Revue Romane, Bind 10 (1975) 2

Le mot français narval

par et

Povl Skårup

Raymond Arveiller

0. L'histoire du mot narval en français a été décrite dans le FEW XVI 596 (livraison de mars 1958; nahrval y est une faute pour narhval) et, indépendamment du FEW, par M. Ralph Paul de Gorog en 19581 et en 19632, et par l'un de nous en 19633. Il ya lieu de compléter ces études.

Le mot français, ainsi que ses homologues dans d'autres langues, remonte au scandinave, où il est à l'origine un composé, dont le second élément est le mot hval 'baleine'. Le premier élément du mot est ná- en vieux norrois ainsi qu'en islandais et en féroïen modernes, et nar- dans les autres langues Scandinaves modernes. Ná- est la racine du mot norrois et islandais, dont le nominatif singulier est nár 'cadavre humain': «Dicta est illa bestia Naahvalurà morticiniis (Naar cadáver et morticinium praesertim humanum) qvibus illa potissimum gavdeat, et etiam qvia comesta lethalis est, et ex vivis morticinium vel cadáver faciat4, qvum reliqvse balenae sine noxà in escam humanam plerseqve vertantur», écrit le pasteur islandais Arngrimur



1: The Scandinavian Elément in French and Norman, New York, 1938, p. 129 s.

2: «Récent Scandinavian Influence on the French Vocabulary» (dans Philological Quarterly XLH, 1963, 75-89), 82.

3: R. Arveiller, Contribution à Vétude des termes de voyage en français {1505-1722), Paris, 1963, 360-362, 519, 524.

4: Cette croyance se trouve déjà dans deux des premiers textes qui renferment le mot: l'ancienne loi ecclésiastique islandaise du XIIe siècle, contenu dans Grágás (éd. V. Finsen, Copenhague, 1852, p. 36; 1879, p. 45; 1883, pp. 41,133, 182,222, 354) et Konungs Skuggsjá ou Spéculum Regale, rédigé en Norvège vers le milieu du XIIIe siècle (éd. F. Jónsson, Copenhague, 1920, p. 36). Les deux textes norrois disent qu'il ne faut pas manger le narval ni le «hrosshvalr» ni le «rauôkembingr» (on a voulu identifier ceux-ci avec le morse et l'otarie, mais ce sont plutôt des cétacés, voir V. Kiparsky, L'Histoire du Morse, Helsinki, 1952, p. 35 s., et Chr. Matras, «Den enôjede hval», dans Saga och Sed 1960, p. 1), et Konungs Skuggsjá ajoute qu'on en tomberait malade et mourrait. - Le mot náhvalr se trouve en outre dans une des listes de mots ou «bulur» insérées dans YEdda de Snorri Sturluson (début du XIIIe siècle, éd. F. Jónsson, Copenhague, 1931, p. 207), et le composé nahvatstônn 'dent de n.' se ht dans Ama saga biskupa (dnm> Biskupa Sò'gur, ed. Jón Sigurósson et Guôbrandur Vigfússon, I, Copenhague, 1858. p. 767).

Side 282

Jónsson, dans une lettre datée du 11 août 1638 et adressée au savant danois Ole Worms. «Nomen autem habet â voce Naar, qvge mortem seu emortui corporis pallorem significai», commente l'évêque islandais È>orlakur Skúlasonen 16476. De ces explications, les étymologistes modernes préfèrent la dernière, sans qu'on sache trop pourquoi; quoi qu'il en soit, l'identité du premier élément, nú- 'cadavre', ne fait pas de doute (mais certains l'expliquentpar une étymologie populaire, en considérant nar- comme primitif, voir infra n.12).

