Revue Romane, Bind 10 (1975) 1

Holger Sten: L'emploi des temps en portugais moderne. Det Kongelige Danske Videnskabernes Selskab, Copenhague, 1973, 321 pages.

Leif Sletsjøe

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Hormis sa thèse de doctorat, qui porte sur la négation en français, et quelques menus travaux, qui s'attaquent à différents sujets, c'est surtout à l'étude des verbes que Holger Sten a consacré sa vie de chercheur. On connaît bien son œuvre sur Les temps du verbe fini (indicatif) en français moderne (1952), un ouvrage contenant une foule d'observations précieuses. Fidèle à la méthode de son maître Kr. Sandfeld, il rassemble une riche documentation sur l'usage linguistique, tout en étant conscient de la portée limitée d'un tel système. En effet, il écrivait à l'époque: «On pourrait concevoir d'autres façons de traiter des sujets linguistiques, qui sont peut-être meilleures. Mais il faut écarter un malentendu. Il est un peu dur de dire que la meiiiode dcscuptivt wsc wôiitcûte» d'enregistrer des faits. Si on disait «constater» nous conviendrions que ce serait assez pauvre. Mais «enregistrer» c'est déjà quelque chose».l

H. S. a commencé très tôt à se prononcersur des phénomènes relatifs aux verbes portugais. Déjà dans les années 50, il préparaitsa documentation dans ce domaine, en pratiquant une lecture assidue et en réunissantles matériaux du livre à venir.2 Doué d'une fine sensibilité et fort de ses



1: De Boletim de filologia XIII, p. 6 (de l'année 1952). Voir aussi Avant-propos du livre sur les temps français, où il se propose de «laisser les systèmes et les considérations théoriques se dégager de l'observation des faits».

2: Dans Archiv für das Studium der neueren Sprachen und Literaturen (de 1936;; en 1944, dans Particularités de la langue portugaise, il amorce l'étude sur l'infinitif, le futur du subjonctif, le type far-10-ei et puis le parfait ("pp. 46-70), présentant en 1952 un article sur accusatif + inf. et nominatif + inf. {801. de fil. XII) et un autre sur l'infinitif «impessoal» et «pessoal» (801. de fil. XIII). - En ma possession, je garde de nombreuses lettres dans lesquelles H. S. disait expressément être conscient des grandes difficultés (p. ex. quant au type iomara, lettre d'octobre 1952).

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expériences «françaises», il était bien placé pour effectuer un tel défrichement. Il se rendait bien compte des difficultés de l'entreprise, et en particulier des divergencesimportantes qu'il y a entre les deux langues (c'est qu'il prenait fréquemment le français comme point de départ pour ses commentaires). On a l'impression qu'il se sentait spécialement attiré par le système verbal du portugais, dont le caractère est à la fois plus archaïque et plus libre que celui du français. Mort prématurément, il a laissé un manuscrit presque au point. Sachons gré à ceux qui ont pris en charge ce manuscrit et qui en ont fait un beau livre.3

Dans l'ouvrage en question, H. S. se propose de donner une illustration adéquate du portugais vivant (langue littéraire mais aussi familière). Il montre la complexité, l'infinie variété et l'interpénétration des différents modes d'expression entre lesquels se meuvent les sujets parlants, compte tenu aussi des combinaisons ouvertes aux différentes formes. L'usage linguistique révèle une liberté dont les grammaires scolaires ne peuvent donner aucune idée. C'est pourquoi, dans son livre sur les verbes français, H. S. se gaussait des «règles infaillibles»; en fait, dans la conversation ou dans l'écrit peu soigné, on a parfois l'impression que presque tout est acceptable, à la seule condition que la communication se fasse.

Cependant, vu surtout l'existence de divers niveaux dans la langue, le chercheur, par sa façon de choisir les textes, risque déjà de fausser partiellement les résultats de son enquête. C'est ce qui arrive à H. S., dans ce domaine particulier, le choix de ses textes étant assez peu équilibré: aucun exemple n'est tiré des écrits brésiliens, sans que nous sachions pourquoi, et la presse quotidienne portugaise n'est presque pas fouillée, alors qu'elle peut certainement présenter des phénomènes intéressants.4

Nous allons tenter maintenant d'aborder certains points de l'ouvrage. Et en premier,la question de présentation des matériauxet de leur portée. Il est naturel qu'une telle présentation entraîne parfois la séparation de modes d'expression dont le voisinage sémantique ou formel rendraitplutôt



2: Dans Archiv für das Studium der neueren Sprachen und Literaturen (de 1936;; en 1944, dans Particularités de la langue portugaise, il amorce l'étude sur l'infinitif, le futur du subjonctif, le type far-10-ei et puis le parfait ("pp. 46-70), présentant en 1952 un article sur accusatif + inf. et nominatif + inf. {801. de fil. XII) et un autre sur l'infinitif «impessoal» et «pessoal» (801. de fil. XIII). - En ma possession, je garde de nombreuses lettres dans lesquelles H. S. disait expressément être conscient des grandes difficultés (p. ex. quant au type iomara, lettre d'octobre 1952).

