Revue Romane, Bind 10 (1975) 2R.-L Wagner: L'ancien français. Coll. « Langue et langage », Larousse, Université 1974. 271 p.Lene Schøsler
Side 420
Le livre de M. Wagner se présente comme une étude globale de l'ancien français: y sont traités la phonétique historique (très sommairement, il est vrai), la morphologie, la syntaxe, le lexique; de plus, nous y trouvons des renvois aux conditions sociales et historiques. De nombreux exemples traduits viennent illustrer l'exposé. Le livre se compose des parties suivantes: «Avant-propos» (pp. 9-13). Ici W. parcourt brièvement la période de l'ancien français (de 836 au début du XIVe). Après avoir passé en revue les possibilités de méthodes de travail que permet une langue morte, W. s'arrête à l'étude purement synchronique de Lucien Foulet, telle qu'elle apparaît dans sa «Petite syntaxe» et, avant tout, dans l'appendice de l'ouvrage. «Rappel historique» (pp. 15-25). L'auteur pose - sans discussion - l'existence d'un «roman commun» ainsi que celle d'une seule langue d'oïl, dont la différenciation dialectale, assez tardivel, ne serait provoquée que par les transformations historiques et sociales (invasions germaniques, structures féodales). L'influence du substrat n'est pas étudiée. La diversité dialectale aurait été transcendée par «l'ancien français commun» créé par les clercs: langue conventionnelle, archaïque. Cette langue factice, la seule qui nous soit transmise, nous cacherait donc le vrai visage de l'ancien français, langue parlée. A la suite de ces constatations, W. trace, dans le chapitre I, (pp. 25-73}, «Ley limites d'une grammaire de l'ancien français». Nous avons ici une suite d'essais un peu décousus mais instructifs et fort intéressants, que rehaussent des discussions et de scrupuleuses références bibliographiques. Ils mettent en lumière les divers obstacles qui s'opposent à une analyse exhaustive de l'ancien français: 1) l'existence de plusieurs états successifs 2) le décalage entre la langue littéraire et la langue parlée (ce point est illustré par des études sur l'ordre des mots. Il faut avouer que l'analyse de W. marque parfoisun retour aux méthodes normatives: 1: Sur le problème de la genèse précoce ou tardive des dialectes, voir entre autres M. Pfister, Vox Romanica 32 (1973) pp. 217-53.
Side 421
il part des textes pour établir des «règles», selon lesquelles il juge de la grammaticalitéou la non-grammaticalité de ces mêmes textes. Cela dit, nous pensons que l'auteur a raison de souligner le problèmedes «constructions aberrantes»: s'agit-il d'effets stylistiques qui nous échappent ou bien d'une liberté de choix inconnue au français moderne?). 3) les difficultés d'interprétations soulevées Ces trois points sont illustrés par des a) la déclinaison et l'ordre des mots (nous y trouvons de vaines spéculations sur l'ordre des mots dans la langue orale, apparaissant comme «fautes» dans la langue écrite). b) l'expression du pronom sujet. c) la parataxe. 4) les difficultés que pose l'existence des dialectes à celui qui veut étudier l'ancien français. W. signale des dialectismes phonétiques et réaffirme, sans preuves, l'existence d'un ancien français littéraire dont la syntaxe, la déclinaison et la conjugaison ne sont jamais entachées de dialectismes. W. conclut ce premier chapitre sur des considérations d'ordre méthodologique, reprenant les problèmes matériels que pose l'étude d'une langue morte2. Comment faut-il faire une grammaire de l'ancien français? Elle doit être «fondée sur les seuls témoignages des manuscrits» (p. 62) avec une «exploitation ... de la varia lectio» (p. 63). «L'origine du texte ... le genre, la date de la copie, la pratique du copiste, autant de facteurs qui diversifient la valeur des exemples » (p. 68). Elle doit «reconstruire des grammaires étagées qui révéleraient chronologiquement les états successifs qu'a traversés l'ancien français» (p. 62), et les règles qu'elle pose seront exprimées selon la «force et l'extension des contraintes» (p. 65). Or, W. délaisse ce vaste projet d'une «grammaire générale de l'ancien français» pour «étendre et enrichir une documentation insuffisante», (p. 70) Nous nous sommes attardés sur le premier chapitre parce qu'il nous paraît être l'un des plus précieux du livre, instructif et fort stimulant. Les chapitres suivants ne nous semblent pas tous conformes à l'esprit de celui-ci. Le chapitre II: Morphologie, principes d'analyse (pp. 73-84) offre une analyse 1) du signe, 2) du signifiant et 3) une analyse phonétique du mot, correspondant à celles qu'auraient faites les clercs du moyen âge. Il faut admettre qu'il y a des points obscurs : quelle est la relation entre, d'une part, le signifié - le signifiant, et, de l'autre, l'aspect phonique du mot? Quelle est celle entre la base et les marques catégorielles ou désinences? Les deux parties du mot sont montrées comme étant solidaires, mais alors comment analyser une forme telle que chien, c.r. du singulier ou es. du pluriel? Le problème du «morphème zéro » n'est pas discuté. Le paragraphe sur l'apophonie présente les faits d'une façon claire et concise. Une différenciation chronologique et dialectale aurait rendu plus clairs d'autres paragraphes ; c'est ainsi que des contradictions - par exemple dans la transcription des voyelles nasales ([Raj-zon]/[KR9-ânt] p. 78) et des diphtongues - auraient été évitées. 2: A titre d'illustration, W. allègue la concurrence des temps du passé. L'auteur semble ignorer les études faites dans ce domaine, avant tout par Sandmann et Stefenelli- Fiirst. Il aurait dû, suivant leur exemple, étudier à part le discours direct et le récit.
