Revue Romane, Bind 11 (1976) 1

Communication et structures textuelles dans les Tristes d'Ovide

par

Huguette Fugier

0.1. Depuis que les linguistes, discernant le caractère très particulier de ces «parties du discours» que les grammaires nomment «pronoms personnels», ont montré que le «je», le «tu» et le «il» occupent, en toute langue où ils apparaissent, des positions respectives telles que l'ensemble en forme un système de discoursl ; depuis qu'à ces problèmes de l'énoncé, les faits d'énonciation dans leur formulation récente sont venus apporter une formulation nouvelle2: depuis lors, plusieurs chercheurs ont commencé àse demander si la disposition relative des personnes d'énoncé et celle des personnes dénonciation dans un texte donné ne formaient pas une structure par laquelle le texte se constituait en tant que tel. Parmi d'autres, M. Butor, R. Jakobson, G. Genette, J. Kristeva ont analysé en ce sens divers textes littéraires3.

0.2. Certains genres, ou certains styles, se prêtent mieux que d'autres à une telle étude. C'est le cas des «poésies d'exil», comme en produit encore par exemple le Liban de langue arabe. Car l'exil, en bouleversant la situation de communication vécue jusqu'alors, amène le poète à redéfinir celle-ci, non sans l'expliciter littéralement: il force le «je» à correspondre avec tel proche resté au pays, c'est-à-dire à interpeller un «tu» en quêtant quelques nouvellesde



1: L'exposé fondamental reste celui de E. Benveniste, Structure des relations de personne dans le verbe, in Problèmes de Linguistique générale, Paris, 1966, p. 225-236 (écrit en 1946).

2: Voir en particulier l'ensemble d'études composant le fascicule 17 = mars 1970 de Langages (dir. T. Todorov).

3: M. Butor, Vusage des pronoms personnels dans le roman, Les temps modernes, 1961, p. 936-948, notamment au § V, Les déplacements de personnes; R. Jakobson, Questions de poétique, Paris, 1973, p. 444-462: La structure grammaticale du poème de B. Brecht «Wir sind sie»; G. Genette, Figures 111, Paris, 1972, p. 225-267: J. Kristeva, La révolution du langage poétique, Paris, 1974, p. 315-335: Instances du discours et altération du sujet.

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vellesdetierces personnes («ils»); il rompt l'ancien groupe des «nous» et
en forme d'autres au gré des solidarités nouvelles; il contraint à pousser
l'analyse d'un «moi» s'éprouvant parfois comme séparé de lui-même ...

0.3. Les textes littéraires latins ne conviennent ni plus, ni moins que d'autres àce type de déchiffrement4. La poésie d'exil, non codifiée à Rome en genre explicite, s'y cherche néanmoinss. Ovide apporte la contribution principale, avec l'ensemble des Tristes et des Pontiques6. Toutefois, ces deux œuvres formant des systèmes distincts - dont le second prolonge mais transforme aussi le premier - les Tristes seuls nous suffiront pour aujourd'hui.

Nous nous proposons donc de chercher si, dans les Tristes, le système des
relations interpersonnelles crée une structure de texte7.

1. Les Structures primaires de la Communication : Schéma Distributionnel

- La première tâche, indispensable et simple, consiste à disposer en tableau
toutes les possibilités de relations interpersonnelles qui existent théoriquement:
ce sera 1.1.

- Il faudra voir ensuite lesquelles des 27 positions systématiques ainsi dénombréessont



4: E. Evrard a fait une première tentative pour fonder la construction d'un texte sur le système «je/tu/il»: Properce, 1,6, Les études classiques, t. XLII/1 = 1974, p. 39-49.

5: Cf. Y. Bouynot, La poésie d'Ovide dans les œuvres de l'exil, thèse dactylographiée, Paris, 1957; E. J. Kenney, Ovids Exildichtung, dans Ovid, hrsgg. von M. von Albrecht-E. Zinn, Darmstadt, 1968, p. 513-535 (II: la poésie d'exil se cherche un genre et des précédents).

6: Pour rappel de quelques faits et dates: P. Ouidius Naso, déjà suspect à Auguste pour avoir écrit YArs amatoria, - traité de Y Art d'aimer qui contrariait la restauration morale entreprise par cet empereur - fut condamné à la relégation en 8 p.C, à la suite d'une faute dont nous ignorons la nature. Il dut dès lors résider à Tomes sur les rives de la Mer Noire (aujourd'hui Constanza, Roumanie) et y mourut en 17 ou 18 sans avoir obtenu son rappel. Il y composa les Tristia entre 8 et 12, en cinq livres successifs publiés à Rome; les quatre livres des Epistulae ex Ponto s'échelonnent de 13 à 16.

7: Les Tristes sont cités dans l'édition (et, le cas échéant, la traduction) de J. André, Paris, Belles-Lettres, 1968. Le présent travail a été conçu et réalisé dans le séminaire de Linguistique latine de Strasbourg, dont les membres v ont contribué activement. Je remercie en particulier M. J. M. Corbin, à qui reviennent l'idée initiale de choisir les Tristes comme texte de travail, la disposition du schéma en 3.1.3., et plusieurs suggestions ou critiques pertinentes.

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nombréessontoccupées en fait par des énoncés appartenant aux Tristes: ce
sera 1.2.

- Mais la question, complémentaire, de savoir si tous les textes effectifs trouvent place dans le tableau pourra inviter à juger enfin si ce schéma distributionnel, certes relativement utile par les résultats produits en 1.2., est en définitive suffisant; sinon, quelle autre sorte d'enquête se trouve requise en supplément: ce sera 1.3.

1.1. Tableau théorique

Les colonnes seront définies par les trois questions qui cernent l'acte de communication verbale «qui parle? à qui? de qui?»B. Les lignes seront définies par les trois personnes qui forment en latin, comme dans la presque totalité des langues décrites, les cadres du système personnel : ego, tu, Me9. De ces deux sortes de données résultent 27 possibilités combinatoires, numérotées de 1 à 27 sur la droite du tableau.

Cependant, les lignes où, pour le lecteur procédant de gauche à droite, deux Ule se rencontrent successivement, exigent une analyse plus poussée. Car dans un seul et même acte de communication, le «je» reste constant; de même le «tu»; mais non point le «il», puisque «je» («tu») peut parler à «il» d'un autre «il», ou un «il» parler à «je» («tu») d'un «il» autre que lui-même. Chaque fois qu'une telle succession se produit, nous appelons donc:

ille<i: un «il» qui est identique à celui mentionné avant lui sur la même ligne
ille\\ un «il» qui diffère de celui-ci.

Enfin, la succession de trois Ule sur la ligne 27 nous contraint à nommer en
outre :

///<?!': un «il» qui diffère àla fois du Meo et du ille\ mentionnés avant lui
ille\": un «il» qui diffère à la fois du Meo, du Mei et du Me\ mentionnés. .

Voici donc l'ensemble:



8: Ce sont les trois questions servant à identifier respectivement le locuteur, l'allocutaire et le délocuteur. V. entre autres T. Todorov, Problèmes de renonciation, dans Langages, n° 17 = mars 1970, p. 3-11, au § IV.

9: Ule pouvant être remplacé, ici et dans toute la suite, par is, hic, iste, c'est-à-dire par tout «pronom de la 3e personne» usuel en latin.

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TOTAL: 37 cas, regroupés sur 27 positions systématiques.


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TOTAL: 37 cas, regroupés sur 27 positions systématiques.

