Revue Romane, Bind 10 (1975) 1

Action et langage dans Lorenzaccio d'Alfred de Musset

par

Atle Kittang

1. Les interprétations de Lorenzaccio se sont longtemps cristallisées autour
du mystérieux personnage principal du drame. La vérité et le sens de l'œuvre,
c'étaient la vérité et le sens de son héros énigmatique.

La discussion critique la plus récente a pourtant manifesté des signes d'une nouvelle orientation. On s'est non seulement montré plus sensible à la complexité de l'œuvre, et moins enclin à réduire la totalité dialectique au mystère d'un seul personnage, mais on s'est aussi intéressé aux particularités de la forme dramatique de la piècel, et surtout au jeu dialectique entre les éléments formels et thématiques. Déjà en 1955, Henri Lefebvre avait signalé que le thème et procédé du masque, cet aspect si fondamental dans le théâtre de Musset, était lié à une technique dramatique du dévoilement qui forme l'élément dramaturgique capital dans Lorenzaccio'2 '. Dans un grand article de 19623, peut-être la meilleure étude consacrée jusqu'ici à Lorenzaccio, Hassan el Nouty souligne l'absence d'un véritable dénouement et l'architecture pour ainsi dire circulaire de l'œuvre, il y reconnaît l'image d'un éternel retour quasi nietzschéen, et montre comment cette forme peut être mise en rapport avec une vision statique, ahisioriquc de l'Histoire, donc avec une thématique précise. Enfin, on pourrait signaler que Gesine Kobow, dans une application peut-être un peu trop mécanique des théories de Peter Szondi sur la crise du drame dans la dernière moitié du XIXe siècle, voit dans Lorenzaccio un mélange impur d'éléments dramatiques et épiques. Genre hybride donc, qui répond à une intention paradoxale : celle de vouloir exprimer la vie intérieure secrète dans une forme dramatique4.

Si nous citons ces études, ce n'est pas pour nous prononcer sur la valeur



1: Nous renvoyons ici surtout aux études de Steen Jansen : Alfred de Musset sont dramatiker, Kbh. 1967; «L'unité d'action dans Andromaque et dans Lorenzaccio», in Revue Romane 111, 1968.

2: Henri Lefebvre, Musset, 2e éd. revue et corrigée, Paris 1970.

3: Hassan el Nouty, «L'esthétique de ' Lorenzaccio '», in Revue des Sciences humaines, oct./déc. 1962.

4: Gesine Kobuw, Absurdes Lebensgcfiikl und szcniscb.e Struktur im dramatischen Friihwerk (ÏX33-1X34) von Alfred de Musset. Berlin 1967.

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de leurs réponses diverses, mais au contraire pour nous inspirer de la manière dont elles posent leurs questions, et pour pénétrer dans la problématique que ces questions ouvrent. Or, dans une telle optique, une œuvre dramatique se présente avant tout comme un jeu infiniment complexe entre différentes sortes d'éléments formels et sémantiques, où les particularités observées à un des niveaux (niveau formel p. ex.) répondent très souvent à des problèmes posés à un autre niveau (niveau thématique p. ex.). A l'intérieur de ce jeu dialectique, même la forme a donc valeur de thème, et le concert souvent polyphonique ou contradictoire qui en résulte est le fondement indispensable à l'analyse de l'action centrale de l'œuvre, ou de son personnage principal.

Nous nous proposons dans cette étude de parcourir les régions périphériques du drame de Musset. Cela ne signifie pas que nous refusions de tenir compte du rôle central de Lorenzo de Médicis. Au contraire, on verra même par la suite qu'il existe, entre autres, de bonnes raisons dramaturgiques pour regarder Lorenzo et son acte comme le vrai centre de gravité du drame. Toutefois, comme tout drame historique, Lorenzaccio déploie une image bien complexe et bien multiple de la praxis humaine - une image organisée autour d'un tyrannicide inutile et de la préparation à une guerre révolutionnaire qui n'aura pas lieu. Ces événements, et leurs ramifications, constituent à leur tour le véhicule concret d'une réflexion dramatique particulière. Ce sont les grandes articulations de cette réflexion, et l'empreinte qu'elle a laissée aux niveaux différents de l'œuvre, que nous essaierons d'indiquer par la suite.

Avant de donner une idée plus précise de notre propos, il faut récapituler
très brièvement les données principales du drame:

Le cadre concret de l'action est la ville de Florence vers 1530. Autrefois, Florence était gouvernée dans la paix et l'harmonie par ses grandes familles nobles: or, voilà qu'à présent la population subit la dictature d'un bâtard et d'un usurpateur, le duc Alexandre de Médicis, placé sui le trône par le pape Paul 111 et l'empereur allemand Charles Quint, qui l'un et l'autre exercent le véritable contrôle politique sur la cité.

A la déchéance politique de Florence répond la corruption de ses mœurs. Le foyer de la débauche, c'est la cour d'Alexandre, et son symbole vivant, Lorenzo de Médicis, alias «Lorenzaccio», cousin d'Alexandre. Lorenzo n'est pas seulement un «lendemain d'orgie ambulant», comme le dit le duc (I, 4, p. 322)5; il est aussi l'entremetteur et l'agent secret d'Alexandre, et il incarne



5: La pagination renvoie à l'édition du drame que l'on trouve dans : A. Musset, Œuvres complètes, texte établi et présenté par Philippe van Tieghem, éd. l'lntégrale, Paris 1963.

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ainsi le double aspect - erotique et politique - de la corruption florentine.

II existe pourtant une opposition républicaine et libérale, avec à sa tête la famille Strozzi. Au cours du drame, cette famille devra subir de la part de la cour toute une série d'avanies, culminant dans l'empoisonnement de Louise, fille de Philippe Strozzi, chef de la famille. Le conflit qui résulte de ces événements passe vite du niveau de la vendetta au niveau de la haute politique. Seulement, la guerre révolutionnaire organisée par les bannis et les républicains n'aura jamais lieu.