Side 422
Les deux chapitres suivants: Morphologie. Le syntagme nominal (chap. 111 pp. 85-118) et Morphologie. Le syntagme verbal (chap. IV pp. 119-156) font suite au précédent, car y sont exposés «les repères et les mécanismes qui permettaient aux clercs d'acquérir la morphologie» (p. 73). Le chapitre 111 traite du genre, du nombre et du cas - (une incorrection: les adjectifs «épicènes» n'ont pas de distinction casuelle au féminin pluriel; l'exposé du cas est fort insuffisant). Suit une présentation des «prédéterminants» (par anachronisme (?) dits «solidaires du nom qu'ils déterminent»); on note ici l'absence de la série forte des possessifs, tandis que les deux séries des démonstratifs, la forte et la faible, sont traitées. Ensuite sont exposés les divers types de déclinaison des substantifs (mais il y a des contradictions dans le traitement des féminins se fléchissant sur deux bases p. 101-05). Une étude plutôt psychosystématique sur «l'expression des nombres» occupe un tiers du chapitre. A la fin, l'auteur signale le tour lui H (?) tierz (p. 118), sans pourtant évoquer les discussions relatives à eette eons* truction (K. Titz, Foulet). Au chapitre IV, W. distingue A) les formes impersonnelles (l'infinitif, le gérondif, le participe présent et le participe passé) sont tous les quatre sommairement commentés3. B) les formes personnelles du verbe: les C) «les prédicats autonomes» (?): les Le chapitre est presque exclusivement consacré aux formes personnelles (B). Du point de vue morphologique, W. les symbolise bolisepar la formule (Pr) Rd; une justification de cette formule, incluant la présence - facultative, il est vrai - du pronom personnel sujet (= Pr), fait défaut. W. procède à une analyse de d: marque de «tiroir» et/ou de personne et de nombre. Il distingue «tiroirs forts»: Rd, «tiroirs faibles»: Rd, «tiroirs mixtes»: Rd et Rd. L'exposé, suivi de tableaux, est clair et concis - (notons pourtant des incorrections: l'imparfait du subjonctif est rnei'tsseiz et non meiisséz (p. 134) - la forme correcte se trouve à la page 141; à la page 134, les formes impersonnelles ne sont pas pourvues d'accents; enfin l'accentuation des diphtongues reste incompréhensible). Les marques de personne et de nombre sont divisées en «marques constantes» (l'inclusion de -/ comme marque constante de la troisième personne du singulier doit être une erreur), et en «marques variables». L'auteur signale les divers efforts pour harmoniser les formes d'un tiroir. Suit une présentation simple et claire de chaque tiroir - (pourquoi les formes en -ant, sont-elles seules exclues?). Ici, comme partout dans ce chapitre, de riches informations sur les variantes dialectales nous sont données. (Cependant, on peut relever des fautes: la troisième personne du pluriel de l'imparfait de l'indicatif type chanteve est chantevent et non chanteient (p. 143); le passé simple de vendre, à la même personne: vendieren!, pas vendirent (p. 144). L'explication du passage du type de forme fesis hfeïs (p. 145) est invraisemblable (cf. Nyrop II § 182, Fouché § 140a). A la fin de ce chapitre, la base (R) est analysée: les irrégularités «prévisibles» (apophonie, allongement de la base, modificationsdues aux désinences), et «imprévisibles»sont exposées dans des schémasdont 3: W. ne fait pas mention des constructions estre/aller + -ant. Il semble ignorer les études faites dans ce domaine par M. Aspland.
