Revue Romane, Bind 10 (1975) 2

Morten Nojgaard

Morten Nøjgaard

Dans la préface du Songe de Vaux nous trouvons le passage suivant:

«Parmi les ouvrages dont ce recueil est composé, le lecteur verra trois fragments d'une description de Vaux, laquelle j'entrepris de faire il y a environ douze ans (c.-à-d. en 1659). J'y consumai près de trois années. Il est depuis arrivé des choses qui m'ont empêché de continuer. Je reprendrais ce dessein si j'avais quelque espérance qu'il réussît; car la poésie lyrique ni l'héroïque, qui doivent y régner, ne sont plus en vogue comme elles étaient alors. »

D'après La Fontaine lui-même, les fragments publiés sous le titre Le songe de Vaux furent composés principalement en 1659; la préface date de 1671. Quels furent les événements qui, vers l'époque marquée par la chute du surintendant Fouquet, poussèrent La Fontaine à abandonner son dernier projet de poésie lyrico-descriptive ? La Fontaine nous l'explique lui-même en notant qu'en 1671 «la poésie lyrique ni l'héroïque (...) ne sont plus en vogue». En effet, entre 1659, année qui marque la fin de la préciosité {Les précieuses ridicules sont précisément de 1659), et 1671, en quelque sorte l'apogée de l'esthétique classique (Andromaque fut jouée en 1667), il se produisit un retournement du goût, retournement qui eut comme conséquence l'abandon de la grande poésie lyrique. Cette révolution dans le domaine des lettres n'empêcha pas, bien entendu, la survie de la poésie de salon, témoin la fameuse scène du sonnet au premier acte du Misanthrope (1666), mais justement, de personnelle et d'existentielle, la poésie se fit mondaine, galante - et superficielle. Il est d'ailleurs étrange de noter que, par le fait de cette «mondanisation» extrême de la poésie française, la faiblesse relative des poèmes lyriques allait se perpétuer jusqu'aux Premières Méditations (1820) de Lamartine.

Ainsi le sujet du livre de JP est l'étude de l'art poétique de la dernière grande poésie française avant l'éclipsé classique, à savoir celle qui a vu le jour entre 1550 et 1650. Plus précisément, JP veut étudier l'emploi des images chez les «poètes libertins», c.-à-d. chez les trois grands poètes du premier quart du 17e siècle, Théophile de Viau, Saint-Amant et Tristan PHermite. Pour mettre en valeur leur langage métaphorique, l'auteur compare ce groupe central à un groupe de trois poètes de la période précédente,

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Ronsard, d'Aubigné et Desportes, et aussi a un groupe de trois poètes qui sont plus ou moins des contemporains, Malherbe, Voiture et La Fontaine. Non content de donner une caractéristique esthétique individuelle de chaque poète «libertin», JP veut donc aussi faire œuvre d'historien. Son ambition est d'arriver à définir la rhétorique poétique de la période 1550-1650 et de pouvoir subdiviser celle-ci en groupes stylisticohistoriques,sur la base de l'emploi des figures et des images. Pour arriver à ce but il a même été amené à échafauder toute une théorie de l'image poétique, théorie exposéedans le premier chapitre du livre.

JP est fondamentalement un continuateur de la stylistique traditionnelle. Il suppose avec elle que les phénomènes du langage poétique peuvent être décrits par l'analyse des rapports qu'ils entretiennent avec un langage supposé normal, et il s'attache à saisir les effets esthétiques produits chez le lecteur par de telles manipulations poétiques du langage normal. Pour réduire ce qu'une telle démarche aurait de trop subjectif, l'auteur s'intéresse surtout aux phénomènes poétiques qui représentent des ruptures évidentes du code grammatico-sémantique. Ce genre d'anomalies permet en effet d'étudier avec une certaine précision la double appartenance qui caractérise le langage poétique, c.-à-d. son rapport, d'une part, avec le cosmos poétique du texte et, d'autre part, avec le monde référentiel représenté par le langage ordinaire.

