Revue Romane, Bind 10 (1975) 2

Gérard Moignet: Grammaire de l'ancien français. Initiation à la linguistique. Série B: Problèmes et Méthodes, 2. Klincksieck, Paris, 1973. 445 p. Philippe Ménard : Manuel du français du moyen âge. 1. Syntaxe de l'ancien français. SOBODI, Bordeaux, 1973. 320 p.

Michael Herslund

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1. Voici deux manuels d'ancien français très différents, mais qui se complètent en un sens: d'une part, la Grammaire de rancien français de Moignet, grammaire «exhaustive», traitant à la fois la morphologie (qui, souvent, dans sa partie verbale, constitue une grosse difficulté pour les débutants) et la syntaxe, celle-ci d'un point de vue guillaumien; d'autre part, la Syntaxe de l'ancien français de Ménard (nouvelle édition refondue d'un ouvrage de 139 pages, datant de 1968), qui est principalement un répertoire des différences syntaxiques entre l'ancien français et le français moderne. Plutôt qu'un exposé cohérent et systématique, le livre de Ménard est un ouvrage de référence qui permettra de comprendre de manière plus directe les problèmes rencontrés dans la lecture des textes médiévaux sans qu'il soit nécessaire de passer par une théorie linguistique particulière - ce qui, par ailleurs, leurs,empêche une compréhension plus approfondie de la structure propre à l'ancien

Dans ce compte rendu, il ne s'agira donc nullement d'opérer un choix entre les deux, une option ne s'imposant absolumentpas. Si une comparaison se révèle néanmoins nécessaire, c'est parce que les deux auteurs destinent leurs ouvrages respectifsà l'enseignement de l'ancien français.Moignet, p. 7: «L'objet de cette grammaire de l'ancien français est de décrire les grandes lignes de la langue avec laquelle les étudiants de licence, de C.A.P.E.S. et d'agrégation doivent se familiariser.» Ménard, p. 7 (Avant-propos de la première édition): «Nous avons donc voulu réunir les éléments essentiels de la syntaxe médiévale à l'intention des étudiants qui, dans les Facultés des lettres, dès la seconde année du premier cycle, doivent étudier des textes anciens. Les candidats au C.A.P.E.S. et à l'agrégation trouveront dans ce petit livre de quoi rafraîchir leurs connaissances. » Mais, si, pour Moignet (p. 9), «Une grammaire, quelle qu'elle soit, suppose une théorie du langage. La nôtre, qui, nous l'espérons, ne se fera jamais indiscrète, est celle que Gustave Guillaume nous enseigna», la méthode de Ménard est celle de la grammairescolaire (p. 9): «A quelques exceptionsprès, la terminologie usuelle a été conservée. Malgré ses imperfections, elle offre l'avantage d'être communément intelligible.Pour la méthode, j'ai essayé de suivre une voie moyenne qui ne fût ni audacieusement novatrice ni désespérémentrétrograde. » Comme le but déclaré de Ménard est de présenter une syntaxe tout à fait traditionnelle, qui soit à la portée immédiate de tout un chacun, on ne saurait guère lui faire grief des inconséquencesde la terminologie qu'il utilise. On pourra simplement se demander à qui on rend service au fond en publiant des grammaires aussi «faciles». En revanche,

