Revue Romane, Bind 10 (1975) 1

L'Etranger de Camus vu sous un angle psychosociologique

par

Ghani Merad

Introduction

L'Etranger de Camus a déjà fait couler assez d'encre. Mais le sujet n'est pas épuisé pour autant. On a l'habitude, avant d'aborder cet ouvrage, de partir du postulat que son auteur est un philosophe, un philosophe de l'absurde, un existentialiste. Certes, il n'est point question ici de nier le sentiment de l'absurde qui se dégage de l'œuvre, ni d'en minimiser la portée philosophique. Cependant, Meursault a été tellement analysé, psychanalysé, autopsié qu'il est réduit à un ensemble inconstitué de cellules désunies. Au lieu d'un cadavre, nous nous proposons d'aborder une vie, une réalité mouvante, car toute œuvre d'art est une manifestation de la pensée et il n'y a pas de pensée en dehors de l'homme. Rassemblons les parties du puzzle pour reconstituer l'homme et replaçons l'homme parmi les hommes, c'est-à-dire dans son milieu spatial et temporel, sans lesquels il n'est rien. En un mot, considérons que Meursault est un Pied-Noir, né d'une famille modeste, doté d'une certaine culture et évoluant dam un pav» qui n'est pas le sien, un pays aux mains d'Européens mais qui n'a pas été vidé de ses aborigènes. Une fois le héros remis dans ce contexte, nous pouvons mieux saisir ses relations conflictuelles avec la vie, le monde et lui-même. Par ailleurs, en partant de l'auteur, on peut tenter d'appréhender les facteurs plus ou moins voilés qui l'ont motivé dans la création de son personnage, facteurs qui, poussés à l'extrême, ont sans doute un caractère philosophique mais qui, à l'origine, ne sont peut-être que des motivations psychologiques ou, tout au plus, psychosociologiques.

Il s'agit, tout d'abord, de voir dans quelle mesure Meursault est «étranger», ou mieux en quoi et à quoi il est étranger. Est-il indifférent et à quoi, ou à qui ? Est-il insensible et à quoi ? Est-il un personnage unique en son genre ou représente-t-il l'humaine condition, dans ce sens qu'il est, ainsi qu'il ne cesse de le répéter, «comme tout le monde»? Ou alors, est-ce qu'il ne représenterait pas plutôt une certaine catégorie d'hommes, placés dans un contexte géographique et historique précis? C'est ce que nous

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nous efforcerons de démontrer ici, en dégageant le sens qu'on pourrait donner
au mot «étranger»l.

Le caractère de Meursault

On se plaît à insister sur la description du dimanche, pour mettre en relief la monotonie de la vie quotidienne, le mythe de Sisyphe que traduit la première partie du récit. «J'ai pensé que c'était dimanche et cela m'a ennuyé: je n'aime pas le dimanche» (p. 33): certaines personnes même haïssent les dimanches, mais ce n'est ni original ni général, et encore faut-il mener une autre vie, le reste de la semaine. «Après le déjeuner, je me suis ennuyé un peu et j'ai erré dans l'appartement» (p. 33): l'appartement est sans doute trop grand pour une personne. « Un peu plus tard, pour faire quelque chose, j'ai pris un vieux journal et je l'ai lu» (p. 34): mais c'est déjà énorme que de pouvoir lire un vieux journal, alors que la quasi-totalité des autochtones est analphabète. «J'ai pensé que c'était toujours un dimanche de tiré» (p. 38): mais il y a d'une part les chômeurs, pour qui le dimanche se répète sept fois par semaine, d'autre part les saisonniers, pour qui le dimanche représente, comme les autres jours d'été, seize heures de travail en plein soleil.

Les automatismes sont nécessaires dans toute vie, dans tout acte. On ne peut exiger que notre vie active soit uniquement dirigée par une conscience lucide: le cerveau humain éclaterait, s'il ne pouvait s'appuyer sur d'autres sphères psycho-physiologiques qui le relaient pour régler les instincts, les tendances, les réflexes, les habitudes et autres actes mécaniques. La monotoniedes jours (lever, tramway, bureau) est encore une nécessité de la vie, celle du travail. Il est vrai que le travail, dans notre monde technique, provoqueune certaine aliénation de l'homme. Mais, si absurde il y a, ce serait plutôt dans le travail qui ne nourrit pas son homme. Pire, dans une vie sans travail. Il faudrait donc parler d'un absurde gradué: celui de la dolce vita



1: Les œuvres de Camus utilisées appartiennent aux éditions suivantes: L'Etranger, Paris, Gallimard, Livre de poche, coll. université, 1957. Noces suivi de L'été, Paris, Gallimard, Livre de poche, 1959. Caligula suivi de Le Malentendu, Paris, Gallimard, Livre de poche, 1958. L'Exil et le Royaume, Paris, Gallimard, Livre de poche, 1957. Lenvers et Vendroit, Paris, Gallimard, NRF, coll. idées, 1958. Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, NRF, coll. idées, 1942. L Homme révolté, Paris, Gallimard, NRF, coll. idées, 1951. Les Justes, Paris, Gallimard, NRF, 1950. Actuelles 111, Paris, Gallimard, NRF, 1958.

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n'est pas le même que celui du chômage; celui de l'employeur n'est pas le même que celui de l'employé. «La nausée de vivre n'est pas chez ceux qui vivent de leur travail, mais chez ceux qui vivent du travail des autres »2, telle était la réplique de Roger Garaudy à Sartre.

Cela dit, voyons si Meursault est tout à fait aliéné par la monotonie de son existence. Est-il vraiment indifférent au monde, lorsqu'il nous décrit son environnement avec la précision du romancier, la finesse du psychologue, la couleur de l'artiste ?

Le ciseleur

Le soleil avait fait éclater le goudron. Les pieds y enfonçaient et laissaient ouverte
sa pulpe brillante. Au-dessus de la voiture, le chapeau du cocher, en cuir bouilli,
semblait avoir été pétri dans cette boue noire. J'étais un peu perdu entre le ciel
bleu et blanc et la monotonie de ces couleurs, noir gluant du goudron ouvert,
noir terne des habits, noir laqué de la voiture (p. 27).
... chaque objet, chaque angle, toutes les courbes se dessinaient avec une pureté
blessante pour les yeux (p. 16).
... il y avait la voiture. Vernie, oblongue et brillante, elle faisait penser à un
plumier (p. 24).
Il a pris dans un tiroir de sa table de nuit une feuille de papier quadrillé, une
enveloppe jaune, un petit porte-plume de bois rouge et un encrier carré d'encre
violette (p. 50).
Le plateau «était couvert de pierres jaunâtres et d'asphodèles tout blancs sur le
bleu déjà dur du ciel» (p. 75).

La minutie du détail est encore plus saisissante dans la description de la
chambre de Raymond Sintès ou du parloir de la prison (respectivement p. 44
et pp. 107-8). Est-on vraiment indifférent lorsqu'on a des sens aussi aiguisés?

Le paysagiste

A travers les lignes de cyprès qui menaient aux collines près du ciel, cette terre rousse et verte, ces maisons rares et bien dessinées, je comprenais maman (p. 25). Autour de moi, c'était toujours la même campagne lumineuse gorgée de soleil (p. 27).

Le poète

... la pluie aveuglante qui tombait du ciel (p. 86).
La mer haletait de toute la respiration rapide et étouffée de ses petites vagues
(p. 87).



2: Roger Garaudy: Grammaire de la liberté, Paris, Editions sociales, 1950, pp. 13-14.

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. . . cette ivresse opaque qu'il me déversait. A chaque épée de lumière jaillie du
sable ... (p. 87).
Il y avait déjà deux heures que la journée n'avançait plus, deux heures qu'elle
avait jeté l'ancre dans un océan de métal bouillant (p. 88).

Le portraitiste

Pérez: On eût dit un pantin disloqué (p. 29). Il avait un feutre mou à la calotte ronde et aux ailes larges (. . .) un costume dont le pantalon tirebouchonnait sur les souliers et un nœud d'étoffe noire trop petit pour sa chemise à grand col blanc. Ses lèvres tremblaient au-dessous d'un nez truffé de points noirs. Ses cheveux blancs assez fins laissaient passer de curieuses oreilles ballantes et mal ourlées dont la couleur rouge sang dans ce visage blafard me frappa (p. 24).

Les pensionnaires: Je les voyais comme je n'ai jamais vu personne et pas un détail de
leurs visages ou de leurs habits ne m'échappait (en effet, la description se poursuit
de la page 17 à la page 19).

Les passants: C'étaient d'abord des familles allant en promenade, deux petits garçons en costume marin, la culotte au-dessous du genou, un peu empêtrés dans leurs vêtements raides, et une petite fille avec un gros nœud rose et des souliers noirs vernis. Derrière eux, une mère énorme, en robe de soie marron, et le père, un petit homme assez frêle que je connais de vue. Il avait un canotier, un nœud papillon et une canne à la main (...). Un peu plus tard passèrent les jeunes gens du faubourg, cheveux laqués et cravate rouge, le veston très cintré, avec une pochette brodée et des souliers à bouts carrés (pp. 34-35).

