Revue Romane, Bind 10 (1975) 1

Le Chant de la Sorcière Roman Jakobson : Questions de poétique. Le Seuil, Paris 1973. 508 p.

Marcel Hénaff

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La grammaire, l'aride grammaire ellemême devient quelque chose comme une sorcellerie évocatoire ; les mots ressuscitent, revêtus de chair et d'os, le substantif dans sa majesté substantielle, l'adjectif, vêtement transparent qui l'habille et le colore comme un glacis, et le verbe, ange du mouvement, qui donne le branle à la phrase.

Baudelaire

Depuis plus d'un demi-siècle, c'est-à-dire depuis les premières recherches cohérentes en matière de poétique telles qu'elles furent inaugurées par les Formalistes Russes, une certaine forme mondaine de la critique littéraire s'est trouvée irrémédiablement disqualifiée, celle que Jakobson malmène sous le nom de «causerie» (et Dieu sait - ou ne sait pas - comme on cause encore en deslieux qui se réclament de l'espace scientifique). Ce renouveau méthodologique dans le domaine de la littérature était contemporain des premiers développements de la linguistique structurale (Saussure, Troubetzkoy, Meillet ...) et s'organisait autour de cette donnée théorique simple: le langage est une matière spécifique organisée selon un ensemble de lois et de structures précises dont il s'agit de savoir comment elles sont maintenues ûu redistribuées et modifiées dans le texte littéraire. Repérer sous la mythique magie du Verbe un ensemble d'effets renvoyant au fonctionnement de la langue c'est ce que tentaient déjà à la fin du 19e siècle et avec beaucoup de lucidité un certain nombre d'écrivains, tels Poe, Baudelaire, Mallarmé, Hopkins, James ; il est donc heureux que les poètes eux-mêmes aient rouvert le chemin de la poétique; c'était renouer avec la grande tradition des poéticiens anciens qui des Grecs aux Médiévaux tentaient de formuler les principes formels de la production des œuvres d'art; renouer également avec les géniales questions que s'étaient posées les romantiques allemands (Goethe, Schiller, Novalis, Hôlderlin .. .) dans la mouvance il faut le dire des magistrales tentatives d'esthétique théorique de leurs contemporains philosophes (Hegel, Fichte, Schelling, Schlegel . . .).

La poétique a donc affaire au fonctionnementdu langage, c'est-à-dire au corpus de ses lois désigné comme Grammaire: leur manipulation particulière par le poète produit ce que Baudelaire appelle une «sorcellerie évocatoire» (cf. le texte en exergue) : la Grammaire serait donc cette sorcière que le poète fait chanter; probablementdans tous les sens du terme . .. Et c'est de cela même que Jakobson nous fournit la démonstration avec une éruditionétourdissante (allant de la poésie russe, tchèque, polonaise aux textes portugais,roumains, italiens, français, anglais,allemands) dans son ouvrage : Questionsde poétique présenté par T. Todorov aux Éditions du Seuil. Il s'agit en fait d'un recueil d'articles allant de l'époque

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des premiers pas du formalisme russe (années 20) aux dernières études (années 70). Cette ré-collection a forcément un caractère de piété: on nous fait reparcourirun itinéraire qui peut paraître déjà bien connu pour peu qu'on ait suivi les développements de la théorie poétique ces dernières années. Déception en somme; mais disons déception positive dans la mesure où elle signifie que le travail de Jakobson répercuté par d'autres a déjà produit ses effets. Bien plus si l'on jette un oeil sur la date de certains textes on peut s'offrir un étonnement réflexif du genre suivant: il est admirable qu'aient été formulés il y a 50 ou 40 ans des problèmeset des perspectives que bien de nos contemporains si confirmés qu'ils soient par l'institution universitaire n'ont pas encore commencé de soupçonner; du moins leur reste-t-il (et c'est leur très particulier avantage) bien du plaisir.

Grammaire de la poésie

Le propos central de tous ces textes parus en différentes revues et écrits en différentes langues (russe, tchèque, anglais, français), est indiqué dans le Postscriptum spécialement rédigé pour la présente édition française. Il s'agit d'un texte très nettement polémique où Jakobson se propose de faire face à des critiques qui récusent sa méthode; ils sont en gros de deux sortes:

- les esthéticiens attardés qui refusent
toute technicité linguistique à l'étude du
langage poétique;

- les grammairiens rigoristes quine reconnaissent pas au poéticien le droit d'utiliser les données de la linguistique dans le domaine de la poésie.

