Revue Romane, Bind 10 (1975) 1

Réplique de Henrik Prebensen

Henrik Prebensen

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La Réponse de Per Aage Brandt pose indirectement la question de la raison d'être de mon compte rendu-1 Pour moi, un compte rendu a pour but de permettre aux lecteurs de juger si un livre peut leur être utile dans leur travail. Cela présuppose une certaine confiance dans le critique et dans la revue où paraît le compte rendu.

Il est évident qu'un auteur dont le livre a reçu un accueil défavorable, n'est jamais ravi. S'il veut annuler les effets de la critique, il peut essayer de rompre ce lien de confiance pntre le critique et la revue d'un côté et les lecteurs de l'autre. Per Aage Brandt veut le faire en m'attribuant une attitude passionnée qui m'aurait rendu incapable de juger, en alléguant ma présence dans un jury chargé d'examiner sa candidature parmi une dizaine de postulants,2 en mentionnant enfin tels ou tels aspects de son livre passés sous silence.



1: Revue Romane IX, 2.

2: Je n'ai pas le droit de rendre publics les termes de la proposition du jury, mais il n'est pas vrai que le jury ait conclu à l'inaptitude de Brandt à tout enseignement universitaire.

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Sur ce dernier point, un auteur aura toujours raison. Le compte rendu ne pourra
prétendre à l'exhaustivité; il cesserait d'être compte rendu à le vouloir. Le compte rendu
de Vanalyse phrastique n'est pas une exception, bien au contraire.

L'ouvrage de Brandt, bien sûr, voudrait parvenir à convaincre: de l'existence d'un problème et de la possibilité de le résoudre. Ce problème serait, sur un plan général, celui de l'existence d'une crise historique de la métaphysique logocentriste occidentale, et, plus particulièrement, celui de ses manifestations dans la science linguistique. La solution se trouverait, pour la linguistique, dans la «grammatique».

Dans mon compte rendu, j'ai dit que l'ouvrage ne m'a pas convaincu, ni de l'existence
du problème, ni, a fortiori, de la solution proposée. J'ai avancé quelques-unes de mes
raisons.

1. Le livre est mal écrit à tous points de vue. Il est par conséquent difficile de comprendre les termes dans lesquels Brandt pose son problème et essaie d'en esquisser une solution. Cette critique implique-t-elle une croyance dans l'existence «d'une écriture de la vérité», etc., etc. ? Eile relève plutôt de la politesse élémentaire de la communication qui demande à un auteur d'éliminer toutes les sources de malentendus prévisibles et d'être assez explicite pour s'assurer que son message passe. C'est ce que nous demandons journellement dans nos cours. Je ne vois pas pourquoi nous aurions une autre mesure lorsqu'il s'agit d'un collègue.

2. J'ai ensuite critiqué Brandt d'avoir des connaissances trop insuffisantes en linguistiquemoderne pour pouvoir discuter utilement certaines questions fondamentales. Est-il besoin de répéter que les prolégomènes nécessaires à une étude critique des fondementsd'une science sont tout de même qu'on ait acquis une vue correcte des théories et de la pratique de cette science? Le matérialisme dialectique ne suffit pas à la tâche, et Marx le savait très bien quine s'est pas contenté de lire quelques pages d'économie politique par-ci par-là avant d'écrire le Capital. La réponse de Brandt montre encore mieux que les exemples que j'ai cités dans mon compte rendu ovil en esi uans ses iccherchessur la crise de la linguistique. Lisez ce qu'il écrit sur le métalangagé. Y a-t-il un concept derrière ce mot tel qu'il l'emploie? Il parle de la Logique, de Hjelmslev, d'économie et de comptabilité, de présence du langage à lui-même et de discours moderne de la méthode. Normalement on entend par métalangagé - et je cite A. Badiou, qui se réclame du matérialisme dialectique, mais dont la définition ne diffère pas substantiellementde celle que donnerait n'importe quel autre mathématicien, logicien ou linguiste: «... tout ce qui est requis du langage courant (non formalisé), y compris la mathématique «intuitive », pour que les opérations syntaxiques et sémantiques puissent être rationnellementexpliquées et pratiquées».3 Chez Brandt, il ne reste que le mot creux, qui rend peut-être des services «idéologiques», mais ne produit aucune connaissance. Ou bien, lisez ce qu'il écrit de la formalisation. Pour lui, ses vertus résident dans le petit dessin mnémotechnique, alors que la formalisation dont je parle ne ferait que représenter, ne servirait pas à calculer et ne permettrait pas de raisonnement. Affirmation singulière !



3: A. Badiou: Le concept de modèle. Introduction à une epistemologie materiaitòie des tnaihémaiiqueò. 1969, p. 55. Cf. p. ex. Gross & Lentin: Notioni <wr les grammaires formelle* 1967, p 26 s.

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Si Brandt avait lu, mais ce qui s'appelle lu, des ouvrages où l'on applique des méthodes formelles à des problèmes de langage concrets, il aurait appris que les formalisations fonctionnent à la fois comme des instruments heuristiques et comme des dispositifs «expérimentaux» (cf. Badiou, ch. 9 et 10), brefs comme des instruments scientifiques servant à produire des connaissances et non à représenter un « savoir donné », immuable.