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on ne pourra guère imputer à la méthode les inconséquences dans l'emploi qu'en fait Ménard, comme p.ex. p. 54: «... la grande tendance qui veut que le sujet soit postposé quand le cas régime se trouve en tête de phrase » : l'auteur a mis cas régime au lieu de régime, ou mieux complément. Dans sa présentation des faits, on note à plusieurs reprises une certaine discordance entre les exemples choisis et l'analyse et la terminologie mises en œuvre. Quand il s'agit d'illustrer l'emploi du cas régime désignant «le complément d'objet indirect(compì, d'attribution ou de destination)»(p. 21), Ménard aurait pu soit trouver un exemple plus heureux que le régime «indirect» du verbe toldre: Ne orfelinson fié ne H toldrez (Couronnement 67), où l'idée d'attribution ou de destinationn'est pas tout à fait évidente (mais c'est le seul exemple cité!), soit adopter une terminologie plus adéquate: l'étiquettede complément d'objet indirect pour désigner orfelin n'est pas non plus très heureuse (Moignet parle, en l'occurrence, à*objet secondaire, p. 91). Cet état de choses est malheureusement assez symptomatiquede l'ouvrage «didactique» de Ménard, cf. la description de la périphrase es tre + -ant qui «marque que le procès est en train de s'accomplir . . . Et cil qui sont de moi terre tenant (Aspremont, 5045)» (p. 131), où la valeur de procès s'accomplissant n'est pas des plus évidentes.

La question est alors de savoir si la grammaire de Moignet, toute guillaumienne qu'elle soit, n'est pas plus à même d'éveiller ou de renforcer l'intérêt pour l'ancien français. C'est pourtant cette empreinte guillaumienne qui risquera d'amoindrir l'utilité de l'ouvrage à l'étranger où les théories de Guillaume sont peu connues (hélas, car affranchie d'une terminologie souvent rébarbative, la doctrine guillaumienne nous offre des analyses et des notions passionnantes et importantes). Mais que peut apprendre aux non-initiés à la doctrine une phrase telle que celle-ci: «L'article défini actualise le substantif en l'orientant en direction de la généralité» (p. 102), phrase qu'il est impossible de comprendre sans le recours aux concepts de langue et de discours (selon Guillaume, l'article actualise le nom, élément de langue, dans le discours). Apporte quelque remède à cet état de choses la note linguistique en fin de livre, où l'on peut lire, p. 377: «Nous commentons ici quelques termes linguistiques utilisés dans la grammaire, relativement nouveaux dans un manuel et de nature à déconcerter éventuellement le lecteur. » Mais je crois que le lecteur sera vraiment déconcerté par la phrase suivante (je le suis, en tout cas), où est expliquée l'opposition actuel/virtuel dans la syntaxe verbale, p. 377: «II (le verbe) est virtualisé quand la visée du discours refuse cette insertion dans le temps différencié en époques et s'accommode d'une image plus floue: celle, très virtuelle, que procure le mode indicatif ou celle, moins virtuelle, que procure le mode subjonctif. » Je n'arrive pas à comprendre que l'indicatif dans la note linguistique soit devenu «très virtuel», alors que Moignet lui-même nous apprend, p. 207, que «le subjonctif correspond à une image encore virtuelle du temps ; l'autre, l'indicatif, correspond à une image du temps actualisée. »

2. Pour donner une première idée généraledes dimensions des deux ouvrages, voici un aperçu de leurs contenus: Moignet:Morphologie (p. 13-84). Syntaxe: le substantif (p. 85-99), les déterminants du substantif (p. 100-17), les qualifiants du substantif (p. 118-25), le pronom (p. 126-81), le verbe (p. 182-265), l'adverbe(p. 266-91), la préposition (p. 292 328), la conjonction (p. 329-42), l'ordre des éléments de l'énoncé (p. 343-68), bibliographie(p. 369-76), note linguistique

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(p. 377-80), index (p. 381-441). Comme on le voit, une progression assez usuelle, solidement consacrée par une longue tradition.Ménard: le substantif (p. 20-25), les déterminants du substantif (p. 26-51), les pronoms personnels (p. 52-77), le relatif(p. 78-96), les interrogatifs et l'interrogation(p. 97-111), les numéraux (p. 112-17), l'adjectif (p. 118-21), le verbe (p. 122-80), la phrase (p. 181-248), la négation(p. 249-61), adverbes et prépositions(p. 262-292), index (p. 293-307). On décèle dans cette composition la volonté d'aboutir à des généralisations malgré la grammaire traditionnelle qui s'en tient fidèlement aux parties du discours (p.ex. le chapitre où sont traités ensemble les pronoms interrogatifs et l'interrogation).