Il s'ensuit qu'étudiant les images poétiques, JP s'intéresse principalement à la façon dont est représenté le phénomène imagé. S'inspirant de Svend Johansen, La notion de signe dans la glossématique et dans l'esthétique, in: Travaux du cercle linguistique de Cop. V, 1949, l'auteur voit dans l'image un signe esthétique dont l'expression linguistique, qui représente l'image dans le texte même, est assimilée au signifiant et appelée indice par JP, alors que le contenu représenté, assimilé au signifié, est dénommé réfèrent. Normalement il est possible d'expliciter verbalement ce signifié, mais il arrive aussi que le contenu de l'image ou encore son expression soit trop vague ou trop vaste pour qu'une telle identification linguistique puisse avoir lieu; en ce cas, JP parle d*imageTïon verbale ou mentale, puisque FeffeTd'imàgë consìste alors clansTá confrontation toute mentale de classes phénoménologiques. Il s'agit particulièrement d'animations, d'images mythologiques et de visions. Dès lors on peut définir l'image verbale comme un signe esthétique dont le signifiant - l'indice - renvoie à un signifié - un réfèrent - différent de celui du langage ordinaire (p. 18).

Parmi les images verbales il en est qui expriment à la fois indice et réfèrent («mes paroles [réfèrent] sont des armes [indice] ») : ce sont les images explicites. D'autres se contentent d'exprimer l'indice («ma flamme» pour «mon amour»). La valeur référentielle de ces images implicites est souvent assurée par une tradition culturelle (c'est notamment le cas de «ma flamme»); JP parle alors d'images verbales implicites indépendantes. Dans d'autres cas seul le contexte poétique permet d'en identifier le réfèrent.

Tous ces procédés «transférentiels» - leur trait commun est de représenter un transfertd'une classe à une autre, quelle que soit la nature (grammaticale, sémantique, mentale) de ce transfert - sont disposés chez JP selon un ordre logique. Il commence l'analyse de chacun de ses neuf auteurs par l'étude des comparaisons, procédé qui confronte les deux termes, mais sans opérer de transfert véritable; ensuite il passe aux images explicites: les attributions, les appositions, etc., et après avoir étudié toute la gamme des images, dont les images «phraséologiques» (c.-à-d. des images dont l'indice est constitué par toute une phrase), il termine ses analyses par les visions: songes,

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cauchemars, jeux d'illusion chers aux poètes «grotesques». Il y ajoute d'ailleurs des chapitres sur l'usage qu'ils font des jeux de mots, chapitres justifiés plus par la prédilectionmontrée par nos libertins pour ce genre de transgressions que par la méthode même de JP. Notons que le terme de jeu de mots prête à équivoque, puisque les poètes baroques jouent beaucoup moins sur la forme des mots que sur leur sens: les calemboursn'occupent qu'une place toute secondaire dans leur rhétorique auprès des paradoxeset des pointes, jeux qui sont de nature surtout conceptuelle (cf. pp. 31-32).

Fort de cette armature critique, JP soumet ses échantillons poétiques à un examen minutieux. Ainsi les comparaisons de Saint-Amant (pp. 70-78) sont étudiées selon trois points de vue: leur «distribution syntaxique», c.-à-d. le rapport syntaxique entre le comparant et le comparé; leur étendue textuelle relative (il arrive que Saint-Amant amplifie le comparant à la façon d'un Homère, v. p. 74); leur relation ou plutôt leur distance sémantique: les comparaisons inattendues («Je resve dans un lict, où je suis fagotté,/Comme un Lièvre sans os, qui dort dans un Pasté», cit. p. 72), etc.