A côté de ce conflit se nouent autour du personnage du duc deux autres intrigues. D'abord, il y a le projet double de la marquise de Cibo et de son beau-frère, le cardinal. Afin de pouvoir persuader le duc de changer de politique, la marquise profite de l'absence de son mari et devient la maîtresse d'Alexandre. Elle échoue pourtant dans son projet «réformiste». Le cardinal, confesseur de la marquise, veut tirer parti de cette liaison adultère en la mettant au service de ses propres ambitions politiques. La marquise refuse d'être son instrument docile; néanmoins, dans l'acte final du drame, c'est le cardinal qui triomphe.

Indépendamment de ces intrigues proprement politiques, Lorenzo de Médicis mène un jeu solitaire. Peu à peu, on comprend qu'il joue la comédie au duc et que ses intentions secrètes sont précisément d'assassiner le tyran. Musset nous décrit la préparation du meurtre et son exécution à la fin du quatrième acte. Mais» il a aussi soin de nous avertir de la parfaite inutilité politique de l'assassinat, ce qui se confirme pleinement au cours du dernier acte. La, tout rentre dans i'urdrc. Lorenzo, qui n'avait pas réussi à gagner la confiance des républicains, est assassiné à son tour, et un nouveau duc est formellement élu après avoir été réellement choisi par celui qui incarne le vrai pouvoir politique, à savoir le cardinal.

Evidemment, un tel résumé rapide ne peut rendre compte de toute la richesse du drame de Musset. Il nous montre néanmoins comment la texture dramatique très dense est organisée autour de trois intrigues autonomes, uniquement reliées par le personnage du duc6. Ces trois intrigues (l'intrigue proprement politique des Strozzi, l'intrigue érotico-politique des Cibo, et



6: Steen Jansen parle de 4 intrigues («actions») différentes (voir son article «L'unité d'action dans Andromaque et dans Lorenzaccio », op. cit.) Cela résulte du caractère purement formel de ses analyses: il isole le conflit qui oppose Maffio au Duc comme un conflit autonome. Une description moins formaliste devra envisager ce conuit, qui ouvre îe drame, comme une anticipation du conflit politique: Maffio resurgit en effet. I. 6, comme «banni»; il fait donc partie de l'intrigue Strozzi.

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l'intrigue de Lorenzo) ne forment pourtant pas seulement la dramatisation des différentes actions politiques. En examinant de plus près leurs structures particulières, on verra en effet s'élaborer une réflexion dramatique sur le problème de Xaction en général, et de ses rapports avec le langage. Cette réflexion ne se manifeste pas seulement au niveau des thèmes proprement dits: elle règle aussi la mise en forme des intrigues et dépasse finalement toute isotopie politique pour se transformer en une véritable métapoétique: une mise en question pratique de la conception traditionnelle du drame. Voilà donc les structures générales de ces régions périphériques du drame de Musset - structures qui en même temps enveloppent et conditionnent, dramaturgiquement, ce mystère de Lorenzaccio au seuil duquel cette étude s'arrêtera.

2. Selon la conception traditionnelle, la fonction propre au drame est de représenter l'action humaine, conçue comme une dynamique particulière de désirs et d'obstacles se jouant, directement et immédiatement, dans un univers éthique ou social. La temporalité du drame est le présent; son espace propre est celui des relations interindividuelles, ou comme le dit Peter Szondi, «die Sphâre des 'Zwischen'» («la sphère de l'entre-deux»)7; son élément fondamental est le conflit, c'est-à-dire la collision des forces opposées, d'un désir et de ses obstacles (on ajoutera ici que le conflit dramatique suppose un équilibre entre ses forces antagonistes: entre le Maître et son Esclave, p. ex., il n'existerait pas de véritable conflit). Enfin, le médium particulier du drame est le dialogue, le jeu dialectique entre deux discours qui non seulement reflètent, passivement, la situation dramatique, mais qui en même temps servent, activement, à la transformer, poussant ainsi l'action à travers ses étapes successives: exposition, préparation, péripétie avec ou sans reconnaissance, et, enfin, dénouement. Dans le théâtre classique, Y action est inséparable du langage qui l'exprime et qui l'engendre: ici, on peut bien dire avec Peter Szondi que «la possibilité du drame dépend de la possibilité du dialogue» («Von der Môglichkeit des Dialogs hângt die Môglichkeit des Dramas ab »)8.

A première vue, l'intrigue des Strozzi semble remplir toutes les conditions
d'une action dramatique classique. On y retrouve un conflit bien net, qui,
à un moment donné, subit une intensification et une élévation caractéristiques,passant



7: Peter Szondi, Théorie des modernen Dramas, édition Suhrkamp, Frankf./Main 1969, p. 14.

8: Ibid., p. 19.

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tiques,passantdu niveau de la famille et de la vie privée au niveau de la haute politique (c'est dans la toute dernière scène du deuxième acte que le duc se propose de venger Salviati, ce qui donne ainsi au conflit une nouvelle signification). On y assiste aussi à un dialogue authentique, surtout dans les entretiens de Philippe et de Pierre Strozzi. Ici, le discours fonctionne comme une force dramatique: il modifie la situation et fait progresser l'action. Enfin, l'intrigue contient aussi une péripétie de type classique (la mort de Louise), qui provoque un renversement total de la situation.

Or, c'est en ce point précisément que la structure de l'intrigue Strozzi révèle son véritable caractère. Car cette péripétie ne mène pas à une intensification du conflit, ni à un dénouement classique. Au contraire, elle produit ce que l'on appellera une dissolution de Vaction politique. Philippe, qui a déjà annoncé ses intentions héroïques «d'en appeler au peuple, et d'agir ouvertement» (111, 3, p. 341), se retire maintenant de l'affaire. Et cette résolution entraîne la désorganisation de toute la révolte : les bannis se résignent ; Pierre, désespéré, se réfugie dans la trahison, mais seulement pour comprendre qu'il arrive trop tard: le duc a déjà été assassiné par Lorenzo. L'intrigue Strozzi nous montre donc en fin de compte l'échec d'une action dramatique, et cela non seulement au niveau du contenu, mais encore au niveau de la forme.

