Revue Romane, Bind 10 (1975) 2

Knud Togeby: Précis historique de grammaire française. Akademisk forlag, Copenhague 1974. 259 p.

Lars Lindvall

Ces dernières années, ont été publiés toute une série d'ouvrages linguistiques dont les auteurs, en adoptant des points de départ souvent assez divergents, ont retracé l'évolution de la langue française. Le très regretté romaniste danois Knud Togeby, professeur à l'Université de Copenhague, une contribution mportante cette étude historique du français. Signé le 20 novembre 1973, publié en 1974, son Précis historique de grammaire française paraît donc dix ans après la publication de la grammaire du français contemporain, Fransk grammatik (1965), ouvrage magistral que Knud Togeby a écrit en langue danoise pour un public danois mais qui s'est imposé très vite comme un instrument de travail indispensable dans toute la Scandinavie.

Dans la préface de Fransk grammatik, Togeby avait souligné la nécessité de ne jamais oublier la perspective historique, de ne pas perdre de vue le passé de la langue, la toile de fond sur laquelle se détachent beaucoup de particularités grammaticales du français. On sait combien le français littéraire est resté fortement mentinfluencé par les modèles grammaticaux et stylistiques que fournit l'usage classique des XVIIe-XVIIIe siècles; et, à son tour, le français classique a gardé de nombreuses traces qui remontent au français médiéval. En expliquant ses points de vue dans la préface de Fransk grammatik, Togeby avait dit ceci (en danois): «Premièrement, la langue littéraire peut prendre des formes si compliquées et recherchées que l'on ne retrouvera rien de semblable dans la langue parlée. Mais, deuxièmement, elle présente souvent des constructions qui, au fond, appartiennent à l'usage du XVIIIe siècle, ou peut-être môme à celui du moyen âge, car la langue littéraire du XVIIIe siècle constitue une tradition qui reste vivante dans le français littéraire d'aujourd'hui. Afin d'expliquer cet état de choses il y aura lieu, à plus d'un endroit de notre exposé, de retracer les conditions historiques des phénomènes grammaticaux. Ces explications sont nécessaires également pour la compréhension linguistique exacte des textes classiques» (p. VI).

Le dernier ouvrage de Knud Togeby, le Précis, est une introduction à l'étude historique de la grammaire française, un ouvrage «destiné à l'enseignement de l'ancien français et du moyen français dans les universités, ainsi qu'à l'explicationdes

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tiondesparticularités grammaticales des textes français classiques» {Avant-propos). On pourrait ajouter que, conformément aux idées et principes qui sous-tendaient déjà Fransk grammalik, le Précis sert aussi à élucider beaucoup de particularités du français classique et même moderne. S'il le juge utile, Togeby n'hésite pas à citer des exemples qui illustrent la survie d'une forme ou d'un emploi qui sollicitent une explication diachronique. P.ex. tant mieux et tant pis qui s'expliquent à partir de l'ancienne construction corrélative du comparatif (p. 78), à seule fin de remontanta l'ancien emploi de la forme pronominaleceli lie (p. 53). naguère et jadis reflétant l'ancien non-emploi de (//) {y) dans la formule 'il y a' (p. 109), les impératifsnégatifs {ne le dites pas !) conservantun ordre ancien des mots (p. 116), à son corps défendant rappelant l'emploi ancien de mon corps pour remplacer les pronoms personnels (p. 122), etc., etc. On reconnaîtra tout de suite l'intérêt de cette méthode qui est systématiquement suivie tout au long de l'ouvrage. Dans son Précis,Togeby ne s'occupe pas trop des théories - son livre est solidement fondé sur l'observation et la description de données concrètes et empiriques.

