Revue Romane, Bind 10 (1975) 2

E. Spang-Hanssen

Ebbe Spang-Hanssen

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1. Vue d'ensemble. L'auteur s'est proposé comme bui de donner un sens plus précis à la notion de 'poésie baroque' en la fondant sur des critères linguistiques précis. Comme les images jouent un rôle primordial dans la poésie de cette époque, John Pedersen a choisi de s'attaquer précisément aux constructions syntaxiques utilisées dans les images. Traditionnellement, on s'intéresse, dans les images, surtout au rapport logique qui relie le terme qui fait image au terme qu'il remplace: si c'est un rapport de similarité, on dit avoir affaire à une métaphore, si c'est une relation de la partie au tout, on a une synecdoque, etc. John Pedersen, au contraire, s'occupe de la manifestation des deux termes: sont-ils exprimés tous les deux et quel est le rapport syntaxique qui les relie? Par ces critères, John Pedersen établit un système de classement qui lui sert à décrire les œuvres poétiques de Théophile de Viau, de Saint-Amant, de Tristan L'Hermite, et, de façon moins approfondie, la poésie de six autres poètes ayant vécu et produit entre 1550 et 1650.

Grâce à ce système de classement, l'auteur réussit, semble-t-il, à dégager une couche du langage qu'on peut appeler la technique rhétorique et qui est remarquablement uniforme chez les neuf poètes étudiés. L'application de cette grille aux œuvres baroques fait ressortir aussi, cela va de soi, certaines variations individuelles que John Pedersen commente chemin faisant; mais puisque ses critères relèvent d'une couche proche du niveau grammatical, où les particularités individuelles s'effacent, il est naturel que la méthode accentue surtout ce qui est commun aux écrivains d'une même époque.

La méthode de John Pedersen ne l'amène qu'incidemment à un examen serré de
l'intention poétique. La force et la faiblesse de ce livre, c'est d'être avant tout une

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étude behaviouriste du comportement linguistique d'un certain nombre d'écrivains. Comme chacun le sait, les divergences idéologiques n'empêchent pas l'uniformité des comportements réels, et il peut être intéressant de constater que si, par ailleurs, d'Aubignéet Voiture ne se ressemblent guère, ils ont, dans une très large mesure, les mêmes habitudes rhétorico-grammaticales.

La façon dont John Pedersen traite les visions de Théophile peut donner une idée précise des limites de sa méthode: les images sont classées, le nombre et la nature des exemples réunis dans chaque groupe donnent lieu à un commentaire, souvent très fin, mais le problème de la signification des images n'est pas vraiment posé, puisque John Pedersen ne s'interroge pas sur le rapport qui existe entre les images et les emblèmes qui, pourtant, sans nul doute, livrent la clef indispensable pour comprendre le sens d'un très grand nombre des descriptions poétiques de l'époque. A mon avis, il ne faut pas en faire grief à l'auteur. Ce ne sont que les études dépourvues de méthode qui prétendent tout embrasser. Telle quelle, la méthode de John Pedersen éclaire d'un jour nouveau les procédés poétiques du début du 17e siècle, et c'est assez pour faire de cette thèse un livre intéressant. Ce qu'on peut critiquer, ce sont les passages où l'auteur n'indique pas lui-même, de façon suffisante, les limites et les faiblesses internes de sa méthode.

2. La délimitation de l'époque baroque. Tous les historiens de la littérature qui acceptent d'utiliser le terme baroque semblent être d'accord pour l'appliquer à ces trois poètes: Théophile de Viau, Saint-Amant, Tristan L'Hermite. John Pedersen les place donc au centre de son étude pour mieux cerner le phénomène baroque. Il choisit deux groupes de contrôle, dont l'un emprunté au 16e siècle: Ronsard, d'Aubigné, Desportes, et l'autre au 17e: Malherbe, Voiture, La Fontaine. S'il y avait eu des différences frappantes au niveau étudié, il n'y aurait pas eu de problème; mais, précisément, les différences frappent moins que les ressemblances. John Pedersen en conclut que tous les poètes étudiés, peuPêtni a TêxcëptiorVUe Xa Fontaine, appartiennent a Fâge baroque, qui s'étend donc approximativement de 1550 à 1650. Or, pour tirer cette conclusion, il aurait fallu introduire de nouveaux groupes de contrôle situés en dehors de l'époque envisagée, sans quoi on ne peut être sûr que toute notre littérature ne soit baroque. Cela n'est pas seulement une question théorique; on peut dire, sans grand risque de se tromper, qu'on retrouve chez un Jean-Baptiste Rousseau toutes les caractéristiques de la poésie baroque énumérées par John Pedersen à la page 320.

3. L'évolution des images. Une des thèses les plus intéressantes du livre concerne l'intégration des images dans le texte poétique. John Pedersen trouve qu'au 16e siècle, les images ont un caractère plus indépendant, qu'elles vivent pour ainsi dire de leur propre vie, alors qu'au 17e siècle, les images perdent de leur valeur propre pour mieux se fondre dans le contexte. Il s'agit là évidemment d'une interprétation de certaines particularités grammaticales, mais qui s'appuie aussi sur l'histoire des idées (Michel Foucault) et qui mérite sûrement qu'on s'y arrête.