Aux premiers Jakobson répond:

«Toute recherche en matière de poétique présuppose une initiation à la science du langage, parce que la poésie est un art verbal et c'est donc l'emploi

particulier de la langue qu'elle implique
en premier lieu.» (p. 485)

Le contester c'est mener un combat d'arrière-garde
qui ne mérite d'être signalé
que pour mémoire ou effet de symétrie.

Les linguistes (plus exactement les linguistes-grammairiens) opposent de leur côté un argument de principe à l'utilisation des catégories linguistiques en poétique, à savoir que «l'étude linguistique est enfermée dans les limites étroites de la phrase» (p. 485). Thèse classique en somme que l'on trouve rappelée et justifiée très précisément chez Benveniste (Problèmes de linguistique générale pp. 128-131):

«Nous pouvons segmenter la phrase, nous ne pouvons pas l'employer à intégrer. Il n'y a pas de fonction propositionnelle qu'une proposition puisse remplir. Une phrase ne peut donc servir d'intégrant à un autre type d'unité» (p. 128) .... Du fait que la phrase ne constitue pas une classe d'unités distinctives, qui seraient membres virtuels d'unités supérieures, comme le sont les phonèmes et les morphèmes, elle se distingue foncièrement des autres unités linguistiques. Le fondement de cette différence est que la phrase contient des signes, mais qu'elle n'est pas elle-même un signe», (p. 129)

Cependant:

«Avec la phrase on quitte la langue comme système de signes, et l'on entre dans un autre univers, celui de la langue comme instrument de communication, dont l'expression est le discours (. . .) La phrase appartient bien au discours. C'est même par là qu'on peut la définir: la phrase est l'unité du discours», (p. 130)

C'est donc à une linguistique du discours
qu'en appelle finalement Benveniste, ce
qui oblige à redéfinir les catégories grammaticalesen

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maticalesenfonction des niveaux sémantiqueset rhétoriques propres au champ discursif. Ce qui alors ouvre la possibilité d'une poétique comme l'entend Jakobson qui écrit:

«La poétique peut être définie comme l'étude linguistique de la fonction poétique dans le contexte des messages verbaux en général et dans la poésie en particulier » ... «Si le poème pose des questions qui dépassent sa facture verbale, nous entrons - et la science du langage nous en donne quantité d'exemples - dans un cercle concentrique plus vaste, celui de la sémiotique, dont la linguistique n'est qu'une partie foncière. » ... «La 'littérarité', autrement dit, la transformation de la parole en une œuvre poétique, et le système des procédés qui effectuent cette transformation, voilà le thème que le linguiste développe dans son analyse des poèmes», (p. 486)

Cette analyse doit conduire à ce que Jakobson aime appeler une grammaire de la poésie qui exhiberait la poésie de la srammaire (ce rapport chiasme constitue le titre d'un des chapitres pp. 219-233 ainsi que le titre d'un autre ouvrage de Jakobson). La possibilité théorique de cette tentative peut s'appuyer sur plusieurs remarques d'ordre général:

Tout d'abord il y a lieu de souligner que

«Le caractère stable et obligatoire dont jouissent dans l'état donné d'une langue les significations grammaticales, comparé à l'acception lexicale des mots beaucoup plus vague et mobile ... Cette stabilité trouve une confirmation frappante dans la grande force de résistance que manifestent les structures grammaticales aux contraintes que la poésie expérimentale impose au matériau verbal ( . .). Par conséquent la texture grammaticale du langage poétique cons-

titue une grande partie de sa valeur
intrinsèque», (p. 490)

- Ensuite:

«L'analyse des poèmes met à nu une relation surprenante entre la disposition des catégories grammaticales et les corrélations métriques et strophiques ». (p. 490)

- Enfin il faut ajouter que ce sont les catégories grammaticales qui fondent les oppositions, contrastes, marquages qui soutiennent les principes de la composition du poème (rimes, strophes, nombre, intonation, parallélisme etc. ...):