Bien entendu, cet échec est motivé de plusieurs façons, et tout d'abord par ce qu'on pourrait appeler le caractère suràeterminé des conflits. C'est que le conflit qui oppose la cour et les républicains ne se joue pas entre deux forces dramatiques équivalentes et univoques. Le duc et ses hommes sont des gens profondément dépravés (voilà leur détermination négative), mais ils possèdent en même temps une force virile indispensable à toute action efficace, et le corollaire de cette virilité est le mépris du discours : comme nos héros modernes, ils frappent d'abord et posent des questions après. Les républicains, de leur côté, luttent pour une bonne cause (voilà leur déterminationpositive), mais ce qui leur fait défaut, c'est précisément cette force virile, qui semble compensée par l'amour exagéré de la parole et du beau discours, - on dirait même : par la propension à une certaine logorrhée. Cette dévirilisationdes représentants de l'honnêteté nous frappe dès la première scène, où Maffio, qui veut sauver sa sœur, est traité d'enfant par le duc et son écuyer. Cette impression est renforcé à la fin du quatrième acte qui nous montre, indirectement, l'armée des bannis en plein désordre, parce que Philippe Strozzi a refusé d'en être le chef, le symbole paternel indispensable pour leur insuffler du courage. Or l'ironie de cette scène (TV. 8) est accentuée par le fait que ce manque de virilité, caractéristique d'une armée sans chef, découle

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plus nettement encore du caractère et du comportement de Philippe Strozzi
lui-même.

On a pris l'habitude de considérer Philippe comme un personnage idéal, une sorte de représentant «sans peur et sans reproche» de l'honnêteté. Si Ton tient compte des changements que Musset a apportés au caractère historique de Philippe Strozzi, on sera tenté de souscrire à une telle interprétation. Le Philippe historique était, entre autres, un homme qui participait à la débauche et à la malhonnêteté générales à Florence (- il était à la fois opportuniste et erotomane, comme le duc lui-même)9. Le personnage de Musset est devenu l'incarnation de l'humanisme idéaliste: homme studieux et incorruptible, un vrai patriarche plein de sagesse, vénéré par sa famille et aimé du peuple. Toutefois, Philippe apparaît en même temps comme un naïf bavard, non exempt de traits égoïstes: il est isolé de la réalité sociale et vit dans un narcissisme dangereux que Lorenzo décrit de la manière suivante: «Pareil à un fanal éclatant, vous êtes resté immobile au bord de l'océan des hommes et vous avez regardé dans les eaux la réflexion de votre propre lumière» (111, 3, p. 340). Enfin, son manque de virilité est inséparable de sa constitution de vieillard. Tous ces traits négatifs sont au surplus renforcés par l'emploi de l'ironie dramatique, qui est très fréquente dans Lorenzaccio et qui semble être dirigée systématiquement contre Philippelo.

Bien sûr, il n'est pas dans nos intentions de classer Philippe Strozzi parmi les «fantoches» du théâtre de Musset et d'en faire un personnage ridicule. Nous voulons tout simplement faire remarquer qu'en lui on a affaire à un personnage surdéterminé, du point de vue thématique aussi bien qu'au point de vue dramaturgique, et que sa complexité (ou sa nature surdéterminée) est pour beaucoup dans la structure et la signification particulière de l'intriguedont il est le noyau. Evidemment, avec un tel protagoniste, la netteté et la force d'une action dramatique classique sont très difficiles à réaliser.



9: Voir les Chroniques florentines de Varchi, reproduites en appendice dans l'ouvrage de Léon Lafoscade, Le théâtre d'Alfred de Musset, Paris 1902.

10: Rappelons quelques exemples particulièrement éclatants: Quand Philippe décide, au début du troisième acte, de suivre Pierre pour organiser la révolte, c'est avec la résolution de ne pas se fourvoyer dans de longs discours. Mais quand on le revoit au souper révolutionnaire quelques scènes plus tard, c'est toujours l'éloquence et le beau discours qui le caractérisent. De même, quand Lorenzo veut donner une illustration de la lâcheté florentine, il construit un exemple qui fait horreur à Philippe: la brave famille qui n'ose pas lever la main contre l'assassin de leur fils. Mais n'est-ce pas exactement la même chose qui arrive à Philippe lui-même, lorsqu'il recule, quelques scènes plus loin, devant le devoir de venger sa fille empoisonnée?

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On a souvent comparé Lorenzaccio avec Hamlet, et non sans raison. Toutefois,il faut, selon nous, chercher les arguments d'une telle comparaison dans le caractère de Philippe, et non pas dans celui de Lorenzo. A maint égard, Philippe se profile comme un Hamlet en négatif. Devant l'appel à la vengeance, théoricien et philosophe comme Hamlet, il balance entre l'actionet la passivité. Mais il n'a pas la jeunesse de Hamlet, ni la force nécessairepour aller jusqu'au bout: c'est pourquoi il termine ses jours dans un exil désillusionné, à l'inverse du jeune Prince de Danemark.

L'intrigue Strozzi ne nous montre pas seulement la dissolution d'une action. Elle traduit aussi un conflit thématique dont nous avons déjà indiqué les termes et qui se concrétise surtout dans le couple Philippe - Pierre Strozzi comme un conflit de la contemplation (stérile) et de l'activisme (aveugle), ou, plus généralement, du langage (idées, rêves, beaux discours) et de Vaction. Ce conflit éclate à plusieurs reprises dans le drame, et l'on ne retiendra ici que les deux dialogues décisifs de Philippe et de Pierre: le premier, dans 111, 2, où Philippe tente de retenir son fils qui, furieux, s'en va déclencher l'insurrection; le deuxième, dans IV, 6, où Pierre essaie de persuader son père de prendre la tête de l'armée des bannis, mais où celui-ci refuse.