1. Nahual. Dans YAdditamentum IV Theatri orbis terrarum du cartographe Abraham Ortelius, Anvers 1590, et dans les éditions de son Theatrum orbis terrarum postérieures à cette date, on trouve une carte d'lslande, signée de l'historien danois Anders Sorensen Vedel (Andreas Velleius). Ce n'est sans doute pas lui qui en est l'auteur, mais un Islandais, probablement l'évêque Guôbrandur t>orláksson (1542-1627)7. Elle s'accompagne d'une description du pays, dans laquelle on lit ce commentaire d'une des figures de la carte: «Piscis Nahual, huius carnem si quis comedat, statim moritur; habetque dentem in anteriori capitis parte prominentem ad septem cubitos. Hune quidam pro monocerotis cornu vendiderunt. Creditur venenis aduersari. Quadraginta ulnarum longitudinem habet belua»B. Ces lignes semblent dues à un Islandais, probablement celui qui a dressé la carte, l'évêque Gusbrandur.Le Theatrum d'Ortelius a été, selon G. Atkinson9, treize fois édité en français entre 1572 et 1602. Comme on pouvait s'y attendre, le Théâtre de V Univers, Anvers 1598, contient la description de l'lslande, avec un commentaire de la carte où nous lisons: «A. C'est vn poisson nommé Nahual, si quelqu'vn mange de ce poisson, il meure [sic] incontinent. Il a vn dent sur le deuant de la longueur de sept coudées: aucuns l'ont vendu pour corne de licorne; & est bon contre le venin. Ce poisson a quarante



5: Ole Worrrís Correspondence with Icelanders, p.p. Jakob Benediktsson, Bibliotheca Arnamagnaeana VII, Copenhague, 1948, p. 54.

6: Dans Two Treatises on Iceland from the 17th century, p.p. Jakob Benediktsson, Bibl.Arn. 111, Copenhague, 1943, p. 12.

7: Halldor Hermannsson, Two Cartographers, Guôbrandur Thorláksson and Thorôur Thorláksson (Islándica XVII), Ithaca, New York, 1926, p. 14-15; la carte y est reproduite d'après le Theatrum de 1595. - Jakob Benediktsson, dans l'ouvrage cité dans la n.6, p. X.

8: Nous citons d'après le livre cité de Halldór Hermannsson (voir n.7), p. 39, où est reproduite la description de l'lslande d'après l'édition de 1595.

9: La Littérature géographique française de la Renaissance, Paris, 1927, numéros 231, 270, 284, 297, 327, 340, 357, 389, 390, 391, 408, 429, 430.

Side 283

aulnes de long», 104 v°. C'est là probablement le premier texte français dans lequel apparaît le mot étudié. Mais en 1607 le cartographe néerlandais Jodocus Hondius publie une nouvelle édition de l'atlas de Mercator, mort en 1594, édition augmentée par ses soins: Gerardi Mercatoris Atlas, sive Cosmographicae meditationes de fabrica mundi et fabrican figura. Jam tandem ad finem perductus ...a Judoco Hondio, Amsterodami 1607. En même temps, il fait paraître une édition réduite du livre: Atlas Minor Gerardi Mercatoris à I. Hondio plurimis aeneis tabulis auctus atque illustratus, Amsterodami[1607]. Or les deux ouvrages de 1607 contiennent une carte d'lslandeet une description du pays, toutes deux établies d'après le Theatrum d'Orteliuslo. Vérification faite, ils reproduisent telles quelles les lignes de 1590 sur le narval, respectivement en 44 et D2 v°. Henri Lancelot-Voisin, sieur de La Popelinière, fournit ensuite la traduction française des deux atlas édités par Hondius: Gerardi Mercatoris l'Atlas, ou Méditations cosmographiquesde la fabrique du monde et figure d'iceluy, commencé en latin par le tres docte Gerard Mercator, parachevé par Jodocus Hondius, traduit en Francois par le Sieur de La P[opelinière]. Editio secunda, Amsterodami 1609, et Atlas Minor de Guerard Mercator Traduict de Latin en Francois par le Sieur de la Popelinière Gentilhomme Francois, Amsterodami 1613. On lit dans le premier ouvrage: «Le temps me faudroit, si je voulois reciter au menu le nombre de tant de poissons. le ne mentionneray que les plus rares. Entre lesquels est le Nahual. Sa chair fait soudain mourir celuy qui en mange. & a une dent qui avance de sept coudées sur l'inférieure partie de la teste. Aucuns Font vendu pour Corne de Monoceros, & croit on qu'elle resiste aux venins. Cette bestiasse a 40 aunes de longueur», 43. Même texte dans Y Atlas Minor, 28. On voit que Nahual est ici employé comme un mot français.

