Revue Romane, Bind 10 (1975) 2

Remarques sur le comportement des clitiques neutres dans le système attribut de l'espagnol et du français

par

Félix Carrasco

1.0. Pour la grammaire différentielle, les pronoms personnels de l'espagnol et du français offrent un champ riche de particularités et de problèmesl. La caractéristique la plus nette réside peut-être dans le fait que la série espagnole des pronoms sujets consiste en vrais pronoms et, par suite, en éléments autonomes, tandis que la série française se distingue par sa condition d'indices verbaux, pures marques de personne, donc éléments dépendants

yo, tú, él, nosotros, vosotros, ellos # je, tu, il, nous, vous, ils

1.1. Ce caractère de morphème personnel du verbe a une répercussion immédiate sur le problème qui va nous occuper: la fonction d'attribut est exclue pour toute la série française sauf nous, vous, ce qui soulève un problème presque insoluble pour les grammairiens qui n'ont pas réussi à se libérer des préjudices de la grammaire latine. Par contre, la série espagnole a libre accès à la fonction d'attribut :

... T . fa) moi
(I)JeSUlS(b)*je

fa) *mi
Yo soy i
[b) yo

(2) Mon meilleur ami c'est \, N .
|b) *tu

... . . fa) *ti
Mi mejor amigo ères < ' ,
[b) tu



1: K. Heger a publié un excellent article sur le comportement des pronoms personnels en français et en espagnol: «La conjugaison objective en français et en espagnol», Langages, 111 (1966, 18-39). A propos de la particularité des pronoms personnels voir aussi K. Togeby, Structure immanente de la langue française, Paris, Larousse, 1965, p. 78 et p. 88 (Ie éd. 1951), E. Benveniste, «Le pronom et l'antonyme en français moderne», 8.5.L., LX (1965) 71-87. S. Mariner a fait une analyse en profondeur, proposant une explication structurale originale fondée sur une solide argumentation: «Situación del neutro románico en la oposición genérica», Revista española de lingüística 3, 1 (1973) 23-38.

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Bien que les deux langues gardent un trait de la déclinaison latine, c'est l'espagnol qui se classe à côté du latin comme langue comportant une série vraiment pronominale, tandis que le français a perdu cette autonomie dans les cas sujets. D'où la situation embarrassante de certains grammairiens quand ils trouvent que la fonction d'attribut, réservée au nominatif dans les langues anciennes, est remplie en français par le cas objet.

1.2.1. De grands linguistes sud-américains comme Andrés Bello (Gramática, note VIII) et R. Lenz, qui ont réagi contre l'influence latinisante des Académies sises des deux côtés des Pyrénées, affirment que le cas de l'attribut en espagnol est l'accusatif, ce qui fait du verbe ser un verbe transitif. De vénérables romanistes ont reconnu cela comme un fait général des langues romanes2. Même parmi les générativistes on pourrait trouver un écho de cette théorie. A mon avis on évite de cette façon un obstacle pour se trouver face à un autre, qui est pire.

1.2.2. Si l'on accepte que le cas objet est le cas de l'attribut, comment peut-on
expliquer les pronoms attributs qui prennent le cas sujet ?

(3) Yo soy yo y mis circunstancias.

(4) El es siempre él.

(5) Est-ce votre mère? - Oui, c'est elle.

En espagnol, les expressions de cette sorte sont très fréquentes ; en français,
elles sont rares mais, du point de vue théorique, l'objection est également
valable.

1.3.1. S. Fernández Ramírez suggère que 10, dans ce cas-ci, n'est pas accusatif: il s'agirait d'une forme débilitée du nominatif (el)lo (Gramática española, Madrid, R. Occidente, 1950 par. 114). Cette opinion est généralement acceptée et a été introduite dans la nouvelle édition de l'Académie: «Como lo es el único acusativo que aparece en esta función, cabría considerar este lo predicativo como variante del nominativo ello »3.