Le Précis est divisé en cinq parties: I, Aperçu historique (pp. 17-21) qui donne des informations de base sur la place qu'occupe le français à l'intérieur de la famille des langues romanes et sur la périodisation du français; 11, Phonétique (pp. 22-44); 111, Morphologie et syntaxe: 1. Noms (pp. 44-136), 2. Verbes (pp. 136-203), Particules (pp. 203-225), 4. Dérivation (pp. 225-226) et 5. Vocabulaire (pp. 227-229); IV, Dialectes anglo-normand et picard (pp. 230-234); V, Précis de l'ancienne littérature française (pp. 234-243). On voit que c'est la partie 111, consacrée à la morphologie et à la syntaxe, qui constitue la partie la plus importante de cet ouvrage. Notons que Togeby gebya incorporé la morphologie à la syntaxe; en cela il ne fait qu'appliquer les principes rédactionnels sous-jacents à Fransk grammatik où il écrivait à ce propos (en danois): «La disposition suit les parties du discours, mais sans qu'il y ait une séparation entre morphologie et syntaxe. Dans la description de chaque partie du discours sont traitées d'abord les formes et ensuite leurs emplois » (p. V). En principe, cette disposition vaut aussi pour le présent ouvrage.

Il va de soi que la phonétique est traitée de façon très sommaire mais dans un livre de synthèse où tout se tient certaines connaissances de phonétique sont évidemment indispensables pour la compréhension des alternances les plus frappantes à l'intérieur du système morphologique. De même, les quatre pages consacrées à la fragmentation dialectale du domaine français sont naturellement très condensées. Togeby se contente de signaler très brièvement quelques traits saillants et caractéristiques des deux dialectes indiqués. Le petit chapitre sur les dialectes est justifié car l'auteur se voit parfois obligé de discuter de phénomènes qui relèvent de la dialectologie - p.ex. au sujet des démonstratifs (p. 91) et des possessifs (p. 96).

La phonétique est engagée dans la morphologie de plusieurs façons. On connaîtl'importance que revêt le jeu des analogies un peu partout dans le système linguistique de l'ancien français. Les formationspar analogie alléguées par Togebysont par exemple celles-ci : // et il < *ïllï pour ille (pp. 44, 102), * isti et *îllï pour iste et ille (p. 90), tous influencés par qui, de + les > des avec perte de [1] sur le modèle de les, mes (p. 45), frons (fém.) -> front (mase.) sur le modèle de puni, muni (p. 51), <- dttns iciit, icil sur le modèle de iluec (p. 91), ni pour ne à partir de la forme élidée ri il (p. 205), chies devenantchez sur le modèle de lez < latus

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(p. 207). Ce sont là des formations analogiquesqui sont plus ou moins généralementacceptées. Et même si l'analogie est difficile à vérifier ou à prouver dans le cas particulier, il faut l'accepter comme un facteur essentiel de changement linguistique.On peut mesurer son importance réelle par l'analyse du langage enfantin contemporain. Il n'en est pas de même pour les conflits homonymiques auxquels Togeby a recours afin d'expliquer la disparitionde certains mots ou formes, par exemple à propos de nul: «Exception faite de l'expression nulle part, le mot nul est sorti de l'usage, probablement parce qu'il s'est confondu phonétiquement avec l'adjectif «m» (p. 85). De prétendus conflitsentre homonymes sont invoqués pour rendre compte du déclin de moult (confonduavec mou, p. 87), de maint {: moins, p. 87), quant (: quand, p. 89), sëd latin (: se 'si', p. 204), cum latin (: quomodo > con, p. 207), issi (: ici, p. 224), etc. Si les changements par analogie dans l'ancienne langue sont plus ou moins conjecturaux, il faut compter avec leur réalité; les conflitsentre^ homonymes, par contre^ n'existentle plus souvent qu'à l'état d'hypothèses.

L'auteur n'a pas visé à un examen exhaustif des systèmes morphologiques. Si nous prenons le cas des prépositions, !a liste qu'en offre Togeby (pp. 207-210) est plus limitée que celle que présente Rheinfelder par exemple (Altfranzosische Grammatik, 2. Teil, Formenlehre, 1967). Togeby commente les formes et les emplois des prépositions les plus usitées, en omettant p.ex. entre < întër, contre < contra, vers < versus, et les formes composées encontre, devers, envers. Il ne s'occupe pas non plus de: prôpë > pruef (apruef, enpruef), sëcùndum > seonjson, extra > estre (dans la phrase estre son gret), iùxtâ > jouxte/'joste, etc. (Cf. Rheinfelder pp. 316-346.)