Dans le premier de ces deux dialogues, la thématique de l'action et du langage n'apparaît d'abord qu'indirectement, à travers le comportement verbal des personnages. Pierre, c'est l'homme économe de ses mots; il s'exprime au moyen de phrases den:>e:> et laconiques, en un style gnomique corrosif et énergiquell. De son côté, Philippe, qui veut passer ici pour le représentant de la sagesse expérimentée, de ia réflexion mûre, se lai^c entraîner par un flux de paroles, par une éloquence pathétique; or, lorsqu'il se laisse finalement persuader par son fils, c'est en reconnaissant sa propre faiblesse :

Emmène-moi, mon fils, je vois que vous allez agir. Je ne vous ferai pas de longs
discours, je ne dirai que quelques mots; il peut y avoir quelque chose de bon
dans cette tête grise - deux mots et ce sera fait. Je ne radote pas encore (....)
(111, 2, p. 336)

Dans le deuxième entretien, la situation est renversée. Maintenant, c'est
Pierre qui à la fois attaque et persuade Philippe et qui finit par traiter son
père d'«lnexorable faiseur de sentences», l'accusant de perdre «la cause des



11: Voici quelques échantillons: «Ainsi donc les avalanches se font quelquefois au moyen d'un caillou gros comme le bout du doigt» (p. 336;; «Un bon coup de ianceue guérit tous les maux» (ihid.); «Vous qui savez aimer, vous devriez savoir haïr» {ibid), etc

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bannis, pour le plaisir de faire une phrase » (IV, 6, p. 350). Ici, l'aspect négatif du langage est donc nettement thématisé. Mais Philippe peut à son tour reprocher à son fils d'aller jusqu'à oublier tout honneur et de se faire traître pour son seul désir de vengeance. On le voit: encore une fois, il n'est pas question d'un conflit simple et net, mais d'un conflit où chacun des termes est à la fois positif et négatif, donc d'un conflit surdéterminé. Au langage, arsenal d'expérience et de sagesse, s'oppose l'activisme sans principes et sans honneur.Mais le langage peut devenir radotage, c'est-à-dire signe d'impuissance, tandis que la force agissante d'un Pierre est indispensable pour passer de l'idée à la réalité. Or, ce que Musset nous montre par le personnage de Philippe, c'est en fin de compte un homme chez qui le langage est en train de se détacher de la réalité, un homme dont le discours, parfois, perd ses attaches avec l'univers social pour atteindre à l'autonomie stérile d'une rhétorique sans but. Dans l'espace vide d'une action absente, s'installe, chez Philippe, puis chez les républicains, le bavardage, voire le radotage. Voilà ce qui ressort nettement de la grande scène de l'élection, au cinquième acte, où le conseil ne fait que tenir des propos oiseux alors que tout se joue derrière son dos.

3. Le conflit de l'action et du langage ne se limite pas à l'intrigue Strozzi.
Il parcourt le drame d'un bout à l'autre, et surtout il se fait sentir dans ce
que nous avons appelé l'intrigue des Cibo.

A l'inverse de Philippe, la marquise Cibo se définit avant tout comme un personnage qui essaie de se servir du langage comme unique moyen d'action. Comme l'a souligné Bernard Masson dans un article récent sur le thème politique dans Lorenzacciol2, son projet est celui du réformisme politique. Dans l'intimité d'un amour adultère, elle veut persuader le tyran de changer de politique, en recourant à des cajoleries, des flatteries et des menaces discrètes. Elle espère ainsi pouvoir réaliser ses propres aspirations patriotiqueset libérales. Un tel projet repose bien entendu sur une foi inébranlable dans la force intacte des mots - sur une confiance dans le langage que la marquise exprime directement dès sa première apparition sur scène. Dans la troisième scène du premier acte, elle discute avec le cardinal sur la responsabilitédu déguisement et - à un niveau plus général - du discours. Pour le cardinal, mettre un costume de religieuse pour aller à un bal masqué ne



12: B. Masson, «L'approche des problèmes politiques dans 'Lorenzaccio' de Musset», in Romantisme et politique 1815-1851. Colloque de l'Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud (1966), Paris 1968.

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signifie pas nécessairement blasphème. Bien que prêtre, il ne se préoccupe pas toujours du sens manifeste d'une expression, d'un geste ou d'un déguisement;car, comme il le dit, il existe des jours de folie où les gestes et les expressionsse dispensent de leur responsabilité signifiante. Pour la marquise, au contraire, le discours, l'expression impliquent toujours la même responsabilitéque l'action directe, puisqu'ils en sont en quelque sorte le prolongement - qu'on le veuille ou non:

Ceux qui mettent les mots sur leur enclume, et qui les tordent avec un marteau
et une lime, ne réfléchissent pas toujours que ces mots représentent des pensées,
et ces pensées des actions. (I, 3, p. 320)

Toutefois, l'entretien décisif entre la marquise et le duc montre qu'une telle confiance dans l'efficacité et la force du langage est, en vérité, mal fondée. Dès le début de la scène (111, 6), le duc, impassible, lance à sa maîtresse l'exclamation résignée - et irritée - de Hamlet (p. 342: «Des mots, des mots, et rien de plus»). Et l'entretien se termine de la même façon (p. 343: «Tu me fais penser aux Strozzi avec tous tes discours, dit le duc, - et tu sais que je les déteste»). Cela fait bien ressortir qu'il ne se passe strictement rien dans cette scène si décisive pour le projet politique de la marquise. La parole, destinée à opérer des changements fondamentaux, à tenir lieu d'action directe, tourne à vide ; elle a perdu, comme chez Philippe, son emprise sur la réalité.