2: R. Lenz, La oración y sus partes, Santiago de Chile, Nascimiento, 1945, p. 60 (Ie éd. 1920); F. Diez, Grammatik der romanischen Sprachen, 111, Bonn, 1970-72, pp. 790 et 830; F. Hanssen, Gramática histórica de la lengua castellana, Halle, 1913, pp. 501 et ss.

3: RAE, Esbozo de una nueva gramática de la lengua española, Madrid, Espasa-Calpe, (1973, p. 207, 2.5.4.)

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1.3.2. L'explication précédente semble tout à fait raisonnable au point de
vue diachronique, mais il reste toujours à expliquer pourquoi el{lo) apparaît
comme réfèrent de l'attribut sans tenir compte du genre du référé.

1.4.1. Du côté des structuralistes, un éminent linguiste a touché indirectement au problème, en suggérant une explication4. Selon lui, «le pronom réfèrent en fonction d'attribut exige le neutre à cause de son indifférence au genre et au nombre (par exemple: ¿Son tontos! - Lo son)».

1.4.2. A notre avis, cette explication n'est pas satisfaisante. Si nous acceptons que 10, en tant que terme indifférent, peut représenter des attributs masculins et féminins, au singulier ou au pluriel, il reste toujours à expliquer comment il arrive que les formes pronominales appropriées soient exclues. Par exemple, on ne dit pas :

(6) ¿Son tontos? - *Los son.
Sont-ils sots? - *Ils les sont.

Le fait que le terme indifférent ait accès à la place du positif et à celle du
négatif ne justifie pas qu'il monopolise ces places en excluant les termes
appropriés. Nous pouvons dire en parlant d'une femme:

(.(a; liViiia «..Si?.
Regarde ce/a!

Mais on peut dire aussi :

(7b) Mira a ésa.
Regarde celle-là.

De la même façon, l'emploi du présent historique ou du présent «pro futuro», en tant que terme neutre à l'égard du temps, est compatible avec l'emploi respectivement du passé et du futur. Par conséquent, si lo neutre n'alterne pas avec la, las, los, comme c'est le cas, il faut chercher une autre explication ou accepter un comportement spécial du terme indifférent, ce qui est à éviter du point de vue scientifique.

2.0. Nous allons essayer une autre voie. Il est peut-être nécessaire de nous
entendre sur certains points de terminologie avant de poursuivre. II y a



4: Voir £„ Alarcos Llorach, «jLo tuertes que erani» dans Esiudios de gramûtica funcional dtl apanol, Gredos, 1972, p. 188.

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une certaine confusion chez les grammairiens espagnols entre les termes atributo, predicado et predicativo. Nous suivrons à cet égard les critères établis par Amado Alonso et P. Henriques Ureña dans leur Gramática castellana,critères qui coïncident essentiellement avec la formulation proposée par Otto Jespersen dans The Philosophy of Grommar. La dernière édition de la grammaire de l'Académie espagnole admet aussi cette terminologies.

Pour donner une application pratique à ces critères, analysons la proposition
l'enfant est timide:


DIVL5520

Comme on le voit, nous employons le terme prédicat pour définir l'unité fonctionnelle formée par le verbe copulatif plus l'adjectif ou le substantif, tandis qu'on réserve le mot attribut pour le substantif ou l'adjectif en excluant la copule.

Notre hypothèse est que les clitiques neutres 10, le ne sont pas co-référents de l'attribut, comme le voulait la thèse traditionnelle, mais du prédicat nominal, c'est-à-dire que ta, te reproduisent en guise de prô-formës îè groupe syntagmatique prédicatif qui constitue une unité indivisible. L'objet de cette étude est de présenter des arguments à l'appui de cette hypothèse.

2.1. Soit l'exemple:

(8) René est indépendantiste et Pierre ne /'est pas.
René es independentista y Pierre no lo es.