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1.2. Les textes effectifs: type de communication et genre littéraire dans les Tristes

1.2.1. Une lecture attentive des Tristes permet certes d'en classer tous les énoncés constituants en 27 catégories (ou, par une analyse plus fine des Ule, en 37), suivant la réponse que chacun donne aux trois questions «qui parle? à qui? de qui?». Mais à qui procède ainsi, il apparaît vite:

- que le remplissage des lignes, ou plutôt des groupes de lignes, se révèle quantitativement
très irrégulier : 1-2-3 et 19 ->• 27 restant presque vides, tandis que
4-5-6 est surchargé;

- que les textes qui échoient respectivement à tel groupe de lignes ne sont pas tous des énoncés dans un seul et même sens de ce terme: car ce sont des poèmes proprement épistolaires, toujours dans leur entier, qui figurent en 4-5-6, tandis que 7-8-9 n'inscrit que des textes-récits, inclus ou non dans un cadre d'interlocution, et 10 -> 18 que des textes-réponses reçus et mentionnés à ce titre par le poète.

Cet échec de la classification mécanique montre que les divers groupes de lignes, loin de ressembler à des casiers faits d'un matériau neutre, propres à recevoir tout contenu qu'on voudrait y verser, représentent au contraire autant de situations de communication différenciées, dont chacune rend possible, et admet, tel type d'énoncé à l'exclusion de tel autre. Si nous voulons donc que l'opération de classement soit un facteur d'intelligibilité, il nous faut qualifier chaque groupe de lignes, en même temps que nous le remplissons par les énoncés qualitativement correspondants.

Lignes 4-5-6. Le poète, locuteur (ego), adresse un message à un correspondant
resté à Rome (tu)10; il y parle:

soit de lui-même (ego) — ligne 4
soit de la personne interpellée (tu) = 1.5
soit d'une tierce personne (Me) — 1.6.

Ce schéma, définissant la situation épistolaire fondamentale, sert de cadre
aux poèmes-lettres, qui forment la plus grande partie des Tristes. C'est
pourquoi se rangent ici, en quantité aussi massive, des poèmes entiers.



10: Sur les correspondants habituels d'Ovide, v. L. P. Wilkinson, Ovid recalled, Cambridge, 1955, p. 290-294; J. André, Introduction à l'éd. des Tristes, Belles-Lettres, p. XXXII.

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Exemple de type 4: 111, 3.

ego = Ovide parle à tu — sa femme Fabia, de ego:
ma santé (v. 3-12)
ma mort prochaine (v. 37-47 et 59-76)
ma renommée littéraire posthume (v. 77-80).

Exemple de type 5 : I, 6.

ego = Ovide parle à tu = sa femme Fabia, de tu:
ton courage à défendre notre patrimoine (v. 7-16)
la renommée que tu mérites (v. 17-22)
tes bienfaits à mon égard (v. 29)
ta gloire posthume grâce à mes vers (v. 35-36).

Exemple de type 6 : I, 2.

ego = Ovide parle à uos = les dieux (v. 1 et 59) puis les vents (v. 91: deux tu
successifs), de Ule — tour à tour César (v. 4), la colère des flots (v. 14 sq.)>
sa femme (v. 36-44), César (v. 61), etc.

Exemple de type mixte 4-5-6: I, 5.

ego — Ovide parle à tu = l'ami fidèle (non nommé),
de tu: tes bienfaits (v. 2-16) = 1.5
de ego: mes malheurs, plus lourds que ceux d'Ulysse (v. 45-84) = 1.4
de ille: César (v. 38-40; 62; 75; 84) = 1.6.

Autres exemples - presque tous mixtes: I, 7; I, 8; I, 9; 111, 4; 111, 5; 111, 6;
111, 11; 111, 14; IV, 4; IV, 5; IV, 9; V, 2, b; V, 3; V, 6; V, 7; V, 8; V, 9;
V, 11;V, 13; V, 14.

Lignes 7-8-9. Que «je» s'adresse à «il» postule un effacement du «tu»,
destinataire normal de l'allocution. Le cas se produit, par exemple:
- Au cours d'un intermède narratif, lui-même inclus dans le cadre d'un
dialogue «je»-«tu». Par exemple, Enée retraçant la chute de Troie chez
Virgile (Enéide, livres 11—III) :

. cadre du récit: je vais te raconter, reine, comment Troie... (11,3-13)
. épisode inclus: «il me sembla que je /'appelais (se. Hector) et lui disais ces
paroles de douleur» (11,280, trad. A. Bellessort).

- Hors de tout cadre «je»-«tu» explicite au niveau de l'énoncé, dans les
œuvres consistant en un récit à la première personne. Ainsi les Métamorphosesd'Apulée,
narration autobiographique conduite par un ego = Lucius,

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sans destinataire (autre que le lecteur: le tibi de 1,1, 1, sans identité définie): «j'adresse cette prière à la toute-puissante déesse» (c.à.d. à «elle»: XI, I, 4, trad. P. Vallette). Les rares pièces autobiographiques, sans destinataire explicite,figurant dans les Tristes, contiennent ainsi quelques passages assignablesaux lignes 7-8-9:1, 3, 41 (Hacprece adoraui super os ego : ego parle à UH de ego = 1.7; et de Ule «César» = 1. 9 II); I, 4, 25-26 {ego parle à //// «les dieux de la mer» de Ule «César» =1.9 II).

Lignes 10 -> 18. Un «tu» locuteur suppose nécessairement quelque acte de communication antérieur, c'est-à-dire quelque message lancé par «je» à «tu», dont l'énoncé «tu»->«je» constitue la réponse. Toutes les lignes 10 à 18 se situent ainsi sur le trajet-retour de l'interlocution. S'y placeront, dans les Tristes, les textes donnés par Ovide comme émanant de son épouse Fabia ou d'un ami (qu'ils aient été produits avant le départ pour l'exil ou transmis par lettre). Par exemple V, 12, 1-2 et 43-44 (tu me parles de moi) = 1.10; V, 11, 1-2 (tu me parles de lui, se. l'envieux) = 1.12. Cette situation de «parole en retour », forcément exceptionnelle, explique que ces lignes restent aussi peu garnies qu'étaient remplies les lignes 4-5-6 du trajet «je»-^«tu»11.

1.2.2. Toutes les séries énumérées jusqu'à présent peuvent bien être qualifiées collectivement de «textes de dialogue»: aucune n'exclut une relation d'interlocution, où le «je» soit partie, et trouve «à qui parler». Mais cette masse centrale est cernée de part et d'autre par deux zones de non-dialogue:

zone de la relation «je parle à je» = 1. 1-2-3
zone de la relation «il parle à il» = 1. 25-26-27.

Lignes 1-2-3. Ego parle à ego: c'est un soliloque. Le soliloque, dont la tentation s'aggrave dans les Pontiquesl2, caractérise au moins dans les Tristes un texte comme 111, 3, 17-20 (Te loquor absentem ... sic me dicunt aliena locutum | Vt foret amenti nomen in ore tuum) =1.2.



11: Les lignes 13-14-15 en particulier («tu» parle à «tu») correspondent à une situation de soliloque chez l'interlocuteur, quine saurait guère trouver d'écho dans un texte ayant nécessairement pour auteur un EGO. Un certain effet de censure vient aggraver cette improbabilité: manifestement, ce EGO = Ovide supporte mal l'idée que Fabia puisse «couler des jours heureux .. . sans (lui)» (111,3, 25-28).