Selon Henri Lefebvre, le dialogue authentique, ía dialectique créatrice entre deux discours en conflit, est le fondement du théâtre de Mussetl3. Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'entretien de la marquise et du duc constitue une exception éclatante à cette régie. De même que l'intrigue des Strozzi nous montrait l'échec de Vaction (même au sens dramaturgique du mot), de même l'intrigue de la marquise nous fait assister à l'échec du dialogue. Ici, le discours n'est plus capable de développer et de résoudre des conflits, d'amener des changements, de réaliser des actions. Or cet échec de la force dialectique du langage entraîne des conséquences au niveau dramaturgique. Comme dans l'intrigue Strozzi, les problèmes thématiques auront des répercussions sur le plan de la forme. Pour bien comprendre ces effets, il faut pourtant examiner de plus près les personnages de la marquise et du cardinal.

En tant qu'«héroïne», la marquise révèle en effet d'importantes contradictionsinternes.
Cette ambiguïté pourrait se résumer à ceci : Pour réaliser



13: Op. cit.

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son projet, fondé sur la foi dans la force d'un discours honnête et direct, la marquise se voit obligée d'agir selon un principe de conduite tout à fait opposé: celui de la dissimulation et de la feinte. Cette distorsion des rapports de l'Etre et du Paraître est dès le début signalée au public par le cardinal qui, devant la tristesse de la marquise au départ de son mari, juge ses larmes «de trop» et désire que «l'honnêteté n'eût pas cette apparence» (I, 3, p. 320). En effet, la conduite de la marquise dans cette scène est ambiguë: on assiste en partie, chez ce partisan de l'expressivité directe, à un désaveu sournois du principe même de la sincérité, désaveu qui se manifeste d'une manière tout aussi nette dans la deuxième confrontation de la marquise et du cardinal: la scène de la confession (11, 3).

Si, en étudiant cette scène, l'on porte toute son attention sur le comportement du cardinal - prêtre essayant de tirer un parti ignoble d'un rite religieux -, on peut très bien dire avec Bernard Masson que la scène nous offre une image très révélatrice de l'état de corruption morale et politique qui forme la base du dramel4. Mais une confession, c'est avant tout une épreuve de sincérité. Envisagée sous cet angle, la conduite de la marquise est réglée précisément par le refus de la sincérité', la marquise non seulement ne consent pas à répondre, elle fournit aussi des réponses ambiguës et entre ainsi en contradiction flagrante avec ses propres principes.

En tant qu'acteur politique, le cardinal forme un contraste non seulement avec Philippels, mais aussi avec la marquise. A l'inverse de celui qui parle sans agir (Philippe) et de celle qui veut agir en parlant (la marquise), le cardinalse présente lui-même comme quelqu'un qui agit «sans parler» (11, 3, p. 328). Dans son projet silencieux et sournois, il compte justement tirer un grand profit de sa connaissance du secret de la marquise. Ainsi, il s'instaure entre les deux personnages un rapport d'exploitation de Maître et d'Esclave qui remplace tout rapport de conflit classique. Ce rapport non-conflictuel



14: B. Masson, art. cit., p. 311 : «(...) en respectant le processus d'une confession de rite catholique, tout en lui donnant une tension dramatique aux antipodes d'une authentique confession ordonnée au sacrement de pénitence, Musset met en valeur un fait politique capital: d'une part, la pourriture où tout est tombé à Florence, l'Eglise autant et plus que le reste, d'autre part la technique de l'avilissement des consciences comme un moyen de gouvernement. »

15: Ce contraste est souligné par des moyens dramaturgiques. Ainsi, au monologue de Philippe, au début de l'acte 11, scène 1 (monologue qui nous montre l'idéaliste incapable d'agir), correspond symétriquement le monologue du Cardinal au début de la scène 3 du même acte (ce monologue nous montre le réaliste usant de tous les moyens pour parvenir à ses fins).

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est renforcé par le caractère particulier du dialogue. Comme dans l'entretien de la marquise et du duc, les paroles qu'échangent le cardinal et sa belle-sœur ont perdu leur force dialectique. C'est que, tout comme la marquise, le cardinal déguise systématiquement ses pensées et dissimule ses intentions. Derrière ce voile de mystère et de paroles ambiguës, qui rend tout dialogue impossible, il tisse d'autant plus efficacement ses intrigues.

Or, c'est précisément sous cette perspective de la mystification qu'il faut
examiner la structure formelle de l'action des Cibo.

La thématique fondamentale de l'intrigue Cibo peut être formulée en deux étapes. D'abord, le jeu de la marquise et du duc nous montre Y échec du langage comme moyen d'action politique. Ensuite, l'exemple du cardinal met en évidence la victoire de l'action silencieuse, indirecte, dissimulée, bref la victoire du masque et de la malhonnêteté sur l'honnêteté et l'action sincère. Cette double thématique est pourtant mise en forme non pas à l'aide des procédés dramatiques traditionnels, mais au moyen d'une technique de «suspense». Il n'est pas question d'un conflit qui se noue, qui se développe et qui se dénoue par le dialogue, mais, au contraire, du dévoilement d'un mystère ou d'une énigme. Au lieu d'une structure dramatique, nous trouvons ce que Roland Barthes propose d'appeler une structure herméneutiquel^, fondée sur l'existence d'une énigme à déchiffrer, d'une vérité à dévoiler.

