Revue Romane, Bind 10 (1975) 2

Image et structure dans Atala

par

Frans C. Amelinckx

Dans Tétude du texte, l'image peut conduire le lecteur à la découverte des réseaux de signification. En effet, du point de vue de la stylistique, l'écrivain est limité par la syntaxe, la morphologie et le lexique; ce n'est que dans le champ de l'image que i>a vision peut s'exprimer en toute liberté et s'organiser selon la structure imaginaire propre à l'auteur. Ainsi, il nous semble que l'étude de l'image-paysage dans Átala de F.-R. de Chateaubriandl peut nous aider non seulement à découvrir la structure du récit, mais aussi le rapport interne entre l'image et le récit.

Il s'agit en premier lieu de distinguer entre la structure formelle, apparente
- que l'on peut appeler structure externe - et la structure profonde
qui organise le récit et l'amène à sa conclusion selon un système préétabli.

La structure externe d'Atala est trop bien connue pour que nous nous y attardions. Elle se manifeste à travers une forme classique, proche de la peinture: le récit de Chactas encadré par un prologue et un épilogue. Le récit, quant à lui, progresse par une suite de tableaux s'enchaînant selon l'ordre du récit, un ordre linéaire. La structure externe est immédiatement apparente et, le plus souvent, elle est indiquée par l'auteur. C'est ainsi que le récit de Chactas est divisé en tableaux: les Chasseurs, les Laboureurs, le Drame, les Funérailles. La structure externe se prête, par ailleurs, à une représentation graphique, ainsi que le prouve l'édition définitive d'Atala par Le Normant en 1805, édition abondamment illustrée, et le célèbre tableau de Girodet «Atala au Tombeau.»

Par contre, la structure profonde suit un ordre qui n'est pas immédiatement
apparent, un ordre rigoureusement logique qui sous-tend le récit et
l'organise d'une manière discrète, le plus souvent en temps forts et en temps



1: François-René de Chateaubriand, Atala, René, Les Aventures du dernier Abencérage, éd. Fernand Letessier (Paris, Garnier, 1962); toutes les citations renvoient à cette édition.

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faibles. Une fois établie, la structure profonde n'est plus modifiée et mène l'œuvre à son dénouement. Il sous semble que dans Atala, la structure profonde repose entièrement sur le paradigme Séparation/Union. Examinons notre hypothèse par un schéma:


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Le paradigme peut s'appliquer essentiellement au rapport entre Chactas et Atala. L'héroïne est tourmentée de désirs contradictoires, déchirée par des appels antithétiques qui font que l'unité ne peut être que temporaire et instable : « Quel tourment de te voir sans cesse », confesse-t-elle à Chactas, «loin de tous les hommes, dans de profondes solitudes, et de sentir entre entre toi et moi une barrière invisible. » (122) Du point de vue de l'organisationde la narration, la même forme s'applique aux rapports entre le narrateurdu prologue et de l'épilogue, «le voyageur aux terres lointaines», et

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celui du récit. Dans le prologue, le premier narrateur apparaît comme omniscient,donc séparé de Chactas; par contre, dans l'épilogue, il est relié à travers la chaîne de la transmission orale: «Les pères l'ont redite aux enfants, et moi, voyageur aux terres lointaines, j'ai fidèlement rapporté ce que des Indiens m'en ont appris.» (151) L'union est, par ailleurs, renforcée par la contemplation des restes des protagonistes du récit, mais elle n'en demeure pas moins temporaire, car le narrateur achève par une réflexion sur sa propre situation qui, elle, est une séparation totale.

L'étude de l'image nous renseigne sur la structure profonde et même, il nous semble, peut en devenir un schéma fonctionnel, une charnière organisatrice. L'image qui attire immédiatement notre attention est celle de la description des deux rives du Meschacebé. Celle-ci est en premier lieu organisée non selon la réalité, mais, ainsi que l'a bien remarqué Sainte-Beuve, selon l'imagination de Chateaubriand, «cette imagination magique. »2

Les deux rives du Meschacebé présentent le tableau le plus extraordinaire. Sur le bord occidental, des savanes se déroulent à perte de vue; leurs flots de verdure, en s'éloignant, semblent monter dans l'azur du ciel où ils s'évanouissent. ..