12: Cf. Pont, IV, 4, 10-11 : Ovide arpente le rivage en «ruminant son destin» (fortunae . . . meminisse meae) - cette description, il est vrai, servant de fond à une apparition consolante.

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Lignes 19-» 27. Un «il» locuteur caractérise la narration impersonnelle; aussi les lignes 19 à 24, dans ce recueil principalement épistolaire, restent-elles déjà presque videsl3. Mais le comble de l'impersonnalité est atteint en 25-26-27, lorsque la relation «il parle à il de il» instaure une parole circulaire où le «je» ne trouve plus à s'insérer. C'est d'une telle exclusion que souffre précisément Ovide. Relégué loin du monde romain sans pouvoir ni vouloir s'intégrer àla culture scythel4, il se sent coincé entre deux systèmes de communication également fermés, et, seul au milieu, sombre dans le silence :

- D'un côté, les Gètes parlent entre eux de ego, sans qu'il soit donné à
celui-ci d'entendre ou de comprendre {Meque palam de me tuto male saepe
loquuntur: V, 10, 39) = 1. 25 I; ils vivent installés dans leur propre système
linguistique, et, dans leur idiome, traitent de leurs affaires {Exercent illi sociae
commercia linguae ... Barbaras hic ego sutn: V, 10, 35 et 37) —1.271.
- De l'autre, à Rome, le cercle amical des poètes se reconstitue, sans qu'Ovide
ne puisse rien, sinon souhaiter que leur entretien ne se referme pas, dans
l'oubli du compagnon absent (V, 3, 47-52) = 1. 27 I.

Bien plus, la perte de communication qui caractérise massivement les zones 1-2-3 et 25-26-27, n'épargne pas tout à fait non plus la «zone de dialogue» placée au centre de l'œuvre. Certes, la parole de l'exilé reçoit quelque réponse: cinq pièces au moins mentionnent un courrier reçu du correspondantromain (IV, 7; V, 7, 5 et 26; V, 11; V, 12; V, 13), et des propos d'interlocuteurs se laissent en outre discerner plus d'une fois, incorporés dans le texte: à ce point qu'on rangerait volontiers les Tristes, selon une classification inspirée de J. Roussetls, parmi les œuvres épistolaires telles que les réponses, non explicitement données, font partie néanmoins de l'acte de communication dont les lettres existantes sont la partie visiblel6. Seulement, plus graves que ces messages dont nous ne possédons pas (fortuitement)la réponse, sont les messages auxquels il n'y a pas de réponse.



13: Cependant, en I, 3, 23-24 et 77: mes amis me parlaient de moi-même = 1.19.

14: C'est du moins l'affirmation fréquente d'Ovide (ainsi 111, 3, 53 et 61-64) - mais quine l'empêche pas de noter parallèlement ses progrès d'acculturation (ainsi V, 12, 58; cf. infra, 3.2.4, c).

15: J. Rousset, Forme et signification. Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, 5e tirage, 1970, p. 65-103: Une forme littéraire: le roman par lettres.

16: Ovide avait éprouvé jadis en écrivant les Héroïdes les diverses possibilités offertes par les variations sur les lettres: puisque quinze epistulae isolées y sont accompagnées de trois couples epistula-ïèponsQ. Cf. W. Kraus, Die Briefpaare in Ovids Heroiden, dans Ovid, hrsgg. von M. von Albrecht-E. Zinn, p. 269-294.

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C'est le cas du permanent appel à César répercuté de poème en poème, et du
permanent silence que cet appel rencontre. Toute l'œuvre, en réalité, est
construite autour de ce silence:

- Au centre des Tristes, le silence de César ;

- Autour, pour le forcer, une zone de dialogue: échange épistolaire avec les proches pour diminuer le sentiment d'exil, quêter l'information et les convaincre d'arracher à César, par leurs interventions, le mot de pardon tant attendu;

- Mais autour de ce dialogue, le cernant et l'étouffant, une autre zone de
silence, formée par les deux non-dialogues que sont respectivement la relation
«je^je» et la relation «ils->ils».

Si nous voulons schématiser :


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N.B. Une analyse stylistique de détail confirmerait cette construction. On
montrerait sans peine :

- Que la parole émise par César est toujours au passé (par exemple I, 2, 93:
Noluit hoc Caesar);

- Que la parole adressée aux proches comporte la plus forte proportion
d'impératifs, de subjonctifs d'ordre ou de souhait et la plus grande variété
de temps;

- Que la zone périphérique de non-dialogue se formule de préférence à
l'indicatif présentl7.


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17: Exemple d'une telle analyse portant sur les temps et modes verbaux: N. Kress, Réalité du souvenir et vérité du discours. Etude de renonciation dans un texte des Confessions, dans «Fonctionnements textuels» = Littérature n° 10, mai 1973, p. 20-30.

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Mais il suffit ainsi. Plutôt que développer sans risque les résultats déjà
obtenus, mieux vaut maintenant les critiquer, pour se donner une chance de
les dépasser.

1.3. Insuffisance du schéma distributionnel

L'établissement d'un schéma distributionnel a permis d'apprécier la répartition quantitative des textes effectifs, et, à partir de là, de trouver à cet indice chiffrable une signification qui va au-delà du quantitatif. A ce titre, il n'a pas été inutile si au bout de ce chemin nous avons pu tenter de définir, sinon le «genre» - au sens de «genre littéraire formel» - dont relèveraient les Tristes, du moins le propos ou la conception d'ensemble qui rendent compte de l'œuvre dans son organisation générale et la distinguent d'autres genres poétiques.

Mais ce schéma, s'il sert, ne suffit pas pour autant. Car il existe dans les Tristes certaines positions personnelles qui n'y trouvent pas leur place. Passe encore qu'il soit incomplet, en ce sens qu'il n'inclut pas, notamment, les pluriels «nous, vous, ils » : seule la rareté des textes effectifs, et non point une quelconque difficulté théorique, nous a dissuadée d'élargir pour eux les cadres du tableau. Mais le vrai problème réside dans les cas où respectivement:

- la véritable valeur personnelle d'un uos ne s'apprécie qu'en fonction du nos
employé en d'autres énoncés antérieurs;

- la véritable valeur personnelle d'un ego ne s'apprécie qu'en fonction d'un
autre ego, référentiellement distinct;

- la véritable valeur personnelle d'un Ule ne s'apprécie qu'en fonction du
tu auquel il équivaut.

Chaque fois, la valeur réelle du pronom s'établit, par une sorte d'opération d'équivalence, à partir d'un autre pronom, de sorte que le terme considéré en dit plus que sa propre littéralité. Sans un examen plus attentif de ce qu'on pourrait appeler ces pronoms par figure, le système des communications interpersonnelles dans les Tristes ne saurait être exhaustivement décrit.

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2. Figures

Reprenons successivement les trois cas signalés:

2.1. Vos = nos moins ego

Uamicitia poétique est pour Ovide une forme essentielle de sociabilité. Maints poèmes évoquent l'échange des propos lettrés, ainsi que la lecture mutuelle des œuvres, dont tient lieu, en cas de séparation, le commerce épistolaire (cf. V, 13, 27-30). Cette relation s'exprime grammaticalement par le couple réciproque ego <-> tu, ainsi en 111, 7, 23-26 (à la poétesse Perilla), et surtout par le nos explicite et appuyé, qui manque rarement en pareil contexte, cf. 111, 6, 1 et 5-6 (le couple formé par nos l'emporte aux yeux de l'opinion publique sur les individus distincts ego, tu) ou V, 13, 27 (Ie personne du pluriel). Cependant, Ovide, que l'éloignement risque de réduire à un ego solitaire, n'évoque pas sans malaise le groupe amical reformé sans lui : vu de Rome, c'est un nos encore, cf. I, 7, 10 («Quam procul a nobis Naso sodalis abest! ») ; mais vu de Tomes, c'est un uos, c'est-à-dire l'ancien « nous » amputé de ego (cf. V, 3, 58: ínter uos nomen habete meum; et en 111, 7, 45, l'association de uos à patria et domus, c'est-à-dire aux communautés perdues).

