idées.

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Hoek, L.(1972): «Description d'un archoute», suivi d'une Discussion, Nouveau Romani
hier, aujourd'hui, T. 1., coll. 10/18, pp. 289-307.

Micha, R. (1963 février): «Une forme ouverte de langage», les Temps Modernes, pp.
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Pinget, R. (1959): Le Fiston, éd. de Minuit.

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