«Au nombre des catégories grammaticales appelées à figurer dans des parallélismes ou des contrastes, on trouve en fait l'ensemble des parties du discours, susceptibles ou non de flexion : nombres, genres, cas, degrés de signification, temps, aspects, modes, voix, répartition des mots en abstraits et concrets, animés et inanimés, noms communs et noms propres, affirmations et négations, verbes conjugués et infinitifs adjectifs pronominaux ou articles définis ou indéfinis, et toute la variété des éléments et des constructions syntaxiques (. . .). En règle générale, dans un poème sans images, c'est la 'figure de grammaire' qui devient dominante et qui supplante les tropes». (pp. 226-227)

Ces vues, Jakobson les précise dans le chapitre concernant le parallélisme grammatical(pp. 234-279) mais surtout il en fournit des démonstrations exemplaires par l'analyse d'une série de poèmes aussi variés que: «Se vedi gli occhi miei» de Dante, «Si nostre vie» de Du Bellay, «Th'expence of spirit» de Shakespeare, «Les chats» et le dernier «Spleen» de Baudelaire, «Reverdere» de Eminescu, «Wir sind sie» de Brecht, «O mytho é o nada nue é tudo» de Pcssoai à quoi il faudrait ajouter la foule d'exemples puisés

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dans la littérature russe, tchèque, polonaiseet qui donnent parfois au lecteur le sentiment de s'être égaré dans un volume destiné aux slavologues.

La question (manquée)de Vinconscient Une grammaire de la poésie doit faire face à une autre sorte d'objection plus générale et plus retorse; elle se formule comme suit:

«Les mécanismes dégagés par l'analyse linguistique ont-ils été visés délibérément et rationnellement dans le travail créateur du poète? Celui-ci est-il conscient de leur existence? » (p. 280)

II semble évident qu'il n'en est rien; à plus forte raison, dira-t-on, le lecteur n'a aucun savoir conscient de l'incroyable réseau de correspondances (parfois quasi géométriques), d'anagrammes, allitérations, paranomases etc. . . . que le poéticien met à jour dans un texte; et même si c'était le cas, ajoute-t-on, il lui faudrait une singulière mémoire pour enregistrer tous ces effets, notamment ceux qui se font écho entre le début et la fin d'un poème. La grammaire de la poésie serait donc la fiction des poéticiens. Jakobson réplique d'abord par l'argument très général de la compétence linguistique :

«Les sujets parlants emploient un système de relations grammaticales inhérentes à leur langue sans être à même de les abstraire et définir, et cette tâche demeure réservée à l'analyse linguistique», (p. 500)

En ce qui concerne le problème de la mémoire, Jakobson rappelle ce qu'il en est du 'principe rétrospectif de la composition poétique' c'est-à-dire de l'effet de récurrence:

«correspondant aux procédés connus
dans la science du langage sous le nom
d'assimilation et dissimilation progres-

sives. En effet la configuration linguistique exige le recours à la fin de la phrase, pour assurer sa synthèse simultanée qui seule rend possible la perception et compréhension du tout. Rappelons la nécessité d'une attitude analogue à Végard du texte musical», (p. 495) (nous soulignons).

Reste le fait qu'un certain nombre d'écrivains ont souvent présenté comme pleinement intentionnelles des séries d'effets poétiques ou en tout cas des techniques de composition produites dans leurs textes. Pourtant ces retours réflexifs des créateurs sur leurs œuvres sont loin d'épuiser les ressources de l'analyse ou parfois même passent à côté de l'élément essentiel, tant il est vrai que

«le métalangage du poète peut rester
très en retard sur son langage poétique»,
(p. 283)

Certes ... et tant mieux sans doute!
Toujours est-il que

«la question reste ouverte de savoir si, dans certains cas, des phénomènes de latence verbale intuitive ne précédent pas et ne sont pas sous-jacents à une telle connaissance consciente», (p. 281)

à preuve

«tous les poètes qui ont reconnu qu'un mécanisme linguistique complexe peut être inhérent dans leur œuvre indépendamment de leur appréhension ou de leur volonté», (p. 286)

II est excellent que Jakobson nous le rappelle,mais il est surtout surprenant qu'il le fasse avec une telle timidité (. .. «la question reste ouverte» .. . «peut être inhérent» . . .). On eût pu souhaiter que dans un texte aussi récent (1970) l'acquis de la problématique freudienne eût dû permettre plus de rigueur et d'ampleur dans la présentation d'une telle question