JP procède de façon analogue lorsqu'il s*agit de caractériser les effets provoqués par les images Examinant le degré de constance du rapport entre le réfèrent et l'indice, JP trouve que la métonymie représente un rapport stable (à mon avis, on ne peut parler de constance 'logique' que pour la synecdoque), que l'image fixe, figure d'usage, présente certaines variations, alors que le rapport est libre pour les images dépendant du contexte. JP analyse la nature du rapport: est-il simple ou complexe (comme dans les images à double sens, v. p.ex. p. 125), et la distance sémantique entre ses deux termes. Les poètes libertins peuvent aller jusqu'à la «métaphore postulée» (v. p. 123) qui rapproche deux termes sans aucun rapport logique: v. p.ex. Saint-Amant qualifiant le poète crotté de «bon violon». Enfin JP essaie de classer les images selon des critères syntaxiques (cf. infra) et sémantiques ; il constate ainsi que chez Tristan les termes abstraits abondent (v. p. 129) et que ses métonymies sont assez spécifiques. Il examine aussi le rapport des images entre elles dans les textes isolés: p.ex., forment-elles des ensembles cohérents (cf. la «métaphore filée» des symbolistes)? V. ex. p. 126.

Ces analyses purement stylistiques sont complétées par d'intéressants passages sur les indices et les référents typiques pour chaque poète, dont on entrevoit ainsi le cosmos littéraire et la vision du monde, passages d'autant mieux venus que, par ailleurs, JP nous laisse sur notre faim en ce qui concerne l'analyse d'ensemble du monde poétique de nos auteurs. En effet JP procède à la façon des grammairiens, se bornant à classer les fiches où sont inscrits isolément les divers phénomènes dont il s'occupe; il n'a pas l'ambition d'analyser des textes complets, mais d'établir une classification stylistique aussi précise que possible pour permettre plus tard des synthèses historiques reposant non sur des évaluations d'ensemble de l'œuvre des grands personnages littéraires - espèce de synthèse historique de nature essentiellement subjective - mais sur un corpus concret d'observations classées selon des critères homogènes.

Il va sans dire que cette ascèse scientifique (exposée p.ex. p. 11 sq.) ne conserve sa raison d'être qu'à moins d'être épaulée par une solide théorie esthétique, seul moyen de s'assurer que les classes enregistrées, quelque concrètes et précises qu'elles soient, présentent un intérêt quelconque hors du cercle des ascètes initiés. C'est ici que l'on peut se demander si l'auteur a vraiment atteint le but qu'il s'était proposé, car il me semble que quelques-uns des concepts esthétiques fondamentaux de JP sont trop flous pour nous permettre d'atteindre à une précision de la synthèse plus élevée que celle fournie par l'histoire littéraire traditionnelle.

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D'abord je m'étonne que JP se soit arrêté aux termes d'«indice» et de «réfèrent» (p. 28), puisque ce qu'il dénomme «réfèrent» rappelle singulièrement ce qu'on appelle d'habitude le «référé». En effet, si, dans le vers «ses yeux qui sont mes rois», on appelle «yeux» réfèrent, quel en serait alors le référé? Ne serait-ce pas plutôt «rois» qu'il faudrait considérer comme réfèrent dans cette expression figurée, réfèrent qui renverrait à un «référé», «yeux»? Quant au terme d'«indice», il connote fâcheusement une valeur toute secondaire du terme imagé, alors que celui-ci a une importance structurale qui dépasse souvent celle du terme de départ. Avec M.-J. Lefebve {Structure du discours de la poésie et du récit, Neuchâtel 1971), je pense utile de substituer à cette terminologie caduque les mots de phore (le mot qui fait, qui porte l'image) et de thème (le mot que le phore «représente», qui en forme le fond).

La difficulté théorique la plus grave à laquelle se heurtent les classifications de JP
est la distinction, fondamentale dans son système, entre image explicite et image implicite.
Nous pouvons illustrer la difficulté en comparant les deux expressions suivantes:

Cette bouche de coral/le coral de sa bouche.