Un dernier point, technique mais important, pour clore ce paragraphe. Brandt me demande s'il a raison, «oui ou non» (je choisis cet endroit parce que c'est un des rares où Brandt semble admettre l'existence de Y argument, de la preuve, du vrai et du faux), de parler d'une «distorsion chomskienne,4 reproduite par Ruwet,s mais qui vient de Barbara Hall (Partee),6 des formules de Saumjan-Soboleva ».7 Il s'agit de savoir si B. Hall Partee a «distordu» la notation de la grammaire applicative en disant qu'il est possible d'écrire l'opération d'application sous la forme


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La réponse dépend évidemment de ce que l'on entend par «distorsion», qui n'est pas un concept précis. Si établir entre deux ensembles d'objets formels (deux systèmes) des règles de correspondance permettant d'aller de l'un à l'autre sans perte d'information n'est pas «distordre», la réponse est non. Partee n'a pas produit une «distorsion». Il est possible de prouver formellement cette assertion en construisant une grammaire qui soit fortement équivalente à la relator grammar de Saumjan et qui utilise justement des productions de la forme proposée par Partee. Une démonstration formelle serait un peu fastidieuse à cet endroit, d'autant plus qu'elle n'est pas nécessaire. Il suffit - encore - de lire ce qu'il y a dans la littérature à ce sujet et à en juger d'après les indications bibliographiques de L'analyse phrastique,B Brandt aeu les ouvrages nécessaires entre les mains.

Selon Saumjan «the applicational model belongs (...) to thè nonlinear abstract type of constructive Systems which Curry calis ob-systems». «The applicational model is an ob-system and the transformational model is a concatenation-system. »9 C'est effectivementde Curry que vient le terme (et l'idée) de ob System (ob est abrégé pour abstract object), système formel dans lequel les entités engendrées ne sont pas conçues comme des expressions, mais se laissent «objectify» comme «a tree diagramme or a normal constructionséquence»lo.



4: Aspects, 1965, p. 124 s. C'est Brandt, pas moi, qui - à propos dece passage-fait de dérivation l'objet direct àefind, en écrivant: «comme si la dérivation était un phénomène directement offert aux yeux pénétrants des observateurs. » (AP 59). Mais il faut peut-être l'excuser de ce faux. N'ayant pas compris ce que veut dire formaliser, il n'a évidemment pu comprendre le passage à'Aspects invoqué et il a dû se construire un sens.

5: Introduction, 1967, p. 346.

6: Language, 40, 1964, p. 397 ss.

7: Voir Saumjan, Principies, 1971, p. 329-30 et Brandt, AP. p. 58

8: AP. p. 11, note 2, cite Curry: AP, p. 53, note 30, cite Saumjan, 1971. Ace propos: Comment YAP peut-elle être écrite en 1970, et surtout, comment le lecteur le saurait-il, puisqu'elle ne comporte aucune notice au lecteur à ce sujet et cite des ouvrages parus en 1972?

9: Principies, p. 330.

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structionséquence»lo.Curry oppose les ob Systems aux syntacticalSystems, où les entités engendrées sont des expressions symboliques formant un sous-ensemble bien défini de toutes les expressions pouvant être obtenues à partir des symboles de base (le vocabulaire).Si les expressions sont des séquences (strings) formées à l'aide de l'opération de concaténation, on aura un concaténation System; si les expressions sont formées à l'aide d'une opération qui n'impose pas un ordre linéaire, on peut parler, comme le fait Chomsky,d'un «set system».

A lire Brandt et Saumjan, on pourrait croire que l'opposition entre ob Systems et syntactical Systems est absolue. Cela est faux: «either of the two Systems can be reduced to the other. »n Le ob system de Saumjan peut donc être réduit àun syntactical System et Partee n'a fait que montrer comment on peut procéder à une telle réduction. Chomsky, enchaînant là-dessus, discute un autre problème, celui de savoir s'il faut préférer un concaténation system à un set system. Ce problème est d'ordre empirique.l2

Il y aurait plus à dire sur les ob Systems et les syntactical Systems, notamment sur la question de savoir pourquoi Saumjan a exagéré la différence, ainsi que sur le «platonisme» de Curry, qui voudrait que les ob Systems permettent de «carry out the process of abstraction in a natural manncr» et qu'ils soient «closer to actual thought».l3 Ce «platonisme » se retrouve chez Saumjan, et chez Brandt aussi dans Vidée d'une structure «spatiale, non-linéaire» de la phrase, radicalement séparée de la ligne.