D'après le FEW, le premier exemple du terme, relevé par Paul Barbier, se trouve dans une édition des Estais de Pierre d'Avity parue en 1627. Les catalogues de la B.N. de Paris (5,844) et du British Muséum (8,1194) ainsi que le National Union Catalog Pre-1956 (27,622a-c) montrent que Les Estais, empires et principautez du monde ont connu plusieurs éditions de 1614 à 1665. Mais ils n'en signalent aucune de 1627. Peut-être s'agit-il d'une faute d'impression pour 1617. La Bibliothèque Royale de Copenhague possède un exemplaire de Paris 1616. On y lit, à propos de l'lslande: «le me rendrois



10: Voir les ouvrages cités à la n.7. Jakob Benediktsson reproduit le texte de 1607. L'ouvrage de H. D. Schepelern, cité à la n.ll, pp. 23, 161, 278, n'est pas exact sur ce point.

Side 284

ennuieux si ie vouloy faire le dénombrement de tous ceux qu'on y trouue: ie parleray de quelques vns. Il y a vn poisson nommé Nahual dont la chair fait mourir aussi tost ceux qui la mangent. Il a vne dent en la partie de deuant la teste, qui s'aduance dehors de la longueur de sept coudées. Quelques vns l'ont vendue pour vne corne de Licorne. On croit qu'elle est contraire au venin. Ce monstre entier est de la longueur de 40. aulnes », 777-778. Même texte dans l'éd. de Genève 1665, 528b. On reconnaît sans peine une nouvelle traduction du texte latin vulgarisé dans le monde savant par le Theatrum d'Ortelius et les atlas de 1607. L'introduction de D'Avity à sa description du narval paraît inspirée de celle des textes de 1607: c'est là probablement la source utilisée.

De l'ouvrage important de 1614-1665, le mot a pu passer dans les livres de médecine, comme en témoigne le texte suivant: Sanctorius «pourra aussi nier ce que dit l'Autheur des Estats & Empires du monde, parlant du Royaume de Dannemarc, qu'il y a un Poisson nommé Nahual, dont la chair fait mourir ceux qui la mangent », D. L'Aigneau, Traicté pour la conservation de la santé, et sur la saignée de ce temps, 4e édition, Paris 1657, 18.

La forme nahual, à notre connaissance, ne dépasse pas 1665.

2. Narhual (narhval) et variante. Tandis que la forme náhval(r) est attestée en norrois dès le XIIe siècle (voir n.4), narhval avec nar- n'est attesté que depuis 1638, date à laquelle ledit Ole Worm écrit à propos de la corne de licorne: <dDens est Balena^ Mandil Narhvat, à radaveribus qvîbus vesci solet sic dictae; Naer enim illis cadáver est»ll. C'est probablement Worm lui-même qui a intégré la désinence islandaise du nominatif, perdue en danois, à peu près comme si l'on disait en français *nécrosloge au lieu de



11: Dans un chapitre ajouté à la fin de la dissertation De corporis sani conservatone, discutée et imprimée en 1638. Elle ne semble plus être conservée que comme seconde section du recueil de Worm, Institutionum Medicarum Epitome, Hafniaî 1640. A moins que ce texte ne soit pas identique à celui de 1638 et que l'étymologie du mot ait été ajoutée en 1640, l'lslandais qui a indiqué celle-ci à Worm n'est pas Arngrímur Jónsson, dont la lettre citée ci-dessus est postérieure à la dissertation de 1638, ni d'ailleurs t>orlakur Skúlason (Thorlacus Sculonius), contrairement à ce qu'écrit La Peyrère d'après la lettre citée ci-dessous de Worm, qu'il a mal comprise, mais c'est probablement un des Islandais qui habitaient au Danemark, par exemple le futur évêque Brynjólfur Sveinsson. Le chapitre cité de Worm a été réimprimé par Thomas Bartholin, dans De Unicorni* observationes nova, Patavii 1645 (2e éd., Amsteleedami 1678, 113-118). Voir aussi H. D. Schepelern, Muséum Wormianum. Dets Forudsœtninger og Tilblivelse, Odense 1971, index sous Enhjorning et Narhvaltand.

Side 285

nécrologe pour la raison que le premier élément du mot composé est le mot grec nekrós. - II est vrai que quelques savants ont proposé des étymologiesqui présupposent que nar- est la forme primitivel2, mais les premières attestations des deux formes permettent d'écarter ces hypothèses.

