Revue Romane, Bind 10 (1975) 1

La Rédaction de Revue Romane

Knud Togeby et sa femme ont, à l'âge de 56 ans, trouvé une mort aussi tragique qu'absurde dans un accident de la circulation, le 27 décembre 1974. La disparition brutale de Knud Togeby, c'est, pour les études romanes, pour les étudiants et les enseignants de l'lnstitut d'Etudes Romanes de l'Université de Copenhague, la perte d'un maître qui incarnait la vie. Togeby était un savant de renommée mondiale, un pédagogue d'une qualité peu commune, un homme d'une énergie inlassable et d'une conscience professionnelle exemplaire. C'était aussi, pour nous, un collègue qui se dépensait sans compter, sur qui on pouvait s'appuyer.

Il s'était vu attribuer une chaire de langues et de littératures romanes créée pour lui, à l'Université de Copenhague, en 1955. Professeur de lycée dès 1943 (en français, danois et éducation physique: c'est lui qui a introduit le rugby au Danemark !), chercheur dans ses loisirs, il s'était préparé pendant des années à une carrière universitaire.

Membre très actif du Cercle Linguistique de Copenhague, ce groupe célèbre formé de linguistes éminents tels Brondal, Diderichsen, Hjelmslev et Sten, Togeby avait fait siennes les idées de Hjelmslev et il fut le premier à mettre en œuvre les principes de la glossématique - non sans formuler des réserves quant à la partie doctrinale - dans sa thèse de 1951, qui a marqué une date dans l'histoire de la linguistique structurale. Aussi n'est-ce pas par hasard que la revue Langages lui confiera la rédaction de son numéro 6, 1967, «La Glossématique - l'héritage de Hjelmslev au Danemark ».

Sa thèse était, semble-t-il, un aboutissement : il y définissait une fois pour toutes sa position théorique, avant de se jeter sur les problèmes concrets avec un appétit littéralement gargantuesque. Il portait aux langues et plus spécialement aux langues romanes cet amour passionné qui caractérise si souvent les romanistes scandinave^. Ce fut une force de travail comme il en est peu. Il suffit, pour s'en rendre compte, de jeter un coup d'oeil sur la bibliographie des travaux, livres et articles, qu'il a signés de 1943 à sa mort.

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Citer ici tout ce qu'il a publié est exclu. Nous renvoyons à la bibliographie qui suit et à celle de Immanence et Structure (1968), volume de mélanges publié pour son 50e anniversaire et qui réunit un choix de ses articles les plus importants: ce volume est un des plus réussis en son genre, le héros de la fête ayant lui-même fourni tout le divertissement. De même, ses articles et comptes rendus pour les journaux danois ont été réunis en deux volumes intitulés Kapitler af fransk Litteratur-historie (Chapitres de l'histoire littéraire française) (1971).

Nous allons néanmoins attirer l'attention sur un petit choix de travaux
qui montre bien la diversité des intérêts de Togeby:

Mode, aspect et temps en espagnol (1954), L'Œuvre de Maupassant (1954), Dansk lyrïk 1915-55 (choix de poèmes danois des années 1915-55) (1957), La composition du roman Don Quixote (1957), Lit ter cere renœssancer i Frankrigs middelalder (Les renaissances littéraires dans le moyen âge français) (1960), Fransk Grammatik (Grammaire du français) (1965), Ogier le Danois dans les littératures européennes (1969), Précis historique de grammaire française (1974), Den europœiske middelalderlitteratur, in Politikens Verdenslitteratur 2 (La littérature médiévale européenne, in Histoire de la littérature mondiale 2, Politiken, Copenhague 1971); on peut voir aussi quelle a été sa contribution aux études sur les littératures Scandinaves dans Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, t. I, Heidelberg, 1972.

Au moment de sa mort, Togeby mettait la dernière main à une nouvelle édition, entièrement refondue et en français, de sa Fransk Grammatik, dont les trois quarts (1500 pages) étaient prêts pour l'impression. Il travaillait en même temps à une grammaire historique des langues romanes.

11 est évidemment impossible de rendre compte en quelques pages de l'apport de Knud Togeby, tant cet apport englobe de domaines. De ses travaux se dégagent néanmoins des lignes de force : la linguistique, les langues romanes, la littérature médiévale.

Dans l'introduction à sa thèse de 1951, Togeby a caractérisé la vie scientifique du XXe siècle par la double notion d'autonomie et de structure. L'autonomie était pour lui une condition nécessaire à toute entreprise scientifique: pour étudier un objet, il faut d'abord l'isoler, puis s'y tenir coûte que coûte, sans tenir compte de l'apport des sciences annexes - ce qui, en linguistique, veut dire refuser toute intervention de la psychologie, de la logique, de la physique, etc. Par structure (dans les questions littéraires, il parlait volontiers de composition), il visait l'étude, à l'intérieur d'un domaine de recherche

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bien délimité, des relations entre les éléments, par opposition à l'étude des
éléments en soi comme substance, entité qui pour lui demeurerait à jamais
inaccessible à la science.