Comme il est évidemment impossible de rendre compte totalement de deux livres aussi substantiels, j'ai choisi de m'occuper des points suivants: syntaxe de l'article (3.1), syntaxe modale (3.2), participe présent (3.3), et, pour terminer, quelques questions de détail, certains cas où les analyses et les solutions proposées me semblent par trop contestables (4.).

3.1. Un des problèmes les plus intéressants de la syntaxe de l'ancien français, est l'emploi de l'article, ou plutôt son non-emploi avec les noms communs. Je ne parlerai donc pas de la «personnification» telle que Amor s, Cortoisie, etc. A ce problème Ménard ne consacre qu'une page (p. 26-27). Et pour ce qui est du phénomène qui nous intéresse plus particulièrement ici, ce qu'il nous apprend se réduit à: «L'article n'est pas exprimé: 1° Devant les noms communs, lorsque le substantif ne s'inscrit pas dans un temps et un espace déterminés, lorsqu'il n'est pas engagé dans une situation nettement spécifiée. » Traitement un peu superficiel d'un problème difficile. Moignet, lui, y consacre quatre pages (p. 105-09): «L'article est absent quand son actualisation n'est pas nécessaire» (p. 105), phrase qui doit être lue en relation avec la théorie générale: «Les déterminants du substantif sont les signes de l'actualisation qu'il subit pour entrer dans le discours» (p. 100). Moignet énumère alors les contextes où le substantif sans article est particulièrement fréquent: phrases négatives, interrogatives, hypothétiques, comparatives. Dans les deux exposés il y a des généralisations qui font défaut, des conclusions qui s'imposent, et cela d'autant plus que plusieurs des exemples de Moignet y invitent: ces types de phrases sont ceux-là même où l'emploi de nul au lieu de aucun est particulièrement typique, où la conjonction de coordination est ne et non pas ou {A dons soz ciel ne roi ne conte (Erec 533), Se vos volez ne chastel ne cité (Char. Nîmes 472), cit. Moignet p. 108). Mais, à propos de nul, les deux auteurs se contentent d'affirmer que ce mot se rencontre ou bien dans les phrases négatives (avec la négation ne explicite) ou bien dans les phrases «non pleinement thétiques: interrogatives, hypothétiques, comparatives, etc.» (Moignet p. 115). Ainsi, le jeu subtil aucun ¡nul n'est pas signalé par rapport à un cheval)'cheval. Je crois que même un renvoi aux faits parallèles de l'anglais somefany aurait eu quelques avantages. L'observance stricte des parties du discours et le traitement des indéfinis par ordre alphabétique, voilà qui nous prive en somme d'observations intéressantes. Comment en effet expliquer des oppositions telles que:

(1) a. Se la reine ne trouvoit aucun chevalier
... ele seroit destruite (Mort
Artu 74.58)

b. Se nus hom puet avoir déduit a tenir
s'amie embraciee . . . donc pot on
bien savoir qu'il l'eut (Dole 5503)

si on ne les met pas en parallèle avec
celles-ci :

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(2) a. S'eiissiez or un messaige envoie Bertrán
... venist (Prise d'Orange
1402)

b. Mais se je eusse cheval, jel te cuidasse
ramener par tens (Queste
90.12)

Cela vaut également pour les autres types de phrases mentionnés. Même si ma remarque (emploi de aucun là où, dans le cas d'un syntagme nominal, on aurait employé un -f- substantif, et de nul là où on aurait mis le substantif sans article) n'explique vraiment ni la syntaxe de aucun!nul, ni celle de un',o, le parallélisme signalé peut tout de même servir de point de départ à une explication, tout en ayant l'avantage de lier des faits qui, dans les deux ouvrages, sont présentés isolément les uns des autres.