Dès lors, la question habituellement posée quand il s'agit de «vous» — «vous» inclusif (= toi + toi) ou exclusif (= toi -f lui)? n'est pas pertinente ici. Vos, dans un tel cas, n'est ni plus ni moins que «nos, moins ego». Voilà une valeur de pronom qui résulte du rapprochement avec d'autres pronoms, par une sorte d'opération soustractive, et qui, de ce fait, ne serait pas exprimée adéquatement par la simple mention du mot uos portée sur quelque ligne que ce soit d'aucun schéma distributionnel.

2.2. Ego liber ~ ego Naso

L'expérience de l'exil est pour Ovide celle du déchirement, au sens littéral
de ce terme: Diuidor haud aliter quam si membra mea relinquam (I, 3, 73)18,



18: Sur les descriptions littéraires dont le thème du départ avait fourni matière à Ovide dès avant l'exil, v. H. Rahn, Ovids elegische Epistel, dans Ovid, hrsgg. von M. von Albrecht-E. Zinn, p. 476-501, au §: Darstellung des Abschieds in der elegischen Episte!. Sur le regret de Y Urbs et la critique du voyage chez Cicerón, à titre de comparaison, v. L. P. Wilkinson, Ovid recalled, p. 341 ; sur le recours au commerce épistolaire pour établir la communication entre les lieux, ibid., p. 336. Le sentiment d'inadéquation de soi à soi provoqué par un départ forcé s'exprime d'ailleurs en termes temporels aussi bien que spatiaux, comme en témoigne la formule plusieurs fois reprise non sum ego qui fuer am (111, 11, 25. . .). Marguerite Yourcenar prête une expression moderne particulièrement heureuse à la difficulté pour un Romain d'accepter l'expatriation : «J'aimais fréquenter les barbares...» note son Hadrien, séjournant lui aussi aux bouches du Danube. «Etre seul, sans biens, sans prestiges, sans aucun des bénéfices d'une culture, s'exposer au milieu d'hommes neufs et parmi des hasards vierges...» Mais, poursuit le futur prince (pourtant, tellement plus curieux de l'homme étranger que notre Ovide!), «je me serais bien vite recréé tout ce à quoi j'aurais renoncé. Bien plus, je n'aurais été partout qu'un Romain absent. Une sorte de cordon ombilical me rattachait à la Ville» (Mémoires cf Hadrien, en Livre de poche, p. 71-75).

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et d'autant que le sentiment du moi semble très lié chez lui à la perception de l'espace, cette division de soi à soi conduit au constat d'une volonté contradictoire:je demeure ici, mais sans pouvoir cesser d'être à Rome. Pour satisfaire cette exigence paradoxale de sa sensibilité, le poète délègue à l'ltalie, pour ainsi dire, des parties ou des symboles de lui-même: son urne funéraire (111, 3, 65-66) et son ombre (V, 7, 24) après la mort imaginée par avance; son nom (V, 3, 58), dont il aime répéter que la relégation ne l'atteint pas (111, 4, 45-46)19; telle epistula expédiée vers YVrbs; mais surtout chacun des libri qui, émissaires successifs, formeront à la fin le recueil des Tristes2o. Le liber est-il proprement une part déléguée de la personne? Oui, si l'on considère que par son arrivée à Rome, (moi aussi, son auteur) «j'y pénétrerai au moins du pied qui m'est permis» (I, 1, 16) - malgré l'évidence du contraireavouée en I, 1, 58 et V, 4, 3. Du liber au poète, le lien est de propriété (dominus) ou de filiation (nati, stirps, progenies j pater,parens)2l. Mais quant aux expériences qu'il est donné au libellus de faire en cours de route, elles ne rejoignent que partiellement celles d'Ovide : s'il trouve les mêmes amitiés ou inimitiés que son «père», il lui est réservé de parcourir Rome, et, lorsqu'il s'y trouve chassé des bibliothèques publiques, d'éprouver le sentiment paradoxald'exil dans la patrie22; tandis qu'en revanche, il ne saurait expérimenter la rigueur du séjour en Scythie, puisque son rôle est d'en partir sitôt né.

Cette coïncidence imparfaite crée une situation de communication originaie.De



19: Cependant la Fama a accompagné son maître en exil, selon Pont. 1,5, 84 (Famaque cum domino fugit ab Urbe suo).

20: Sur le thème du liber missus, chez Ovide et aussi chez Horace, v. le début de l'article cité de H. Rahn, Ovids elegische Epistel.

21: Dominus en 111, 1, 14; 111, 14, 10; pater en I, 1, 115; 111, 1, 66; 111, 14, II; parens en 111, 1, 57; auctor en 111, 1, 73-74; nati en 111, 1, 73-74; 111, 14, 12 et 17; stirps, progenies en 111, 14, 14. Sur le rapport d'Ovide au liber, v. J. M. Frécaut, L'esprit et l'humour chez Ovide, Paris, 1972, p. ?11, n. 40

22: Cf. 111, 1,67-68. Tout ce poème 111, 1, reprend d'ailleurs en les inversant les thèmes de I, 1 : la situation y est vue et formulée par le liber après l'avoir été par Ovide.

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naie.Defait, ego «liber» ne fonctionne pas dans l'ensemble pronominal exactement comme ego «Naso»23. De l'un à l'autre diffèrent notamment: - La sélection des destinataires. Le liber s'adresse aux amis, au lecteur, à César, dans les mêmes termes et les mêmes circonstances que le fait Ovide parlant en son propre nom; mais il n'interpelle jamais Fabia24.

- Les conditions du dialogue «je-tu». Incapable de division intérieure2s, le liber ne s'adresse jamais à lui-même en termes de « tu » (au contraire d'Ovide : tibi en IV, 3, 15). D'autre part, s'il parle d'Ovide, à une tierce personne, comme d'un «il» (111, 1, 5-8; V, 4, 15 5q.)26, il ne répond jamais au tu, liber du poète (I, 1, 1) par un tu, Naso symétrique - rompant ainsi la réciprocité «je <-> tu » qui règle normalement le dialogue.

Ce ego «liber» offre donc encore un cas où les particularités de fonctionnement - ce qui revient à dire : la valeur - du pronom ne s'interprètent bien que par rapport à un autre ego à réfèrent distinct, c'est-à-dire n'apparaissent que si l'on mesure le décalage par lequel ce ego se démarque constamment de l'autre. Un tel état de choses, non plus, ne relève pas d'une simple analyse distributionnelle.

2.3. Ille ~ tu

Ce serait l'objet d'une énumération infinie que de relever tous les passages mentionnant l'empereur à la troisième personne (depuis le ipso iudice de I, 2, 64, jusqu'aux énoncés plus développés de IV, 4, i 1—16; 45-50; 88; etc.). A coup sûr, tant de discours louangeurs tenus sur Auguste ou Tibère le sont en fait pour lui. La lettre aux amis, semi-publique et répandue par leurs soins dans le public romain, sert à faire savoir au prince ce qu'on ne peut ou n'ose lui écrire sans ce détour27. Ce glissement de «tu» à «il» n'est d'ailleurs



23: Naso est le cognomen par lequel Ovide se désigne lui-même, cf. par exemple en V, 1,35.