Pourtant, même si la thèse est correcte, elle ne justifie pas qu'on parle de cette évolution comme d'un progrès (p. 225). Le texte de John Pedersen peut faire croire que le mot d'ordre des poètes du 16e siècle «ut pictura poesis » voulait dire qu'il fallait dépeindre le réel. («Partout dans les images poétiques de Ronsard, le discours reflète le réel», p. 184). Ainsi, les poètes du 16e font un peu figure de primitifs en face des

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classiques, plus à l'aise dans l'abstrait. Or il faut reconnaître que, logiquement, les images sont particulièrement nécessaires aux poètes qui voient un monde différent de celui que tout le monde voit avec les yeux de la tête. Cela semble bien être le cas des poètes de cette période, cf. Rosemond Tuve: Elizabethan and Metaphysical Imagery (1947) et Graham Castor: Pléiade Poetics (1964). Il y a d'autant moins de raison de considérer cette évolution comme un progrès que «l'intégration poétique» du 17e siècle est due à l'emploi d'images fixes (fer, feu, flamme, etc.) et de métonymies qui sont des figures de tout repos n'offraat aucun rapprochement nouveau. La question n'est pas sans importance puisque la tradition classique, qui exerce encore une influence certaine sur les esprits modernes, décrit la mort de la poésie française au 17e comme un progrès. Il aurait donc été souhaitable que John Pedersen, qui, lui-même, ne peut être dupe de l'illusion classique, prenne plus énergiquement ses distances par rapport à cette tradition.

4. Les trois profils. Les deux thèses que nous venons de discuter, concernant l'une la délimitation d'une époque et l'autre la direction prise par l'évolution poétique d'une époque, constituent un apport intéressant a l'histoire de la littérature. En outre, le livre de John Pedersen offre un instrument de travail précieux à qui veut étudier les trois poètes qu'on a si mal dénommés libertins: Théophile, Saint-Amant et Tristan. Même si le lecteur est surtout frappé par ce qui leur est commun, la grille de John Pedersen fait ressortir aussi bien des traits qui servent à définir le caractère particulier de chacun des trois univers poétiques.

Il me semble toutefois que John Pedersen va un peu trop vite en besogne lorsqu'il définit le style de Théophile par le terme de 'réalisme passionné', celui de Saint-Amant par l'expression 'réalisme concret' et enfin celui de Tristan comme étant idéaliste. John Pedersen était parti pour faire une description solide fondée sur des faits précis. Et admettons que les faits linguistiques soient précis. Est-ce que cela lui permet de passer directement de la grammaire aux idées, sans examen approfondi de l'idéologie de l'époque? C'est par où pèchent souvent les représentants de l'école du «new criticism»: quand on en vient à l'interprétation, la connaissance précise et claire de certaines structures du texte ne dispense pas de l'examen de tout le champ nébuleux qui sépare ces structures textuelles de la signification.

5. La méthode de classement. John Pedersen n'attache que peu d'importance à la différence qu'il y a entre une métaphore et une métonymie. Ce qui compte, c'est de savoir si le réfèrent est exprimé dans le contexte {Corinne est mon soleil) ou non {Mon soleil sourit); dans le dernier cas, la phrase ne nous dit pas à quoi se réfère 'mon soleil'. Dans le premier cas, les fonctions grammaticales des deux termes peuvent varier et permettent ainsi des subdivisions.

Ce que John Pedersen garde de la tradition, un peu malgré lui, c'est la théorie qui veut que la métaphore soit une substitution. A mon avis, il faudrait suivre jusqu'au bout les théoriciens modernes qui combattent la théorie de la substitution (I. A. Richards,Max Black, Shibles - en France surtout Meschonnic). Il n'y a pas de mot propre et donc pas de substitution. En tout cas. la vieille théorie est absurde dans le cas de la métaphore in praesentia, c'est-à-dire le type Corinne est mon soleil. Selon cette théorie, si 'mon soleil' est une métaphore, alors cette expression remplace par définition autre chose; cette autre chose est 'Corinne'. Tout cela revient à dire, si l'on prend la

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théorie au sérieux, que le sens de la phrase serait «Corinne est Corinne», ce qui n'est évidemment pas le cas. Il me semble que John Pedersen, malgré ses efforts pour moderniserla classification des images, n'est pas tout à fait parvenu à se dégager du bourbierde l'ancienne rhétorique.

6. Disons en guise de conclusion que le livre de John Pedersen est une tentative très énergique pour fournir des éléments d'appréciation précis et nouveaux au débat qui roule sur le baroque littéraire. 11 est normal qu'il n'ait pu traiter à fond les problèmes théoriques de toutes les disciplines qu'implique cette étude; dans certains chapitres, il faut se contenter de saluer l'intérêt de la tentative de renouvellement et la finesse du stylisticien; dans d'autres, comme par exemple le chapitre qui conclut sur le baroque littéraire, on suit avec plaisir et confiance l'exposé magistral.

Copenhague