Afin de donner une idée plus précise de la méthode descriptive et analytique que Togeby a appliquée à sa présentation des données grammaticales, nous regarderons de près comment est structuré et sous-divisé un de ses articles, celui consacré au pronom démonstratif ce (pp. 89-90).

L'auteur présente d'abord l'étymologie en signalant les vestiges du simple hoc (dans o et oïl, poruec, senuec, entruesqueet avuec, mots qui sont discutés aux articles appropriés). Sont mentionnéesensuite la forme collatérale iço (/analogique)et les variantes dialectales anglo-normande {ceo) et picarde {chou et che). En ce qui concerne la syntaxe, Togebyconstate que, par opposition au français moderne, ce a pu être le sujet neutre de n'importe quel verbe accessible à l'emploi impersonnel: ce meplest moût 'cela me plaît beaucoup', exemple tiré d'un des textes de prose si souvent utilisés {la Queste del Saint Graal). Au XVIIe siècle, au XXe dans le style littéraire, on connaîtra l'expression ce me semble et l'emploi de ce avec le verbe venir (exemple de la Fontaine^ sourc£^ouvent citée jîûur le XVIIe siècle); comme objet direct: Ce verroiz vos bien (Queste), emploi qui se maintient au XVIe mais seulement dans les incises: ce dit-il, et devant faire à l'infinitif ou au participe présent (exemple de Rabelais, une des sources dépouillées pour le XVIe siècle); ce m'a-t-il dit, en ce faisant sont relevés aussi pour le XVIIe siècle, attestés chez Molière, dont le corpusest parmi les plus exploités, et Balzac, le dernier cité après Haase; le style archaïquemoderne connaît toujours des syntagmes comme ce faisant, pour ce faire, etc. Employé après une préposition {parler de ce, attesté dans Queste), ce se retrouvera au XVIe (Rabelais, Du Bellay), au XVIIe comme un archaïsme du style juridique {de ce non content, relevé dans les Plaideurs de Racine) et, encore au XXe, dans la phrase figée sur ce. C'est à

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partir de l'emploi absolu avec un adverbe de lieu {tout ce devant) (Queste) que l'on pourra expliquer la locution sens dessus dessous du français moderne (<- c'en dessusdessous); finalement, on a l'emploi isolé, conservé jusqu'à nos jours dans et ce. (On étudiera à titre de comparaison § 204 de Fransk grammatik: «Foruden être kan ce bruges som übetonet subjekt i ce me semble ved siden af il me semble: Mais ici, il n'y a rien à voir, ce me semble ? (Farrère, Pron. § 179.) Det er gammeldags.Svarende til de personlige pronominersübundne former bruges ce kun / faste forbindelser med det relative pronomen:ce qui, ce à quoi [...], foran konjunktionenque: parce que, jusqu'à ce que etc., og i en raîkke udtryk bevaret fra asldre sprog: sur ce - pour ce faire - ce disant - ce dit-on - une règle toujours enseignéeet, malgré ce, démentie par la pratique quotidienne (Marcel Barrai) Pour trois cents noyés, les Français s'émeuvent, et ce, ajuste titre (Verdot 82).».

Impossible de faire ici des comparaisons détaillées entre le Précis de Togeby et d'autres introductions récentes à l'étude historique du français. (Pour le cas particulier de ce, cf. Price (1971) p. 127, Ménard (1973) pp. 33-34, Moignet (1973) pp. 150-152.) Disons seulement que Togeby laisse fort peu de lacunes dans le domaine de la syntaxe, sa présentation est claire et pédagogique, sa méthode est bonne et appliquée de façon systématique. Le lecteur ne pourra que profiter de ses commentaires, analyses et explications. On note aussi le soin avec lequel l'auteur a utilement éclairci les phrases et expressions anciennes par des traductions en français moderne.