Selon notre hypothèse,

le, lo = être indépendantiste, ser independentista

selon la thèse traditionnelle,

le, lo — indépendantiste, independentista



5: Voir RAE, o.c, 3.3.

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L'avantage de la seconde solution, c'est qu'on évite la difficulté d'expliquer le verbe copulatif est, es, qui apparaît toujours dans l'expression. Comment peut-on prétendre inclure dans le pronom la référence acetre si être est toujours là ?

2.2. Il faut remarquer que la présence de co-référents dans la même proposition
ne constitue pas une objection valable pour limiter la référence de
¡e, lo; dans des expressions comme:

(9) ¡ya lo creo que llora\

on peut noter un lo cataphorique qui apparaît en même temps que la proposition pronominalisée que llora. Nous ne prétendons pas qu'il s'agit ici d'un cas identique à celui qui nous occupe: évidemment, la valeur explicative et jusqu'à un certain point redondante de que llora est différente de celle du verbe copulatif dans l'exemple (8).

Le fait d'avoir, dans la structure superficielle, l'élément et sa copie pronominale
n'est pas rare en espagnol, en français et dans d'autres langues:

(10) A Federico lo asesinaron al amanecer.

(11) // est venu quelqu'un.

(12) // arrive que Pierre soit en retard.

(13) Qui Pierre a-t-il frappé?

(14) It was difficult to prove that theorem.6

Comme on le voit, nous avons souligné dans chaque proposition l'élément et sa copie pronominale correspondante. Le fait que il soit un morphème du verbe en question n'enlève pas son caractère de copie d'un élément présent dans l'expression.

2.3. Comme on le sait, le cas objet du pronom de la troisième personne
présente une série à trois termes:


DIVL5522

féminin / masculin / sans genre



6: Exemples tirés de N. Ruwet, Introduction à la grammaire generative, Paris, Pion, 1967.

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Les formes à genre reproduisent toujours un substantif du contexte:

(15) David préfère le socialisme mais Robert le déteste.
David prefiere el socialismo pero Robert lo detesta.

(16) Jean a lu la lettre mais Louis ne veut pas la lire.
Jean ha leído la carta pero Louis no quiere leerla.

On voit que les formes pronominales référées à un substantif reflètent toujours
le genre et le nombre dudit substantif; cependant, si l'on veut reproduire
un prédicat nominal, les choses changent:

(17) Les rosés sont des fleurs et les pétunias fa) le sont aussi.
|b) *les sont aussi.

Las rosas son flores y las petunias Ja) lo son también.
ìb) *las son también.

Le caractère inacceptable des expressions (b) prouve que le contenu du clitique pronominal n'est pas le substantif nommé, mais quelque chose de différent, sans genre et sans nombre, qui ne peut être rien d'autre que la relation copule + attribut. Si le clitique était une copie dudit substantif, il devrait copier aussi ses morphèmes de genre et de nombre7.

Dans les exemples cités de le, lo en fonction de prédicat, on a vu qu'il
était précédé d'une proposition copulative exprimée. Tous les emplois ne
suivent pas strictement ce schéma ; prenons l'exemple

(18) Carlos odia a los ricos y Pedro lo es.
Charles hait les riches et Pierre /'est.

Apparemment, il n'y a aucune proposition copulative devant, mais, comme
on le sait, les riches implique l'expression relative ceux qui sont riches*l.



7: Gili y Gaya dit: «la flexión pronominal ha conservado formas neutras destinadas a reproducir conceptos anteriormente aludidos en la conversación o en el contexto. Tales conceptos no pueden ser, naturalmente, substantivos morfológicos, puesto que éstos han de reproducirse por pronombres masculinos o femeninos en concordancia con el substantivo reproducido. » Quoique le grand syntaxiste espagnol exclue ici les substantifs morphologiques (dans le même paragraphe mais un peu avant, quand il énumère les cas de reproductions), il dit: «Se reproducen por pronombres neutros. . . el atributo de una oración substantiva, ya sea substantivo, adjetivo o equivalente de adjetivo ». (Curso superior de sintaxis española, Barcelona Bibliograf, IX éd., pp. 237-238.)