Cela se confirme si l'on examine le statut dramaturgique des deux personnages.En fait, dès le début, ia marquise ei le cardinal se présentent, tous deux, comme des personnages-énigmes. Cet effet est obtenu par des procédés divers. D'une part, chacun des deux souligne, a tour de fòie, la. nature énigmatique de l'autre: on se rappelle que c'est le cardinal qui nous fait douter de l'honnêteté de sa belle-sœur ; elle, de son côté, ne tarde pas à exprimerson doute et son horreur devant le personnage du cardinal (cf. p. ex. 11, 3, p. 330: «II y a quelque autre mystère plus sombre et plus inexplicable là-dessous»). D'autre part, les personnages accentuent cette impression de mystère par leurs propres répliques et leurs monologues qui, très souvent, sont à la fois ambigus et énigmatiques. Cette atmosphère de mystère crée une tension dynamique qui ne se relâche qu'au moment où les masques tombent et où les secrets se dévoilent. Dans le cas de la marquise, la vérité se fait jour dans l'échec même de son projet; dans le cas du cardinal, on pourraitsoutenir que le processus de dévoilement n'aboutit pas tout à fait, puisquele personnage reste énigmatique même dans son triomphe. N'est-il qu'un instrument docile du Pape et de l'Empereur, comme i! le dit lui-même



16: Voir R. Barthes, S'Z, Paris 1970, p. 26

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dans son monologue (11, 3), ou est-il poussé par des buts personnels obscurs?

Précisons tout de suite que la technique de suspense et de retardement n'est pas étrangère à la forme dramatique traditionnelle. Toutefois, dans de tels cas, le suspense est au service du conflit et de son dénouement; dans Lorenzaccio, par contre, il est devenu un principe structural autonome qui vient remplacer l'action et le dialogue traditionnels. C'est pourquoi il nous paraît nécessaire de reconnaître, dans la texture multiple du drame, la coexistence de deux écritures dramatiques différentes, qui organisent l'action concrète tout en répondant de manière spécifique - et ceci est important - aux problèmes thématiques posés à travers cette action.

4. Il est temps maintenant de passer à la troisième intrigue du drame, celle de l'énigmatique Lorenzo de Médicis, entremetteur, agent secret et tyrannicide, - personnage irréductiblement ambigu, qui rassemble et condense en quelque sorte toutes les contradictions et toutes les oppositions thématiques indiquées jusqu'ici.

Lorenzo apparaît tout d'abord comme un symbole vivant de ce manque de virilité qui caractérise les républicains en général. La pièce abonde en allusions à sa fragilité physique, à son caractère féminin, à son manque de courage : Lorenzo, c'est l'homme qui s'évanouit à la vue d'une épée - symboleévident de la virilité; et c'est également l'homme quine sait pas rire (or le rire constitue aussi fréquemment un symbole de la vie et de la force virile !). Ce manque de virilité n'empêche pourtant pas Lorenzo de détester l'éloquence vide des républicains. A plusieurs reprises, il formule une critique corrosive de ce qu'il nomme, dans son dernier grand monologue, «le bavardage humain»l7; et on note aussi qu'une partie considérable de son grand entretienavec Philippe (111, 3) consiste en une dénonciation énergique de l'idéalismenaïf de celui-ci, idéalisme auquel Lorenzo oppose son propre réalisme nihiliste. Néanmoins - et maintenant les contradictions commencent à s'amasser - Lorenzo est lui-même un des plus grands bavards du drame, et, qui plus est, dans son double métier d'entremetteur et d'agent secret, le langageest son seul instrument. Par son propre discours il persuade les jeunes filles de Florence de se mettre à la disposition du duc; de l'autre côté, il emploie son temps à écouter les propos des autres - des républicains - pour



17: «Ah! les mots, les mots, les éternelles paroles! S'il y a quelqu'un là-haut, il doit bien rire de nous tous; cela est très comique, très comique, vraiment. - O bavardage humain! ô grand tueur de corps morts! grand défenseur des portes ouvertes! ô hommes sans bras! » (IV, 9, p. 351).

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les rapporter ensuite au duc. Bref, il combine les techniques de la marquise
et du cardinal, et il le fait avec une très grande efficacité.

Or, Lorenzo est avant tout le parfait symbole du masque, de la dissimulation et de l'action malhonnête. Pour cacher ses vraies intentions, il a choisi de se livrer entièrement à la débauche. La conséquence directe - et dramaturgique - de ce jeu ignoble, c'est que Lorenzo se voit exclu de tout mode d'action véritablement dramatique. Isolé de la communauté florentine et objet du plus profond mépris de la part de tous (il n'est accepté que par Philippe et le duc), il ne peut servir d'antagoniste dans aucun conflit concret. Son échec auprès des républicains (IV, 7) l'indique bien. En outre, l'emploi qu'il fait du langage l'exclut également de tout dialogue authentique, pour la très simple raison qu'on ne sait presque jamais si Lorenzo est sérieux ou ironique, s'il ment ou s'il dit la vérité. Un entretien avec Lorenzo est presque toujours un jeu de cache-cache, où le discours tient lieu de cachette.

En tant que personnage dramatique, Lorenzo ne peut donc être classé parmi les héros, ni parmi les anti-héros. Son vrai statut est précisément celui du mystère. Et ce mystère se développe, du point de vue dramaturgique, sous la forme de deux énigmes successives.

La première énigme concerne la vraie nature des intentions de Lorenzo. Dès la première scène, le doute plane sur le personnage, et à mesure que l'action progresse, ce doute est renforcé, en partie par le comportement et les répliques de Lorenzo lui-même, en partie par les réactions des autres personnages. Cette première énigme est résolue dans la troisième scène du troisième acte, ia scène la plus importante du drame, où Lorenzo déclare à Philippe qu'il va tuer le duc. Du même coup, le mystère de Lorenzo change de forme, et les effets de suspense se cristallisent autour d'une deuxième énigme beaucoup plus subtile: quel est le vrai motif, ou le vrai caractère de ce meurtre?

Comme nous l'avons déjà fait remarquer, il n'est pas dans notre dessein de proposer ici une solution à cette énigme qui ne cesse de troubler les exégètes. Tout au contraire, il nous semble indispensable, pour l'interprétation de Lorenzaccio comme structure dramatique, de souligner son caractère irréductiblement mystérieux. En fait, à chaque interprétation que les critiques se sont efforcés d'établir, on peut trouver des passages dans le texte du drame qui corroborent une interprétation inverse. Or, cela indique évidemment quelque chose de spécifique dans le texte même : son caractère expressément ambigu.