En ce qui concerne les sources, on constate le rôle important que jouent les grande textes en prose du XIII*I siècle (Mort Artu et la Queste del Saint Graal - voir ci-dessus) et, on le sait, ces textes-là sont d'un intérêt capital pour nos connaissances naissancesde l'évolution du français. Tôt ou tard il faudra les soumettre à des traitements exhaustifs à tous les niveaux linguistiques. Pour ce qui est des XVIe et XVIIe siècles, il s'avère de nouveau que personne ne peut se passer ni de Gougenheim ni de Haase, indispensables tous les deux. Si j'ose exprimer ici une opinion personnelle à ce sujet, ce serait pour souligner l'intérêt que l'on aurait à étudier plus à fond le français des XVe-XVIe siècles: ce sont les siècles de transition dans l'histoire du français. Le Précis, par ses exemples savamment choisis et commentés, montre nettement comment l'usage ancien se prolonge jusque dans l'âge classique et, souvent, au-delà, jusque dans l'époque moderne. Tout le vaste mouvement évolutif des XVe-XVIe siècles devrait donner l'occasion de beaucoup de recherches.

Togeby n'a pas choisi de compléter son ouvrage d'une bibliographie. Une liste des ouvrages consultés et des textes dépouillés aurait facilité la lecture de ce Précis car l'auteur n'indique pas toujours nettement ses sources. En général, les exemples sont suivis d'un nom d'auteur et/ou d'un titre et le plus souvent, mais non pas toujours, d'un numéro de page, de vers ou de scène pour les pièces de théâtre. Togeby a pensé plus à l'étudiant avancé qu'à l'étudiant débutant (plus à l'étudiant danois qu'à l'étudiant suédois), à ceux qui savent déjà dans quelle ballade (de 'Villon' tout court) ils retrouveront le vers Et Jehanne, la bonne Lorraine, Qu'Englois brûlèrent a Rouan (p. 46). (L'exemple Ou sont Hz? (p. 103), destiné à illustrer l'emploi de Hz (ils) pour elles est localisé chez Villon, Ballade des dames du temps jadis.) Ce système de références risque de devenir déroutant; 'Eustache' (parfois 'Eust.') peut paraître énigmatique - s'agit-il d'EustacheDeschamps ? du texte appelé La Vie [de] Saint Eustache (en vers, CFMA n. 58) ou bien de La Vie de Saint Eustace (en

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prose, CFMA n. 60)? (C'est le dernier
texte qui est la source indiquée.)

Les exemples sont cités avec des contextes suffisants. Quelques citations auraient gagné à être présentées d'une façon plus complète. Togeby écrit (p. 48): «Au XVIIIe siècle, Voltaire s'y conforme (se. à la règle de Vaugelas qui recommande l'emploi de de) même pour le singulier: de mauvais pain (Zadig, Romans, Garnier p. 53).» Il y aura peut-être des lecteurs qui voudraient être tout à fait sûrs qu'il ne s'agit pas d'un complément prépositionnel. (Pour des exemples modernes avec de dans ce genre de syntagmes, voir Fransk grammatik, § 63; pour des phrases bibliques latines où le verbe se rapporte à l'action de boire ou de manger, voir Price p. 117.)

Sans avoir pu entreprendre, dans le cadre restreint de ce compte rendu, un examen détaillé de tout l'ouvrage dont Knud Togeby a enrichi la littérature sur l'histoire du français, nous concluons en disant que ce Précis est une très bonne introduction à l'étude historique du français et qu'il ne peut qu'inspirer des études encore plus approfondies dans les domaines de recherches philologiques que Knud Togeby avait fait siennes. C'est un ouvrage conçu et écrit par un grand savant et un excellent pédagogue - Knud Togeby fut éminemment l'un et l'autre.

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