8: R. B. Lees, The Grommar ofEnglish Nominalizations, La Haye, Mouton, 1960, p. 85.

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2.4. Si, en dehors des emplois strictement copulatifs, on vérifie la pronominalisation
dans les constructions au passif, on observe que rien ne
s'oppose à son application:

(19) No fui nombrado de derecho, pero lo fui de hecho.
Je n'ai pas été nommé officiellement, mais je /'ai été en fait.

L'apparition de la pro-forme dans les emplois au passif n'est pas une surprise, compte tenu de sa ressemblance formelle avec les constructions copulatives. En effet, pour la majorité des structuralistes, il s'agit effectivement de constructions identiques, opinion que je ne partage pas, comme je l'ai exprimé ailleurs, à propos du cas espagnol9.

3.1. Dans tous les exemples analvî>és, nous voyons qu'à côté de le, lo apparaît nécessairement le verbe copulatif, ce qui, malgré nos efforts, rend douteuse la valeur d'une hypothèse comme la nôtre, qui prétend créer une pro-forme pour quelque chose qui, apparemment, n'a jamais besoin d'elle. Notre réponse est que la réinsertion du verbe copulatif est imposée par exigence de la pro-forme même. Effectivement, le caractère clitique de le, lo exige toujours l'appui tonique, quine peut être qu'une forme verbale. Dans ces conditions, il est capital que le support tonique soit constitué par une forme vide, comme c'est le cas du verbe copulatif.

3.2. Étant donné que les clitiques ne peuvent pas se passer de l'appui d'une forme verbale, il va de soi que les morphèmes verbaux qui apparaîtraient s'il n'y avait pas de pronominalisation, doivent émerger aussi dans la structure superficielle quand la pronominalisation se produit:

(20) a. David era culpable; nosotros no lo somos.
David était coupable; nous ne le sommes pas.

b. David era culpable; nosotros no somos culpables.
David était coupable; nous ne sommes pas coupables



9: Voir F. Carrasco, «Sobre el formante de la 'voz pasiva' en español», Revista española de lingüística, 3 (1973), 333-341. II s'agit, en s'appuyant sur les principes structuralistes, de démontrer que la voix passive dispose en espagnol d'une identité formelle propre, quine doit pas se confondre avec celle de la proposition copulative. A notre avis, l'argumentation envisagée pour l'espagnol peut s'appliquer à d'autres langues romanes et probablement aussi à d'autres groupes de langues.

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Les traits verbaux [+ prés.], [+ plur.], [+ Ie pers.] apparaissent également
dans les expressions (a) et (b).

3.3. Quand il y a dans la proposition une autre forme qui peut donner l'appui au clitique le, 10, et lui fournir les traits morphématiques requis, Fexplicitation du verbe copulatif cesse d'être nécessaire et, par conséquent, celui-ci peut être effacé:

(21) Johane croyait qu'elle était innocente mais les autres
Ja) ne le croyaient pas.
jb) ne croyaient pas qu'elle /'était.

Juana creía que ella era inocente pero los otros
{a) no lo creían,
b) no creían que lo fuera.

(22) El padre parece que es sincero, pero el hijo
Ja) no lo parece.
|b) no parece serlo.

Le père semble être sincère, mais son fils
Ja) ne le semble pas.
1 b) ne semble pas Vêtre.

L'exemple (22a) nous offre un 10, le dont le contenu comprend la copule +
l'attribut et qui est l'équivalent de Vêtre du (22b).