3.2. Pour décrire la syntaxe modale, les deux auteurs font appel aux idées de Guillaume. Ménard, p. 146: «Alors que l'indicatif actualise le procès et le situe dans Je temps, le subjonctif montre que le procès est envisagé par l'esprit sans opérer une claire différenciation entre les trois moments du temps (présent, passé, avenir). Le temps garde donc au subjonctif un caractère indéterminé. » Décrivant l'opposition présent/imparfait du subjonctif, Ménard nous apprend que le prés.subj. «a un cinétisme ascendant», l'imparf.subj. «est de cinétisme descendant». Bien que, selon moi, il ait raison de souligner que l'opposition en question est au fond autre que temporelle, je trouve étrange sa manière d'introduire ces notions (dont le texte ne fournit pas d'autre définition que celle-ci: «Le premier (prés, subj.) a un sens prospectif, le second rétrospectif. ») dans un ouvrage didactique, et qui se veut didactique. Je trouve ce recours au guillaumisme, ou plutôt à une terminologie d'allure guillaumienne dans un seul chapitre du livre assez caractéristique tiquede l'échec auquel est vouée en partie l'entreprise de Ménard. Mais le mal n'est pas très grave puisque l'exposé se passe facilement du concept de «cinétisme»: ce sont les notions bien connues de «subjonctif de souhait, marquant l'irréel, etc. » qui prédominent dans l'explication des faits.

La description de Moignet est autrement solide et conséquente: «L'utilisation des modes est fonction de la visée que le discours se propose. Le mode est conditionné par la présence dans la pensée d'une idée regardante à travers laquelle est vu te procès considéré» (p. 207). Il me paraît essentiel de chercher à expliquer la syntaxe modale par référence à des notions générales. Pour Moignet, la classification en types syntaxiques devient donc un fait secondaire: «La distinction de différents types syntaxiques offre un cadre commode. On distinguera donc entre propositions indépendantes, propositions subordonnées complétives, interrogatives, relatives, circonstancielles, bien que les mêmes mécanismes jouent dans les différents types» (p. 207). Nous apprenons enfin que les «verbes (et locutions verbales) de sentiment» ne régissent pas uniformément l'indicatif; c'est ici le même jeu actuel/virtuel qui commande l'emploi des modes. Pour Ménard, le subjonctif est purement dialectal (anglo-normand) ; l'indicatif serait de rigueur après les «verbes d'appréciation et de sentiment (hormis les verbes de crainte)» (p. 148). Mais on trouve en effet ici l'alternance habituelle:

(3) a. Illuec plest le roi qu'il se siée (Lancelot

b. et molt li plot et abeli ... que devers
li de la querele se pandoit (Yvain
5921)

que j'ai ailleurs proposé d'expliquer par
les présuppositions liées aux énoncés
(compte rendu de K. P. Linder: Studien

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zur Verbalsyntax der altes ten provenzalìschenUrkunden und einiger anderer Texte. Revue Romane IX, 2. 302-04, 1974): l'actualisationdu procès verbal correspond à une présupposition positive (le procès a lieu effectivement), la virtualisation à l'absence de présupposition ou à une présupposition négative.

Tandis que le chapitre de Ménard ne s'élève guère au-dessus de la moyenne des grammaires «pratiques », celui de Moignet me semble à peu près exemplaire. Si l'on ne sait rien à l'avance de la syntaxe modale de l'ancien français, on n'aura pas tiré beaucoup d'information de l'exposé de Ménard, alors qu'après une lecture de Moignet, on aura vraiment appris quelque chose, les notions générales empreignant l'exposé comme principe directeur. On trouve chez Moignet la volonté de parvenir à des généralisations et à une systématisation qui servent un but à la fois scientifique et pédagogique, effort qui fait que cet ouvrage enrichit notre connaissance, non seulement de l'ancien français, mais des problèmes linguistiques en général.

Mais ici, ia comparaison entre les deux
ouvrages risque d'être injuste.