Dans un contexte français, la forme Narhual avec nar- est attestée pour la première fois dans la Relation du Groenland qu'lsaac de La Peyrère publia à Paris en 1647, après l'avoir terminée l'année précédente: «que les Islandois l'appelloient Narhual», 71; «ce poisson, que les Islandois appellent Narhual», 9413. Le mot figure sous la même forme dans la seconde édition, Paris 166314. Le voyageur français cite dans son livre une lettre de Worm, écrite le 12 avril 1645. Celle-ci a été imprimée, d'après l'original, dans O lai Wormii et adeum doctorum virorum epistolœ, Copenhague 1728; 2e éd. 1751, n° 865 (traduction danoise par H. D. Schepelern dans Breve fra og til Ole Worm, 111, Copenhague 1968, n° 1303). A en juger d'après ces éditions, la lettre ne présentait pas la forme Narhual, mais Nàhual, sans -r-. La Peyrère a pu trouver la forme Narhual dans la dissertation de 1638 citée ci-dessus. En effet, dans sa lettre, Worm renvoie à la fois à cette «publica disputatio» (éd. 1751, 924) et au livre de Thomas Bartholin où le chapitre se trouve réimprimé (ibid. 925)15.

Narhual figure en outre, comme mot étranger cité, dans le Traité des Tourbes combustibles de Ch. Patin, Paris 166316. Le garant donné par l'auteur est encore Ole Worm, l'ouvrage consulté presque sûrement le Muséum Wormianum, Leyde 1655, 282.

Fréquemment mentionné dans les livres scientifiques en latin, narhval est adopté comme mot français par le Dictionnaire de Trévoux, éd. de 1752. Mais l'éd. de 1771 de cet ouvrage renvoie, sous narhval, à l'article narwal et donne, à l'article principal, incorrectement, narvhal. C'est là, comme on le verra, un cas non isolé de transposition de Vh. Narvhal ainsi créé se lit



12: Jarl Charpentier dans Beitrage zur Kunde der indogermanischen Sprachen (éd. Bezzenberger) 30, 1906, 160. - W. P. Lehmann, «On the Etymology of narwhal», dans Scandinavian Studies, Essays Presented to Dr. H. G. Leach, Seattle 1965, 101-104.

13: Voir Arveiller, op.cit., 361, 362.

14: 71 et 94.

15: Le traité sur les unicornes, de Bartholin, que cite La Peyrère 1647, 77, est celui du père de Thomas 8., Caspar Bartholin, De unicornu, ejusque affinibus et succedaneis, 1628, publié dans ses Opuscula quatuor singularia, Hafniae 1628. Worm cite ce traité dans sa lettre à La Peyrère, 925.

16: Arveiller, op.cit., 361.

Side 286

encore dans le Grand Dictionnaire universel du XIX Q siècle de Pierre Larousse,
XI, 1874, sous narval.