3.4. Si, à la place de 10, le, on mettait une autre copie pronominale quine
soit pas clitique, les traits deviendraient plus manifestes. Ainsi:

(23) - ¿Es Ana trabajadora? (a) Por eso 1 . - . i,. „ , }ha triunfado. [b) Porque lo es)

Anne est-elle laborieuse?
fa) C'est pour cela ] „,
i „_, ,„ „ ?qu elle a réussi.
[b) C est parce qu elle lest]

En espagnol, serait possible une troisième alternative, qui garderait le
syntagme prépositionnel et le clitique lo:

(23c) - Por serlo ha triunfado.

Les pronoms cela, eso ont ici la même signification que le, 10, mais ils n'ont

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pas besoin de l'appui que les clitiques exigent. La référence de cela, eso devient ici particulièrement riche parce que, à défaut d'un verbe vide, véhiculede morphèmes verbaux, ceux-ci sont absorbés par les copies pronominales.

4.0. Jusqu'ici on a opéré comme si les deux langues avaient le même comportement à l'égard de la pronominalisation du prédicat et comme si les clitiques neutres le, lo étaient la seule forme du paradigme apte à reproduire le prédicat. Les choses ne sont pas si simples. Si l'on consulte les grammaires respectives, on se rend compte que ces hypothèses ne tiennent pas.

4.1. Grevisse dit à ce propos:

«Pour représenter soit un adjectif ou un participe, soit un nom sans article défini ou sans déterminatif démonstratif ou possessif, on emploie comme pronom attribut le, neutre, équivalant à cela: Etes-vous chrétienne! Je le suis.» (Le bon usage, par. 485)

Dans ce cas-ci, le français et l'espagnol se conduiraient à peu près de la
même façon. Au-delà de ces restrictions, la situation en français devient
peu claire :

«Pour représenter un nom précédé de l'article défini ou d'un déterminatif
démonstratif ou possessif, la langue écrite emploie comme pronoms attributs
le, la, les en accord avec le nom: La reine! vraiment oui: je la suis. »(ibid. par. 484)

Mais il semble que c'est au niveau de la langue littéraire, ou à cause des
influences exercées par les cénacles aristocratiques, que s'est produite la
complexité du français:

«La langue parlée n'observe guère cette syntaxe. Elle ignore absolument, comme dit Martinon, la et les pris comme attributs. Dans l'usage courant, à des questions comme: Etes-vous la mère? ... les parents? elle répond par oui ou par non... »10



10: Voir M. Grevisse, o.c, par. 484; et Kr. Sandfeld, Syntaxe du français contemporain I, Paris, Champion, 1965, par. 39. Une anecdote très souvent citée par les ouvrages de linguistique française reflète les pressions de ce qu'on appelle la langue littéraire sur la langue parlée: Ménage rapporte que Mme de Sévigné, à qui il avait dit: «Madame, je suis enrhumé», répondit: «Je la suis aussi» - «II me semble, madame, fit observer Ménage, que, selon les regles de notre langue, il faudrait dire: «Je le suis» «Vous direz comme il vous plaira, ajouta Mme de Sévigné, mais pour moi je croirais avoir de la barbe si je disais autrement».

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4.2. Si l'on s'en tient à la langue parlée, la différence entre les deux langues n'est pas tellement claire. Il serait suffisant de mettre d'un côté les attributs personnels, quine sont pas reproduits par le, et de l'autre les non-personnels, qui se feraient représenter par la forme neutre lell.

En espagnol, les grammairiens ne posent pas de restrictions à la pronominalisation
des attributs par lo neutre:

«Con la forma neutra lo reproducimos un complemento predicativo o un
verbo de una oración anterior, con referencia a sujetos de cualquier género y
número.» (RAE, o.c, p. 425; voir aussi ci-dessus note 6)

On peut voir que la grammaire de l'espagnol est, dans ce domaine-ci, plus
simple: en effet, l'emploi de lo comme pronominalisateur ne connaît pas de
limites.

