Revue Romane, Bind 10 (1975) 2

André Martinet, Henriette Walter: Dictionnaire de la prononciation française dans son usage réel. France- Expansion, Paris 1973, 932 p. (Avec une Introduction p. 13-53.)

Isabelle Durousseau

Ole Kongsdal Jensen

Oluf M. Thorsen

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Voici enfin un dictionnaire de la prononciation française qui ne se contente pas de noter seulement la prononciation de son auteur, mais qui, basé sur une vaste enquête, présente les variations de prononciation qui touchent une grande partie du vocabulaire, même à l'intérieur de la norme choisie: celle des milieux cultivés de Paris.

La recherche des linguistes nous a montré depuis longtemps que l'unité de la prononciation française est une illusion. L'enquête menée par André Martinet en 1941 a prouvé pour la première fois que les «Français cultivés», non-méridionaux, prononcent beaucoup de mots de manière très variable (voir La prononciation du français contemporain, Paris, 1945) Or, ces variations n'ont été jusqu'ici mentionnées par aucun dictionnaire (y compris le Dictionnaire de la prononciation française de Léon Warnant), et ils donnent par là une image trop simplifiée de la réalité. Il était temps, donc, de remédier à ces manques.

En effet, Martinet avait déjà critiqué les dictionnaires de prononciation existants et exposé ses propres idées sur la manière de concevoir un tel ouvrage (voir Le français sans fard, PUF, 1969, p. 121-31). principes ont gouverné l'élaboration du dictionnaire de Martinet et Walter (abrégé ici MW). Il a été réalisé par une équipe d'une quarantaine de collaborateurs durant les années 1968-1973 selon le processus suivant:

Dans une pré-enquête, la prononciation des quelques 50.000 mots du Petit Robert a été comparée avec les indications données par 6 autres dictionnaires et par 4 manuels d'orthoépie. Ces autorités s'accordant sur une seule et même prononciation pour environ 4 mots sur 5, cette prononciation a été retenue comme définitive.

Quant aux quelque 10.000 mots a prononciationvariable, ils ont été soumis à une enquête (parmi les mots où les variationsne portaient que sur les suffixes on

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s'est néanmoins contenté de choisir quelquestermes) représentatifs: des phrases contenant ces mots ont été lues par 17 informateurs des deux sexes, appartenant à des milieux cultivés, et nés entre 1898 et 1943 - dont 7 avaient entre 20 et 40 ans, 7 entre 40 et 60 ans et 3 au-dessus de 60 ans -, informateurs caractérisés par leur mobilité géographique avec prédominancedu séjour à Paris, un des principesdes auteurs étant que «la prononciationfrançaise idéale nous paraît être celle qu'on ne pense pas à localiser, serait-ce dans la Capitale, celle, en un mot, qui passe inaperçue et qui, de ce fait, n'empêchepas l'auditeur de concentrer son attention sur ce qui fait l'objet du discours.»(MW p. 10). Les prononciations ont été enregistrées et transcrites à l'aide de l'Alphabet Phonétique International (API). Toutes les prononciations relevées chez les informateurs sont indiquées dans le dictionnaire, chacune suivie de lettres entre parenthèses permettant d'identifier les informateurs.

Afin de pouvoir simplifier la transcription d'abord très détaillée des prononciations enregistrées, tous ces détails ne pouvant, pour des raisons pratiques, rentrer dans le dictionnaire, il a été nécessaire d'établir le système phonologique de chaque informateur (à l'aide d'un questionnaire inspiré de celui utilisé par Martinet dans son enquête de 1941), ainsi que les traits généraux de la phonologie des informateurs. Ces traits individuels suivent dans les fiches signalétiques (p. 37-48) où chaque informateur est identifié par la même lettre qui figure après les prononciations indiquées dans le dictionnaire. Les fiches contiennent en outre des renseignements détaillés: date et lieu de naissance, séjours, renseignements sur les parents, profession, langues étrangères maîtrisées, études, intérêts, milieux fréquentés. Cela permet aux usagers du dictionnaire de choisir la prononciation des personnes qu'ils préfèrent fèrentimiter, p.ex. la prononciation des termes linguistiques par des linguistes. Nous donnons ci-dessous quelques exemples de la présentation des mots dans le dictionnaire (les mots soumis à l'enquête figurent en GRANDES CAPITALES GRASSES, les autres en minuscules grasses):