3.3. Dans le chapitre consacré à la forme en -ant, Moignet prend beaucoup de soin à distinguer entre les emplois où la forme en -ant se réfère à un substantif, et ceux où elle se réfère à un verbe. Pour le premier cas, il faut, selon Moignet, distinguer soigneusement entre l'adjectif en -anz, -ant «quina rien de verbal» (p. 201), et la forme verbale proprement dite (tous les exemples destinés à illustrer les périphrases verbales avec estre et aler sont empruntés à la Chanson de Roland qui ne semble pas tout à fait susceptible d'illustrer des faits comme l'accord casuel!). Or, je vois mal l'utilité d'une telle distinction. Et comment faire entrer l'exemple suivant dans la classification proposée :

(4) Se Láncelos fust rois tenanz terre
(Mort Artu 106.13, cit. Moignet p.
202)

«Ce dernier exemple nous montre la forme en -ont suivie d'un objet primaire. On a affaire à un adjectif, par exemple, dans Roi. 3047 Armes unt beles et bons ce vais curanz» (ib.) Nous avons simplement un verbe transitif en (4), et un verbe intransitif en Roi. 3047 ; mais je ne parviens pas à déceler des différences dans le comportement syntaxique des deux participes qui permettent de distinguer entre adjectif verbal et forme verbale.

Ménard commet la même erreur qui consiste à vouloir à tout prix introduire des différences syntaxiques du français moderne dans l'ancien français, qui ne les connaît sûrement pas. «En AF il est souvent difficile, voire impossible, de distinguer les formes en -ant» (p. 169). Bien sûr, puisqu'il n'y a pas de différence. Voici ce qu'en dit Togeby : «La langue française est seule à confondre phonétiquement le participe présent cantante m et le gérondif cantandum dans la forme chantant, qui est décliné comme un adjectif, mais qui a en même temps des fonctions verbales... En ancien français il n'y a donc pas lieu de distinguer entre adjectif verbal et participe présent. » (Précis historique de grammaire française, p. 191-92. Copenhague 1974).

La réalité est donc, je crois, beaucoup plus simple que ne le pensent Moignet et Ménard. Le participe en -ant est de tous points de vue un adjectif, c'est-à-dire qu'il se comporte morphologiquement et syntaxiquementcomme un adjectif (sans pour autant se défaire de sa rection verbale) et connaît deux types d'emploi: emploi comme épithète et comme attribut, donc avec accord; emploi «adverbial» ou prépositionnel,donc sans accord, exactement comme l'emploi de l'adjectif au «neutre»:

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(5) 1. épithète:

Si trovoit un home séant en une chaiere
(Queste 171.16)

et vit assez gisanz par terre (Yvain
3184)

Se Lancelos fust rois tenanz terre
(Mort 106.13)

2. attribut:

li Arbres .. . devint ausi verdoianz
corne herbe de pré (Queste 215.27)

Boorz qui moult estoit desiranz de
parler a la reïne (Mort 77.2)

3. emploi adverbial et prépositionnel:
et se fiert en l'eve ullant et criant et
fcsant la plus maie fin dou monde

(Queste 92.23)

il s'aloit esbatant et déduisant (Mort
45.19)

cf. pour l'adjectif au «neutre»:

Humilité vet doucement et soef, le
chief enclin (Queste 124,2)

Li oisiaus vint devant toi en dormant
et ausi fist il en veillant (Queste 186.3)

Ce tableau rend compte, assez exactement, je crois, de la syntaxe «superficielle» du participe en -ant. L'emploi absolu, veant, oiant, semble, dans la langue classique, plutôt pétrifié en préposition.