4.3. Malgré cela, il ne serait pas impossible de trouver des contre-exemples. Selon Fernández Ramírez (o. e. par. 113): «la lengua vulgar apela ocasionalmente a la concordancia.» Il cite aussi l'exemple suivant, tiré d'Ortega y Gasset, tout en soulignant que l'anomalie apparaît en italiques dans le texte original :

(24) ?¡Hay que sumergir . . . íntegramente nuestro ser en una ocupación para
dominarla, para ser/a¡
li faut pionger . . . entièrement notre être dani une occupation pour Ja
maîtriser, pour l(a)'être.

La rareté de ces exemples, même dans les textes littéraires, rend précaire
If'îir orrsmmotî.Tïiit.--

H faut remarquer aussi qu'à l'égard des attributs personnels, on observe
en espagnol parlé une certaine résistance à leur pronominalisation par 10.

Ía) Soy yo.
b) Yo soy.
c) Yo lo soy.

Ía) C'est moi.
b) Je suis,
c) Je le suis.



11: Selon W. Wartburg, «le pronom le, la avec une valeur personnelle n'est plus usité aujourd'hui dans la langue parlée» (Précis de syntaxe du français contemporain, Berne, Francke, 1958 (2e éd.), par. 711 ).

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Quoique les trois réponses soient acceptables en espagnol, le degré d'acceptabilité
descend de (a) à (c) ; en fait, la réponse (c) serait presque insolite.

5.1. Nous pouvons développer notre argumentation en nous occupant d'une certaine classe de verbes transitifs qui admettent un attribut de leur objet direct. Il est bien connu que la relation entre cet attribut et l'objet direct est identique à celle qui existe entre l'attribut et le sujet dans les propositions à verbe copulatif. On dit que, dans ces propositions, le verbe être a, été élidé:

(26) Juan se déclaré inocente ante la policia y ante el juez se lo siguiô declarando.
Jean s'est déclaré innocent devant la police et devant le juge il a continué
à se le déclarer.

On peut interpréter:

«declararse inocente» - «se déclarer innocent»

comme :

«decir que él era inocente» - «dire qu'il était innocent»;

donc, le clitique 10, le de l'exemple (26) est interprété comme la pronominalisation
de «ser inocente» - «être innocent».

5.2. Il se révèle difficile de trouver des exemples de 10, le comme forme
pronominale du complément prédicatif de l'objet direct, ce qui est dû, sans
doute, à des restrictions d'origine fonctionnelle:

,„. TI. . , , „.. fa) al padre no lo hicieron.
(27) Hicieron heredero al hijo pero i , , , , . .
Ib) a la madre no la hicieron.

ri _..,.. ._. .fa) son pere na pas été fait (héritier)»
«Ils ont fait héritier le fils mais i ' , r „. „ .. .
I b) sa mere na pas été faite (héritière) »

Le pronom lo du (27a) est la forme masculine du paradigme et représente ici al padre, ce qui est confirmé par la présence de la dans le (27b), en accord avec le substantif féminin madre que ce la représente. En ce qui concerne le français, à cet égard, nous nous sommes limité à donner la traduction parce que nous ignorons ce qui se passe.

Il semble qu'en espagnol, la valeur marquée des formes à genre lailo, en
face de la forme sans genre 10, fasse que le clitique neutre lo est exclu chaque

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fois que la présence d'un substantif non-attribut peut être représentée par la forme pronominale; en d'autres mots, lo peut apparaître comme pronomattribut d'un objet direct représenté par me, te ou par se employé comme réfléchi.

6.1. Les systèmes attributifs s'organisent normalement sur un verbe qui joue le rôle de pièce principale et sur une série de verbes qui remplissent la fonction de verbe copulatif d'une manière moins pure; ces derniers sont connus sous l'étiquette de verbes semi-copulatifs. La vérification du comportement du clitique pronominal nous conduit ici à des résultats bien différents dans les deux langues en question:

(28) Comédien, il l'est et le restera.

(29) La situation n'est pas critique mais elle peut le devenir.