3. Narwal (narvval). Moïse Charas écrit dans sa Pharmacopée royale Galeniqueet Chymique, Paris 1676: «un gros poisson... que les Islandois nomment Narwal », 25617. Cette graphie avec -w-, lettre exceptionnelle sous une plume française, ne s'explique pas de soi. On pense à une influence de wal 'baleine', mot néerlandais et allemand. Une objection surgit aussitôt: il est très peu probable que Charas, originaire d'Uzès, ait su l'allemand ou le néerlandais, du moins avant d'entreprendre ses voyages à l'étranger (1678). Mais on lit assez rapidement des formes avec -w- (-vv-) en contexte latin: «Decimum sextum [genus balaenarum] dicitur Nahvval », St. a Schonevelde, Ichthyologia et Nomenclaturae animalium marinorum, Hamburgi1624, 28. L'Allemand H. Sivers, traducteur de La Peyrère, hésite entre «Narvval», 18, dans le passage où il rend justement «Balene» par «Walfisch», et la forme de l'original «Narhual», exactement reproduite, 24, Bericht von Grôhnland, Hamburg 1674. Mieux: on trouve narwal dans une lettre latine de La Peyrère, écrite en décembre 1649 (éd. 1751, n° 897; trad. dan. 111, 1968, n° 1669). Cela montre que certains savants qui correspondaienten latin, langue internationale, ont pu être influencés par la forme germanique. Il est donc très possible que le médecin français ait lu des formes avec -w- en contexte latin, par exemple dans une lettre de confrère.On doit toutefois se demander s'il est vraisemblable qu'il ak modifié une forme dans un texte qu'il paraît suivre de près. La Peyrère écrit en effet :« celles de Danemarc viennent du Groenland ..., ce poisson que les Islandois appellent Narhual», op.cit., 65, 94, ce qui devient chez Charas: «celle d'un gros poisson qui se trouve dans les mers de Groenland, que les Islandois nomment Narwal», op.cit., 256. La réponse n'est pas douteuse. Voici en effet, parmi beaucoup d'exemples possibles, quatre faits assurés: P. L. Sachs écrit en 1676 :« Constituit haec Schonfeldio in Ichthyologia decimumsextum Balaenarum genus, quod Narhval dicitur», Monocerologia, Racecurgi, 47. Or Ylchthyologia alléguée, citée supra, indique: «... dicitur Nahvval». L'Encyclopédie XI, sous narwal, passant en revue les noms de l'animal, relève: «Nharwal islandis Raii», mais Ray avait noté: «Narhual Islandis», Synopsis Methodica Piscium, Londini 1713, 11, n° 6. M. J. Brisson attribue à J. T. Klein, «Pise. Mis. 2., p. 18», la forme «Narhwal» et signale que le nom islandais du cétacé, d'après F. Willughby, est également «Narhwal»,



17: Ibid.

Side 287

hwal»,Le Regne animal divisé en IX classes, Paris 1756, 366-367. Cependant, Klein offre à l'endroit indiqué «Narwhal», Historiae piscium naturalis promovendae Missus secundus, Gedani 1741, 18, et Willughby: «nomine vulgari Narhval à cadaveribus quibus vesci solet appellatimi Islandis », De Historia piscium libri quatuor, Oxonii 1686, 43. On a vu aussi, supra, ce que donne Trévoux 1771 sous narval. Il faut donc bien admettre que l'orthographedes termes savants, au XVIIe siècle et même au XVIIIe, est considérée comme d'importance secondaire et qu'elle est peu fixe.

Furetière reprenant en 1690 la forme de Charas, auteur qu'il cite, narwal devient une forme courante en françaislB. Au XVIIIe siècle, elle fait adresse dans le Dictionnaire de Trévoux il 52 et dans Y Encyclopédie XI, 1765. C'est elle que choisit B. de Lacépède dans un ouvrage qui fit autorité, Y Histoire naturelle des Cétacèes, Pans 1804, 142. On la trouve encore dans le dictionnaire de Landais 1853, mais non dans les dictionnaires postérieurs Variante hypercorrecte Nerwal: «On écrit communément Narhwal, ou Narwal, & quelquefois Nerwal ou Nerval», Aubert de La Chesnaye des Bois, Dictionnaire raisonné et universel des animaux, Paris 1759, I, 221, n.

4. Narval et variante. La forme française actuelle, avec -v-, est celle qu'établit le dictionnaire de l'Académie en 1762. Elle a été relevée dès 1732 dans Le Spectacle de la Nature de l'abbé Noël Pluche, I, 397: «le Walrus ou le Narval »19. L'assimilation des deux animaux est erronée et les dictionnaires de Furetière et de Th. Corneille pourraient être à l'origine de la faute. On trouve en effet, sous licorne, dans le premier ouvrage: «un gros poisson nommé par les Islandois narwal, & dans d'autres lieux rohart», et dans le second, qui l'utilise, sous narwal: «Gros poisson ... que les Islandois appellentNarwal; on le nomme Rohart en d'autres lieux». Or rohart (et variantes) est une désignation ancienne du morse, FEW XVI, 249b. Pluche a pu la trouver désuète et la remplacer par walrus, connu du monde savant français depuis 1640 (voir RLiR XXXVII, 1973, 497). L'abbé se corrigera2o. Trévoux 1752 ne s'y trompe pas, non plus que les traités du XVIIIe siècle parus ensuite; voir M. J. Brisson, op.cit., 48. Nous ne pensons pas que l'orthographe narval s'explique par l'influence de l'anglais narval, 1723.



18: Voir Arveiller, op.cit., 362.

19: Arveiller, op.cit., 362.