Prenons comme exemple le grand entretien de Lorenzo et de Philippe.
Lorenzo y raconte comment il a passé sa première jeunesse dans une tranquillitéet

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quillitéetun bonheur parfaits, sans ennemis, et avec les meilleures espérances
pour l'avenir. Puis, tout à coup -

(. . .) une certaine nuit que j'étais assis dans les ruines du Colisée antique, je ne sais pourquoi je me levai; je tendis vers le ciel mes bras trempés de rosée, et je jurai qu'un des tyrans de ma patrie mourrait de ma main. J'étais un étudiant paisible, et je ne m'occupais alors que des arts et des sciences, et il m'est impossible de dire comment cet étrange serment s'est fait en moi. (111, 3, p. 339)

Quelques instants auparavant, Lorenzo a déjà essayé de caractériser cette inspiration funeste à l'aide d'une image mystérieuse, celle d'un archange démoniaque, à la fois beau et terrible. Et, au cours du dialogue, il ne cesse de revenir sur le caractère inexplicable, incompréhensible, de son expérience. Certes, son récit nous offre aussi des essais d'explication: ainsi, il parle de son orgueil d'Erostrate, de son désir malheureux d'«être grand». Mais il nous laisse aussi entendre qu'il travaille peut-être «pour l'humanité», donc que sa décision est dictée par l'idéalisme politique. Seulement, en fournissant toutes ces bribes d'explication, Lorenzo parle systématiquement de luimême au prétérit, marquant ainsi une distance nette. En vérité, il a vite fait la connaissance de la «vilaine cuisine» des hommes:

(. ..) l'Humanité souleva sa robe, et me montra, comme àun adepte digne d'elle,
sa monstrueuse nudité. J'ai vu les hommes tels qu'ils sont, et je me suis dit: Pour
qui est-ce donc que je travaille? (p. 340)

II est par conséquent très difficile de suivre les critiques qui interprètent Lorenzo comme un héros révolutionnaire, féru de libéralisme, entièrement commandé par son idée ardente de Liberté humaine. Tout au contraire, à juger d'après la longue tirade de Lorenzo vers la fin de la scène, il semble que l'interprétation de Philippe van Tieghem, selon laquelle Lorenzo est un «héros de l'acte pur »18, soit beaucoup plus correcte. Car Lorenzo n'envisaget-il pas, ici, le meurtre du duc comme la seule justification possible de sa vie détruite? Voici ce qu'il dit à Philippe:

Si je suis l'ombre de moi-même, veux-tu donc que je rompe le seul fil qui rattache aujourd'hui mon cœur à quelques fibres de mon cœur d'autrefois? Songes-tu que ce meurtre, c'est tout ce qui me reste de ma vertu? Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un rocher taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin d'herbe où j'aie pu cramponner mes ongles? (p. 341)



18: Philippe van Tieghem, Musset, coll. «Connaissance des lettres», nouv. éd., Paris 1957, p. 94.

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Seulement, cela ne constitue pas une réponse plus définitive que les autres. Car, quelques instants après, Lorenzo semble en fait inviter l'humanité - et plus particulièrement les républicains - à décider de la vraie signification de l'acte qu'il va faire :

Qu'ils m'appellent comme ils voudront, Brutus ou Erostrate, il ne me plaît pas
qu'ils m'oublient. (•..) je jette la nature humaine à pile ou face sur la tombe
d'Alexandre (...). (p. 342)

En ce qui concerne l'énigme de la motivation du meurtre, l'entretien de Lorenzo et de Philippe nous laisse donc sur une ambiguïté irréductible; et cette ambiguïté s'accroît dans l'acte suivant, p. ex. dans le monologue de la troisième scène, où Lorenzo reprend l'image mystique de l'archange :

Suis-je le bras de Dieu? Y a-t-il une nuée au-dessus de ma tète? Quand j'entrerai dans cette chambre, et que je voudrais tirer mon épée du fourreau, j'ai peur de tirer l'épée flamboyante de l'archange, et de tomber en cendre sur ma proie. (IV, 3, p. 347)

Or, c'est précisément sous cet angle qu'il faut considérer la structure dramatique de la scène qui nous occupe. Encore une fois, il est difficile de parler d'un dialogue authentique, puisque c'est Lorenzo qui garde la parole la plupart du temps. Les répliques de Philippe n'en ont pas moins une fonction dramaturgique importante: elles semblent mettre en relief le mystère circonscrit par le discours de 1 interlocuteur. Quand Loren/o élabore son image de l'archange, Philippe intervient pour en accentuer à la fois le mystère et le danger («Je ne te comprends qu'avec peine, et je ne sais pourquoi j'ai peur de te comprendre», dit-il). A mesure que le récit de Lorenzo se développe, Philippe intervient régulièrement avec un «Tu m'étonnes de plus en plus» ou un «Tu me fais horreur». Et sa réaction finale reprend en quelque sorte sa réaction initiale: «Tout cela m'étonne, et il y a dans tout ce que tu m'as dit des choses qui me font peine, et d'autres qui me font plaisir » (p. 342).

De cette façon, on dirait que Philippe remplit une fonction analogue à celle du cardinal vis-à-vis de la Marquise et de Lorenzo : par son étonnement et par ses interventions horrifiées, il indique et souligne le caractère énigmatiquede Lorenzo et de son acte terrible. Il est donc possible de parler d'une dramaturgie mystificatrice bien consciente et bien systématique, au moyen de laquelle Musset donne une forme adéquate à l'intrigue principale de son drame. Et cette dramaturgie est finalement accentuée par l'atmosphèreironique

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phèreironiquequi enveloppe l'acte final. Par cette ironie, Musset rend impossibletoute interprétation positive, optimiste ou héroïque de son œuvre. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'il nous donne la clef d'une autre interprétation univoque. L'ironie dramatique est en elle-même une force poétique négative: elle ne fait que détruire une signification donnée et renforcerune énigme déjà posée. Jusqu'au bout, Lorenzo ne sait pas lui-même pourquoi il tue le duc qu'il aime pourtant. Personne dans le drame ne le sait, et l'ironie finale ne fait que souligner la parfaite inutilité politique du meurtre - ce qui était bien prévu, par Lorenzo lui-même . . .