24: Sans doute pour la raison qu'il ne correspond pas à la part de la personnalité d'Ovide accessible aux sentiments privés. Ovide ne parle généralement pas à sa femme en tant qu'auteur, de sa production littéraire.

25: Parce que, produit par l'éclatement du «moi», il n'est pas lui-même à son tour susceptible d'un nouvel éclatement.

26: Notamment en V, 4, 49-50, pour adresser à un ami la prière que le poète n'ose formuler lui-même (Quod Me | . . . non rogat, ipsa - se. epistula - rogo): ce qui montre la réalité de la disjonction entre Vepistula et son auteur.

27: Seuls le livre II (formant une seule et unique pièce) et le poème V, 2, b, prennent la forme d'une adresse directe à César. Sur le rôle de ces deux pièces dans la structure d'ensemble des Tristes, v. infra 3, 1( «type 3»).

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qu'un des procédés qui visent à atteindre l'empereur en évitant le face-à-face.
D'autres seraient, par exemple :

- Dissimuler le nom propre «César» en le rétrogradant, syntaxiquement, jusqu'à la position subordonnée qui est celle du génitif adjoint dans le syntagme nominal: ira Caesaris, plutôt que Caesar iratus (111, 11, 17, 18, 62, 72).

- Qualifier au lieu de nommer: deus (IV, 5, 20), numen (V, 4, 17) plutôt que
Caesar.

- Attribuer un nom littéralement inexact, mais propre à exhausser le statut
de la personne désignée : lupiter (V, 2 b, 2).

- Evoquer par paraphrase plutôt que nommer directement: qui mersit Stygia
aqua (IV, 5, 22). Etc...

Sans doute aucun, Ule (se. Caesar) est donc la forme voilée de tu Caesar, Mais c'est dire qu'on ne saisit pas mieux ce Ule sans le tu dont il résulte par décalage, que, plus haut, ego «liber » sans ego «Naso » ou uos sans nos. Certes, dans chacun des trois cas, la relation d'un terme à l'autre diffère par le processus logique et rhétorique qu'elle met en œuvre. Mais tous trois ont ceci de commun que, pour rendre intelligible le pronom dont il s'agit, on ne peut s'abstenir d'exposer la situation référentielle au sein de laquelle l'auteur produit son énoncé : c'est la situation culturelle de la classe lettrée à l'époque d'Auguste qui crée les cénacles poétiques, et le sentiment du nos qu'y puise Ovide (cas 1); c'est la situation psychologique de l'exilé qui, séparant Ovide d'avec lui-même, lui suggère d'envoyer à Rome ce ego délégué qu'est le liber (cas 2); c'est la situation politique du relégué qui rend problématique et angoissante toute interpellation directe de l'empereur-juge (cas 3). Cet état de choses ne doit pas être regretté. Dire que certaines relations interpronominales obligent à prendre en compte, au-delà des techniques distributionnelles, des faits supplémentaires et intéressants révélés par la situation, c'est simplement tirer les conséquences de cette donnée évidente que toute communication entre des personnes est un fait de situation.

Mais le cas 3 suggère quelque chose de plus, qui va nous obliger à dépasser de nouveau ce résultat. Au-delà du destinataire particulier et explicite de chaque poème, César apparaît comme le destinataire général de l'œuvre dans son ensemble; symétriquement, Ovide en tant qu'auteur du texte doit être pris pour le destinateur général. Mais voici qu'avec cette remarque, on passe du niveau de l'énoncé à celui de renonciation, et que la prise en charge du groupe complexe des deàtinateuri>/destinataires nous invite à découvrir des niveaux hiérarchiques dans la construction du texte. Il nous reste donc, pour finir, à nous occuper de ces architectures textuelles.

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3. Architectures

3.1. Le texte posé

3.1.1. Définitions et objet du travail. Par le seul fait d'identifier César comme
destinataire général de l'œuvre, et Ovide, auteur de renonciation, comme
destinateur général, nous avons établi que le texte (le texte tel qu'il nous est
donné - que nous appellerons texte effectif ou «texte posé») répondait:
- Non pas seulement au schéma, utilisé jusqu'à présent (en particulier au § 1),
quine met enjeu que l'auteur, le récepteur et l'objet de l'énoncé:

X parle à Y de Z

- mais à un schéma plus complet, où l'auteur de renonciation, c'est-à-dire
l'auteur de l'énoncé global, et le récepteur de l'énoncé global encadrent pour
ainsi dire l'énoncé :

(A énonce:) «X parle à Y de Z» (à l'intention de B).

Pour donner à la formule un contenu plus concret, précisons que : 1) A, auteur de renonciation, est à ce titre toujours un «je ». Dans notre cas, ce «je » a pour réfèrent Ovide, énonciateur des Tristes. Nous symboliserons ce sujet de renonciation par EGO, en lettres capitales.

2) L'auteur de l'énoncé peut être «je», «tu» ou «il», suivant les trois possibilités indiquées à la première colonne du tableau (§ 1,1). Pour simplifier, dans toute la suite de cet exposé nous travaillerons sur les cas où cet auteur de l'énoncé est «je »; et nous le symboliserons par ego, en lettres minuscules. 3) Le récepteur de l'énoncé peut être «je», «tu» ou «il», suivant les trois possibilités indiquées à la deuxième colonne du tableau (§ 1.1.). Pour simplifier, dans toute la suite de cet exposé nous travaillerons sur les cas où ce récepteur de l'énoncé est «tu»; et nous le symboliserons par tu, en lettres minuscules.

4) L'objet de l'énoncé ne joue pas, de loin, dans le processus de communication, un rôle aussi important que l'auteur ou le récepteur. Sorte de neutre, son caractère explicite/implicite ou sa qualité n'empêche en aucun cas la communication de se définir comme ce qui se passe entre le destinateur de l'énoncé et son destinataire. Aussi pouvons-nous l'omettre.

5) B, le récepteur de l'énoncé global, est, à ce titre, toujours un «tu». Dans les Tristes, ce «tu» renvoie à César; mais aussi au public des lecteurs, qui accueille les libri et assure au poète sa gloire tant actuelle que posthume. Nous symboliserons, en lettres capitales, par TUi le public, et par TU2 César.

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La formule étant donc ainsi arrêtée :

(EGO énonce:) «ego parle à tu» (à l'intention de TUi et/ou TU2),

nous voudrions montrer que les variations dont elh est susceptible fournissent aux Tristes le principe de leur construction textuelle. Voici comment : Les quatre termes EGO-ego-tu-TU peuvent entretenir entre eux plusieurs relations différentes, dont chacune définit une variante originale de la formule - en l'occurrence, on en distinguera cinq, rassemblées en trois groupes. Chaque variante sous-tend un certain nombre de textes effectifs, ainsi ordonnés en cinq types spécifiques: et les Tristes comme œuvre globale sont constitués par la combinaison des cinq types.