20: L'édition de 1764 du même ouvrage ne ciîe pas le mot walrus et écrit Narwal avec -W-: «Les Danois & les autres peuples du Nord vont à la pêche d'un très-gros poisson nommé le Narwal, dont les dents sont plus estimées que celles de l'éléphant», I, 403.

Side 288

UOED montre en effet que cette forme, hapax en cette langue, est tirée d'un livre de S. Collins sur l'état de la Russie à cette époque, ouvrage qui ne touche que marginalement aux sciences naturelles. Il y a peu de chances que Pluche l'ait lu. En revanche, la simplification orthographique de w en v se constate à toute époque en français, quand les mots se naturalisent. Quelques exemples relevés dans le FEW XVII: wacarme (ca. 1500), vacarme (1546), 438a; wedasse (1676), védasse (1698), 552a; wasistas (1784), vasistas (1798), 540b; wake (1836), vake (1842), 449b. Rappelons que La Peyrère n'écrit que «M. Vormius», op.cit., passim. La variante hypercorrecte nerval, 1759, a été citée supra2l.

5. Narhwal, narwhal, nharwal et variante. La première forme est prêtée à tort par P. Artedi aux Islandais: «Islandis Narhwal», Ichthyologia, Lugd. Bat. 1738, V, 108. Il s'agit de l'ouvrage posthume, célèbre en son temps, d'un savant suédois, ancien élève de Boerhaave à Leyde, ville où il mourut accidentellement. On pense donc à la contamination de narhval, si souvent attribué aux Islandais depuis Worm, par le wal néerlandais. Cette forme passe en français en 1759: «Nahrwal, poisson cétacée ... », La Chesnaye des Bois, op.cit., 111, 217b. Elle fait adresse chez Valmont de Bomare, Dictionnaire raisonné universel d'histoire naturelle, éd. in-4°, Paris 1775, IV, 322. Elle est mentionnée par Lacépède, à côté de Narwal, op.cit., 142, recueillie enfin par le dictionnaire de Boiste en 1823, 1829, 1834.

Narwhal se Ut pour la première fots, à îtotre en 1741, comme nom scientifique latin, chez le savant allemand J. Th. Klein, de Koenigsberg, op.cit., 18. C'est là la forme anglaise moderne du mot. Mais Klein ne cite pas de synonymes anglais et n'a aucune raison d'écrire à l'anglaise un terme de sa terminologie «latine». L'anglais narwhal n'est d'ailleurs attesté sous cette forme qu'en 1762, narwhale étant de 174722. Il



21: En suédois, le mot est attesté depuis 1754 (Linné) avec la graphie narval, d'après YOrdbok ôver Svenska Sprâket, p.p. Svenska Akademien, N 111 (1946). Nous n'avons pas trouvé cette graphie dans les dictionnaires hollandais. En allemand: «Narwal», J. L. Frisch, Teutsch-lateinisches Wôrter-Buch, Berlin 1741, ll,Bc. Mais cette forme manque dans le Wôrterbuch der Deutschen Sprache de J. H. Campe, Braunschweig 1809, alors que «Narval» figure dans son Wôrterbuch zur Erklârung und Verdeutschung der unserer Sprache aufgedrungenen fremden Ausdrücke, ibid., 1813. Cela porte à croire, nous écrit notre ami Th. Berchem (Université de Wiirzburg), en nous fournissant aimablement cette précision, que le mot était encore senti en 1813 comme un «aufgedrungener fremder Ausdruck».

22: D'après YOED.

Side 289

est vraisemblable que la forme de 1741 remonte à celle d'Artedi, avec transpositionaccidentelle de Y-h-. Souvent citée dans les traités en latin, elle passe dans la Nomenclature complète d'Histoire naturelle, complément au dictionnaire de Boiste 1823, 372c, puis dans l'important Dictionnaire des sciences naturelles par plusieurs professeurs du Jardin du Roi et des principales écoles de Paris, XXXIV, Paris 1825: «Narval ou plutôt Narwhal», 201. Elle est recueillie ensuite par le Nouveau Dictionnaire de la langue française, rédigé sur le plan du dictionnaire anglais de Johnson, de Noël et Chapsal, Toul 1826, 526, et elle se lit encore dans le Grand Dictionnaire cité de Pierre Larousse, XI, 1874, sous narval, avec la variante narvhal.