3: Peut-être aurait-il fait quelques remaniements s'il avait pu assurer lui-même la publication de l'ouvrage. Quelques remarques: Mlle Moura Santos, citée p. 28,ne figure pas dans la Bibliographie. Une citation p. 223 est répétée en note p. 224. Il faut signaler la confusion parfois de mais-que-perfeito (simples e composto) et plus-que-parfait: m-que-p simples équivaut à la forme en -ra (pourquoi ne pas se servir toujours de cette dernière dénomination?) tandis que m-que-p composto désigne la forme tinha + participe. Pour les deux on emploie parfois (p. ex. p. 153) le terme plus-que-parfait. - Comme dans le livre sur les verbes français, il y a dans le texte même de nombreuses citations de dissertations, et souvent avec des titres qui se répètent. Il aurait été souhaitable, pour faciliter la lecture, d'employer des espaces et des mises en notes (cf. p. 263 !). Par là-même on serait arrivé à une meilleure économie et à une «hiérarchisation» du texte.

4: Dans un travail souvent cité par H. S., L. Mourin (parlant p. 183 de la fréquence de tinha amado vis-à-vis de amara) dit que «le Brésil semble plus novateur que le Portugal». Pourtant, le présent exposé se concentre sur le Portugal; H. S. se base sur la lecture (le dernier livre utilisé est de 1970) d'auteurs comme Eça (11 livres), Aquilino Ribeiro (22), Torga (15), Ferreira de Castro (4), José Régio (1), Namora (1), Paço d'Arcos (3), Maria Archer (4). Il cite également Almeida Garrett, et jusqu'q Silviae velpntius Aetheriae Pereerinatio adloca sancta, ensuite quelques traités scientifiques, des introductions à des éditions scolaires de textes classiques, donc un peu au fur et à mesure que cela se présente.

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draitplutôtun rapprochement souhaitable.H. S. commence par les temps simpleset passe ensuite aux temps composés, ce qui forcément sépare amara et amaría de tinha amado et teria amado (ajoutons amasse et tivesse (tivera) amado). Toutefois,on ne peut éviter de suivre une dispositionpar chapitres et de s'exposer ainsi à la critique, les répétitions étant fatales et fatal aussi le manque de «cohésion» entre les diverses parties de l'exposé. H. S. le sait bien, et on le voit se débattre au milieu d'une quantité de données. Malgrétout, par son examen méticuleux et consciencieux des phénomènes, il rend de grands services aux chercheurs futurs.s

Dans une étude comme celle-ci, certains aspects risquent facilement d'être escamotés, par ex. la proportion et la fréquence quencedes tours. On sait que telle ou telle «solution» existe, mais la perspective fait souvent défaut. L'intérêt d'une vue d'ensemble, laquelle est fort souhaitable mais peu réalisable pour une langue comme le portugais, se fait surtout sentir lorsqu'il s'agit des expressions du passé (du passé) et de l'hypothèse.

Ayant déjà traité de l'infinitif dans d'autres études, H. S. ne parle ici que des formes finies. Cette fois-ci, il inclut les formes du subjonctif, soulignant dûment le grand rôle joué en portugais par la modalité, et dans les deux modes. La forte empreinte de modalité se voit surtout dans un cas tel que se tivesse dinheiro, comprava (— compraría), tour extrêmement fréquent.6

Regardons de plus près les temps du



4: Dans un travail souvent cité par H. S., L. Mourin (parlant p. 183 de la fréquence de tinha amado vis-à-vis de amara) dit que «le Brésil semble plus novateur que le Portugal». Pourtant, le présent exposé se concentre sur le Portugal; H. S. se base sur la lecture (le dernier livre utilisé est de 1970) d'auteurs comme Eça (11 livres), Aquilino Ribeiro (22), Torga (15), Ferreira de Castro (4), José Régio (1), Namora (1), Paço d'Arcos (3), Maria Archer (4). Il cite également Almeida Garrett, et jusqu'q Silviae velpntius Aetheriae Pereerinatio adloca sancta, ensuite quelques traités scientifiques, des introductions à des éditions scolaires de textes classiques, donc un peu au fur et à mesure que cela se présente.