Selon JP, la première formerait une image explicite, parce que le réfèrent (le thème), A, explicité par «bouche», accompagnerait l'indice (le phore), B, «coral». Entre ces deux termes JP voit une identité de même nature que celle qui existe entre «Seine» et «Achéron» dans la construction predicative «La Seine est l'Achéron». Il s'ensuit que «cette bouche de coral» serait à analyser selon la formule predicative: «A est (comme) B».1 Or l'image suscitée par le phore (B) «de coral» ne renvoie pas du tout à l'élément textuel explicite «bouche», mais à un thème (A) sous-entendu qui est l'expression normale d'une certaine nuance de couleur: «rouge». Par conséquent la formule «A est (comme) B» n'élucide pas la première expression, puisque c'est B qui contient le renvoi à un élément non explicité. Il faut donc faire intervenir la formule établie par JP pour les images implicites (p. 26): (A =) B. Ce qu'on peut dire, en revanche, c'est que «bouche» sert de «signal» à cette image, puisque le mot nous indique clairement dans quel sens il faut chercher pour résoudre la petite énigme constituée par l'expression imagée «de coral»: il s'agira, bien entendu, d'une qualité applicable à une bouche. Si je disais, p.ex., «son coral me sourit», l'expression ne renfermerait plus de «signal».



1: A noter que dans «La Seine est l'Achéron» il serait peut-être plus justifié de parler de comparaison poétique implicite que d'image explicite, puisque la formule attributive ne suppose aucune substitution, mais seulement l'addition d'un mot, «comme». Cf. Gérard Genette, Figures 111, Paris 1972, p. 30. Je note d'ailleurs que, sans citer l'analyse pénétrante de Genette, JP présente p. 19 des remarques intéressantes sur le rapport entre la comparaison banale et celle qui produit un effet poétique, soulignant la grande distance qui, dans cette dernière, sépare le comparant du comparé (cf. l'exemple type cité par Genette: [d'une dame en rut] «les cuisses ouvertes comme le missel d'une dévote», J. Perret). On pourrait ajouter au moins deux critères. Ce qui rend «elle est belle comme une sœur» plus poétique que «elle est belle comme sa sœur» est sans doute le degré d'indétermination du comparant. De même le temps verbal sous-jacent à la proposition nominale formée par la comparaison contribue à l'effet poétique s'il est général comme dans «elle est belle comme [l'est] une sœur», alors que «elle est belle comme [l'était] sa sœur» paraît plus prosaïque.

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La deuxième expression, «le coral de sa bouche » est classée par JP comme une image implicite (v. pp. 21 et 24), parce que «dans les constructions déterminatives [«cette bouche de coral »], les deux termes se recouvrent de façon plus complète que dans les constructions possessives» (p. 21). Il me semble que ce critère de la présence de l'adjectif possessif - critère qui a plu à JP à cause de sa nature linguistique bien tangible - reste tout arbitraire, car qui ne voit que la formule métaphorique selon laquelle est construite cette deuxième expression est précisément celle des images explicites: «sa bouche est (comme) le coral » ? Nous sommes donc en présence ici d'une image explicite qui juxtapose phore/indice («coral») et thème/référent («bouche»). Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas qu'au cours de ses analyses pratiques, JP pèche souvent contre ses propres principes. Ainsi, p. 82, «doux fleuve d'aise» (ou «dedans les flots d'amour», p. 171) est qualifié d'image explicite, bien que l'absence d'adjectif possessif ne suffise évidemment pas à différencier cette expression de «coral de sa bouche». Aussi bien JP place-t-il p. 233 un exemple absolument analogue, «aux flots de la peur», parmi les images implicites.

Ce qui gêne dans ces fluctuations est moins le manque de clarté logique que l'absence d'un critère véritablement productif: l'importance poético-structurale du mot qui fait image. Parfois - comme dans «sa bouche de coral» - l'image se subordonne à un objet-substantif qui garde sa figure normale («bouche»); ailleurs - comme dans «le coral de sa bouche » - c'est l'image qui acquiert la première place et qui, par là, entre parmi les véritables objets poétiques constitutifs du cosmos littéraire du texte. C'est faute d'avoir approfondi ce critère que JP se demande vainement p. 229 pourquoi «acier de courage» (image -> objet poétique) a un effet plus hardi que «courage de glace» (objet qualifié par une image).