4. Les deux ouvrages comportent très peu d'erreurs manifestes. Mais il y en a certaines qui risquent fort de dérouter le lecteur. Ainsi, quand Moignet déclare à propos de la construction genitive sans préposition, p. 92: «En français archaïque, le déterminé précède le déterminant ... : Ser m. Strasb. Pro Deu amur », il veut dire que le déterminant (qui par la suite est appelé le déterminatif) précède le déterminé ; la séquence déterminé - déterminant est l'ordre normal dans la langue classique. Mais le paragraphe entier semble embrouillé. S'agissant de la construction genitive, voici un exemple cité de la construction avec de désignant un rapport de parenté, p. 95 : Einsi parolent // dui frère de Galaad (Queste 9.32). Or, Moignet sait sûrement que Galaad n'a pas de frères; ceux qui parlent sont Boort et Lyonel qui, eux, sont frères. Le syntagme de Galaad est évidemment complément du verbe parolent.

Dans le chapitre sur le pronom interrogatif-relatif, Moignet distingue entre emploi relatif, emploi interrogatif et emploi indéfini. On lit ainsi la phrase suivante citée comme exemple d'interrogation indirecte (p. 170): Un jor errèrent par une foresi ou il ne troverent que mengier (Queste 75.9). Mieux aurait valu opérer une distinction entre emploi avec antécédent (.relatif; et emploi sans antécédent (interrogatif et «relatif» indépendant). Et je ne comprends pas du tout la fonction de régime attribuée aux que de l'exemple d'emploi indéfini que voici (p. 174): Tote la geni ist de la vile et furent plus de quatre mile, qu'ornes que femes que enfanz; que por Yseut, que por Tristranz, mervellose joie menoient (Béroul 2957). Régime de quoi?

En ce qui concerne plusieurs particularitésde la syntaxe verbale, je suis parfaitementd'accord avec Moignet, mais les exemples qu'il cite à l'appui de ses hypothèsesne sont pas toujours convaincants. Comment p.ex. décider que la forme chaz (Béroul 3067; cit. p. 211) est vraiment un subjonctif présent, première personne? C'est tout à fait plausible, mais l'édition moderne pourra induire en erreur: Lui ai chacié. Or chaz ma f eme?» ... Faut-il maintenant que je chasse ma femme?» Mais il est également possible de changer de signe de ponctuation et d'écrire: Lui ai chacié, or chaz ma f eme. «... Maintenantje suis sur le point/en train de chasser ma femme.» Et comment décider que venez d'Erec 4075 fp. 216) est un impératif (.. . et prient et comandent qWavoec ax vos venez déduire)!. La forme «normale» du subjonctif veigniez n'est pas la seule possible, cf. Queste 1.12: je vos di par le

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roi Pelles que vos avec moi venez; s'il s'agit là aussi d'un impératif, la constructionà impératif subordonné est vraiment très fréquente.

Dans la discussion de la forme en -re (le plus-que-parfait de l'indicatif latin) à valeur «d'irréel du passé» (p. 259), Moignet ne mentionne même pas une influence possible du provençal. Un de ses exemples est en effet tiré de la Passion (v. J5l), un autre du ms. V d'Alexis (v. 488) qui, selon Rohlfs (Sankt Alexius. Tiibingen 1968), montre une «burgundische oder frankoprovenzalische Abhàngigkeit»; le troisième du ms. S (v. 8557) du Roman de Thèbes, anglo-normand, et le quatrième du ms. C (v. 1730, cf. S v. 1694) du même texte (traits occidentaux).

Dans le chapitre sur l'ordre des éléments de l'énoncé, nous apprenons, p. 359, que: «La phrase optative prend couramment l'ordre Sujet-Verbe-Complément: Char. Nîm., 1 Oiez, seignor, Deus vos croisse bonté. Mais l'ordre Complément-Verbe-Sujet y est aussi usuel : Queste 28,15 Si rritxit Diex, veez ci l'escu . . . » Ce dernier exemple n'est, en fait, pas surprenant, et il ne prouve rien dans ce contexte puisque si entraîne toujours l'inversion du sujet. De même, quand il s'agit de «La phrase jussive de troisième personne (au mode subjonctif): Ordre S-V-C: Roland, 3017 L'un port l'espee e l'altre l'olifant. Ordre C-V-S: Ibid., 1017 Or guari chascuns que granz colps i empleit. » - syntaxe tout à fait normale, qui ne s'écarte en rien de la phrase déclarative. Il aurait fallu un exemple comme (6):