Salamano et son chien: L'epagneul a une maladie de peau, le rouge, je crois, qui lui fait perdre presque tous ses poils et qui le couvre de plaques et de croûtes brunes. A force de vivre avec lui, seuls tous les deux dans une petite chambre, le vieux Salamano a fini par lui ressembler. Il a des croûtes rougeâtres sur le visage et le poil jaune et rare. Le chien, lui, a pris de son patron une sorte d'allure voûtée, le museau en avant et le cou tendu ... (pp. 41-42).

L'automate: Elle avait des gestes saccadés et des yeux brillants dans une petite figure
de pomme (p. 66).

Masson: ... un grand type, massif de taille et d'épaules, avec une petite femme ronde
et gentille, à l'accent parisien (p. 76). J'ai remarqué qu'il avait l'habitude de
compléter tout ce qu'il avançait par un 'et je dirai plus' (p. 77).

Le juge d'instruction: Je l'ai regardé et j'ai vu un homme aux traits fins, aux yeux bleus
enfoncés, grand, avec une longue moustache grise et d'abondants cheveux presque
blancs (p. 94).

L'avocat: II était petit et rond, assez jeune, les cheveux soigneusement collés. Malgré
la chaleur (j'étais en manches de chemise), il avait un costume sombre, un col
cassé et une cravate bizarre à grosses raies noires et blanches (pp. 94-95).

Les visiteurs: . . . une petite vieille aux lèvres serrées, habillée de noir et une grosse
femme en cheveux qui parlait très fort avec beaucoup de gestes (p. 108).

Le journaliste parisien: . . . belette engraissée, avec d'énormes lunettes cerclées de noir
(p- 124).

Le procureur: ... un grand homme mince, vêtu de rouge, portant lorgnon, qui s'asseyait
en pliant sa robe avec soin (p. 125).

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Un journaliste: ... beaucoup plus jeune, habillé en flanelle grise avec une cravate bleue,
avait laissé son stylo devant lui et me regardait. Dans son visage asymétrique, je
ne voyais que ses deux yeux ... (p. 126).

Le juge: L'homme en robe rouge s'est assis sur le fauteuil du milieu, a posé sa toque
devant lui, essuyé son petit crâne chauve avec un mouchoir ... (p. 126).

Cette profusion et cette précision des détails relèvent de l'anthropologie, ou
tout au moins de l'anthropométrie, et le Quai des Orfèvres ne doit pas avoir
mieux dans ses sommiers.

Le psychologue

Parmi eux, les jeunes gens avaient des gestes plus décidés que d'habitude et j'ai
pensé qu'ils avaient vu un film d'aventures (p. 37).
J'ai senti qu'elle (Marie) lui (Raymond) plaisait (p. 75). J'ai pensé que si je disais
non il s'exciterait tout seul et tirerait certainement (p. 85).
Je n'ai eu qu'une impression: j'étais devant une banquette de tramway et tous ces
voyageurs anonymes épiaient le nouvel arrivant pour en apercevoir les ridicules
(p. 123: il s'agit des jurés).
On se fait toujours des idées exagérées de ce qu'on ne connaît pas (p. 163).

Est-il indifférent, cet homme capable de peindre son entourage naturel et humain, les faits et gestes de la vie quotidienne avec une telle acuité? De faire les observations les plus judicieuses et les déductions les plus subtiles?3 Bref, de s'intéresser à la vie ?

Les intérêts de Meursault

Nous avons vu que Meursault utilise pleinement ses cinq sens. Nous avons vu aussi qu'il est même capable de comprendre, raisonner, déduire. Sa passivité n'est qu'apparente, car il est en mesure déjouer activement son rôle de cellule sociale au sein du micro-groupe.

L'attention

Malgré ses airs absents et ses éclipses, dus sans doute à autre chose qu'à de
l'indifférence, il est généralement attentif à ce qui se passe autour de lui, en
particulier s'il a affaire à un interlocuteur :



3: II constate (2 fois), devine (2 fois), sent (3 fois), voit (4 fois), a l'impression (6 fois), remarque (7 fois), réfléchit (7 fois), trouve (10 fois), croit (14 fois), s'aperçoit (14 fois), comprend (20 fois;, pense (22 foisj. Plus, bien entendu, les nombreux cas où la constatation, !e jugement n'est pas exprimé par une complétive dépendant d'un verbe d'opinion mais par une proposition indépendante.

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Je trouvais ce qu'il racontait juste et intéressant (p. 14).
J'avais déjà été frappé par la façon qu'il avait de dire 'ils', 'les autres', et plus
rarement 'les vieux' ... (p. 14).
J'ai encore réfléchi un peu à ces choses (p. 21).
Je me suis aperçu qu'il y avait déjà longtemps que la campagne bourdonnait du
chant des insectes et de crépitements d'herbe (p. 26).
J'y ai découpé une réclame des sels Kruschen et je l'ai collée dans un vieux cahier
où je mets les choses qui m'amusent dans les journaux (p. 34).
Je trouve que ce qu'il dit est intéressant (p. 43).
Moi, je l'écoutais toujours (p. 48).
Cela m'intéressait de voir un procès (p. 122).
Même sur un banc d'accusé, il est toujours intéressant d'entendre parler de soi
(p. 144).
Ce sont seulement des fragments, des gestes ou des tirades entières, mais détachées
de l'ensemble, qui m'ont frappé ou ont éveillé mon intérêt (p. 145).

Les plaisirs

Comme j'aime beaucoup le café au lait ... (p. 15).
J'ai eu alors envie de fumer (p. 15).
Le pain était bon, j'ai dévoré ma part de poisson. Il y avait ensuite de la viande
et des pommes de terre frites (p. 79).
Aujourd'hui j'ai beaucoup travaillé au bureau (p. 39).
J'ai bien travaillé toute la semaine (p. 53).

Les joies

A côté de plaisirs élémentaires comme de manger, boire, fumer, meubler ses
loisirs, Meursault ne dédaigne pas les plaisirs plus forts, ni les joies plus
subtiles :

... et ma joie quand l'autobus est entré dans le nid de lumières d'Alger et que
j'ai pensé que j'allais me coucher et dormir pendant douze heures (p. 29).
... et je sentais quel plaisir j'aurais pris à me promener s'il n'y avait pas eu
maman (p. 20).
Je respirais l'odeur de la terre fraîche (p. 20).
A midi, j'aime bien ce moment (p. 39).
Le ciel était vert, je me sentais content (p. 41).
... la mienne (la vie) ici ne me déplaisait pas du tout (p. 64).
... je ne voyais pas de raison pour changer ma vie. En y réfléchissant bien, je
n'étais pas malheureux (p. 64).

Ajouter à cela la course folle pour rattraper le camion : « Emmanuel riait à
perdre haleine» (p. 40). Plaisirs sains et parfois, certes, élémentaires. Mais

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aussi joies d'artiste. Déjà le plaisir de manger à sa faim n'est pas donné à tous les bipèdes, quand on considère que les deux tiers de l'humanité sont sous-alimentés ; de plus, il y a la façon de manger et de boire, celle du gourmet,qui est un signe de raffinement. Quant à l'admiration de la nature, à la joie intime et indicible que l'on éprouve devant le spectacle du monde et qui vous arrache des vers, il faut être poète pour en recevoir les faveurs. Meursaultnous le dit bien, il n'est pas malheureux. Suivons-le encore dans ses prestations et nous verrons alors toute la distance qui le sépare du protozoaire, et même de l'homme moyen.

La sensualité

Poète mais pas rêveur ni abstrait, Meursault aborde en artiste même la simple satisfaction des besoins élémentaires. Dans ce sens, il rejoint les Omar Khayyam, les Ronsard. Fumer une cigarette, c'est banal ; la humer, assis à califourchon sur une chaise et dominant de son balcon le monde extérieur, c'est déjà de la sensualité, une sensualité que seuls les Orientaux et leurs descendants les Méditerranéens savent exploiter:

J'ai retourné ma chaise et je l'ai placée comme celle du marchand de tabac parce
que j'ai trouvé que c'était plus commode. J'ai fumé deux cigarettes (p. 35).
J'avais bu près d'un litre de vin ... Je fumais les cigarettes de Raymond parce
qu'il ne m'en restait plus (p. 48).
une ancienne dactylo de mon oureau Uoni j'avais eu envie à l'époque
(p. 31).
J'ai eu très envie d'elle parce qu'elle avait une belle robe à raies rouges et blanches
et des sandales de cuir. On devinait ses seins durs et le brun du soleil lui faisait
un visage de fleur (p. 53).
Sa langue rafraîchissait mes lèvres et nous nous sommes roulés dans les vagues
pendant un moment (p. 54).
C'était bon de sentir la nuit d'été couler sur nos corps bruns (p. 54).
Quand elle a ri, j'ai eu encore envie d'elle (p. 55).
. . . elle a encore ri de telle façon que je l'ai embrassée (p. 55).
... j'étais occupé à éprouver que le soleil me faisait du bien (p. 77).
J'ai retardé encore l'envie que j'avais de l'eau (p. 77).
L'eau était froide et j'étais content de nager et nous nous sentions d'accord dans
nos gestes et dans notre contentement (p. 77).
Sur la plage, je me suis étendu à plat ventre près de Masson et j'ai mis ma figure
dans le sable. Je lui ai dit que 'c'était bon' (p. 78).
Marie m'a dit que je ne l'avais pas embrassée depuis ce matin. C'était vrai et pourtant
j'en avais envie (p. 78).
J'ai senti ses jambes autour des miennes et je l'ai désirée (p. 79).