5: Aux prises avec les problèmes de classification, H. S. était toujours prêt a discuter, p. ex., s'il convient de traiter les temps composés au même titre que les simples, ou de les considérer comme le rapprochement d'un présent (etc.) et d'un participe, c'est-à-dire comme un syntagme de nature nominale. Il étudiait la question dans Festskrift til Christen Mailer et dans un article sur cohésion et décomposition paru dans Estudis Romànics (1961). Cf. aussi ce qu'il disait dans son livre sur les verbes français (pp. 189-90), à propos de «il a été»: substitut du défini, ou le composé d'un présent et d'un participe? Dans le présent livre, il touche cette question pp. 119-20, 233-34 et 252 (sur la soudure de he i de, p. 298). Dans le beau chapitre sur le perfetto, il cite une forme d'hypothèse par voie de ce temps (p. 241, voir également pp. 252, 254 et 276). Cet exemple serait une preuve de la tendance à rendre plus vivante l'expression, tendance qui appartient de plein droit à la langue de tous les jours. - II est connu qu'il y a en portugais, pour l'emploi du perfeito composto, des conditions bien étroites : tinha morrido équivaut à morrera, mais morreu ne peut pas être remplacé par tem morrido. Au subjonctif ces limites sont plus lâches : Nâo creio que o tenham matado (pour que o matassem (ja)).

6: H. S. pp. 22, 58, 103 et 158 (il parle du subjonctif-subjonctif du portugais p. 61, cf. aussi p. 198). Pour compléter, il faut mentionner le subjonctif dans le tour concessif se bem passa (pudesse), puis le potentiel dans le futur du subjonctif (E se ele nâo fór um provocador = S'il ne s'avère pas plus tard .. .)¦ H est intéressant de noter que dans les périodes conditionnelles, c'est au futur tiver et non pas au présent tenha que correspond le passé tivesse. La forme tivesse remplace parfois tenha tido et tivesse tido, mais l'inverse se voit aussi. Une remarque: H. S. dit p. 179 que le présent du subj. peut se trouver dans des phrases indiquant des actions habituelles, ex. Hâ sempre ... La raison de cet emploi ne serait-elle pas plutôt d'éviter le catégorique?

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passé (du passé), de la distance et du doute, de l'hypothétique - en particulier rirrealis. Le tour cité est peut-être une transposition de se tiver dinheiro, compro, et il entraîne de son côté se tivesse (tido) dinheiro, tinha comprado. Mais ce n'est pas là la seule explication possible (cf. notre Hadde jeg hatt penger, hadde jeg kjept —- *Si 'f avais eu de V argent, f avais acheté). Il semble qu'on ne sente pas toujoursle besoin d'être explicite quand il s'agit des temps révolus. Il y a un flou qui enveloppe toute l'expression, un manque de précision augmenté par la subjectivité et l'affectivité du sujet parlant. On voit à travers l'étude de H. S. que le portugais ne se soucie pas tellement du côté formel, dans ces circonstances. La langue permet de multiples combinaisons, comme par ex. Se tivesse (tido) . . „ seria (era, teria ou tinha sido). Ainsi, il y a des cas de (subj.) passé dans la protase et des cas de (cond.) simple dans l'apodose, et vice versa. La liberté existe aussi bien dans la période conditionnelle qu'en dehors, ex. Oh! Marcos, que bom que tivesse sido ( = fosse) prèso, ... S'agissant du conditionnelsimple ou du cond. passé, fréquemmentremplacés par l'imparfait ou par le plus-que-parfait, il faut signaler les comparaisonsque fait H. S. sur ce point (pp. 59 et 106) entre le français et le portugais. Notons que le cond. simple a parfois le sens du passé : Mariana poderia (= teria podido) ficar a ouvi-lo durante tôda a noite. De même avec le verbe dever, dont H. S. parle à maintes reprises; mais ici c'est le plus souvent l'imparfait qui prend la place du cond. (devia fazer = deveria fazer, et devia ter feito = deveria fazer). Un point intéressant, c'est que le cond. peut toujours être substitué par la forme en -ra, forme qui entraîne aussi tivera sabido pour teria sabido.l