Les groupes sont définis par le destinataire de l'énoncé global: TUi, TU2,
ou TLVTU2. Voici les variantes de la formule qui leur correspondent
respectivement :

3.1.2. Variations de la formule EGO-ego-tu-TU, et types de textes correspondants.

Io GROUPE : AVEC TUi. La formule est ici telle que le ego sujet de l'énoncé
= Naso y coïncide référentiellement avec EGO = Ovide; ego s'y adresse à
un tu qui peut être:

a) Soit un tu ayant pour réfèrent une personne individuelle, par exemple Fabia ou un ami. En tel cas, ce tu est une partie du public des lecteurs, TUi, auquel l'œuvre s'adresse au-delà du tu particulier, sans avoir besoin de le mentionner formellement. Le EGO n'y est pas explicite, c'est-à-dire qu'Ovide ne s'y exprime pas en tant qu'auteur du texte. Si une présentation formalisée peut rendre quelque service, proposons celle-ci2B :

Type 1 :


DIVL1602

(3) Soit un tu collectif, «le lecteur». Alors tu se confond avec TUi, et EGO
s'y exprime explicitement en tant qu'auteur du texte. Présentation formalisée :

Type 2:


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A partir de cette dernière formule, deux variations s'observent encore, dont l'une concerne ego quand celui-ci a pour réfèrent non plus Naso mais le liber, et dont l'autre concerne tu quand celui-ci a pour réfèrent non plus lector mais le liber (au-delà duquel ego interpelle le public TUi); dans les



28: Dans les formules ci-dessous, les parenthèses signifient que le terme inclus ne figure pas sous forme explicite dans les textes effectifs correspondants.

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deux cas, EGO s'y exprime sous forme explicite. Présentation formalisée:
Type 2': ego «liber» = EGO parle à tu = TUi

Type 2":


DIVL1612

Observons maintenant à quels endroits des Tristes apparaît chaque type: - Le type 1, très abondamment représenté, s'épand pour ainsi dire «en nappe», dans chacun des cinq livres à chaque place possible (début, milieu, fin de livre);

- Les types 2, 2' et 2" occupent au contraire sélectivement le début et la fin
de chaque livre.

En schéma29:


DIVL1671

Le vide du livre 11, qui frappe d'abord l'attention, va se trouver comblé grâce
au type 3.

2° GROUPE: AVEC TU2. La formule est ici telle qu'EGO n'y est pas explicite, c'est-à-dire qu'Ovide ne s'y exprime pas en tant qu'auteur du texte; mais le ego «Naso», sujet de l'énoncé, coïncide référentiellement avec EGO; ego s'y adresse à un tu ayant pour réfèrent César; puisque l'empereur est aussi, de toute évidence, destinataire de l'énoncé global, tu coïncide donc avec TU2. Présentation formalisée:

Type 3:


DIVL1625

Ce type n'apparaît qu'en deux points bien précis des Tristes: d'une part le livre 11, unique longue épître à César, d'autre part le poème V, 2 b. Rapportonsces deux points sur le schéma précédent: le livre II destiné à TU2 suit le livre I destiné dans son ensemble à TUi, comme, au sein du livre V,


DIVL1671


29: Un seul exemplaire du type 2' (V, 4) occupe une position intérieure - trace d'un remaniement dans la mise en ordre des pièces en vue de la publication? 111, 14 est adressé à Hygin: le caractère un peu particulier du destinataire ne contrarie pas le rattachement de la pièce au type 2 - au contraire, puisque cet écrivain bibliothécaire résume pour ainsi dire en sa personne le milieu des lettrés romains.

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le poème 2 & destiné à TU2 suit le poème 1 destiné à TUi. Cette symétrie
fonctionnelle éclaire l'ordonnance générale de l'œuvre:

3° GROUPE: Le CONFLIT ENTRE TUi ET TU2. Le trait commun aux
types de ce groupe est l'occultation de TU.

a) La formule est ici telle que EGO n'y est pas explicite, c'est-à-dire qu'Ovide ne s'y exprime pas en tant qu'auteur du texte; mais le ego «Naso», sujet de l'énoncé, coïncide référentiellement avec EGO ; ego s'y adresse à un tu ayant pour réfèrent un correspondant quelconque (ami ...), mais il lui parle de César, lequel est le véritable destinataire final, TU2 (implicite) du poème. Présentation formalisée :

Type 4:


DIVL1634

P) Se différencie de a par le fait que tu manque: 0 - le destinataire final étant TUi (implicite). Par une variation supplémentaire, tantôt ego «Naso» figure comme d'habitude, tantôt ego manque lui aussi. Présentation formalisée

Type 5:


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Type 5' : 0 (mais de toutes façons EGO) parle à 0 (mais de toute façon à
TUi).

Les textes de ce groupe reflètent l'incertitude qu'éprouve EGO sur l'identité du destinataire TU. Certes, un destinataire n'exclut pas l'autre, et chaque poème vise à la fois l'individu désigné comme correspondant particulier (Fabia, Messalla ... ), le public (du seul fait que l'œuvre est publiée) et César (sous les yeux de qui EGO espère bien que son texte parviendra)3o. II ne s'en pose pas moins une question de priorité entre TUi et TU2. A première vue on pourrait penser que TU2 est bien le véritable destinataire final, en ce sens


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30: Cf. en ce sens L. P. Wilkinson, Ovid recalled, p. 323.

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que le poète prend ses lecteurs pour des médiateurs, dont il espère évidemmentque par une rumeur flatteuse ils achemineront son message jusqu'au prince. Cependant, l'occultation de César dans le type 4, c'est-à-dire le fait (déjà décrit au § 2.3) que, faute d'oser interpeller Auguste, Ovide le traite comme un «il» et lui préfère à titre d'interlocuteur n'importe quel autre correspondant, ce fait jette un doute sur la possibilité d'atteindre l'empereur comme TU2. Quant à l'étendue de ce doute, elle est révélée presque physiquementpar la répartition locale des pièces de type 4: disposées «en nappe» au long des livres I-111-IV-V, celles-ci occupent en extension tout l'espace des Tristes. En revanche, dans les pièces de type 5 (IV, 6; IV, 8; V, 10) et 5' (111, 9), l'absence totale de destinataire au niveau de l'énoncé donne à croire qu'EGO peut fort bien n'écrire pour personne3l. Pourtant, en ce cas, le fait de la publication atteste à lui seul qu'il existe au moins un destinataire minimal: le public, TUi. Ces pièces sans tu remplissent donc une fonction précise : montrer que TUi est le destinataire suffisant, et le seul qui soit dans tous les cas indispensable au poète. Plusieurs pièces développent d'ailleurs en termes explicites ce qui se trouve ainsi inscrit, par le seul jeu des relations entre les différents types, dans la structure même du texte : en particulier ce poème 111, 732 où Ovide dénie à César tout droit sur son génie poétique et laisse entendre, significativement, que sa relation d'auteur avec le public lui appartient et lui suffit33. Une fois au moins par livre dans 111, IV, et V, une pièce de type 5 ou 5' vient ainsi rappeler la primauté de TUi. Cette dispositionsous forme de points successifs semés de livre en livre s'oppose à la disposition «en nappe» qui caractérise le type 4.

Un tel rapport entre disposition «en nappe» et disposition ponctuelle
ordonnait déjà entre eux, rappelons-le, les types 1 et 2 (ce dernier, lui-même



31: Exemple de type 5, les pièces où Ovide (ego) s'explique, en soliloque apparent, sur le sentiment du temps éprouvé en exil (IV, 6; V, 10), sur l'impression de vieillissement ressenti (IV, 8) ... L'exemple de 5' le plus clair est le poème 111, 9, relatant, à la façon d'une notice erudite, les origines légendaires de Tomes. La mise en rapport de telles pièces rigoureusement objectives sans tu ni ego, à titre de type s', avec le type 4, a l'avantage d'intégrer solidement celles-ci dans l'ensemble de l'œuvre - l'alternance des poèmes subjectifs (dits par un «je») et objectifs cessant, de ce fait, de créer un disparate.