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II ne semble pas qu'il s'agisse là de la simple satisfaction des besoins élémentaires. Cette façon de tirer le maximum de plaisir d'une cigarette, comme si c'était une drogue, est celle d'un poète. Cette façon de communier avec l'élément naturel qu'est l'eau est celle d'un philosophe, d'un naturiste (pour renforcer le plaisir, tel un épicurien, Meursault retarde l'envie d'aller à l'eau). Cette façon, enfin, de considérer l'amour est celle d'un artiste (il «devine» les seins durs, ce qui est mieux que de les voir ou de les pétrir). Il faut être doté d'une grande sensualité et avoir la sensibilité d'un poète pour se laisser étourdir par le rire d'une femme ou éblouir par sa toilette, au point d'avoir encore envie de l'embrasser, encore envie de la posséder, car, ne l'oublions pas, Meursault n'est pas aveuglé par l'amour. Homme de goût, il refuse d'aller au bordel «parce qu'il n'aime pas ça» (p. 59). Esthète, il refuse la moindre sensation qui choque les sens : «... ses avant-bras étaient très blancs sous les poils noirs. J'en étais un peu dégoûté » (p. 73 : il ne s'agit pas d'une femme).

Quoi qu'il en soit, de pouvoir prendre un bain en pleine canicule (à Alger, c'est «se taper un bain», Noces, p. 39, d'où une fusion plus intime du corps avec la nature), d'unir son corps à celui d'une belle femme, c'est déjà un luxe réservé à des privilégiés, surtout en Algérie. Quant à la poésie que Meursault tisse autour de ces dons du ciel, il ne peut être question de la conférer au commun des mortels.

On se plaît à considérer Meursault, avant son entrée en prison, comme un aliéné, alors qu'il a un travail et qu'il l'aime, qu'il a des loisirs et qu'il sait les exploiter, qu'il possède un sens artistique et qu'il en tire des émotions, qu'il est doté d'une certaine culture et qu'il en déduit une philosophie, un mode de vie. Que, une fois jeté en prison, tous ces aspects de la vie à ses yeux s'exacerbent, il n'y a là rien que de naturel et logique: on n'apprécie mieux que ce qu'on ne possède plus ou pas. Donc rien d'étonnant si Meursault, en prison, se montre plus lucide - il l'était déjà avant - et plus attaché aux plaisirs primaires :

A imaginer le bruit des premières vagues sous la plante des pieds, l'entrée du corps
dans l'eau et la délivrance que j'y trouvais ... (p. 113).
... j'étais tourmenté par le désir d'une femme (p. 114).
... il y a eu aussi les cigarettes (p. 115).
Il y avait aussi le sommeil (p. 117).

aux biens de ce monde:

.. . tous les bruits familiers d'une ville que j'aimais et d'une certaine heure où
il m'arrivait de me sentir content (p. 142).

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. . . une vie qui ne m'appartenait plus, mais où j'avais trouvé les plus pauvres
et les plus tenaces de mes joies: des odeurs d'été, le quartier que j'aimais, un
certain ciel du soir, le rire et les robes de Marie (p. 154).
... au bout du compte mon cœur n'éclatait pas et j'avais encore gagné vingtquatre
heures (p. 166).
... cet élan du sang et du corps qui me piquait les yeux d'une joie insensée (p.
167: la joie d'être gracié).

à la vie:

... un monde qui maintenant m'était à jamais indifférent (p. 178).
De l'éprouver (le monde) si pareil à moi, si fraternel enfin, j'ai senti que j'avais
été heureux, et que je l'étais encore (p. 179).

à la vérité :

Pourtant, aucune de ses certitudes (il s'agit du prêtre) ne valait un cheveu de
femme (p. 176).
Moi, j'avais l'air d'avoir les mains vides. Mais j'étais sûr de moi, sûr de tout, plus
sûr que lui, sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir (p. 176).
Rien n'avait d'importance et je savais bien pourquoi (p. 176).
Si près de la mort, maman devait s'y sentir libérée et prête à tout revivre (p. 179).

Tout cela infirme le postulat énoncé par Meursault, lors du raisonnement
absurde:«Mais tout le monde sait que la vie ne vaut pas la peine d'être
vécue» (p. 166).

Les relations de Meursault

C'est surtout dans ses rapports avec les autres que Meursault nous semble «bizarre», selon le mot de Marie. En fait, pour une grosse part, il ressemble au reste de son peuple, mais si, par certains côtés, il en diffère, ce peut être tout simplement dû à la culture dont il est imprégné et qui le sépare tant soit peu de son milieu d'origine: il est tout de même passé par l'université («quand j'étais étudiant», p. 64).

Voyageant dans un car bondé et surchauffé, Meursault pique un somme, on l'aurait fait à moins: «Cette hâte, cette course, c'est à cause de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l'odeur d'essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi. J'ai dormi pendant presque tout le trajet» (p. 8> 11 faut considérer que c'est l'heure de la sieste et qu'il doit faire 50 degrés à l'ombre: la torpeur, dans ce cas-là, n'est pas de l'insensibilité, même si l'on est en route pour visiter sa défunte mère. C'est dans ces conditions,c'est-à-dire

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tions,c'est-à-direplus exactement à son réveil que Meursault est entrepris par un militaire «qui m'a souri et qui m'a demandé si je venais de loin. J'ai dit 'oui' pour n'avoir plus à parler» (p. 9). C'est tout. Pour n'avoir plus à parler et non parce qu'il est insociable. Regardons-le évoluer maintenant dans son véritable entourage.

Avec Raymond

C'était vrai et je l'ai reconnu (p. 45).
Je comprenais qu'il veuille la punir (p. 49).
J'ai trouvé qu'en effet, de cette façon, elle serait punie (p. 49).

Donc, il ne manque pas de compréhension ni de complaisance. Certes, à la question de Raymond, à savoir s'il veut être son «copain», il répond que ça lui est égal. Mais c'est ce qu'on répond dans ces cas-là, si l'on n'est pas spontanément enthousiaste et qu'on n'ose pas offenser les gens; d'ailleurs, Raymond «a eu l'air content» (p. 45). Meursault répète plus loin: «Cela m'était égal d'être son copain» (p. 51), tout simplement parce qu'on ne peut forcer ni l'amitié ni l'amour. Il doit, par la suite, témoigner en faveur de Raymond: «Moi cela m'était égal» (p. 58), c'est-à-dire que cela ne le dérange pas mais aussi: «Je ne savais pas ce que je devais dire» (p. 59).

A vec sa mère

On lui reproche de ne rien éprouver pour sa mère. En réalité, il pense à elle
assez souvent :

Je ne sais pas pourquoi j'ai pensé à maman (p. 61).
... il m'a demandé si j'aimais maman. J'ai dit: «Oui, comme tout le monde»
(p. 99).
Sans doute, j'aimais bien maman (p. 96).
C'était d'ailleurs une idée de maman (p. 113).
.. . une histoire que maman me racontait à propos de mon père (p. 160: à noter
ici la différence entre «maman» et «mon père»). Maman disait souvent ...
(p. 165).
Si près de la mort, maman devait ... (p. 179).

Cette phrase-ci se trouve dans les dernières lignes du roman: à l'approche
de la mort, Meursault a une ultime pensée pour sa défunte mère.

Et c'est encore en fils qu'au parloir de la prison, il s'intéresse plus à une
vieille maman venue rendre visite à l'un des siens qu'à Marie, sa maîtresse:

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«La petite vieille s'est rapprochée des barreaux et, au même moment, un gardien a fait signe à son fils. Il a dit: 'Au revoir, maman' et elle a passé sa main entre deux barreaux pour lui faire un petit signe lent et prolongé» (pp. 111-12).