Telle est la scène sur le bord occidental ; mais elle change sur le bord opposé, et forme avec la première un admirable contraste. Suspendus sur le cours des eaux, groupés sur les rochers et sur les montagnes, dispersés dans les vallées, des arbres de toutes les formes, de toutes les couleurs, de tous les parfums, se mêlent, croissent ensemble, montent dans les airs à des hauteurs qui fatiguent les regards... Si tout est silence et repos dans les savanes de l'autre côté du fleuve, tout ici, au contraire, est mouvement et murmure... (32-36)

Par sa richesse et son amplitude, la description est une image première, fondamentale qui, du point de vue thématique et structural, est appelée à remplir une fonction capitale. Elle n'est pas en effet un paysage «état d'âme », si cher aux Romantiques, car elle ne mène pas à l'âme du personnage et elle n'est pas non plus un simple ornement du discours. Elle fonctionne essentiellement comme une métaphore mettant en rapport un ici et un ailleurs ou encore en renvoyant à un autre signifié, en l'occurrence le récit des amours de Chactas, le rapport Chactas/Atala, la relation narrateur/Chactas. Sa fonction n'est pas seulement de renvoyer à cet ailleurs, mais bien de l'organiser selon un schéma préconçu contenu substantiellement dans l'image elle-même.



2: C.-A. Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire sous ¡''Empire, éd. Maurice Allem (Paris, Garnier, 1948), p. 164.

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L'analyse du paysage souligne combien il est contrasté, et même disjoint: terrain plat/terrain accidenté, dénudé/boisé, immobile/mobile, silencieux/ bruyant, infini/fini. La dernière opposition mérite notre attention car si le côté occidental se verticalise entièrement et, par conséquent, unit des opposés, «leurs flots de verdure ... semblent monter dans l'azur du ciel», le côté oriental n'atteint pas cette verticalisation privilégiée. La communion n'y est donc pas établie. Or, dans le récit, Atala est celle qui entre en communion avec l'infini et qui unit en quelque sorte des éléments contraires. Par contre, Chactas reste au niveau du fini, il ne réussit pas à unir les contraires.

De même, les protagonistes du récit apparaissent comme deux natures aussi contrastées que les deux rives du Meschacebé: Muscogulge/Natchez, libre/captif, chrétien/païen, vierge/amant, morte/vivant. L'analogie 'rives et protagonistes' est accentuée par la présence de l'élément liquide. Le Meschacebé est à la fois le lieu de la séparation et celui de la rencontre. Or, dans le récit, Télément liquide est une image thématique qui est toujours présente. L'eau, et son champ sémantique - fleuve, rivière, ruisseau, puits, pluie, pleur -, est particulièrement l'élément unificateur: le récit de Chactas se déroule sur l'eau; la plus grande partie de la fuite se passe sur les rivières; les métaphores du cœur se font jour à travers des images marines, les pleurs unissent Chactas et Atala. Les rares moments d'union sont placés sous ce signe: «Quand nous rencontrions un fleuve, nous le passions sur un radeau ou à la nage; Atala appuyait une de ses mains sur mon épaule; et, comme deux cygnes voyageurs, nous jraversionsje^ ondes solitaires. » (TJ^Uunion avec Atala par le souvenir est évoquée sous une image liquide: Chactas confie à René que «le fleuve qui porte maintenant nos pirogues, suspendra le cours de ses eaux, avant que mes larmes cessent de couler pour Atala!» (141) Le moment où Chactas va presque réaliser son désir, «je touchais au moment du bonheur... », est situé dans le contexte d'une tempête, «fleuve débordé, montagnes mugissantes. . . » et «torrents de la pluie.» Même la tombe d'Atala est sous l'égide de l'eau: «Je passai au tombeau; je fus surpris d'y trouver une petite croix qui se montrait au-dessus de la mort, comme on apercevait encore le mât d'un vaisseau qui a fait naufrage.» (148) La valeur thématique de l'eau a été signalée par Gaston Bachelard dans sa belle étude sur l'eau et les rêves: l'eau serait l'image matérielle qui exprime le mieux le thème du malheur et de la mort.3

L'épilogue est, lui aussi, dominé par une image-paysage puissante, celle
de la description de la cataracte du Niagara. Par son dynamisme et sa



3: Gaston Bachelard, L'Eau et les rêves (Paris, José Corti, 1942), p. 104.