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Parler en effet comme le fait Jakobson de «structures subliminales» (pp. 280-292) ou de «phénomènes de latence verbale intuitive » c'est faire appel à des notions du sens commun, ça n'est pas définir des concepts dans le cadre d'une théorie qui les situerait par rapport au niveau «conscience» et donc rendrait compte de leur formation et de leur fonctionnement. La seule théorie (c'est-à-dire élaborant un corpus de concepts rigoureux) qui, à ce jour, réponde à ces questions c'est celle de l'inconscient telle que Freud l'a formulée.Jakobson semble ici l'ignorer totalement;ce n'est pas le cas d'un Benveniste qui en tient le plus grand compte: cf. op. cit. p. 75-87: «Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne»;il y reconnaît en effet avec quelle précision Freud a théorisé les rapports de l'inconscient et du langage en ceci que ce qui s'y explicite c'est la genèse même du symbolique dont tout Discours s'institue:

«Toute la psychanalyse est fondée sur
une théorie du «symbolique Or, le langage
n'est que symbolisme ». (ibid. p. 85)

Bleu plus depuis La.cdv celle question du rapport entre langage et inconscient est devenue celle de leur identité: «L'inconscient est structuré comme un langage». Le discours de l'inconscient nous fait assister à la genèse des tropes de la rhétorique et des structures du Discours luimême en général (voir encore Benveniste, ibid. p. 86-87).

Touchant ces questions il y aurait lieu du reste d'insister particulièrement sur les recherches de Freud concernant le fonctionnement du jeu de mots (Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten, 1905), recherches qui allaient remarquablement à la rencontre de celles qu'au même moment baussure menait sur les anagrammes. Justement Jakobson (pp. 190-201) rapporte et commente la première lettre qu'à ce propos Saussure envoya à Meillet (elle date du 12 novembre 1906 mais ne fut découverte qu'en 1970). Ce texte est précieux en ceci qu'il dissipe la légende selon laquelle Saussure aurait développé sa théorie des anagrammes dans une sorte de clandestinité et aurait soigneusement veillé à en soustraire les résultats à la connaissance de ses amis linguistes. C'est bien plutôt le contraire qui apparaît dans cette lettre puisqu'il demande à Meillet de lui donner son avis sur une série d'études très avancées («12 ou 15 cahiers de notes», dit-il). On sait en outre par d'autres lettres que Saussure tellement excité par ses découvertes anagrarnrnatiques envisageait une remise en cause profonde de ses thèses de linguistique générale et ne donnait plus qu'à contre-cœur son enseignement à ce sujet.

Quoi qu'il en soit, la question fondamentalequ'il se posera à propos des anagrammessera celle-ci: «Est-ce par hasard ou avec intention?» Longtemps il opte pour la deuxième solution surtout en ce qui concerne ses observations sur le vers saturnien, mais peu à peu il s'oriente vers une autre solution, celle que sans la désignercomme leiie li pressent comme relevant de l'inconscient - «indépendammentde la volonté» dira-t-il; le modèled'une telle opération est fourni par la poésie en général où les effets qui la constituent(rime, assonances, allitérations etc. . . .) tiennent moins au propos délibéréde l'écrivain qu'aux contraintes internesdu signifiant, à sa dynamique propre. Tel serait le principe de formation de l'anagramme. En quoi cela remet-il en question ses thèses de linguistique générale?en ceci que les «polyphones anagrammatiques» font dédoubler leurs signifiés:on n'y trouve donc plus 1) la correspondancesignifiant/signifié ni 2) la linéarité des signifiants qui sont a la base de la théorie du signe linguistique. Du coup c'est l'ensemble du phénomène poétiquequi

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tiquequiapparaît à Saussure comme essentiellement«polyphonique et polysémique»;les effets du signifiant s'y produisent,«que le critique d'une part, le versificateur d'autre part le veuille ou non ». C'était en appeler à l'inconscient et à sa logique spécifique; Saussure ne pouvait, certes, aller plus loin, de même qu'on pardonnera à Freud de n'avoir rien su de Saussure. Mais un demi-siècle après eux nous serions moins excusables ... Ce fut justement l'objectif de Lacan que de les joindre. (On pourra se référer pour ce débat à:

- J. M. Rey « Freud avec Saussure » in
«Parcours de Freud» Paris-Galilée
1973.

- Ph. Lacoue-Labarthe, J. L. Nancy
«Le titre de la lettre» ibid.