Mais il y a le fait que Meursault n'a pas versé de larmes sur la mort de sa mère, ce qui, aux yeux du magistrat, est une monstruosité: «II a rappelé mon insensibilité, l'ignorance où j'étais de l'âge de maman, mon bain du lendemain avec une femme, le cinéma, Fernandel et enfin la rentrée avec Marie» (pp. 145-46). D'abord, il était séparé de sa mère depuis trois ans et il ne l'avait pas revue depuis un an. Ensuite, c'est ici qu'il faut replacer le personnage dans son milieu; en Algérie, un homme ne pleure pas: c'est une morale arabe, qui a déteint sur la population européenne, ce n'est pas du tout un signe d'ataraxie. Enfin, Meursault est athée: «Mais il (le juge d'instruction) m'a coupé et m'a exhorté une dernière fois, dressé de toute sa hauteur, en me demandant si je croyais en Dieu. J'ai répondu que non » (p. 102); comme tel, il a une autre conception de la mort et des dépouilles (comp. cet autre athée, le Louis de Mauriac, Le nœud de vipères, Livre de Poche, Paris, Bernard Grasset, 1933, pp. 110-11). Donc, il ne s'agit pas ici d'insensibilité, car Meursault est bien capable de verser des larmes, intérieurement, comme il se doit: «... j'ai eu une envie stupide de pleurer parce que j'ai senti combien j'étais détesté par tous ces gens-là» (p. 132). Voilà qu'il se montre même sensible à ce que les autres pensent de lui ou éprouvent pour lui!

Avec les autres

Nous avons vu que Meursault ne manque pas de compréhension ni de complaisance. Il sait se montrer serviable: «Je me suis appliqué à contenter Raymond parce queje n'avais pas de raison de ne pas le contenter» (p. 50); en outre, il rédige pour lui la lettre et accepte de témoigner en sa faveur. Il ne craint pas de risquer une amabilité: «Je lui ai dit (à Masson) combien je trouvais sa maison jolie» (p. 76). Enfin, il peut être plein de tolérance: «D'ailleurs, je n'ai aucune raison de ne pas lui parler» (p. 43: il s'agit du voisin qui «n'est guère aimé»); ou encore: «II m'a demandé si ça ne me dégoûtait pas et j'ai répondu que non» (p. 44: le couple Salamano et son chien galeux).

Amabilité, serviabilité, tolérance peuvent n'être que des reflets de la politesse,et
la politesse peut couvrir de l'indifférence ou marcher de pair avec
celle-ci, sinon la refléter totalement. Mais Meursault est amené à pousser

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plus loin le respect des convenances sociales, et, à ce moment-là, l'indifférencen'est plus de mise. Il emprunte un brassard pour assister à l'enterrement.Il hésite à fumer devant la bière «parce que je ne savais pas si je pouvaisle faire devant maman» (p. 15). Il refuse de voir sa mère morte, sans doute parce qu'il préfère garder d'elle un souvenir plus vivant et moins laid; il en est gêné, car, malgré tout, il tient compte de l'opinion des autres: «J'étaisgêné parce que je sentais que je n'aurais pas dû dire cela» (p. 12).

Ce qui fausse tout le problème, ce qui rend difficile l'appréhension du personnage, c'est sa timidité, d'où les malentendus sur son comportement ou son caractère. Cette timidité se dévoile de manière probante à travers la forte tendance qu'a Meursault de se justifier (bien que la genèse de l'œuvre, partant de la seule séance au tribunal, le qualifie d'homme qui refuse de se justifier):

J'ai cru qu'il me reprochait quelque chose et j'ai commencé à lui expliquer (p. 9).
... ils m'auraient posé des questions et je n'aime pas cela (p. 33).
... il me faisait un peu peur (p. 101 : il s'agit du juge).
Cette présence dans mon dos me gênait (p. 13: le concierge de l'hospice).

La timidité est source de maladresses : un journaliste lui annonce que son collègue parisien doit câbler l'affaire de Meursault, et celui-ci de nous signaler «là encore, j'ai failli le remercier» (p. 125). Le personnage est toujours sur ses gardes, la timidité entraînant la susceptibilité: «Ce n'est pas de ma faute si on a enterré maman hier au lieu d'aujourd'hui» (p. 30); ou: «J'ai eu envie de lui dire que ce n'était pas de ma faute» (p. 32); ou encore: «De toute façon, on est toujours un peu fautif » (p. 32). Cette gêne peut devenir paralysante: «Je l'ai trouvée très belle mais je n'ai pas su le lui dire» (p. 109), surtout en présence d'un grand public, et ce, même si l'enjeu est de taille, puisqu'il ne risque rien de moins que sa tête:

Malgré mes préoccupations, j'étais parfois tenté d'intervenir (p. 144).
. . . j'avais envie d'interrompre tout le monde et de dire: Mais tout de même,
qui est l'accusé? C'est important d'être l'accusé. Et j'ai quelque chose à dire
(p. 145).
J'aurais voulu essayer de lui expliquer cordialement, presque avec affection, que
. . . (pp. 147-48).
Je me suis levé, et comme j'avais envie de parler, j'ai dit, un peu au hasard
d'ailleurs ... (p. 151).
J'ai dit rapidement, en mêlant un peu les mots et en me rendant compte de mon
ridicule ... (p. 151).

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La timidité entraîne un repliement sur soi. Meursault est renfermé, d'où
son isolement. Farouche, il fuit les hommes mais respecte les foules, les masses
anonymes, où il se sent aussi anonyme, donc à l'aise.

Enfin, la timidité est source de dispersion. Autant Meursault peut se concentrer sur les détails d'une fleur ... ou d'un chapeau, autant il peut s'absenter, se détacher, distraction qu'on prend pour de l'indifférence: «Mais je crois que j'étais déjà très loin de cette salle d'audience» (p. 152) ou «... je n'étais peut-être pas sûr de ce qui m'intéressait réellement, mais j'étais tout à fait sûr de ce qui ne m'intéressait pas» (p. 170).

Cet aspect du naturel de Meursault, nous l'avons dégagé du texte luimême, du comportement même du personnage. Mais on pourrait se demander s'il peut se justifier, s'il n'y a pas inconséquence. La timidité peut être congénitale, mais elle est surtout d'ordre social. Meursault appartient à un milieu pauvre, dans une société où l'argent est roi, ce qui est une tare inscrite sur le visage et visible comme un nez anormal, une infirmité ; par ailleurs, il a été orphelin très tôt, orphelin de père, dans une société où le rang de la famille est étroitement lié à celui du «pater familias », ce qui est une amputation. A supposer que la timidité de Meursault soit congénitale, ne disposant pas de l'antidote idéal que représentent l'argent et son corollaire la puissance - ou inversement, l'un n'allant pas sans l'autre - il ne peut la vaincre. Il aurait pu l'atténuer ou l'enrayer par la forfanterie et l'arrogance, si, pauvre et orphelin, il avait appartenu au milieu inculte des autres «Petits-Blancs».

Etre un homme

Meursault ne peut échapper à son milieu social. Nous avons vu qu'il respecte assez les convenances, mais il va plus loin encore : il tient à être un homme, selon le code des rues régnant en Algérie. Notion très importante pour qui habite ce pays. Issue des mœurs musulmanes, cette morale, chez les Pieds- Noirs, prend un caractère restreint et simplet4. Elle entraîne certains devoirs, comme, par exemple, de ne pas faire appel à la police (p. 56), de ne pas pardonner les offenses et de laver tout affront (p. 45). Pour bien comprendre cette règle d'or, il faut reprendre le récit de Raymond: «L'autre, il m'a dit:



4: Les grandes lignes de cette morale se trouvent dans L'été à Alger {Noces, pp. 45-46) : «On ne 'manque' pas à sa mère. On fait respecter sa femme dans les rues. On a des égards pour la iemme enceinte. On ne tombe pab à deux sur un adversaire, parce que 'ça fait vilain' Pour qui n'observe pasees commandements élémentaires, 'il n'est pas un homme', et l'affaire est réglée».

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' Descends du tram si tu es un homme '. Je lui ai dit : ' Allez, reste tranquille ! \ 11 m'a dit queje n'étais pas un homme. Alors je suis descendu et je lui ai dit: 'Assez, ça vaut mieux, ou je vais te mûrir'. Il m'a répondu: 'De quoi'? Alors je lui en ai donné un ...» (p. 45). Cette conception de l'honneur, qui vient en ligne droite de la communauté arabe, société patriarcale où le phallus joue un rôle prépondérant sinon capital, a été adoptée par l'élément de souche européenne. Dire à quelqu'un qu'il n'est pas un homme, c'est la pire des offenses; si, en plus, les antagonistes sont d'ethnies opposées, alors c'est la Guerre sainte et la Croisade, le Croissant contre la Croix. Réciproquement, dire de quelqu'un qu'il est un homme, c'est le couronner d'une aura, ou l'armer du sceptre. C'est pourquoi, pour sa défense, les «amis» de Meursault n'ont qu'un mot à la bouche: c'est un homme. Raymond a déclaré «que moi, j'étais un homme» (p. 45). Meursault affirme: «Je n'ai rien dit», mais il aurait pu ajouter: «mais je n'en pensais pas moins». Il ne commente pas non plus le jugement que Céleste fait de lui au tribunal: « ... a répondu que j'étais un homme» (p. 135). En réalité, Meursault n'est pas insensible à cette conception de l'honneur, bien au contraire, il essaie de la suivre à la lettre: «Je lui ai seulement dit: 'II neta pas encore parlé. Ça ferait vilain de tirer comme ça'», ou: «Mais s'il ne sort pas son couteau, tu ne peux pas tirer», ou encore: «Prends-le d'homme à homme et donnemoi ton revolver» (p. 85). Ainsi, même les bagarres doivent obéir à des lois strictes, que Meursault se charge de faire respecter.