BRUYANT adj m

bryjâ (bcgjlnprvwxy)
brqijâ (adkmt)
bruyant, -ante adj -à(t), -àt

CERTAIN adj et pron m

sertè(n)
sertên (amyzmà) (acgjklmpwx)
serten (amyzmâ) (Jbdjnrvy)
certaine adj et pron f -en, -e : n

HÂTIF adj m

'atif (bgknrtvx)
'at- (acdlmpy)
atif (h>)
hat- (y)
hâtive adjf-iv

JEUNE nm

3011 (abcdgjlprtvwx)
3œn (dmny)
30e :n ik)

POT nm

po {a -> y)

potable adj pot-abl* (l'astérisque renvoit
à l'entrée -ABLE)

potache nm potaj

ZOO nm

zo (adjkmrwy) zu ibclnx) zoo (g-/v) zoo (p)

Dans les cas où le contexte a une influence sur la prononciation d'un mot, ce contexteest reproduit entre parenthèses. Le livre nous informe donc sur la prononciationdes «e muets», des consonnes finales

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comme dans 'plus', des consonnes de liaison,et nous éclaire également sur les changements des voyelles en cas de liaison(voir l'exemple 'certain' ci-dessus) et sur les mots à «h aspiré». La prononciationdes différents radicaux du même mot est notée dans le dictionnaire, et nous trouvons aux pages 49-53, dans un excellentAppendice grammatical, des chapitressur les désinences.

Après avoir utilisé MW pendant quelques
mois, nous avons trouvé certains
points critiquables, dont voici l'essentiel:

Martinet n'a jamais considéré le «e muet» comme un phonème (sauf devant h aspiré). Pour lui, tout phonème consonantique /C/ se réaliserait [Co] dans des conditions prévisibles, par exemple dans 'corde lisse' /kordlis/ où fdf se réalise [da] (p. 13-14). Nous avons remarqué avec plaisir que les auteurs le notent malgré tout là où il est constant, comme dans 'brebis' [brsbi], et le mettent entre parenthèses là où il est caduc, comme dans 'petite' [p(d)tit]. Mais nous ne sommes pas d'accord avec eux sur la raison qui les pousse à le noter: le désir de s'adressera un «public assez vaste» (p. 26). Pour nous, le «e muet» a un statut phonologique bien déterminé, car comment pourrait-on savoir autrement qu'on prononce 'cette pelouse' [setpaluz], et pas 'cette plage' *[s6tpala3]; que 'nous monterions' peut se prononcer [numôtsrjô], mais que 'nous montrions' ne peut pas se prononcer de la même façon; que l'on peut dire [kelaôt] pour 'quelle honte', mais jamais ""[kelaero] pour 'quel héros'.

Cela revient à dire que l'apparition du «e muet» n'est pas prévisible à partir des notations phonologiques de Martinet. Mais si l'on admet que le /a/ est présent dans la représentation phonologique de mots comme 'pelouse', 'monterions' et 'quelle', sa disparition devient alors prévisible d'après des règles soit obligatoires, soit facultatives.

Par contre, nous ne voyons pas l'intérêt de donner tant de détails sur la réalisation phonétique des «e muets» prononcés, à savoir dans combien de cas les informateurs l'ont prononcé comme [o], comme [œ] ou comme [s]. Ces détails occupent une place considérable. Il aurait été largement suffisant de signaler les variantes de ¡of dans l'lntroduction et dans les fiches signalétiques, en renvoyant à quelques exemples typiques notés dans le dictionnaire.

En revanche, il eût été plus utile de fournirdes détails sur la quantité des voyelles, surtout en syllabe finale fermée accentuée. On en trouve quelques indications dans l'lntroduction (p. 32-34). Dans les fiches signalétiques il y a parfois une informationcomme: «allongements nets devant /r, v, 3, z/» (p. 42), mais les auteurs ne sont pas conséquents, car pour la moitié environ des informateurs on cherche en vain des renseignements sur cet allongement,et il n'est pas noté dans le dictionnaire.Par contre, [e:] est noté dans les cas où il a été prononcé long, sans doute parce que dans /e/ la durée à elle seule peut être distinctive ('maître' /me:tr/ ~ 'mettre' /metr/). Pour cette voyelle, les auteurs ont même noté très souvent deux prononciations différentes devant les consonnesallongeantes, par exemple 'achève' [ajev, -s:v], ce qui nous semble être une précision mal expliquée, du fait que cette notation n'apparaît que pour /e/; par exemple dans 'alcôve', 'loge', 'maure', il n'y a aucune notation de longueur; sur l'opposition /e:/ —/e/ on est donc bien renseigné, mais à notre avis, la réalisation de [o¡, [0/ et /a/ comme brèves ou longues constitue un problème tout aussi intéressant,car tant qu'il y a une différence combinéede timbre et de durée entre des mots comme 'jeûne' [a:] ~ 'jeune' [œ], 'saute' [o:] ~ 'sotte' [o], 'pâte' [a:] ~ 'patte' [a], nous avons là un fait qui va à rencontre de la loi physiologique qui veut que la