- P. Aa. Brandi «Vers une linguistique
freudienne» in Matières N° 2, Rhodos-Copenhague

Signalons enfin (pour qui serait porté à commettre la confusion) qu'une théorie du Discours de l'inconscient (seule pertinente dans ce débat) se distingue radicalement d'une psychanalyse (douteuse) des textes ou des auteurs.

Le fantôme de la poéticité

Promouvoir une poétique, cela suppose un choix théorique, très souvent nexpîicité pourtant chargé de conséquences, à savoir: quel concept a-t-on de la poésie!

Déterminer cette spécificité du poétique par l'élaboration d'un certain nombre de critères formels et fonctionnels, on sait que ce fut l'ambition fondamentale de l'école formaliste russe; Jakobson, qui fut du groupe, reprend le débat principalement autour de trois questions:

- Quels sont les rapports entre langage
poétique et langage non-poétique?
j (Problème: poésie/vérité.)
- Quel est le critère déterminant de la

poéticité? (Problème de la dominante.)

- Quels sont les rapports entre tradition
littéraire et tradition populaire?
(Problème littérature/folklore.)

Reprenons ces différentes questions:

Poésie et vérité. Prenant l'exemple de l'évolution de la poésie tchèque, Jakobson constate qu'à l'époque classique et romantique le critère c'était le thème (lune, château, rocher, lac .. .). Ensuite le critère se déplaça sur les procédés (rime, euphonies, allitérations . . .). Tentatives touchantes et probablement sans grande ambition, puisque même alors on savait très bien que ni la lune ni la rime ne suffisent à faire le poème. Qu'est-ce alors qui le fait? Le problème n'est pas simple et les frontières du poétique paraissent difficiles à tracer; ainsi:

«Novalis et Mallarmé tenaient l'alphabet pour la plus grande des œuvres poétiques. Les poètes russes admiraient le caractère poétique d'une carte des vins (Viazemski), d'une liste de vêtements du tsar (Gogol), d'un indicateur des chemins de fer (Pasternak), et d'une facture de blanchisseur (Kroutchennykh). Bien des poètes proclament aujourd'hui que le reportage est une œuvre où l'art est plus présent que dans íe roman ou ia nouvelle.» (p. 114)

Nous voilà donc ramenés au vieux problème:poésie et vérité (Dichtung und Wahrheit) qui inévitablement conduisent à ces couples dichotomiques que sont: illusion et réalité, mensonge et sincérité; armé de ces scalpels effilés le critique tenterade faire la part chez l'écrivain entre ce qui relève de l'art et ce qui relève de la simple information ou du «vécu». Inconsciemmentdu reste l'écrivain peut souscrire à ce dualisme de convention par la différence totale de style, d'information et de spontanéité qui peut s'établir entre

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son œuvre «officielle» (pour la publication)et
son œuvre «privée» du type journalou

On peut alors pousser l'humour jusqu'à comparer les deux sortes de sources à propos d'un même sujet ; c'est ce que fait Jakobson (pp. 119-120) en rapprochant deux textes du célèbre romantique tchèque Macha; la description concerne une femme:

Poème: «Tes yeux bleus. Lèvres vermeilles Cheveux d'or . . . L'heure qui lui avait tout pris/Sur ces lèvres, ses yeux, son front,/Inscrivait une douleur captivante ...» etc.

Journal: «J'ai soulevé sa jupe et je l'ai regardée par-devant, de côté et par-derrière .. . Elle aun cul du tonnerre de dieu . . . Elle avait de belles cuisses blanches ... Je jouais avec sa jambe, elle a ôté son bas, s'est assise sur le canapé ...» etc.

De même chez Pouchkine :

Poème: «Je me rappelle ce merveilleux instant — tu es apparue devant moi comme une vision fugitive, comme le génie de la pure beauté ...»

Lettre: «Aujourd'hui, avec l'aide de dieu, j'ai eu Anna Mikhaïlovna ... » (Jakobson signale que l'expression russe est beaucoup plus crue.)

Ces exemples, entre beaucoup d'autres, tendraient à nous montrer que le poème n'est que l'opération de travesti ou de sublimation (censurante) d'une réalité assez crue voire banale. Ou alors, s'il y a plus dans le poème (malgré la perte d'information ou de réalité) quel est ce plus ? comment le définir? En d'autres termes: qu'est-ce qui décide du caractère poétique dune œuvre, c'est-a-dire (selon la terminologie des formalistes russes) qu'est-ce que la poéticité ?