Uattitude en face du mariage

Nous savons que Meursault n'est pas insensible aux charmes de Marie: «Je lui ai dit qu'elle était belle, elle a ri de plaisir» (p. 72). De là à considérer qu'il doive spontanément accepter le mariage serait une exagération. «Sans doute je ne l'aimais pas» (p. 64), reconnaît-il. C'est pourquoi, il reste évasif: «J'ai dit que cela m'était égal et que nous pourrions le faire si elle le voulait» (p. 64)et «si elle le désirait nous pouvions nous marier» (p. 64). Par ailleurs: «Elle a observé alors que le mariage était une chose grave. J'ai répondu: 'Non'» (p. 65). En effet, athée, il se peut qu'il préfère l'union libre, mais, homme de bonne composition, il laisse le choix à la femme. Plus tard, lorsque ses sentiments pour Marie commencent à se cristalliser, l'idée du mariage n'est plus un simple signe de tolérance, de résignation ou de compromis, elle émane de lui et l'envahit: «Pour la première fois peut-être, j'ai pensé vraiment que j'allais me marier» (p. 76).

Naturellement, notre roman est une fiction. Néanmoins, disons en passant

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que cette liaison entre Meursault et Marie semble un peu insolite, sinon invraisemblable. Les filles d'Alger sont sensibles aux compliments, mais cela ne va pas plus loin: «Les jeunes filles du quartier, en cheveux, se tenaient par le bras. Les jeunes gens s'étaient arrangés pour les croiser et ils lançaient des plaisanteries dont elles riaient en détournant la tête» (p. 37). Les Pieds- Noirs sont, pour la plupart, originaires des pays riverains, latins ou autres, qui ne badinent pas avec la virginité. Espagnols, Provençaux, Corses, Italiens,Siciliens, Grecs, Maltais ont conservé les mœurs de leur pays d'origine. Mieux, ils se sont laissé imprégner par les mœurs encore plus austères des populations locales, d'obédience musulmane, pour lesquelles l'hymen n'est pas un appendice anachronique. Pour des motifs politiques et sociologiques, l'attachement à l'lmmaculée Conception s'exacerbe: les chrétiens s'appuientsur l'Eglise, qui le leur rend bien, pour faire saillir leur particularisme et, ainsi, maintenir les autochtones sous leur tutelle. Il faut préciser, en outre, qu'on est dans les années trente, que les moyens contraceptifs n'existentpas encore, que l'avortement est très sévèrement puni, que la «fillemère» est une criminelle et qu'une déflorée n'a aucune chance de se marier. Cependant, Alger est une capitale et dans une capitale il y a toujours des héroïnes à côté des saintes.

Le peu d'ambition

Le manque d'enthousiasme qu'affiche Meursault devant la promotion que lui propose son patron est l'un dca arguments majeurs de la critique qui monte en épingle l'indifférence de «l'étranger». En fait, la désaffection de Meursault est dictée par de tout autres motifs que l'indifférence: «Quand j'étais étudiant, j'avais beaucoup d'ambitions de ce genre. Mais quand j'ai dû abandonner mes études, j'ai très vite compris que tout cela était sans importance réelle» (p. 64). Il s'agit donc plutôt d'une certaine résignation, propre à tous ceux qui, pour une raison ou une autre, ont dû sacrifier leurs études. Ajouter à cela que Meursault, en bon Méditerranéen, est marqué par des siècles de culture gréco-latine où prédomine le fatum, fatalisme qu'est venu accentuer le mektoub musulman. Cette résignation se manifeste en diverses circonstances :

J'avais le désir de lui affirmer que j'étais comme tout le monde. Mais tout cela,
au fond, n'avait pas grande utilité et j'y ai renoncé par paresse (p. 97).
Ce dernier point n'avait pas tellement u importance (p. lu2>. Il y avait plus malheureux
OU? t^O' fn 11^
T "w \\- ' ' - J '
Non. il n'y avait pas d'issue (p. 120).

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Et puis, pourquoi le nier si Meursault ne le cache point, il peut s'agir de
paresse, le farniente étant le dieu de la Méditerranée.

Dans cet ordre d'idée, il faut dégager un élément qui semble cher à Camus
et que la critique aurait été ravie de mettre sur le compte du «train-train
quotidien », la force de l'habitude :

Mais c'était à cause de l'habitude (p. 10).
Toujours à cause de l'habitude (p. 10).
J'ai répondu qu'on ne changeait jamais de vie, qu'en tout cas toutes se valaient
(p. 63).
Elle le répétait souvent, qu'on finissait par s'habituer à tout (p. 114).
J'ai souvent pensé alors que si l'on m'avait fait vivre dans un tronc d'arbre sec,
sans autre occupation que de regarder la fleur du ciel au-dessus de ma tête, je
m'y serais peu à peu habitué (p. 113).
Je m'étais habitué à ne plus fumer et cette punition n'en était plus une pour moi
(p. 115).
J'ai fini par ne plus m'ennuyer du tout à partir de l'instant où j'ai appris à me
souvenir (p. 16).
Nous nous étions habitués tous les deux à nos vies nouvelles (p. 129).

C'est encore l'habitude qui lie le vieux Salamano à son chien galeux, comme elle l'avait lié à sa femme: «II n'avait pas été heureux avec sa femme, mais dans l'ensemble il s'était bien habitué à elle» (p. 69). C'est donc toute une théorie des habitudes que nous offre Camus: en creusant un peu plus, on aboutirait à Darwin et à Lamarck. Habitude ou pas, cela ne supprime pas la richesse de la vie : «... un homme qui n'aurait vécu qu'un seul jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une prison» (pp. 116-17).

Enfin, pour comprendre cette «absence d'ambitions» chez Meursault, il faut se rappeler ce qu'on lui propose: un emploi à Paris. En général, les gens du Sud sont très attachés à leur mer et à leur soleil, comme ils sont très attachés à leur terre et à leur nature, à leurs amis et à leurs proches. Ce n'est que dans des cas extrêmes qu'ils se résignent à s'expatrier, en quête d'un problématique gagne-pain ou d'un chimérique havre de paix. Que pense Meursault de son pays? «Les femmes étaient belles» (p. 66); en prison,ilest assailli des souvenirs d'une vie où «j'avais trouvé les plus pauvres et les plus tenaces de mes joies: des odeurs d'été, le quartier que j'aimais, un certain ciel du soir, le rire et les robes de Marie» (p. 154). Et de Paris: «C'est sale. Il y a des pigeons et des cours noires. Les gens ont la peau blanche»(p.65). On retrouve les mêmes jugements sur l'Algérie et sur l'Europe dans la bouche de son aller ego, Jan, du Malentendu: «Les soirs de là-bas sont des promesses de bonheur. Mais ici, au contraire ...» (p. 205). «C'est