Togeby est resté fidèle à ce programme. Il a toujours maintenu la structure et l'autonomie comme des conditions sine qua non de la recherche scientifique. 11 s'est toujours vivement opposé à tout mouvement interdisciplinaire. Demeuré structuraliste, il n'a jamais accepté les nouveaux courants qui se sont implantés en linguistique : sémiotique, grammaire generative transformationnelle. Mais il n'était pas non plus le partisan fanatique d'une école linguistique. Malgré ses formulations souvent catégoriques et apparemment définitives, il était toujours prêt à écouter et à discuter les hypothèses des autres, si éloignées qu'elles aient pu sembler au départ de ses propres positions. Il ne lui importait pas d'avoir raison ou de donner tort, l'essentiel pour lui était de trouver des solutions. Assez caractéristique de sa forme d'esprit est sa devise : « Ce qui compte, c'est moins la terminologie que les définitions

Togeby s'est toujours penché sur les problèmes que pose l'étude de l'évolution des langues romanes. Parallèlement à sa monumentale grammaire du français moderne, il s'occupait de plus en plus de la linguistique romane, de toute la Romania, et surtout de l'aspect diachronique, témoin son article de 1962: Comment écrire une grammaire historique des langues romanes 1 Parti de l'étude du français moderne, où il s'appuyait sur ses idées fondamentales de structure et d'autonomie, Togeby a elargì d'une maniere spectaculaire son domaine de recherche. Lui-même a bien défini sa position à cet égard : Qui veut comprendre à fond l'évolution historique du français et en apprécier la singularité, doit chercher la réponse dans une comparaison permanente avec les autres langues romanes. Il est intéressant de voir que Togeby rejoignait ainsi les anciens comparatistes, parmi lesquels son illustre compatriote Rasmus Rask.

Togeby se passionnait pour la littérature du moyen âge. Il aimait d'un amour profond la poésie de l'ancien français. Quiconque a assisté à ses cours sur la littérature des vieux textes, évoquera sa «joie » si manifeste, une joie qui était en harmonie parfaite avec le sujet enseigné et qu'il réussissait à communiquer à ses étudiants. Les trois ouvrages qu'il a consacrés à la littérature médiévale (voir supra et la bibliographie) frémissent de cette vie, de cet enthousiasme: lire Togeby. c'est comme assister à un de ses cours. Ces trois livres témoignent des dons éclatants qu'il manifestait dans tout ce qu'il

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entreprenait. On y trouve, comme toujours chez lui, les grandes vues d'ensemble, les points de vue hardis, souvent contestables mais toujours intéressants. Il n'était jamais ennuyeux. On ne pourra guère se forger d'opinion sur la littérature médiévale sans se référer aux théories de Togeby.

Il peut paraître étrange qu'un savant tel que lui ait pu consacrer autant de forces à la vulgarisation, principalement de la littérature médiévale : en fait, cela découlait logiquement de cette «joie » qu'il éprouvait lui-même et de son désir de la faire partager aux autres, car il était convaincu que recherche et enseignement ne sont que deux aspects de la même entreprise. Pour Togeby, un chercheur qui ne fût pas en même temps pédagogue, était chose inconcevable.

Par ses qualités, par l'ampleur de ses intérêts, par sa curiosité toujours en éveil et par son énorme capacité de travail, Togeby occupait une position centrale dans les sciences humaines au Danemark. A l'lnstitut d'Etudes Romanes de l'Université de Copenhague, c'était lui le grand animateur, l'inspirateur. Avec son énergie habituelle, il prenait part à toutes les activités de l'lnstitut, qui bénéficiait de ses multiples contacts internationaux. C'est ainsi qu'il avait toujours soutenu Revue Romane, dont il avait été l'un des promoteurs. Il y publiait des articles importants et régulièrement des comptes rendus. Jusqu'en 1972, chaque livraison de notre revue s'achevait sur ses « notices bibliographiques », aussi brèves qu'amusantes. Le destin aura voulu que ce soit encore lui qui mette le point final au présent numéro.

Ces deux dernières années, Togeby présida une série de colloques de l'lnstitut d'Etudes Romanes où les projets de recherche étaient discutés. Là aussi, il était dans son élément, apportant un entrain qui rejaillissait sur tous ses collègues.

S'il ne fit pas école, il fut un maître aimé et respecté. Il ne dirigeait jamais,
ni les chercheurs, ni les étudiants, mais il était toujours prêt à aider ceux
qui lui demandaient conseil.

Par sa conception de la recherche scientifique fondée sur les notions de structure et d'autonomie, il s'est défini lui-même. Dans les débats relatifs à la réorganisation des universités danoises, il s'était fait le chantre de la décentralisation. Il était inévitable qu'il s'opposât violemment à ce qui pour lui signifiait nécessairement l'intrusion de la politique dans la vie universitaire. Esprit solitaire et logique avec soi-même, il ne transigeait jamais. Quelquefois, il donnait l'impression d'être un homme dur par son ironie mordante, mais il était toujours juste: il visait la cause, jamais l'homme.

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Fidèle à ses convictions, il écoutait cependant toujours les idées des autres, et il était toujours disposé à se laisser convaincre par des arguments sérieux. Il exigeait plus de lui-même que des autres, ne refusait jamais de se charger de tâches devant lesquelles d'autres auraient peut-être reculé : il les assumait jusqu'au bout. Il fut « il miglior fabbro ».

Fonds Birthe et Knud Togeby

En souvenir de Birthe et de Knud Togeby est institué un fonds portant leur nom et destiné à encourager la recherche dans le domaine des langues romanes. Prière d'adresser vos dons à:

Birthe og Knud Togebys fond
Romansk Institut,
Rigemgade 13,
DK-1316 Copenhague K, Danemark.
C.C.P. n° 1268848.