La forme (littéraire) en -ra appartient à l'indicatif (cf. son origine latine), mais revêtfacilement des teintures de modalité. H. S. discute les raisons pour lesquelles, dans la littérature, il y a interchangeabilité entre -ra et le plus-que-parfait (pp. 277-80):s'agit-il différence de contenu sémantique ou d'une simple variation stylistique? Par analogie, semble-t-il, on trouve -ra dans corno se fora, mis pour corno se fosse (pp. 155-56), confusion qui fait penser à l'espagnol, où les formes -ra et -se sont carrément interchangeables.B H. S. étudie à part pudera etc., qu'il considèrecomme



6: H. S. pp. 22, 58, 103 et 158 (il parle du subjonctif-subjonctif du portugais p. 61, cf. aussi p. 198). Pour compléter, il faut mentionner le subjonctif dans le tour concessif se bem passa (pudesse), puis le potentiel dans le futur du subjonctif (E se ele nâo fór um provocador = S'il ne s'avère pas plus tard .. .)¦ H est intéressant de noter que dans les périodes conditionnelles, c'est au futur tiver et non pas au présent tenha que correspond le passé tivesse. La forme tivesse remplace parfois tenha tido et tivesse tido, mais l'inverse se voit aussi. Une remarque: H. S. dit p. 179 que le présent du subj. peut se trouver dans des phrases indiquant des actions habituelles, ex. Hâ sempre ... La raison de cet emploi ne serait-elle pas plutôt d'éviter le catégorique?

7: H. S. p. 207 cite Tivera eu a tua idade (= Tivesse ... ?). Les deux citations tirées de Jorge Amado, A luz no túnel (p. 298) et Os ásperos tempos (p. 70). Pour le «surcomposé », voir H. S. p. 283 (dans Jorge Amado on trouve les ex. Nâo houvera mais aparecido, et Jà devera ter ido em busca do negro, dans Os ásperos tempos p. 241 et Agonia da noite p. 160).

8: Plus tôt, les deux langues utilisaient la forme en -ra même dans l'apodose: ese mais mundo houvera, là chegara (Camôes), et en espagnol se tuviera dinero comprara. Un tel usage est admissible en portugais aujourd'hui encore: «Bem folgara eu de vos acompanhar, se o consentísseis» (cf. Mourin p. 105, également pp. 185 et 199). Mourin parle de polyvalence de cette forme, de pléthore embarrassante et de richesse déconcertante.

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sidèrecommeun rélicte. Il souligne que ces formes sont les seules (en -ra) à être employées dans la langue familière et qu'elles sont imprégnées de modalité. Est-ce que la valeur nettement modale est ici une étape menant au subjonctif (cf. l'espagnol) ? On est amené à se demander si ce développement est parti d'une forme en interrogation affective et oratoire: Pudera eu ... ?, avec le sens de «Avais-je (Aurais-je) pu ...?». De même dans Quem me dera . . . «Qui m'avait (m'aurait)donné la possibilité de ...?».

Le flou et l'imprécision, dont il a été question plus haut, se manifestent très nettement à travers l'exemple cité p. 155, dans lequel soubera ( = avait su) et adivinhasse sont parallèles. La forme en -ra est ici très proche de l'emploi subjonctif, et la raison en est, du moins en partie, qu'il s'agit alors du passé (du passé).

Tout ceci pour montrer combien i\ est difficile de donner une vue d'ensemble de la variabilité, telle qu'elle ressort en particulier de la langue portugaise, notamment lorsqu'il s'agit des temps du passe. L'eu

vrage de H. S. est riche d'enseignements à ce sujet. Au lecteur de faire des efforts pour trouver son chemin à travers cette liberté déroutante et tirer des différents chapitres le maximum de profit, en faisant lui-même les rapprochements et les parallèles nécessaires. Ce n'est donc pas un livre pour des débutants, mais plutôt pour des spécialistes en la matière ou des usagers dotés déjà d'une base solide.

H. S. était une personne fort modeste, ce qui ressort de ces mots que nous puisons dans une étude parue il y a vingt ans: «Dans les pages qui précèdent nous avons constaté des choses qui semblent tellement évidentes que l'exposé touche souvent à la banalité» (Boletim de filologia, 1954, p. 126). Nous espérons que ce compte rendu démentira un tel auto-jugement, et aussi que le dernier travail de H. S. assurera à son auteur une place d'honneur dans les études consacrées aux verbes de sa chère «lingua de Camôes».

Oslo