32: Dont l'importance a déjà été remarquée, en dernier lieu par R. Schilling, Ovide et sa muse ou les leçons d'un exil, Revue des Etudes latines, t.L = 1972, p. 205-211.

33: Le vers 54 achève cette pièce en rappelant le pouvoir immortalisant de la poésie. Dans le même sens, voir l'épitaphe composée par Ovide pour lui-même (111, 3, 73-76), selon le commentaire de N. Herescu, Le sens de Vépitaphe ovidienne, dans Ovidiana. Recherches sur Ovide, pubi, par N. Herescu, Paris, 1958, p. 420-442.

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lié à3 par accotement) 34. Et les Tristes dans leur ensemble sont faits de la
combinaison des deux dispositifs représentés respectivement par les types
4-5 et 1-2-3.

Situé au centre matériel de l'oeuvre, le poème 111, 7, en même temps qu'il explicite le rapport entre TU2 et TUi - c'est-à-dire entre les types 4 et 5 — donne aussi la réplique aux types 2 (lui-même corrélatif à 1) et 3. En effet, équidistant des zones où 2 et 3 s'associent en une étroite liaison mutuelle3s, à cette déclaration qui s'élève de part et d'autre «j'écris pour le public et pour César », le poème 111, 7 répond « mais César ne saurait interdire que la relation essentielle soit pour moi celle d'auteur à public ».

Ainsi, à la question qu'il se pose à lui-même: «pour qui est-ce que j'écris ? à qui puis-je parler?» l'auteur donne divers éléments de réponse; chaque élément se formule en un type de poème, défini par une variante de la relation EGO-egí^ta-TU; et l'ordonnance de ces types autour du pivot 111, 7 constitue la structure générale du texte. Le schéma suivant en donnera une représentation visuelle :

3.1.3. Schéma général d'organisation des Tristes


DIVL1675

La situation ainsi décrite n'est d'ailleurs nullement arrêtée. Dès les Tristes
se dessine une certaine tendance d'Ovide, qui s'accentuera dans les Pontiques,


DIVL1675


34: Comme on l'a vu supra, dans le schéma terminant l'étude du «2e groupe».

35: Pour rappel: ces zones sont respectivement l'ensemble des livres I—11, et l'ensemble des deux pièces V, 1-V, 2, b (cf. supra, «2e groupe»).

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à se tourner vers le public local de langue gète pour tenir lieu du public romain inaccessible, et à s'adresser au proche roi thrace Cotys, faute de pouvoir forcer l'audience d'Auguste et de Tibère: c'est-à-dire une tendance à remplacer le destinataire TUi par un concurrent, TU3, et le destinataire TU2 par un concurrent, TU4. Cependant, ce mouvement tourne court dans les Tristes, et les adresses à TU3 et TU4 restent des discours absents. Une telle situation de parole retenue éveille l'idée que les Tristes sont faits, aussi bien que des propos effectifs constituant le «texte posé», des propos absents et néanmoins postulés: c'est-à-dire que le «texte posé» s'appuie constamment sur des «textes supposés», pour former avec eux le texte total.

3.2. Les textes supposés

Plusieurs sortes de textes absents contribuent, chacun de manière spécifique,
à constituer le texte total :

3.2.1. Textes rapportés, textes impliqués. Des messages émanant d'autrui
trouvent mention dans les Tristes:

- Soit qu'Ovide en rapporte le contenu : informations, conseils ou questions véhiculés par les lettres des correspondants (V, 11, 1-2; V, 12, 1; V, 7, 5 et 26); nouvelles romaines apportées par les nautae en escale à Tomes (111, 12, 33-34);

- Soit qu'il en signale l'existence tout en déplorant de n'avoir pas accès au contenu: hypothèses sur des lettres perdues (V, 13, 15-16); regrets quant à l'insuffisance des renseignements fournis, lors du triomphe des Caesares, par une fama bien appauvrie lorsqu'elle vient expirer à Tomes (IV, 2, 18);

- Soit que, interpellant tel ami ou ennemi sur le ton de la réplique, il nous
laisse deviner quelque communication antérieure (au surnommé «Ibis»:
V, 8, 3-4).

Mais ce ne sont encore là, en fait d'«absents», que des textes existants,
incorporés à l'état de trace dans le texte posé.

3.2.2. Contextes. Condamné pour une faute précise, mais depuis longtemps suspect aux yeux d'Auguste comme auteur des Amores et de VArs amatoria, Ovide assure que son activité de poète erotique appartient au passé (I, 9, 61 ; 11, 545-546). Pourtant, les livres censurés sont présents dans les Tristes: mais c'est justement en tant que cette œuvre issue du malheur se démarque constamment de l'ancienne. Les Tristes se font contre YArs amatoria, et leur statut d'antitexte ressort, par exemple, des termes par lesquels Ovide désigne

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et qualifie sa femme. Proclamée dimidiapars (se. uiri: I, 2, 44) et associée au même destin (V, 5, 15-26), elle est pourtant traitée, plutôt qu'en objet d'un amour électif et sensible, en épouse de chevalier romain, étrangère à tout plaisir de vivre dont elle jouirait sans lui (111, 3, 25-28); et si quelqu'un la nomme domina, un contexte explicite fait de ce terme un titre de matrone «maîtresse de la maison» (111,3,23), par allusion contrastive au domina «maîtresse» (en un autre sens) tant employé jadis.

Les Tristes portent ainsi inscrite dans leur substance la réalité d'un texte
qui leur est extérieur36.

3.2.3. Textes suggérés. Partie intégrante des Tristes aussi, ces textes que l'expression littérale ne contient pas mais invite le destinataire à construire. César est particulièrement sollicité à cet égard s'il est vrai que, selon certains commentateurs, la lettre au roi thrace Cotys est une façon d'éveiller chez le prince romain une réflexion d'amour-propre inquiet («Ma sévérité - peutêtre excessive ? - ne pousse-t-elle pas finalement ce pauvre Naso à changer d'allégeance?»)37; ou s'il est vrai que, selon d'autres, la lecture devant l'assemblée gète d'un poème à la gloire d'Auguste appelle une mention de gratitude (« Ce loyal Naso trouve ainsi moyen, au bout du monde, de servir ma gloire ... »)38.

3.2.4. Textes exclus. Enfin s'ouvre la longue série des propos quine peuvent
être tenus, et se définissent ainsi par rapport au texte posé comme des
énoncés exclus. Ce sont:

a) Les paroles attendues d'autrui, toujours espérées et toujours retardées:
- la supplique de Fabia à César, indéfiniment remise par sa timidité (V, 2,
33-38);



36: A propos des modernes, J. Kristeva a montré dans le même sens comment le texte de Lautréamont résultait de celui de Pascal, par une série de «transformations d'opposition»: La révolution du langage poétique, p. 344-358.

37: La lettre à Cotys constitue la pièce 11, 9 des Pontiques. Selon B. Otis dans sa 2e édition de Ovid as an epic poet, Cambridge, 1970, Ovide aurait éprouvé dès les Métamorphoses quelque ressentiment contre Auguste (v.p. VII-X). Dans les œuvres d'exil, en tout cas, R. Marache voit les signes d'une amertume agressive envers l'empereur quila condamné, cf. La révolte d'Ovide exilé contre Auguste, dans Ovidiana. Recherches sur Ovide, p. 412-419.