Enfin, Y Encyclopédie XI, 1765, modifie d'autre manière la place de Y-het
mentionne, à côté de Narwal, Nharwal.

6. Autres désignations françaises du narval.

a. Licorne de mer et variantes. L'expression est antérieure à la connaissance du narval par les Français. Ambroise Paré commente un texte d'André Thevet sur une sorte de monstre marin à longue corne, que ce dernier dit avoir vu au large de la Guinée, et qui est appelé «Vletif» par les naturels de ce pays. Paré conclut: «Plusieurs estiment ledit animal estre vne Licorne marine», et il donne une gravure fantaisiste comme «Figure du poisson nommé Vletif, espece de Licorne de mer », Discours ... Asçauoir, de la Mumie, des Venins, de la Licorne et de la Peste, Paris 1582, 30 r°-v°. Citant Paré, Laurent Catelan désigne le même animal sous> le nom de «Lycorne marine», Histoire de la nature, chasse, vertus, proprietez et usage de la lycorne, Montpellier 1624, 5. Dans sa Relation du Groenland, citée plus haut, La Peyrère appelle, en passant, les narvals, «nos Licornes du Nord», 76; cf. FEWXÏV, 42a. Mais c'est César de Rochefort qui établit la dénomination dans un chapitre de son Histoire naturelle et morale des Iles Antilles de VAmérique, Rotterdam 1658: «Description particulière d'une Licorne de Mer, qui s'échoua à la rade de l'lle de la Tortue en l'an 1644», 184. Rochefort,qui vit chez les Hollandais, connaît bien les «Licornes de la mer du Nord», 189. Th. Corneille, sous licorne, remarque: «II y a aussi des Licornes de mer, & il s'en échoua une en 1664 au rivage de l'lsle de la Tortue»; la suite du texte est prise à Rochefort, comme il arrive souvent chez ce lexicograph e23. Entre-temps on avait pu lire avec la même acception dans le Traité de Primerose sur les erreurs vulgaires de la médecine par M. de Rostagny,Lyon



23: Voir Arveiller, op.cit., 235, 240, 278, etc.

Side 290

tagny,Lyon1689, «des Licornes mannes» et «deux têtes de Licornes de
Mer», 740. Licorne de mer est encore dans le Petit Robert, 1967.

b. Unicorne (marin) et variantes. Olaus Magnus fait mention d'un monstre marin du Nord, portant corne au front, terrible mais lent, qu'il appelle en latin «Monoceros», Historia de gentibus septentrionalibus, Romae 1555, 744, et l'on a vu que Paré mentionnait lui aussi un animal monstrueux à corne unique. Mêlant curieusement Magnus et Paré, Catelan écrit en 1624: «Paré, après Olaus magnus recite qu'es régions Septentrionnales il s'y trouue vn Monocerot ou Vnicorne marin qu'on appelle Vletif en la langue de ces contrées», op.cit., 4. Simple curiosité. Mais C. Bartholin, dans son opuscule cité De Unicornu, 1628, propose de dénommer le narval: «Vnicornu marinum boreale», 7 v°. C'est là la source avouée de La Peyrère. Dans sa Relation du Groenland, 1647, celui-ci se demande comment désigner l'animal en français et conclut: «le poserois donc vne espece d'Vnicornes marins, comme l'on a posé des espèces de chiens, de veaux, & des loups marins. Et la chose ne seroit pas nouuelle, puis que Bartolin, Autheur Danois, a fait vn Chapitre exprès, des Vnicornes marins, dans son traité des Vnicornes », 77. Unicornu marinum est la forme adoptée par le Muséum Wormianum cité, 282-283. La dénomination s'abrège en unicornu, de même sens, quand on cesse de croire aux licornes terrestres. Ainsi chez S. Dale, Pharmacologia, Londini 1693, 574. Unicornu est ensuite courant dans la terminologie latine des zoologistes jusqu'à Linné compris (voir Brisson, op.cit., 366). Unicorne manque encore dans Trévoux 1752, mais est recueilli par La Chesnaye des Bois: « Unicorne, ou Licorne de mer, poisson Cétacée. C'est le Narhwal», op.cit., IV, 560a. Le français unicorne 'narval' est encore accepté sans réserve par le Larousse du XXe siècle, VI, 1933. 11 est étiqueté «vieux» dans le Petit Robert.