(6) et sachent bien tuit cil qui ceanz sont
(Mort 164.19)

pour qu'on puisse parler d'un ordre particulier des éléments. Car les exemples à «complément» (si, or !) préposé n'ont rien de particulier aux phrases jussives ou optatives: ce sache touz li siècles (Mort 164.10), tout à fait comme: ce set touz H siècles.

Chez Ménard, nous apprenons, p. 55, que le pronom personnel lor est une forme tonique, cas, à vrai dire, plutôt exceptionnel (voici un exemple supplémentaire de ce phénomène assez rare: que vos a lor conmandoiz vostre comandement (Villehardouin 106; leçon propre aux mss. O et A, dont le texte est entaché d'italianismes)); de même, il y a confusion de la forme tonique féminine // ( < illaei) et de la forme atone masculine et féminine // (< ////). D'un certain point de vue, les deux formes sont évidemment identiques, mais ce n'est pas en les identifiant qu'on simplifiera les règles de la grammaire (de ce même point de vue, l'article défini au nominatif masculin // serait, lui aussi, un exposant de cette forme). Sur la syntaxe de lor, nous apprenons, ibid. : «II arrive parfois que lor se substitue à les et vice versa. Ainsi lor remplace les: Soventes feiz lur veit grant duel mener (Alexis 49a). » II y a également ici confusion entre règle et exception. L'exemple d'Alexis est tout à fait normal. Daits le cas contraire, il nous manque un paragraphe sur // remplaçant «parfois» le¡la pour décrire (7) qui est d'un usage tout à fait général (cf. français moderne: je le lui fais faire):

(7) Puis mandent un mire et li font regarder
sa plaie (Queste 197.22)

il li voit si grant duel démener (ib.
63.11)

cf.:

il avoient veù un biau coup fere au
chevalier novel (Mort 18.15)

cf. aussi § 165, Rem. 1.

Traitant les pronoms sujets, Ménard écrit, p. 74: «Le pronom sujet n'est pas toujours un pronom «conjoint» faiblementaccentué et s'appuyant immédiatementsur le verbe. » Or, il semble bien que le pronom sujet soit toujours, dans la langue classique, une forme non-conjointe,évidemment

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jointe,évidemmentsoumise à la modulationde la phrase entière, mais gardant une autonomie syntaxique égale à celle du substantif. Il y a là une différence fondamentale entre l'ancien français (et toutes les autres langues romanes) et le français moderne. En bonne pédagogie, il faudrait avant tout souligner ces différencesfondamentales au lieu de les dissimuleren appliquant à l'ancien français des distinctions grammaticales propres au français moderne. Ce n'est pas ainsi, semble-t-il,qu'on facilitera la tâche à ceux qui abordent l'étude de l'ancien français.

5. Avec ces deux ouvrages, nous disposons d'un coup de deux solides manuels de l'ancien français. Il va sans dire qu'une vraie évaluation de leurs mérites respectifs ne sera possible qu'après une certaine utilisation. Ce qui d'emblée en facilitera pourtant l'emploi, ce sont les très bons index (60 pages chez Moignet!) qui permettront de les consulter sans la moindre difficulté.

Le livre de Moignet est peut-être la meilleure grammaire de l'ancien français écrite à ce jour. Hormis les réserves exprimées plus haut, je n'hésiterai pas à la recommander à tous ceux qui s'intéressent à l'ancien français, et à tous les linguistes en général : elle les passionnera. Grâce à cet ouvrage, et à celui, moins ambitieux, de Ménard, on sera dorénavant mieux à même d'aborder l'étude de l'ancien

Copenhague