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vrai. Rien n'y rappelle l'homme. Au petit matin, on trouve sur le sable les traces laissées par les pattes des oiseaux de mer. Ce sont les seuls signes de vie. Quant aux soirs ... ils sont bouleversants. Oui, c'est un beau pays » (p. 210) et «Le printemps de là-bas vous prend à la gorge, les fleurs éclosent par milliers au-dessus des murs blancs. Si vous vous promeniez une heure sur les collines qui entourent ma ville, vous rapporteriez dans vos vêtements l'odeur de miel des roses jaunes» (p. 210). La réplique est donnée par Martha:«Jesuis lasse à mourir de cet horizon fermé» (p. 199). «Et il faut bien que vous m'y aidiez, dit-elle à sa mère, vous qui m'avez mise au monde dans un pays de nuages et non sur une terre de soleil!» (p. 199). Ou encore: «Ce que nous appelons le printemps, ici, c'est une rose et deux bourgeons qui viennent de pousser dans le jardin du cloître. Cela suffit à remuer les hommesdemon pays. Mais leur cœur ressemble à cette rose avare» (p. 211), et, plus loin: «Je n'ai plus de patience en réserve pour cette Europe où l'automneale visage du printemps et le printemps odeur de misère» (p. 211). Martha n'hésite pas à tuer pour se procurer l'argent du voyage et, son forfait commis, elle s'exclame: «Ce matin est, depuis des années, le premier où je respire. Il me semble que j'entends déjà la mer. Il y a en moi une joie qui va me faire crier» (p. 231). Ailleurs, dans La femme adultère {Uexil et le royaume),c'estJanine qui admire les «seigneurs misérables et libres d'un étrange royaume» (p. 27: il s'agit des Bédouins sahariens) et, en face du désert, «il lui semblait retrouver ses racines, la sève montait à nouveau dans son corps qui ne tremblait plus » (p. 34). Même dans ce village perdu des Hauts-Plateaux,l'instituteurDam se ¡>ent chez lui. ailleurs, il se sentait exilé» (L'hôte, ibid., p. 84). Si l'on veut savoir ce que l'auteur lui-même pense de son pays, il suffit de lire les premières pages de Noces: «Au printemps,Tipasaest habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres » (p. 13). Malgré la gloire, le succès, les voyages, Camus n'a jamais pu se détacherdeses premières amours et, son œuvre ayant décrit une longue courbe, il tenait à en faire un cercle en revenant aux sources. Voici ce qu'il écrit dans la Préface qu'il a ajoutée à la réédition de Venvers et Vendroit: «Pour moi, je sais que ma source est dans L'Envers et l'Endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j'ai longtemps vécu et dont le souvenir me préserveencoredes deux dangers contraires qui menacent tout artiste, le ressentimentetla satisfactions (p. 1?). Ce qu'il pense des villes françaises: «Né pauvre, dans un quartier ouvrier, je ne savais pourtant pas ce qu'était le vrai malheur avant de connaître nos banlieues froides. Même l'extrême

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misère arabe ne peut s'y comparer, sous la différence des ciels (ibid., pp
16-17).

Non, Meursault n'est pas fou, ni même bizarre, de refuser un riche emploi à Paris. Il répète plusieurs fois qu'il est heureux comme il est. Cela ne peut choquer que les victimes de la société de l'opulence, dont la vie est réglée par l'accumulation des biens matériels, la création de besoins nouveaux à satisfaire, et qui sont peut-être, eux, étrangers à la vie. Il y a chez Meursault un attachement à la terre natale, la nature, la mer, le soleil, la beauté sous toutes ses formes et un détachement des biens d'ici-bas. Antinomie difficile à comprendre pour le monde occidental où matière et confort sont les seuls pôles d'attraction, les seules raisons de vivre. Cette antinomie est l'une des caractéristiques de la mentalité arabe, et sans doute d'autres peuples orientaux, et elle s'est probablement infiltrée dans certaines couches pieds-noirs. Cela explique un comportement, une philosophie, une psychologie même qui tranchent dans un pays comme l'Algérie. Cela explique certaines absences ou éclipses qui marquent l'âme algérienne, et qu'on retrouve chez Meursault, une sorte de retraite pour se re-créer, pour échapper précisément à la mécanique quotidienne. Cela nécessite un certain isolement, une certaine abstraction, qui n'a rien à voir avec la misanthropie, car, nous l'avons vu, Meursault, tout comme le peuple algérien ou la fraction pauvre des Européens, ne manque pas de générosité.

Sur beaucoup de plans, ainsi qu'il le répète, Meursault est comme tout le monde. Mais c'est un Pied-Noir, d'origine modeste et doté d'une certaine culture. Il n'appartient pas à la classe de son patron, celle des riches Pieds- Noirs; non plus à celle de ses voisins, d'origine prolétarienne comme lui mais incultes; encore moins à l'ethnie des vaincus, qu'il appelle tout bonnement «les Arabes ». D'où son isolement au sein de la société. Nous avons vu, plus haut, Janine exilée dans un royaume; de son côté, Daru, «dans ce vaste pays qu'il avait tant aimé était seul» (L'exil et le royaume, p. 101).

V humour

Tant qu'il y a de l'humour, il y a de la vie. Il faut connaître l'Algérie pour savoir que même le petit berger analphabète ou le petit gars de Bab-el- Oueds ne manquent pas d'humour. Dans les palaces de la baie d'Alger comme dans les gourbis de Kabylie, l'humour est roi. Meursault n'échappe



5: Quartier populaire d'Alger, peuplé en majorité de Pieds-Noirs.

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pas à la règle et c'est dans ce sens qu'il n'est pas étranger à la vie: au contraire, malgré son air spectral ou ectoplasmatique, il est bien en chair et il mord dans la vie à pleines dents. Suivons-le dans ses circonvolutions humoristiques: «A force de vivre avec lui, seuls tous les deux dans une petite chambre, le vieux Salamano a fini par lui ressembler» (pp. 41-42: «lui» renvoie au «chien galeux»). Meursault est capable de faire rire: «J'ai raconté à Marie l'histoire du vieux et elle a ri » (p. 55). Il peut être pince-sansrire: «... ce n'était pas le ridicule qu'ils cherchaient, mais le crime. Cependant la différence n'est pas grande et c'est en tout cas l'idée qui m'est venue» (p. 123). Le procès est raconté avec une ironie qui perce à chaque mot, la cour devient «un club» et l'instruction une comédie: «Tout était si naturel, si bien réglé et si sobrement joué » (p. 104). Le procès, un véritable ballet: « . . . trois éventails de paille tressée que les trois juges ont utilisés immédiatement» (p. 128). Les dépositions, des jeux scéniques: «Pour lui comme pour tous les autres, le même cérémonial s'est répété» (p. 132). Les descriptions sont parfois cocasses : « Lorsqu'ils se sont assis, la plupart m'ont regardé et ont hoché la tête avec gêne, les lèvres toutes mangées par leur bouche sans dents, sans que je puisse savoir s'ils me saluaient ou s'il s'agissait d'un tic» (p. 17), ou: «A la longue, j'ai fini par deviner que quelques-uns d'entre les vieillards suçaient l'intérieur de leurs joues et laissaient échapper ces clappements bizarres» (p. 19). L'image atteint au baroque: «Vernie, oblongue et brillante, elle faisait penser à un plumier» (p. 24: il s'agit du corbillard qui doit emmener sa mère et qu'il appelle «la voiture»). Quant aux portraits, lis sont dignes du meilleur caricaturiste, la journaliste devient «la femme automate», l'envoyé spécial de Paris «une belette engraissée». Il y a aussi le comique de situation. Le juge d'instruction, complètement penché sur la table, agite le crucifix au-dessus de lui pour lui extorquer un signe de repentir et Meursault: «A vrai dire, je l'avais très mal suivi dans son raisonnement, d'abord parce que j'avais chaud et qu'il y avait dans son cabinet de grosses mouches qui se posaient sur ma figure, et aussi parce qu'il me faisait un peu peur» (p. 101). Mais l'humour peut être macabre: «Cette machine sur le cliché m'avait frappé par son aspect d'ouvrage de précision, fini et étincelant» (p. 163: c'est de la guillotine qu'il est question). L'humour macabre provient aussi de la panoplie folklorique d'Alger. On trouve, par exemple, ces lignes dans Noces: «La plaisanterie favorite des croque-morts algérois, lorsqu'ils roulent à vide, c'est de crier: 'Tu montes, chérie?' aux jolies filles qu'ils rencontrent sur la route. Rien n'empêche d'y voir un symbole, même s'il est fâcheux. Il peut paraître blasphématoire aussi de répondre à l'annonce d'un décès en clignant l'œil gauche: 'Le pauvre, il ne chantera

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plus', ou, comme cette Oranaise qui n'avait jamais aimé son mari: 'Dieu
me l'a donné, Dieu me l'a repris' » (pp. 47-48).

Si rire est un signe de vitalité, dauber la mort témoigne d'un grand attachement
à la vie.

Le crime de Meursault

Comment «les autres» voient-ils l'homicide perpétré par Meursault? Pour Céleste, «c'est un malheur. Un malheur, tout le monde sait ce que c'est. Ça vous laisse sans défense» (p. 136). Marie a dit «que ce n'était pas cela, qu'il y avait autre chose, qu'on la forçait à dire le contraire de ce qu'elle pensait » (p. 139). Pour Salamano, «il faut comprendre, il faut comprendre ...» (p. 139), «mais personne ne paraissait comprendre», commente Meursault. Raymond a dit «que ma présence à la plage était le résultat d'un hasard» (p. 140); pour lui, la lettre écrite par l'accusé est aussi «un hasard».