(30) La famine est le grand problème d'aujourd'hui et elle va le demeurer durant
les prochaines décennies.

On constate donc que l'apparition du pronom neutre à côté de ces verbes
est un fait entièrement normal en français.

6.2. On ne peut pas présenter des exemples espagnols parce que l'espagnol manque de verbes spécifiques équivalant à devenir, rester, demeurer, avec le sens de ces constructions. Par contre, l'espagnol, comme on le sait, dispose d'un mécanisme tout à fait spécial consistant en un système dont l'équilibre provient de la balance délicate entre deux verbes: ser et estar. Il semble que la grammaticalisation presque totale de ces deux verbes a permis à l'espagnol d'éviter de grammaticaliser d'autres verbes.

6.3. Les autres semi-copulatifs qui admettent l'attribut, tels que partir,
pousser, vivre, etc., ne permettent pas l'insertion du clitique neutre:

(31) *Jean part furieux mais son frère ne le part pas.
*Juan se va indignado pero su hermano no se lo va.

(32) *Ma barbe pousse blanche et la tienne le poussera bientôt.
*Mi barba sale blanca y la tuya pronto lo saldrá.

(33) *Emile vit heureux mais sa femme ne le vit pas.
*Emilio vive feliz pero su mujer no lo vive.

Nous voyons se retrouver de nouveau le français et l'espagnol. On pourrait
allonger la liste.

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6.4. Il semble que la pronominalisation de l'attribut ne va absolument pas, en espagnol, en dehors de ser et estar, et que le français l'accepte seulement pour le groupe des verbes mentionnés dans le paragraphe 6.1., ceux qui ont atteint un certain degré de grammaticalisation.

Signalons que ces verbes fonctionnent comme d'authentiques prédicats verbaux et que, même dans les emplois semi-copulatifs, leur fonction verbale est préservée. Des verbes espagnols comme andar et ir, qui apparaissent très souvent en état avancé de grammaticalisation, selon ce qu'affirme Roca Ponsl2, traînent toujours un résidu de leur valeur sémantique.

Il semble, par conséquent, que le français a dû grammaticaliser une série de verbes pour trouver les outils permettant de compenser le champ couvert en espagnol par les verbes ser et estar; ou, si l'on veut, l'espagnol n'a pas pu développer un verbe devenir parce que le rôle d'un tel verbe était déjà essentiellement assuré par estar et ser.

7. On pourrait conclure devant les faits examinés ici que la possibilité de le, lo comme pro-forme du prédicat nominal est conditionnée par la nature du verbe qui doit lui donner l'appui; c'est-à-dire que seules les formes verbales vides, simples véhicules de traits verbaux, autorisent le pronom neutre prédicat. Tel est le cas, en espagnol, de ser, dans tous ses emplois vivants, et de estar, dans ses emplois strictement copulatifs ; avec les verbes qui admettent un prédicat de l'objet direct, les possibilités de lo sont très réduites pour des raisons fonctionnelles, et, avec les verbes semi-copulatifs, ces possibilités disparaissent totalement. En français, on trouve les mêmes restrictions pour être que pour l'espagnol estar, mais le pronom le peut apparaître avec les trois semi-copulatifs mentionnés.

Félix Carrasco

Ottawa

Résumé

Les référents clitiques pronominaux du prédicat nominal étaient considérés par la grammaire traditionnelle comme reproducteurs de l'élément lexique connu qui devait paraître en fonction d'attribut. Cette interprétation n'explique pas le comportement des clitiques. L'article s'efforce de démontrer que ces clitiques représentent le groupe syntagmatique prédicatif complet. Il est procédé à une analyse différentielle des faits français et espagnols qui concernent directement ou indirectement le problème et on aboutit à la conclusion que les différences relèvent de la particularité du système attributif



12: Voir Introducción a la gramática 11, Barcelona, Vergara, 1967, pp. 20, 21 et 141.