38: Lecture signalée dans Pont. IV, 13, 17-38. La soumission respectueuse utilisée comme un moyen de pression à rencontre d'Auguste: W. Marg, Zur Behandlung des Augustus in den Tristien Ovids, dans Atti del convegno internazionale ovidiano, t. 11, Roma, 1959, p. 345-354.

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- le pardon de César, ordre de rappel ou du moins de transfert sous un ciel
moins rude - chaque saison plus improbable.

b) Les paroles qu'Ovide se retient d'énoncer, mais que le temps ou certaines
circonstances peuvent libérer un jour ou l'autre:

- le nom des correspondants -la peur de compromettre interdit de l'inscrire
dans les lettres pendant les premières années du séjour39;

- le nom réel du malveillant personnage nommé «Ibis » - outre qu'on ignore
ce qu'on dédaigne, la révélation du nomen véritable est réservée à titre de
représaille éventuelle (IV, 9) ;

- l'aveu sur la nature du crimen ayant entraîné la condamnation - dans les
Pontiques encore, il n'est considéré comme ni sûr, ni supportable à la
sensibilité du poète, de livrer le dernier mot sur la question4o.

c) Les œuvres irréalisables, c'est-à-dire celles qu'une cause durable, tenant
parfois au fond des choses, empêche Ovide de produire.

- C'est le cas d'abord des poèmes projetés, mais soumis à des conditions qui ne se trouvent pas remplies. Si Ovide rentrait d'exil, ses vers futurs allieraient le sérieux à la joie (V, 1, 41-46) - seulement, il ne rentre ni ne rentrera; faute de documentation et d'encouragement psychologique, l'entreprise de célébrer les triomphes de Tibère et Germanicus tourne court (Pont., 111, 4, 17-64; 11, 1, 63-66 et 11, 5, 27-30); la solitude avec ses effets linguistiques et psychiques tarit toute inspiration (111, 14; V, 12).

- C'est le cas surtout du poème sur les Gètes, qu'Ovide n'envisage que pour lui dénier toute possibilité d'être. Certes, il ne manque pas de décrire le pays et les hommes4l, apprend le gète42, et, en fait, ne refuse pas tout à fait de s'adapter43. Seulement, ce peuple ne constitue pas ce qu'on appelle à Rome un public littéraire (IV, 1, 67-68 et 89-94), et, surtout, il ne présente pas les conditions de dignitas requises pour fournir un sujet littéraire (111, 10,



39: Ovide s'explique plusieurs fois à ce sujet, par exemple dans IV, 4, 8-12 et IV, 5, 9-14.

40: Cf. Pont., I, 6, 21-22; 11, 2, 59-60.

41: Sur la valeur documentaire des Tristes et des Pontiques, v. S. Lambrino, Tomis, cité gréco-gète, chez Ovide, dans Ovidiana. Recherches sur Ovide, p. 379-390; E. Lozovan, Réalités pontiques et nécessités littéraires chez Ovide, dans Atti del convegno internazionale ovidiano, t. I, Roma, 1959, p. 355-370.

42: Le poème lu devant l'assemblée des Gètes était composé dans leur langue. Cf. D. Adamesteanu, Sopra il «geticum ¡ibellum», dans Ovidiana. Recherches sur Ovide, p. 391-395; E. Lozovan, Ovide et le bilinguisme, ibid., p. 396-403.

43: Sur sa «naturalisation gétique», mélange d'intérêt vrai pour le pays et de dépit, v. N. Herescu, Ovide, le Gétique, dans Atti del convegno internazionale ovidiano, t. I, p. 55-80.

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5-6: Bessi Getaeque \ Quam non ingenio nomina digna meol). Dans une littérature du sujet comme l'est celle des Latins, c'est là une objection rédhibitoire. En définitive, Ovide ne dépeint donc les Gètes (empiriquement) que pour annoncer qu'il n'en peut parler (littérairement).

Ainsi le poème sur les Gètes, dont seul est formulé dans les Tristes le statut
de parole in-dicible, représente-t-il presque symboliquement cette part du
texte posé, faite des énoncés absents44.

Si le texte posé nous est apparu, dans sa cohérence, avec l'évidence massive d'une construction sans vide, voici que tant de failles soudain aperçues ébranlent nos certitudes. Sans doute, l'ensemble de l'œuvre révèle une structure par définition complète et telle qu'elle se suffit à elle-même. Bien plus, le texte ainsi existant se célèbre lui-même, dans l'affirmation constante de la dignité que revêt l'activité poétique, libérante, consolatrice et pourvoyeuse d'immortalité (111, 7). Mais, par un paradoxe qui constitue l'originalité des Tristes, cette célébration est le fait d'un homme qui sent la parole lui échapper, qui le dit, et qui du silence dont il se voit menacé tire précisément son chant.

4. Conclusion

Une œuvre construite autour d'un silence: cette formule, que suggérait déjà l'analyse initiale, se justifie donc jusqu'au terme de notre étude. D'entrée de jeu (§ 1), la simple distribution des pronoms montrait que la part du dialogue dans les Tristes se réduisait à l'espace compris entre deux soliloques et un silence. Puis (§2), dans telles «figures», dans telles interversions ou tels décalages de pronoms, se révélèrent les ruses du langage pour «dire et ne pas dire» tout à la fois les rapports interpersonnels perturbés par la situation d'exil. Enfin (§ 3), le texte s'est construit sous nos yeux par le jeu combiné de deux destinataires; mais cette construction à son tour devait



44: Aux silences perçus par Ovide - que ceux-ci naissent, soit de l'attente vaine des messages d'autrui, soit de son propre renoncement à la parole - il ne serait pas illégitime d'ajouter ceux qui sont créés par le lecteur: c'est-à-dire tout ce que le public à chaque époque successive s'attend à lire dans le texte (suivant ce qu'il considère devoir être dit à un empereur ..., ou devoir être dit sur la fonction de l'écriture poétique, sur l'exil, sur les «barbares» ...) et qu'il n'y trouve pas. S'il est vrai que chaque lecteur mérite le nom d'actualisateur du texte, de tels silences, bien que créés par les attentes de sa propre oreille, n'en sont pas moins pour lui autant de textes exclus - faisant partie, à ce titre, de ce qui est pour lui le texte total.

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apparaître tout entière appuyée sur le non-texte, constitué par l'ensemble
des paroles impossibles.

Pas plus que la structure signifiante ainsi décrite n'était la seule qu'on pouvait mettre au jour, l'instrument utilisé - l'analyse des relations interpronominales - n'était le seul utilisable à cet effet. Il existe naturellement d'autres techniques que de distribuer une catégorie aussi particulière que les pronoms personnels, et de procéder à partir de là par avancées successives. Cependant, la comparaison des textes effectifs au tableau théorique fournit au moins pour le départ quelques faits précis; et le schéma de communication primitif, à mesure qu'on le prolonge et le dépasse, réussit à intégrer, d'une part des données qui tiennent à la situation où l'œuvre a été produite, d'autre part des questions de construction textuelle - sans lesquelles aucune lecture ne peut se donner pour suffisante.

Restons insatisfaits: un peu de recul, la critique du lecteur nous donneront sûrement quelques justes raisons de l'être. Mais persistons à espérer, comme nous le faisions par hypothèse au début de cet essai, qu'en matière d'analyse textuelle, «littéral» et «littéraire» ne s'opposent pas: puisque, dans un cas comme celui des Tristes, c'est une structure grammaticale (ici, le système des personnes) qui donne accès au texte tel qu'il se construit en tant qu'expression

Huguette Fugier

Strasbourg