c. Monoceros, monocère. On a vu ci-dessus, sous b, qu'un monstre marin est appelé Monoceros par Olaus Magnus, d'où un «Monocerot» isolé de 1624, chez Catelan. Mais Jan van Gorp, dit Goropius, traitant du monoceros des anciens, se demande en 1569 si les cornes utilisées par la médecine de son temps ne seraient pas celles du narval: «Suspicatus aliquando sum cornu hoc piscis alicuius esse, quòd in eo genere admiranda plurima reperiantur; & hoc cornu quod Antwerpiae est, ex Islandia sit allatum», Origines Antwerpianae, Antverpiae 1569, 1038. Monoceros en vient donc tout naturellement à désigner le narval en latin.

Furetière est le premier à faire passer le terme en français, d'après le
FEW V1,3, 80b. Il mentionne sous monoceros la Monocerologia citée de

Side 291

P. L. Sachs, 1676, et précise sous licorne: «Paul Louïs Sachsius Médecin fait la description d'un Monstre marin qu'il appelle unicorne ou monoceros, qui est une espece de baleine qui vit de cadavres, qu'on pèche sur les côtes d'lsland & Groenland». La source est donc assurée, mais Sachs n'unifie nullement la nomenclature savante, se bornant à rappeler les divers noms de l'animal selon les auteurs. Il en va autrement de W. Charleton, qui adopte Monoceros comme désignation latine du narval, Onomasticon Zoicon, Londini1668, 123, et Exercitationes de Differentiis & Nominibus animalium, Oxoniae 1677, 47, n° 6. Ce savant est suivi par son compatriote Willughby, op.cit., 42. Du latin de ce dernier le mot revient au français: «Monoceros, est aussi un grand poisson cétacé dont parle Willoughby [sic] dans son Ictyographie, qui a une longue corne qui lui sort de la mâchoire », Trévoux 1752, s. v. Le terme se lit dans la série des Boiste, puis dans le dictionnaire de Bescherelle de 1545 à 1887, sous la double forme monocéro et monocère. Guérin relève encore monocère 'narval' en 1892, s. v.

7. Résumé. 1. Nahual 1598-1665, du vieux norrois ou de l'islandais, porté par un contexte latin. - 2. Narhual, narhval \6AI-\ll\, du danois de Worm, porté par un contexte latin. - 3. Narwal 1676-1853, d'une forme danohollandaise ou dano-allemande utilisée en contexte latin. - 4. Narval depuis 1732, adaptation de la forme 3. - 5. Narwhal 1823-1874, du latin scientifique de même forme, venu lui-même de narhwal, forme dano-hollandaise utilisée en contexte latin.

Il s'agit d'un mot savant, qui reste plus ou moins scolaire en français, puisque le narval ne vit pas à proximité de la France et ne peut se voir que dans les musées ou en gravure. L'expression licorne de mer, qui fait allusion indirectement à la licorne terrestre, ne pouvait guère servir de nom spécifique de genre dans un vocabulaire scientifique, mais, a priori, unicorneet monoceros auraient pu le faire: ils sont pédants à souhait. Leur faiblesse tient au fait que le narval ne développe pas une corne, mais une dent; les deux mots se trouvent donc impropres dès que le fait est établi par Worm. C'est si vrai qu'Artedi propose en 1738, pour le latin des naturalistes,le terme nouveau de Monodon, satisfaisant du point de vue de l'anatomie,op.cit., 111, 78. Seulement, à cette époque, narwal, établi par Furetièreet Th. Corneille, est devenu narval, forme simple, d'aspect tout à fait français, donc en position déjà forte. Narval ne triomphe cependant qu'à la longue: le poids de l'usage t>t fait ici peu sentir, puisque le mot, étant donné ce qu'il désigne, n'est guère utilisé par la langue courante, et que les dictionnaires répugnent toujours à abandonner les vocables précédemmentenregistrés,

Side 292

mentenregistrés,surtout s'ils sont plus ou moins savants. C'est pourquoi
Littré, en 1866-1872, accueille encore, outre narval: licorne de mer, monocéroset

Raymond Arveiller

Paris

Povl Skârup

Ârhus