«Comment la poéticité se manifeste-telle? En ceci, que le mot est ressenti comme le mot et non comme simple substitut de l'objet nommé ni comme explosion d'émotion. En ceci, que les mots et leur syntaxe, leur signification, leur forme externe ne sont pas des indices indifférents de la réalité, mais possèdent leur propre poids et leur propre valeur», (p. 124)

Ce qui est une manière de dire que dans la poésie le langage renvoie à l'ordre du Discours et non à celui du Réfèrent. - Mais ce n'est déjà plus travailler à une poétique que d'ajouter cette clause morale (certes incontestable .. .):

« C'est la poésie qui nous protège contre l'automatisation, contre la rouille qui menace notre formule de l'amour et de la haine, de la révolte et de la réconciliation, de la foi et de la négation ». (p. 125)

La dominante. Cette poéticité qui, dans la définition précédente peut encore nous sembler assez floue, il semble que Jakobson lui confère un statut plus précis dans son texte sur la dominante (pp. 145-151); il s'ugit là, dit il, d'un des concepts les plus féconds élaborés par l'école formaliste

«La dominante peut se définir comme l'élément focal d'une œuvre d'art: elle gouverne, détermine et transforme les autres éléments. C'est elle qui garantit la cohésion de la structure», (p. 145)

Ainsi le vers: sa marque spécifique fut à une époque la rime, puis le schéma syllabiqueou l'intonation. Chacun de ces élémentsconstitue à un moment donné la dominante du système du vers. Le principe peut être généralisé à toute une époque: ainsi peut-il y avoir l'existence de la dominanted un art par rapport aux autres: par exemple, à la Renaissance, ce sont les arts visuels qui déterminent l'échelle des

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valeurs des autres arts, à l'époque romantiquec'est la musique qui assume cette fonction. La dominante c'est donc la structure en fonction de laquelle les autres structures sont organisées, distribuées, modelées.

Si donc on tente d'utiliser ce concept en ce qui concerne la spécification de l'œuvre poétique on aura alors quelque chance de savoir ce qu'il en est de la poéticité. Précisément certains théoriciens avaient défini l'œuvre poétique comme celle qui s'identifie avec la fonction esthétique. Le problème était alors que beaucoup d'œuvres font jouer cette fonction sans être pour autant des œuvres poétiques. Par contre on obtient la spécification pertinente si l'on dit que l'œuvre poétique est celle dont la fonction esthétique constitue la dominante (p. 147). Mais alors pour nous surgit cette inévitable question: qu'est-ce qui définit la fonction esthétique ? Jakobson se contente de nous dire:

«II va de soi que les marques auxquelles on reconnaît la fonction esthétique, dans sa mise en œuvre, ne sont pas immuables, ni toujours identiques. Il reste que, concrètement chaque canon poétique, chaque ensemble de normes poétiques, à une époque donnée, comporte des éléments indispensables et distinctifs, sans lesquels l'œuvre ne peut être identifiée comme poétique«. (pp. 147-148)

Etrange dérapage final dans ce bel effort de définition: on en appelle à l'évidence du sens commun («il va de soi»), à l'intuition générale; du point de vue de l'ambition théorique c'est un peu mince. Car enfin la question sur le statut de la poésie nous a renvoyés à la poéticité qui nous a conduits au critère de la dominante esthétique, mais cette fonction esthétique nous sommes supposés la connaître d'un savoir inné; est-ce un retour aux «pensées séminales» des scholastiques? Le cercle est pour le moins vicieux et sur ses bords incertains nous continuons de voir flotter le fantôme de la poeticità en quête de sa consistance formelle.

Il n'en reste pas moins que l'efficace du
concept de dominante peut être souligné
à propos des points suivants:

- en ce qui concerne la structure interne
d'une œuvre:

«La dominante spécifie l'œuvre» . . . ainsi «... un élément linguistique spécifique domine l'œuvre dans sa totalité; il agit de façon imperative, irrécusable, exerçant directement son influence sur les autres éléments», (p. 145)

- en ce qui concerne le problème de l'évolution

«Dans l'évolution de la forme poétique, il s'agit beaucoup moins de la disparition de certains éléments et de l'émergence de certains autres que de glissements dans les relations mutuelles des divers éléments du système, autrement dit, d'un changement de dominante. A l'intérieur d'un ensemble donné de normes poétiques générales, ou bien, plus particulièrement, dans un ensemble de normes valant pour un genre poétique donné, des éléments qui étaient originellement secondaires deviennent au contraire essentiels et de premier plan. Inversement, les éléments qui étaient originellement dominants n'ont plus qu'une importance mineure et deviennent facultatifs», (p. 148)