Pour le ministère public, «le hasard avait déjà beaucoup de méfaits sur la conscience» (p. 140). Il y a préméditation, selon le procureur: «J'en ferai la preuve, messieurs, et je la ferai doublement. Sous l'aveuglante clarté des faits d'abord et ensuite dans l'éclairage sombre que me fournira la psychologie de cette âme criminelle» (p. 145). Que pense Meursault de l'avocat général et de son réquisitoire? «J'ai trouvé que sa façon de voir les événements ne manquait pas de clarté. Ce qu'il disait était plausible» (p. 146). Et lorsque l'avocat lui reproche son peu d'émotion devant «l'abominable forfait», Meursault opine: «Sans doute, je ne pouvais pas m'empêcher de reconnaître qu'il avait raison. Je ne regrettais pas beaucoup mon acte» (p. 147: «pas beaucoup», dans ce tour de phrase, est une litote et signifie «pas du tout»).

Ne nous laissons séduire ni par «le hasard» de la défense ni par «la préméditation» de l'accusation, et tenons-nous-en aux faits, tels que les présente l'accusé/l'auteur, dans la première partie de son récit (pp. 84-90). Les deux Arabes «avaient l'air tout à fait calmes et presque contents», donc ils ne semblent guère sur le sentier de la guerre. «Notre venue n'a rien changé», donc ils ne veulent pas répondre à la provocation et ne se montrent nullement agressifs. «L'autre soufflait dans un petit roseau et répétait sans cesse, en nous regardant du coin de l'œil, les trois notes qu'il obtenait de son instrument», ainsi, il ne prend même pas soin de retirer la flûte de sa bouche, donc il n'est pas prêt à se défendre.

Dans quel état se trouve Meursault à ce moment-là le vin et le soleil aidant?
Il est tout à fait lucide et raisonne de la manière la plus subtile. D'à-

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bord, il remarque que le musicien a «les doigts des pieds très écartés». Ensuite: «J'ai pensé que si je disais non il s'exciterait tout seul et tirerait certainement», il s'agit de Raymond, qui est armé d'un revolver. Il se contente de dire à ce dernier: «II ne t'a pas encore parlé. Ça ferait vilain de tirer comme ça». Donc il ne le dissuade pas de commettre l'assassinat; il ne lui signale pas que tuer est criminel, non, il lui rappelle seulement que tuer un homme couché et sans défense, et, qui plus est, sans raison apparente est contraire à l'honneur, un certain honneur s'entend (v. supra). «Alors, je vais l'insulter, dit Raymond, et quand il répondra, je le descendrai ». « C'est ça», acquiesce Meursault, tout en sachant que son camarade n'hésitera absolument pas à concrétiser ses paroles : il considère ainsi, en son âme et conscience, que le crime n'en sera pas un si l'adversaire est tué pour avoir répondu verbalement à une insulte. Il s'agit bien là d'une morale spéciale et d'une conception de l'honneur particulière. Au nom de cette morale, Meursault lui-même est prêt à tuer: «Si l'autre intervient, ou s'il tire son couteau, je le descendrai». La légitime défense organisée, préfabriquée. Tout cela, selon une logique implacable. Autre élément qui prouve que la vie d'un homme n'est pas chère: «J'ai pensé à ce moment qu'on pouvait tirer ou ne pas tirer», une sorte de libre arbitre, où la volonté consciente et souveraine se traduit par un acte libre et responsable, la différence n'étant pas grande entre tirer et ne pas tirer. Mais les Arabes battent en retraite et le combat cesse, faute de combattants.

Meursault retourne sur les lieux du crime à venir. Fatalité, Hasard? C'est ce qu'il prétend, et nous lui faisons confiance. Il raccompagne Raymond jusqu'au cabanon mais n'y rentre pas, «découragé devant l'effort qu'il fallait faire pour monter l'étage de bois et aborder encore les femmes ». A cause de la pluie aveuglante tombant du ciel, «rester ici ou partir, cela revenait au même». Tout «découragé» qu'il est, le voilà cheminant dans «un éclatement rouge», parmi «les épées de lumière jaillies du sable», sous «l'ivresse opaque du soleil», alors que «toute cette chaleur s'appuyait sur moi et s'opposait à mon avance». Il pense «à la source fraîche derrière le rocher»; il a envie de retrouver «le murmure de son eau», «l'ombre et son repos». Maintenant le deus ex machina: le type de Raymond est là. «Pour moi, nous dit Meursault, c'était une histoire finie et j'étais venu là sans y penser», ce qu'on peut aisément admettre. «Dès qu'il m'a vu, il s'est soulevé un peu et a mis la main dans sa poche», on l'aurait fait à moins. «Moi, naturellement, j'ai serré le revolver de Raymond dans mon veston». Malgré les vapeurs éthyliques et les effluves solaires, il ne perd pas le nord, il n'oublie pas la présence de l'arme dans sa poche: instinct de conservation hypertrophié?

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Peut-être! Le «naturellement» a une importance capitale. Meursault est-il abruti par le soleil ? Non. Il est encore capable de raisonner, et de raisonner sainement: «J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini ». Il est encore conscient de la liberté de choix qui s'offre à lui, car avancer serait aller droit à la mort ou au crime. Mais «toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi». Conséquence: «J'ai fait quelques pas vers la source»; ensuite: «... j'ai fait un mouvement en avant»; enfin: «Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant». L'Arabe tire son couteau, Meursault précise bien: «Et cette fois, sans se soulever ... ». Le «et» indique que la réaction de l'adversaire se justifie. De toute façon, si l'homme exhibe un couteau, il n'en reste pas moins étendu par terre: il n'esquisse aucun geste agressif et même sa préparation à la légitime défense n'est qu'une ébauche, vu qu'on n'est pas «En garde!» si l'on reste couché. C'est à ce moment-là que la Nature s'en mêle: «La lumière a giclé sur l'acier, c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front » (se croit-il touché par le couteau?). L'engrenage: les paupières recouvertes d'un voile tiède et épais, les yeux aveuglés, les cymbales du soleil, le glaive éclatant jailli du couteau. Mécanique bien huilée. Et puis, «tout a vacillé»: c'est la fraction de seconde de l'irresponsabilité, mais aussi de l'irréparable. Maintenant, c'est la mécanique qui est responsable: «La gâchette a cédé». L'assassin est-il inconscient pour autant? Non, puisqu'il confesse: «J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux». Il n'y a aucune amnésie: il se souvient absolument de tout. «Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte ...» Est-ce un «alors» temporel ou consécutif? Meursault, dans son récit, l'emploie assez souvent, et dans les deux sens. Exemples temporels: «Je suis retourné travailler alors» (p. 64), «elle a voulu savoir alors» (p. 64), «elle a observé alors» (p. 65), «Je lui ai parlé alors» (p. 65); consécutifs: «Pourquoi m'épouser alors?» (p. 65), «elle s'est demandé alors» (p. 65) ... Certes, le magistrat n'a que faire de ces subtilités grammaticales : pour lui, non content d'avoir tiré une fois, le meurtrier vide tout son chargeur dans un cadavre. On peut considérer qu'il ne s'agit pas d'un simple enchaînement chronologique mais d'une conséquence logique: la victime, par sa présence, a fait de notre homme un assassin; elle lui a fait détruire «l'équilibre du jour» et «le silence exceptionnel d'une plage où il avait été heureux »; par voie de conséquence, elle mérite les quatre balles restantes.

Tout indique que, indépendamment de quelques hasards, Meursault a
été conscient d'un bout à l'autre de la pantomime, jusqu'au moment fatal

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où «la gâchette a cédé». Son crime ressemble donc à tous les crimes sans préméditation. Il ne s'agit pas du meurtre absolument gratuit, tel que celui de Lafcadio (André Gide, Les caves du Vatican), puisqu'il n'y a aucune décision froide ou délibérée et que l'enchaînement des faits suit la courbe de la provocation, de la pseudo-légitime défense et d'un concours de circonstances psychologiques et naturelles (le soleil, etc. . . .). En quoi ce crime est-il alors absurde? Car, dans de telles conditions, tout crime serait absurde par définition, même l'homicide volontaire, du moins selon la criminologie moderne, à cause de cette petite fraction de seconde où la machine cérébrale grince, engendrant ainsi l'irresponsabilité. Dans ce cas, il faudrait plutôt parler de l'absurdité du crime en général que de privilégier un crime baptisé absurde. L'absurde, dans L'Etranger, est bien plus la mort du bougre dont la rêverie poétique à l'ombre des rochers, bercée par le murmure d'une source, est interrompue par un intrus qui avance menaçant et lui injecte cinq balles dans le corps. «L'Arabe» ressemblerait bien plus au Jan du Malentendu que Meursault au Lafcadio des Caves. Mais il y a peut-être, chez Camus, une progression dans le crime: le hasard avec Meursault, la méprise avec Martha (malentendu qui, en fait, n'en est pas un, car elle n'aurait pas hésité, même en connaissance de cause, à tuer ce frère qui n'est rien pour elle), le carnage délibéré avec Caligula et enfin le génocide aveugle avec la peste; la progression va dans le sens de l'acte gratuit.