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polarité, cette image sert de complément à celle du prologue. Voyons en
quoi:

Depuis le lac Erie jusqu'au Saut, le fleuve accourt par une pente rapide, et au moment de la chute, c'est moins un fleuve qu'une mer, dont les torrents se pressent à la bouche béante d'un gouffre. La cataracte se divise en deux branches, et se courbe en fer à cheval. Entre les deux chutes s'avance une île creusée en dessous qui pend avec tous ses arbres sur le chaos des ondes. La masse du fleuve qui se précipite au midi, s'arrondit en un vaste cylindre, puis se déroule en nappe de neige, et brille au soleil de toutes les couleurs. Celle qui tombe au levant descend dans une ombre effrayante; on dirait une colonne d'eau du déluge. Mille arcs-en-ciel se courbent et se croisent sur l'abîme. Frappant le roc ébranlé, l'eau rejaillit en tourbillons d'écume, qui s'élèvent au-dessus des forêts comme les fumées d'un vaste embrasement. .. (157-158)

Dans sa structure interne, l'image continue le schema de la séparation ei de l'union: les deux chutes sont opposées et contrastées. L'une est située dans le domaine de la lumière - «nappe de neige ... brille au soleil de toutes les couleurs. » L'autre est dans le domaine de l'ombre - «une colonne d'eau du déluge. » La séparation est accentuée en étant située dans le contexte symbolique de la lumière et des ténèbres. L'union se manifeste par une vaporisation de l'élément liquide, vaporisation essentiellement verticalisante, « mille arcs-en-ciel,» symbole biblique de la réconciliation, donc de l'union, qui forment au-dessus de la chute une voûte presque céleste. Cette structure est, par ailleurs, renforcée par la réunion d'éléments antithétiques - feu et eau. L'eau, élément lourd, se métamorphose en une forme légère, aérienne - l'écume - qui, grâce à la comparaison, s'allie au feu et à la fumée, «comme les fumées d'un vaste embrasement. » La réconciliation des éléments premiers est une épiphanie de la réunion finale de Chactas et d'Atala, unis cette fois sous une forme nouvelle, «quelques ossements humains», donc sublimée et purifiée, celle des cendres. L'image renvoie ainsi au schéma de l'union, sur lequel s'achève l'histoire des deux amants.

Nous avons vu, cependant, que la structure profonde, si elle reposait sur une alternance de la séparation et de l'union, se terminait sur le thème de la séparation, thème dominant souligné par l'image-paysage du prologue. Or, dans l'image de l'épilogue, une seule des chutes bénéficie de la valorisationde la lumière, une seule reçoit l'apothéose de la couleur et de la blancheur,l'autre s'abat dans le gouffre, solitaire et maudite. C'est le narrateur, «voyageur aux terres lointaines», qui continue le schema de la séparation. Les Indiens, descendants de Chactas et de René, doivent abandonner leur terre natale et participent au schéma de la séparation, mais ils emportent

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avec eux le symbole même de la réconciliation, «les cendres des ancêtres», et par conséquent ils continuent l'union. Le narrateur, par contre, dans sa remarque finale, met en relief sa séparation totale: «... j'erre, ainsi que vous, à la merci des hommes; et moins heureux dans mon exil, je n'ai point emporté les os de mes pères.» (166)

Dans A tala, les images-paysages ne forment donc pas seulement des tableaux additionnels d'une grande beauté, qui ont leur valeur poétique propre, elles ne sont pas de simples ornements d'une prose poétique, mais s'intègrent à la structure même du texte et en forment un schéma organisateur. En devenant un élément structurel, l'image contribue à l'élaboration de la structure profonde de l'œuvre et renvoie, ainsi que le note Jean Ricardou, à un ensemble significatif,4 dans lequel interviennent tous les éléments.

Frans C. Amelinckx

Nebraska-Lincoln

Résumé

Dans Atala, les images-paysages ne forment pas seulement des tableaux d'une grande beauté poétique, mais s'intègrent dans la structure narrative et, en fait, lui confèrent son organisation. Deux magnifiques descriptions, l'une dans le Prologue, l'autre dans l'Epilogue, peuvent être considérées comme étant paradigmatiques de la structure profonde du réciL Les rapports d'Atala et de Chaetas, ceux eu narrateur avec le récit sont fondés sur le paradigme de la séparation et de l'union qui, en substance, est présent dans les images-paysages.



4: Jean Ricardou, «Expression et fonctionnement,» Tel Quel, No. 24, Hiver 1966, p. 48.