Sans doute pourrait-on discuter bien d'autres points théoriques. Ainsi JP n'apporte guère de lumière en ce qui concerne la distinction entre figures d'usage (appelées «images fixes», p. 23) et figures d'invention et, avec l'honnêteté intellectuelle qui le caractérise, il avoue que la distinction reste (chez lui!) arbitraire (v. pp. 88, 125). La catégorie «image phraséologique », définie p. 25 comme toute une phrase faisant office d'«indice», me semble impossible à distinguer d'une image non verbale (dans la pratique il s'agit souvent simplement de verbes-indices d'une image, catégorie grammaticale faisant étrangement défaut chez JP, v. p.ex. pp. 68-69, 98 sqq., 130, 173, 206, 256).

Cependant, j'aimerais aussi commenter quelques-uns des nombreux passages où JP apporte des contributions essentielles à notre connaissance de la poésie baroque. P. 147 JP affirme que l'amour et la mort constitueraient les deux concepts fondamentaux de la poésie de Tristan. Va pour l'amour, mais la mort. .. N'est-ce pas la caractéristique de ce doux élégiaque que de s'occuper peu des thèmes proprement métaphysiques (tels que la mort) chers aux deux autres poètes libertins?

Peut-on dire (p. 174) que «les indices traditionnels, feu, flamme et fer [. ..] ne sont guère exploités par Ronsard» dans les Amours de Marie et les Sonnets pour Hélène! Cela ne vaut certes pas pour 'feu', qui forme des images dans les Sonnets pour Hélène, p.ex. dans 1, LXXIII 10 et 14, 2, IX 8; 1, XXXIX, 6; 2, XIV, 1; 1, XLI, 1 («vous me bruslez du foudre de vos yeux»), 1, XLIII, 10, 14; 2, XIX, 2-3. Pourtant il faut admettreque, chez Ronsard, 'feu' a un effet plus concret que chez les poètes postérieurs, parce qu'il fonctionne encore comme un feu véritable qui entre tel quel dans des images prolongées (v. p.ex. 1, XLIII 10). La même observation vaut sans doute pour 'flamme':

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1, LIX 5 («ne verse point de l'eau sur ma bouillante flamme», cf. 1, XLVI, 4 «Yeux qui versent en l'âme une si chaude braise»); 'flamme' se retrouve dans un usage métaphoriqueplus banal, p.ex. dans 1, XLIV, Betl, XL/11, 2. -En revanche la thèse de JP semble valoir pour 'fer', ce qui m'étonne, car la poésie amoureuse de Ronsard abonde en métaphores guerrières: la plaie d'amour, le glaive de l'amour, ses traits, etc. (v. p.ex. I,LXIV; 2, VII, 7 sqq.).

En général, je trouve que JP nous présente un Ronsard trop porté sur le désespoir. On sait que les Amours de Marie rendent un son plus léger, plus badin que les Sonnets pour Hélène, mais même dans ces pièces pétrarquisantes l'esprit gaulois a souvent le dessus. V. p.ex. le joyeux éloge de la puissance de l'amour dans 2, LXXIII ou encore l'exaltation optimiste de la beauté féminine dans 1, XXXIX.

JP prétend p. 189 que les images implicites de d'Aubigné seraient plus prudentes que celles des poètes libertins. J'en doute. Ce n'est pas seulement dans la vie que d'Aubigné est l'imprudence même, son langage poétique, bousculé et chaotique, reste inoubliable justement par ses hardiesses imagées. Seulement la méthode de JP ne fait pas justice à l'originalité de l'auteur des Tragiques et de VHécatombe, parce que, on l'a vu, JP ne s'intéresse guère qu'aux images impliquant un nom ou un pronom, étroitesse grammaticale largement dépassée par d'Aubigné. En particulier, ses 'indices' entrent souvent dans des images étendues («phraséologiques», type que JP ne mentionne pas à son propos!), de sorte que la métaphore se convertit souvent en symbole, voire en allégorie. Voyez cependant l'adjectif métaphorique hardi dans «Terre yvre de mon sang, ô astres rougissantz» (LX 3 - je ne cite que les sonnets de l'Hécatombe), à rapprocher de la métaphore de couleur non moins hardie dans XIV 3:

«Je vis un jour un soldat terrassé, Blessé à mort de la main ennemie, Avecq' le sang, l'ame rouge ravie Se dehattoit dans le sein transpercé. »

Comme exemple d'une métaphore qui porte sur le verbe je cite LIX 8 «Je ralume le mal qu'amorty je pensoys». D'autres images implicites exceptionnelles se trouvent dans XVIII 4 «Affriandé du miel d'une telle beauté»; LIX 6 «A ces cris esclatans qui sortent de mes germes»; XVII 10-11 «Cette grandeur qui n'est plus royaie que chiche, De donner à mes coups le baume de ma vie». IV, 3-4 «Et abayé d'une tempête, D'Ennemis, d'aguetz, de complotz». Ou VIII 5-6 «Je suis le champ sanglant où la fureur vomit le meurtre rouge, et la scytique horreur hostile».

Je donnerais également tort à JP quand il pense (p. 188) que les images fixes seraient rares chez d'Aubigné. A propos de l'amour, celui-ci ne cesse de parler de «fer» et de «prison», d'«astres», de «bourreaux», etc. Je ne résiste pas au plaisir de citer deux passages particulièrement heureux à cet égard:

II 12-14

«En la mer de mes pleurs porté d'un fraile corps,
Au vent de mes soupirs pressé de mille morts,
J'ai veu l'astre beçon des yeux de ma déesse. »
«Mille baisers perdus, mille et mille faveurs,
Sont autant de bourreaux de ma triste pensée,
Rien ne la rend malade et ne l'a offensée
Que le sucre, le rys, le miel, et les douceurs. »

LXIII 1-4

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JP n'apprécie guère la poésie burlesque d'un Voiture dont il critique les «excès» et le prétendu manque d'originalité. J'admets que Voiture n'aborde guère les problèmes fondamentaux de l'existence; mais qui l'a surpassé dans le registre de l'ironie, ironie qui jette magistralement une lumière nouvelle sur le thème conventionnel de l'amour en y introduisant le jeu entre l'être et le paraître, entre poésie et vérité et entre poète et expérience amoureuse ? Certes pas La Fontaine dont JP donne (pp. 280 et 286) un éloge, selon moi, bien exagéré à cet égard. Pensons p.ex. à l'épître si amusante qu'il adresse à M. le Prince à son retour d'Allemagne (édition Übicini p. 390 sqq.) ou encore à la lettre rimée de 1642 (Übicini p. 373) où Voiture démonte impitoyablement la machinerie galante en comparant le feu de l'amour à la chaleur de Narbonne.

Un aspect important de l'ouvrage de JP est sa tentative de périodisation. Son point de départ présente un intérêt indiscutable: montrer le caractère historique spécifique de la poésie des poètes libertins en comparant leur «rhétorique» à celle d'un groupe de trois poètes antérieurs et à celle d'un groupe de trois poètes contemporains qui participent d'une école différente et qui montrent le chemin de l'avenir. Seulement, les bases chronologiques de ces groupements me paraissent pour le moins curieuses, comme l'indique la disposition suivante:


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I°. Groupe principal (les poètes libertins)