On peut donc dire en conclusion que l'exemple de Lorenzo nous montre le cas où Y action même est devenue un mystère, une réalité incompréhensible, et où le langage et la forme dramatique servent principalement à mettre en relief ce mystère.

5. On s'est souvent demandé si Lorenzaccio pouvait être regardé comme un véritable drame politique. Les thèmes et les structures que nous avons relevés ici ne permettent pas d'en douter: Lorenzaccio nous offre bien une image complexe de l'action humaine, saisie au niveau où cette action se précise avec le plus de netteté, à savoir le niveau politique. Toutefois, on ne peut pas soutenir sans difficulté que Musset nous ait donné un drame révolutionnaire et tragiquement héroïque. Au contraire, l'image d'une action désorganisée telle que nous la propose l'intrigue Strozzi, forme avec son ironie amère une véritable critique du libéralisme héroïque.

Or, nous avons déjà vu que cette critique dépasse le niveau des thèmes et des attitudes politiques. En tant que structure de drame, l'intrigue Strozzi nous montre aussi, en pratique, la désorganisation de l'action dramatique classique, du conflit, du dénouement héroïque et surtout du dialogue. Car dans un univers où le discours menace de s'isoler de l'action - et tel est bien l'univers de Philippe Strozzi - il n'y a plus de drame possible. Derrière la critique du libéralisme héroïque, on devine une crise - et une critique - de la forme dramatique traditionnelle.

De l'autre côté, on peut constater que la réussite de Lorenzo et du cardinal répond à l'échec de l'action héroïque. Lorenzo réussit à tuer le duc, et le cardinal remporte la victoire politique. Ne doutons pas que ce message correspondà une attitude politique précise. Or, si cette double réussite signifie la victoire de l'action indirecte, il est également possible de considérer la structure formelle de cette action comme une sorte de corollaire dramaturgiquede la dissolution du drame classique. Derrière la victoire du masque et de la dissimulation, on devine les effets excitants du suspense et du mystère

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en train de remplacer l'« honnêteté » dramaturgique du conflit et du dialogue. Mais un tel théâtre n'est évidemment possible que dans un univers social où l'expression - geste ou discours - commence d'acquérir une certaine autonomie irresponsable: tissant ses arabesques étincelantes de beauté et de mystère, derrière lesquelles les forces aveugles et silencieuses feront, tel le cardinal, un travail d'autant plus efficace. Lorenzaccio est un produit des années 1830. Or une étude socio-historique nous montrerait sans doute que la France de cette époque manifeste les traits caractéristiques d'un tel universsocial: un certain malaise dans les rapports entre les hommes, une domination croissante des choses - des valeurs marchandes - sur les hommes, bref une réification des relations sociales qui rend l'action héroïque impossibleet qui distord les rapports entre ce que l'homme dit et ce qu'il fait.

Nous avons souligné au début de cette étude que les exégètes ont de bonnes raisons dramaturgiques pour se pencher avec tant de zèle sur l'énigme de Lorenzo, sur le mystère de son acte funeste. Nous espérons maintenant avoir donné un sens à cette suggestion. Si le centre vital de Lorenzaccio se présente avant tout comme un mystère inquiétant, c'est que ce mystère résulte d'un travail dramaturgique conscient. Pourtant une telle conclusion ne dit pas toute la vérité. L'expérience mystérieuse de Lorenzo n'est pas seulement une espèce de trompe-l'œil tout en artifice. Au contraire, tout l'appareil théâtral s'y trouve principalement pour à la fois cacher et indiquer le vrai sens du mystère qui, lui. dépasse de loin la thématique analysée ici. Pourquoi Lorenzo reste-t-il jusqu'au bout une énigme? Pourquoi Musset ne donnc-t-il pas au public la satisfaction de pouvoir, en fin de route, contempler en face son secret? La raison en est peut-être que l'expérience de Lorenzo, à la fois extatique et mortelle, mènerait l'auteur et son public dans une région où régnent les tabous et les interdits, - où la mort est la sœur de l'amour et où l'on désire tuer celui qu'on aime et qui vous protège, sans comprendre pourquoi ...

On a souvent dit que l'amour - ce thème principal de Musset - était absent de Lorenzaccio. Cependant, si l'on essayait de pénétrer sous ce mystère dont nous n'avons indiqué ici que l'enveloppe et le conditionnement dramaturgiques, on trouverait sans doute la face nocturne de l'amour, c'est-à-dire l'amour tel que nous le rêvons la nuit, quand tous les tabous se taisent et que tous les interdits s'effacent.

C'est au seuil de cette énigme nocturne que nous avons choisi de nous
arrêter.

Atle Kittang

Bergen

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Résumé

La plupart des analyses de Lorenzaccio s'efforcent d'élucider le mystérieux personnage principal du drame, Lorenzo de Médicis. Cet article se propose de déplacer l'accent vers des régions plus périphériques du texte et d'étudier surtout les rapports entre éléments thématiques et éléments dramaturgiques. Après avoir distingué trois intrigues relativements autonomes, on passe à l'analyse des thèmes généraux qui relient ces intrigues: le thème de l'action (politique) et celui du langage (du discours). Ainsi on parvient à dégager les termes d'une réflexion dramatique qui, prenant son départ dans le problème de l'action politique, vise en dernier lieu le travail du dramaturge lui-même. Cette réflexion, qui règle la mise en forme des intrigues, se transforme ainsi en une mise en question pratique de la conception traditionnelle de la structure dramatique: aux éléments classiques du conflit et du dialogue viennent petit à petit se substituer le suspense et le mystère.