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durée augmente avec l'abaissement de la langue ([œ] est universellement un peu plus long que [o], qui est à son tour un peu plus long que [y]). C'est-à-dire que pour expliquer la durée plus longue des ¡o¡, /0/, /a/ français, on est obligé de reconnaîtredes voyelles phonologiquement longues en français (ou bien, on peut parler, avec Roman Jakobson, de voyelles «tendues»). Mais si les distinctions /e:/ ~ /s/ et /a/ ~ /a/ disparaissent et que la différence de quantité entre ¡0] et /œ/ et entre /o/ et ¡0/ disparaisse aussi, le systèmedes voyelles françaises devient radicalementdifférent. Seule reste la différence de qualité vocalique; la quantité aura disparudu système, et la durée des voyelles devient explicable d'après des lois physiologiquesuniverselles (voir sur ce sujet l'article de Hans Basboll «The feature tenseness in the modem French vowel System»dans Annual Report of the Institute of Phonetics, Università of Copenhagen, vol. 8, 1974). Nous avons l'impression que cette évolution se fait actuellement en français. Pourtant le dictionnaire ne nous aide pas à la constater.

Sur l'opposition /o/ ~ /o/, MW nous dit (p. 32) que certains sujets ont encore, dans /o/, gardé une trace de la longueur historique, ce que n'indiquent pas les fiches signalétiques, sauf pour l'informatrice (n): «la différence n'est, en général, pas de durée; toutefois [bo:te] 'beauté' par opposition à [bote] 'botté' ». Nous remarquons que dans ces exemples la durée est notée dans une syllabe non finale, où normalement les différences de durée devraient être moins marquées que dans les syllabes finales fermées accentuées. Dans le dictionnaire, rien sur la longueur de /o/ (voir par ex. 'beauté' et 'saute').

Sur ¡0¡ ~ /œ/, pas un mot sur la longueur, ni dans l'lntroduction (p. 32), ni dans les fiches signalétiques, et dans le dictionnaire la longueur n'est notée que si ¡0¡ a été prononcé [ce:], notation qui a son intérêt d'ailleurs (voir l'exemple 'jeûne', cité plus haut).

Sur l'opposition /a/ -~ /a/, on lit à la page 32: «II n'est pas rare qu'encore aujourd'hui /a/ tende à être plus long que /a/ et que, dans certaines positions, la distinction de longueur soit plus caractéristique que celle de timbre. » Dans les fiches signalétiques il y a des renseignements sur les a de tous les informateurs. Chez (1) et (v), [a/ est souvent «réalisé comme [a:]»; chez d'autres, l'opposition est réalisée «sous forme de longueur», et c'est au lecteur de deviner le timbre. Par conséquent, lorsqu'on trouve dans le dictionnaire la notation [a], on ne sait pas s'il s'agit d'un [a], d'un [a:], ou d'un [a:], pour ne pas parler d'un timbre moyen (voir plus loin). En revanche, le livre abonde en notations comme [a'batardir] (n), pour illustrer la réalisation de /a/ sous forme d'accentuation chez cette informatrice.

Cela dit, le dictionnaire est une vraie mine d'or en ce qui concerne le timbre des voyelles. Pourtant, on peut s'étonner que les enquêteurs aient été capables de distinguer, pour des milliers de voyelles en syllabe non finale, entre [e] et [s], [o] et [o] etc. (pour le mot 'exhéréder' ils ont noté cinq combinaisons différentes de [e] et [e]). Dans l'lntroduction, les auteurs parlent d'un timbre moyen (p. 32), et, dans les fiches signalétiques, de la difficulté à percevoir la distinction entre /o/ et /o/ (p. 44 et 45). Nous croyons qu'il aurait été profitable de trouver dans ces cas un signe pour noter les timbres moyens : les auteurs ont bien employé le signe [5] pour noter une variante de ¡0/ intermédiaire entre [0] et [œ] (par ex. 'novice' [novis, no-, nœ-]).