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2°. Groupe antérieur


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3°. Groupe contemporain

II appert que le groupe principal se présente comme un ensemble chronologique homogène, mais comment admettre que Ronsard appartienne à la même génération que Desportes ou d'Aubigné? Et selon quels critères réunir Malherbe, né en même temps que Desportes et d'Aubigné, et Voiture, pour ne pas parler de La Fontaine? Seul Voiture est un contemporain véritable de Saint-Amant, car La Fontaine appartient évidemment à une génération postérieure, d'autant plus que le poète à*Adonis (poème publié en 1658) vient tard à la littérature. Ces «contemporains» (p. 224) recouvrent à eux seuls un siècle et demi! Il semble que JP ait voulu justifier la juxtaposition de Malherbe et de Voiture par leur appartenance commune à la «chambre bleue». Or, historiquement parlant, on sait que Voiture ne fit son entrée chez la divine Arthénice qu'en 1625 (à l'occasion d'une fête organisée par le marquis de Rambouillet en honneur du duc de Buckingham), c'est-à-dire à un moment où Malherbe s'était pratiquement retiré du monde après la perte de son fils et où il ne lui restait que trois ans à vivre. Quant à Lu Fontaine, JP penac pouvoir le rapprocher de Sdint-Amunt, parce que la dernière œuvre de celui-ci, Moyse sauvé, parut en 1656!

Dès lors, on ne s'étonne pas que les résultats stylistiques de JP lui-même ne favorisent
pas la constitution d'un groupe antérieur. J'accorde volontiers que Ronsard, Desportes

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de d'Aubigné ont en commun un usage moins étendu des images explicites que les poètes libertins. En revanche - comme je pense l'avoir montré pour d'Aubigné - je ne crois pas que les images implicites y jouent aussi un moindre rôle. JP note lui-même (p. 215) que Desportes se distingue à cet égard des deux autres; constatons carrément que le fait ne vaut que pour Ronsard. Selon moi, Ronsard, Desportes et d'Aubigné représentent en réalité trois tendances stylistiques différentes (à propos des images non verbales, JP n'est pas loin d'arriver à ce résultat p. 217!). On constate que, du point de vue de l'imagerie amoureuse, Desportes, maniériste raffiné, et d'Aubigné, métaphysicienengagé, sont assez proches l'un de l'autre, alors que Ronsard ressortit à une esthétique toute différente.

Le groupe «contemporain» présente moins de difficultés pour la périodisation, à condition d'écarter La Fontaine. D'ailleurs, jusque dans les moindres détails, les analyses de JP montrent - et ce n'est pas leur moindre mérite - comment La Fontaine annonce le nouveau goût littéraire, et j'en tire la conclusion, qui n'est certes pas surprenante, que les deux termes extrêmes de la période considérée sont constitués par Ronsard et La Fontaine. Entre les deux nous observons, bien entendu, une évolution: la grande poésie à thématique métaphysique se transforme peu à peu en poésie galante et précieuse, mais dans leur essence, les poésies amoureuses de cette époque de 1580 à 1630 (j'adopte la chronologie d'Arnold Hauser, cité p. 301) respectent une même esthétique qu'il semble légitime de qualifier de baroque.

Il serait intéressant, me semble-t-il, d'examiner plus à fond la question de savoir si
les résultats de JP lui-même ne justifieraient pas plutôt la succession suivante des
grandes tendances qui ont marqué l'évolution de la poésie française entre 1550 et 1650:


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II reste bien entendu que ces tendances esthétiques se chevauchent dans le temps; plusieurs écoles peuvent être productives simultanément et il arrive qu'une nouvelle école poétique mette longtemps à supplanter l'ancienne. Dès lors il semble plus correct de se figurer l'évolution sous forme de diagramme à colonnes, figure qui permet de représenter des parcours parallèles:

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Les apports positifs du livre de JP sont nombreux. C'est l'examen le plus complet présenté à ce jour des métaphores de la poésie baroque, et il abonde en observations fines qui approfondissent notre connaissance des poètes libertins. JP réussit à montrer sans réplique que Théophile, Saint-Amant et Tristan participent d'une rhétorique poétique commune, fondée sur un usage étendu des images implicites et sur des types spécifiques de comparaisons et de constructions attributives. Si je reste sceptique quant aux conséquences historiques que JP veut en tirer, je n'en suis pas moins convaincu qu'à cet égard aussi son livre ouvre tant de perspectives que tous les amateurs de la poésie baroque française ne manqueront pas d'y recourir souvent.

Odense