- enfin en ce qui concerne la question des
rapports entre genres et domaines artistiques:

«La hiérarchie des procédés artistiques se modifie dans le cadre d'un genre poétique donné; la modification en vient à affecter la hiérarchie des genres poétiques et, simultanément, la distribution des procédés artistiques parmi les autres genres. Des genres qui étaient,

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à l'origine, des voies d'intérêt secondaire, des variantes mineures, viennent à présent sur le devant de la scène, cependant que les genres canoniques sont repoussés à l'arrière-plan ». (pp. 148-149)

Littérature et folklore. A propos de la poéticité la question suivante se posait déjà: où commence la poésie, où s'arrête le langage quotidien ? Ce qui amène cette autre interrogation: n'y a-t-il œuvre littéraire que par l'effet d'un talent individuel capable de porter la langue à cet état de 'perfection' que serait la Littérature? Que valent alors les traditions populaires: chants, danses, légendes, proverbes, anecdotes, productions plastiques qu'il serait bien difficile d'exclure du domaine de l'art. Précisément chez les Slaves, remarque Jakobson, le folklore est si riche, si présent que c'est à sa source que s'abreuvent continuellement les talents individuels. C'est également chez ces peuples que les recherches théoriques concernant le folklore se sont le plus développées. Pour marquer la différence avec la littérature la distinction la plus courante est la suivante: le folklore appartient à la tradition orale, la littérature relève de l'écriture. Cette opposition serait homologue à celle que les linguistes établissent entre langue (norme universelle, extrapersonnelle, dont l'existence est potentielle) et parole (norme individuelle actualisant les potentialités de la langue). Le folklore serait donc du côté de la langue et la littérature du côté de la parole. Dans le premier cas la création doit se pliei aux lois du milieu social, dans le second il y a possibilité de rupture avec les normes ambiantes. Ce qui conduit Jakobson à introduire l'opposition: censure/liberté; il précise qu'à ce niveau deux thèses extrêmes sont à rejeter:

- celle de la spontanéité créatrice du
peuple (thèse romantique),

- celle de la non-créativité du peuple
(slogan: «Le peuple ne produit pas
il reproduit»).

En bon structuraliste, Jakobson voit ainsi le critère décisif: du folklore à la littérature il y a changement de fonction. Il prend comme exemple un poème de Pouchkine, «Le Hussard», dont le thème, repris d'une tradition populaire, est la rencontre d'un homme du peuple avec le monde de l'au-delà. Jakobson remarque que chez Pouchkine la psychologie du personnage est affinée et présentée avec une touche d'humour; il ajoute:

«Le conte utilisé par Pouchkine est populaire; dans la version du poète, en revanche, le ton populaire est un procédé. Il est pour ainsi dire signalé ». (p. 67)

Le problème est de savoir si ce passage au psychologique et cette ironisation de la langue populaire constituent vraiment un bénéfice, même pour l'art. On voit assez bien pour qui et dans quelle position fonctionne cette ironie. De ce point de vue les hypothèses de Jakobson restent plutôt en retrait sur celle que Bakthine énonce autour du concept de carnaval. On y voit la censure fonctionner plutôt du côté de l'écriture. (De toute façon la question écrit/oral serait à considérer de très près). - D'une manière générale le problème des rapports littérature/folklore ou plus exactement, traditions littéraires/ traditions populaires engage la recherche poétique sur une voie où il n'est plus seulement question de fonctions et de structures mais où l'interrogation devient: quelles forces décident historiquement ce qui est tenu pour art ou non-art ?

On voit donc que bien des questions restent encore en suspens. Le grand mérite de Jakobson c'est d'avoir contribué à les formuler et à nous ouvrir l'appétit même s'il lui arrive de nous laisser sur notre

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faim ; peut-être est-ce dû au fait que cette lecture est plus celle d'un philosophe qui s'exerce à la poétique que celle d'un poéticiende profession. Le plus sage maintenantsans doute serait de remettre au linguiste, mieux préparé, ce volume-festin de 508 pages, où ça serait bien le diable si, entre ses quelques 30 chapitres, il ne trouvait pas menu à son goût.

Copenhague