3. Enfin, j'ai montré que l'analyse syntaxique («phrastique ») de Brandt n'est pas présentée dans un formalisme intelligible. En fait, de formalisation il n'y a chez lui que le mot, mais cela «porte prestige» comme Brandt le dit pertinemment lui-même. Ce défaut est regrettable. Car si Brandt nous avait donné la possibilité d'étudier sa syntaxe formelle (au lieu de nous réduire à la contemplation inactive de ses arbres «phrastiques » - en tant que «spécialiste en mathématique linguistique», j'aurais tellement aimé «gesticuler» un peu, mais je ne le puis), il aurait été possible de démontrer que cette syntaxe formelle se laisse transcrire en une vulgaire grammaire syntagmatique sans «distorsion », et cela d'autant plus que lui-même affirme, dans L'analyse phrastique, que son «opération est l'application, redéfinie»,l4 ce qui rangerait son système parmi les ob Systems.

Un mot pour terminer. Je n'ai pas discuté les idées de Derridals sur le prétendu
ethno-logocentrisme occidental et sa crise historique. En fait, je suis très sceptique. Ce
ne sont pas les «arguments» de Brandt qui m'auront convaincu. Derrida voudrait nous



10: H. B. Curry, Foundations of Mathematica! Logic, 1962, p. 54.

11: Curry, op. cit. p. 60. Sur les syntactical Systems voir pp. 32 et 51. Voir aussi Curry & Feys, Combinatory Logic, I, 1958, p. 26, 27, 37 et 105.

12: Chomsky, 1. c, Saumjan, 1. c.

13: Curry, op. cit. p. 62. Curry & Feys, p. 276.

14: p. 97.

15: II faudrait être aveugle pour ne pas voir l'influence de Derrida sur l'ouvrage de Brandt, et ce jusque dans le vocabulaire. Il n'y a que le tour «toujours deja» que je n'ai pas relevé dans L'analyse pkrasîiquc. On aurait pu parler aussi de l'influence de Althusser et des «Telquelisres».

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persuader de l'existence de certains présupposés ou «pré-déterminations historicométaphysiques».Brandt en reprend quelques-uns pour prétendre notamment que Io la validité universelle attribuée inconsciemment par les occidentaux à l'écriture alphabétique,linéaire, ordonnée de gauche à droite, serait admise comme allant de soi par la linguistique. De là, Brandt tire l'ldée d'une structure plus abstraite, spatiale, nonlinéaire,de la phrase. Ce qu'il ne sait pas, c'est que les dispositifs formels dont se sert la linguistique sont invariants à ces «accidents» de l'écriture occidentale. 2° La prééminencede la voix vive, de la « parole originaire », dont l'écriture n'est que la représentationservile, prééminence qui est «la présence vivante de l'âme à soi dans le Logos, grâce au s'entendre parler», serait également admise par la linguistique comme allant de soi. De là vient la «critique» de Brandt à propos du concept de l'intuition du locuteurnatif ou du grammairien. Ce qu'il ne sait pas, c'est qu'en linguistique, comme en mathématique, on parle de connaissance intuitive pour désigner une connaissance qui n'a pas été assise formellement, pour laquelle il n'existe pas (ou pas encore) de procédurede décision effective.

En mathématique, le concept de nombre premier, par exemple, n'est plus intuitif depuis l'Antiquité, puisque «le crible d'Ératosthène» constitue un algorithme permettant de décider si un nombre quelconque est premier ou non. Le concept de nombre, par contre, a relevé de l'intuition avant la formalisation de l'arithmétique.l6

En linguistique, le concept de proposition relative, par exemple, est non-intuitif, alors que celui as proposition relative restrictive restera intuitif tant qu'on n'aura pas trouvé une procédure effective pour décider formellement de tous les cas. Le but de la syntaxe formelle, c'est de rendre le concept de phrase non-intuitif.

Quoi qu'il en soit, c'est une erreur grossière que de vouloir identifier l'intuition avec une sorte d'introspection psychologique, comme le fait Brandt, et de vouloir conclure que le concept d'intuition repose sur un prétendu présupposé logocentrique. Dans la mesure d'ailleurs où l'idée de l'ethno-logocentrisme et sa crise est une hypothèse historique sur l'évolution de la science linguistique, elle n'est pas fondée sur une documentation

Dans sa Réponse, Brandt veut à tout prix ramener ma critique à une querelle philosophique: Derrida, matérialisme historique contre empirisme, positivisme. Cela est compréhensible.'-7 Une telle interprétation lui permet de croire ma critique partisane et de sauvegarder ainsi certaines illusions. Mais il ne faut pas se laisser prendre au piège. Ce qui est en cause, c'est la compétence et les connaissances de Brandt dans un domaine bien précis, celui de la linguistique moderne, et la qualité du travail qu'il a fourni.

Pour ma part je considère cette discussion comme close.

Copenhague



16: Voir p. ex. Bourbaki, Théorie des ensembles, 1966, ch. 4, note historique, p. 75.

17: Et confortable. La position de Brandt est en effet celle d'un certain confort intellectuel. Il postule au départ que tous les arguments, toutes les preuves sont nuls, que la vérification n'existe pas et que dans une critique, c'est toujours le motif (la critique n'est jamais innocente, n'est-ce pas?), jamais ce qui est dit, qui compte (ou pèse). Cela est une position inattaquable, à proprement parler. Elle n'a qu'un inconvénient : d'être en même temps indéfendable.