Pour les semi-voyelles, le livre fourmille
de résultats intéressants, et nous n'avons
rien trouvé à critiquer.

Le traitement des consonnes concerne
surtout les règles orthoépiques (gèmination,consonnes

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tion,consonnesfinales, 'x' = /ks/ ou /gz/, etc.). Les auteurs ont noté beaucoup de détails montrant que la distinction /nj/ ~ /ji/ est en voie de disparition.

Pendant l'enquête, les assimilations consonantiques
ont été soigneusement notées:
'médecin' comme [medsè] et [metsè],
O
'anecdote' comme [anekdat] et [anegdot],
selon que l'assimilation a été partielle ou
totale. Dans la rédaction finale on a omis
les diacritiques, ce qui est presque toujours
une simplification justifiée, puisque,
à la page 33, on peut lire que pour les
groupes d'obstruantes (occlusives et fricatives)
l'assimilation est régressive; c'està-dire
que [medsè] doit être interprété
[medsè]. Mais si on applique cette règle
à des notations comme [JVo] 'chevaux',
[jve] 'chevet', [afve] 'achever', les /Jl/ deviennent
sonores, comme c'est certainement
le cas lorsqu'il y a une frontière de
mot, par ex. 'une tache verte' [taJVert]
(exemple qui ne figure pas dans le MW).
Mais quand on arrive aux variantes [ffe],
[affé], on soupçonne que l'assimilation
n'est pas régressive dans [Jve], etc. Voilà
donc un cas qui aurait dû être signalé dans
les transcriptions ou expliqué dans l'lntroduction.
Nous ne savons pas si /Jv/
appartenant au même mot est la seule
exception à la règle des obstruantes. Il
aurait été intéressant pour nous de savoir
si, derrière la notation [rasvwar] 'recevoir',
se cache un /s/ sonore ou sourd.

On peut souhaiter que les auteurs poursuivent leurs recherches sur le ¡d¡ et sur les liaisons, sujets qui n'ont pas été traités systématiquement: il reste encore un certain nombre de mots où la consonne de liaison n'est pas notée, et les renseignements sur des mots comme 'parce que', 'presque', 'puisque', 'quelque', sont difficiles à interpréter: comment faut-il les prononcer devant une pause? 11 serait égalemeui intéressant d'analyser des phrases comme «C'est le Yougoslave qui l'a dit», «Donne-moi le whisky»; car si on peut laisser tomber le /a/ de l'article, les deux substantifs ne sont pas des mots à h aspiré, comme le suggèrent les notations ['wiski], ['jugoslav], mais commencent par de simples phonèmes consonantiques.

Il est regrettable qu'une enquête plus vaste n'ait pu être entreprise (les auteurs regrettent eux-mêmes de n'avoir pu tenir compte des noms propres (p. 10)), et il nous semble tout à fait incompréhensible qu'on n'ait pu subventionner un projet aussi prestigieux pour la France et d'une telle utilité pour l'enseignement de la langue française à l'étranger. Nous espérons qu'il sera possible dans une nouvelle rédaction du dictionnaire d'incorporer un plus grand nombre d'informateurs, ainsi qu'une enquête sur la prononciation de milieux différents qui n'ont pas trouvé place ici (milieux populaires et provinciaux, éventuellement speakers de la radio et de la télévision, comme le propose Martinet dans «Le français sans fard» (p. 130-31)).

Mais, somme toute, ce dictionnaire est un énorme pas en avant pour tous ceux qui cherchent des informations sur la prononciation réelle du français contemporain, soit par simple curiosité, soit pour des raisons professionnelles (enseignants, chercheurs, ...); notre critique ne vise qu'à proposer de nouvelles informations qui augmenteraient l'utilité du dictionnaire. Citons parmi la richesse de points louables: les critères pour choisir les informateurs (une prononciation qui passe inaperçue, mobilité géographique), la description détaillée de l'élaboration du dictionnaire, les renseignements multiples sur les informateurs et sur leurs systèmes phonologiques, la possibilité d'identifier les prononciations de chaque informateur, et surtout la foule de variantes de prononciation indiquées pour les mots de l'enquête, ce qui attaque définitivement les préjugés sur la prononciation dite «correcte» (se référer aux exemples du

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dictionnaire donnés plus haut). Nous sommes reconnaissants envers l'équipe qui a rendu possible la publication d'un tel ouvrage, qui mérite, de par son originalité, d'être largement répandu. Nous en faisons un usage quotidien dans notre enseignement.

En attendant avec impatience la 2e
édition!

Copenhague