Side 423
masdontl'utilité est gâchée par certaines fautes (p.ex. p. 153: fail se transcrit [fa^] et non pas [fai], p. 155: la seconde personnedu singulier du présent du subjonctifest doignes, pas doigne: l'accentuation pose des problèmes pp. 150-52; les indicationschronologiques font défaut ...). Dans le chapitre V: «Les dénominations des référents. Problèmes d'expression» (pp. 157-204), l'intention de W. est de nous expliquer la structure des «référents», c'est-à-dire de ce qui est «objet ou matière des propos échangés au cours d'un dialogue ou d'un récit. Les référents appartiennent à l'univers non linguistique» (p. 159). Ils se divisent en animés (humains et animaux) et inanimés. Un schéma (pp. 160-61) nous en donne l'inventaire: adverbes du lieu et du moment, pronoms personnels, possessifs, démonstratifs, indéfinis et interrogatifs. Il est impossible de reproduire le plan de ce chapitre, dont la première moitié est pleine d'analyses et de distinctions qui nous semblent souvent recherchées, parfois même erronées comme les constructions impersonnelles, par exemple, (p. 175). Dans la seconde moitié du chapitre, l'auteur analyse l'emploi des pronoms personnels sujets (pp. 183-85), et des pronoms personnels régimes (pp. 186-204); les possibilités de pré- ou de postposition, de forme tonique ou faible, sont illustrées dans des tableaux et dans l'appendice. On aurait dû ici éviter d'inclure un peu au hasard nos, vos, H (fém.), formes qui ne font pas la distinction entre ces deux séries (pp. 195, 196, 197, 199, 200, 201, 203). Le livre s'achève sur un chapitre fort utile: «Lexique et vocabulaires» (pp. 205— 24J), auquel vient s'ajoutera titre d'illustration, un «Commentaire lexical d'un lai de Marie de France» (pp. 242-52). Ce chapitre, contenant définitions, conseils pratiques, projets d'étude et une bibliographie commentée, s'adresse directement aux débutants. Des exemples bien choisis illustrent la répartition des termes dans des ensembles lexicaux4. Nous trouvons au terme de ce chapitre une bibliographie, un index des mots contenant le vocabulaire du lai des «Deus amanz». étudié dans l'appendice, et un index des matières. Le livre de M. Wagner, souvent inspirateur 1) Dans l'exposé des faits - contrairement aux considérations exprimées au début et à la fin du livre -, il néglige trop les distinctions chronologiques, géographiques et stylistiques de sorte qu'il est parfois peu nuancé, quand il ne contient pas des incorrectionss. C'est surtout le cas pour la déclinaison casuelle, l'emploi des temps du passé, et la transcription phonétique qui, en outre, confond parfois son et graphie (pp. 153, 180). 2) II y a bien des analyses et des présentations subtiles, parfois compliquées, quine nous avancent guère dans la compréhension des choses (voir surtout l'introduction à la morphologie nominale et verbale, «l'expression des nombres», l'étude sur les «référents»). 4: L'auteur signale le petit nombre d'études faites dans ce domaine; il aurait pu renvoyer à P. F. Dembowski : La Chronique de Robert de Clari, étude da la langue et du style, Univ. of Toronto Press, 1963. 5: II y a un nombre assez élevé d'incorrections et de fautes d'impression quine peuvent toutes être relevées ici: bain se transcrit [ban] et non [bajn] (p. 106), [k] et [g] sont vélaires, et non palatales (p. 107), le pronom personnel de la troisième personne du féminin singulier est elle et non pas elles etc., etc.
Side 424
3) Ces analyses sont censées reproduire celles des clercs du moyen âge (p. 73); or, à la page 10, l'auteur affirme l'impossibilité de faire une grammaire generative de l'ancien français, «faute d'intuition et manque de pouvoir ressaisir au plus juste le sens de la grammaticalité qu'avaient les écrivains». Y a-t-il une grande différence entre le but de M. Wagner et celui - rejeté - de la grammaire generative? D'ailleurs, tout bien considéré, quel intérêt y aurait-il à tenter de reconstruire l'analyse linguistique faite par un clerc du moyen âge? Sa formation linguistique - s'il en a une - repose sur la grammaire latine, à travers laquelle il considère sa propre langue; témoin les paroles fameuses de l'introduction d'Edouard le Confesseur (v. 5-6): Qu'en latin est nominatifJÇo frai romanz acusatif. 4) Enfin un grand inconvénient: la confusion des termes et l'absence de définitions. Un exemple: W. emploie quatre termes différents pour désigner le passé simple: «prétérit», «tiroir soi» (p. 57), «passé lointain» (p. 58) et «aoriste» (p. 61). En ce qui concerne les définitions, on aimerait savoir au juste ce qui correspond, p.ex., aux termes «désinence» et «morphème». A la p. 136, tous deux sont pris comme partie intégrante du mot, mais à la page 237, l'auteur renvoie aux verbes de perception avec le mot de «morphème». De même, les qualificatifs «archaïque» ou «classique», fréquemment employés (pp. 98, 99, 175 . . .) à propos de l'ancien français ne sont ni justifiés ni définis. Odense |