Quoi qu'il en soit, notre crime peut paraître étrange et notre criminel étranger. Tout d'abord, faut-il rappeler, l'accusé a des témoins à décharge, qui tentent tous, avec plus ou moins de bonheur et selon leurs maigres moyens, de montrer le caractère étrange, insolite, peut-être absurde de ce crime. Pour Céleste, c'est un malheur; pour Marie, il y a autre chose; pour Salamano, il faut comprendre; pour Raymond, tout est hasard; pour Masson, il n'y a pas crime parce que l'accusé est un honnête homme, mieux, un brave homme. Il y a donc des gens capables de «comprendre» notre «étranger» et de le défendre.

Remettons le criminel et son crime dans leur contexte psychologique et social. L'action se situe en Algérie, non en France, ni ailleurs. Le meurtrier est un Pied-Noir, c'est-à-dire qu'il appartient à la caste des vainqueurs, des privilégiés; cette caste a sa propre déontologie, sa propre conception de l'honneur, surtout en face des «Arabes». Par contre, la victime appartient à la race des vaincus, une race inférieure dont la vie ne vaut pas celle des vainqueurs. Ceci mérite explication. Afin de justifier le colonialisme, aux yeux d'une certaine morale, il fallait démontrer non seulement la supériorité du

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colonisateur mais aussi l'infériorité du colonisé6. Par un long processus scientifiquement établi, le Pied-Noir était ainsi amené à prendre ce postulat pour une déduction logique. Pour compléter de fausses vérités historiques, la Faculté s'en mêle: «L'indigène nord-africain, dont les activités supérieures et corticales sont peu évoluées, est un être primitif dont la vie essentiellement végétative et instinctive est surtout réglée par son diencéphale»7, déclare, sur un ton péremptoire, le professeur Porot de l'Université d'Alger, au congrès des aliénistes de Bruxelles, en 1935, donc à l'époque où doit se dérouler l'action de L'Etranger. L'infériorité anatomique et mentale de l'Arabe étant ainsi annoncée du haut de la chaire par les sommités intellectuelles du colonialisme, que pouvait-il faire d'autre, l'homme de la rue, sinon l'admettre et en tirer les conclusions pratiques? L'Arabe devient la bête de somme utile, qu'on peut abattre sans drame de conscience. Encore l'animal est-il protégé par la loi Grammont, placardée en lettres d'or dans toutes les mairies d'Algérie.

Si, dans une société de classes ressortissant à une nation libre, l'application de la loi se fait, très souvent, selon deux poids et deux mesures, comment ne pas comprendre que, dans une colonie, cette distorsion soit poussée à l'extrême! Voici un fait, entre autres, rapporté par Yves Courrière dans son analyse des germes de la révolution algérienne: «A Dechmya on va employer la force. La population ne veut pas voter. Les gardes mobiles entrent en action. En vain. Cela tourne à l'échauffourée, les gendarmes tiient. 8 morts musulmans.»B Si les représentants de la loi peuvent impunément abattre des «musulmans» qui tout simplement refusent de voter, on peut très facilement concevoir que les milices civiles, ku-klux-klan agissant en plein jour, s'en donnent à cœur joie: les ratonnades (le mot ne figure ni dans le Larousse ni dans le Robert mais les journaux français ne l'ignorent pas), chasse à l'Arabe organisée par des militaires ou par des civils, ne font pas que des blessés, elles font aussi des morts. Les faits cités par Y. Courrière remontent à avril 1948, c'est-à-dire à l'heure où, l'Algérie devenue 3 départements français, les Algériens sont officiellement citoyens français au même titre que les Pieds-Noirs ou les Métropolitains. L'action de L'Etranger se



6: Voir, à ce propos, Albert Memmi: Le Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur, (Paris, Buchet-Chastel, 1957, 193 p.), rééd. avec préface de J.-P. Sartre (Paris, J.-P. Pauvert, coll. «Libertés, 1966).

7: Cité, entre autres faits, par Frantz Fanon: Les Damnés de ¡a terre (Paris, Maspero, 1961, p. 229).

8: Yves Courrière: La Guerre d'Algérie, Paris, Fayard, tome I, 1960, Les Fils de la Toussaint, p. 61.

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déroule avant 1939, c'est-à-dire à l'heure où les Algériens sont encore des
«indigènes», donc de simples sujets.

Dans ces conditions, tuer un Arabe n'est pas vraiment un crime. Certes, les crimes cités plus haut sont collectifs, et, à ce titre, sinon aux yeux de la loi du moins dans la pratique, ils restent anonymes, donc impunis. Le meurtre commis par Meursault est un acte individuel, c'est pourquoi certaines formes doivent être respectées: ça fera vilain de tirer comme ça, alors on insulte l'Arabe et quand il répond, on le descend. «C'est ça», approuve le brave Meursault, l'honneur est sauf ainsi. A vrai dire, même ces crimes individuels bénéficient généralement de l'immunité et les criminels de la clémence des juges, qui sont toujours Français, sinon pieds-noirs alors métropolitains (il n'y a jamais eu un seul juge arabe du début jusqu'à la fin de l'occupation). C'est pourquoi on ne peut que s'étonner que Meursault ne bénéficie pas d'un non-lieu, en admettant même qu'il passe devant les tribunaux : ce serait à prouver, mais il ne semble pas qu'il y ait dans les annales judiciaires de l'Algérie un seul cas de condamnation à mort et d'exécution d'un Français, pour meurtre commis sur la personne d'un autochtone. On comprend mieux alors, maintenant, pourquoi Raymond déambule librement avec un revolver en poche, pourquoi il s'acharne contre l'homme qui veut défendre l'honneur ou simplement la vie de sa sœur, pourquoi il est décidé à abattre cet homme dès qu'il ouvre la bouche. On comprend aisément îa complaisance et la complicité de Meursault, sa nonchalance devant le crime et son insensibilité après le meurtre. Ce qui paraît invraisemblable, c"est sa condamnation à mori, et encore plus son exécution.

Signalons en passant d'autres invraisemblances : le coup de poing que le policier pied-noir donne à Raymond, alors que la solidarité raciale jouait un très grand rôle en Algérie; et le fait que la Mauresque se laisse «soutenir» par un Français, alors que les candidats à ce poste, parmi les millions de chômeurs arabes, pouvaient être légion.

Le procès de Meursault

La première partie du récit finit ainsi : «Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur ». Cette sensation, ou impression, ne semble pas appartenir au moment. Ce serait plutôt une réflexion rétrospective, faite au moment du récit, c'est-à-dire après la prise de conscience consécutive à la condamnation à mort. On ne nous dit guère si le récit est un monologue intérieur, une relation ou une confession. Mais peu importe! Ce qui paraît certain, c'est qu'il ne s'agit pas d'un Journal. On peut consi-

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dérer que c'est en prison que le meurtrier fait le point de la situation et qu'il
juge son acte comme une préparation au malheur.

Durant toute l'instruction, et même pendant le déroulement du procès, Meursault nous semble étranger, indifférent à ce qui se passe autour de lui. Il ne réalise point encore la nature et la portée de son acte, il ne se fait pas encore à l'idée qu'il est un assassin. Etat second, conséquent au choc, comme chez tous les meurtriers? Cela n'en a pas l'air, puisqu'il n'a rien ressenti après le crime. Tout se passe comme s'il n'était pas concerné et qu'il se fût agi d'un autre:

. . . cela ne voulait rien dire (p. 96).
. . . tout cela, au fond, n'avait pas grande utilité (p. 97).
... ce dernier point n'avait pas tellement d'importance (p. 102).
. . . plutôt que du regret véritable, j'éprouvais un certain ennui (p. 103).
Tout était si naturel, si bien réglé et si sobrement joué (p. 104).
C'était une idée à quoi je ne pouvais me faire (p. 103: celle d'être un criminel).
En réalité, je n'étais pas réellement en prison les premiers jours : j'attendais vaguement
quelque événement nouveau (p. 106).

Meursault s'abstrait tellement qu'il parvient à une sorte de dédoublement de
la personnalité :

Cela m'intéressait de voir un procès (p. 122).
Il m'a fallu un effort pour comprendre que j'étais !a cause de toute cette agitation
(p. 123).
Et j'ai eu l'impression bizarre d'être regardé par moi-même (p. 126).
... je n'ai pas très bien compris tout ce qui s'est passé ensuite (p. 126).
Tout ensuite a été un peu confus, du moins pour moi (p. 130).
Je n'ai repris un peu conscience du lieu et de moi-même que lorsque ... (p. 131).

Meursault assiste à un spectacle, la cour étant «un club»:

Tout était si naturel, si bien réglé et si sobrement joué (p. 104).
. . . trois éventails de paille tressée que les trois juges ont utilisés immédiatement
(p. 128).
Pour lui comme pour tous les autres, le même cérémonial s'est répété (p. 132).

Mais: «... pour la première fois, j'ai compris que j'étais coupable» (p. 133). En effet, en Algérie, comme vu plus haut (et cela semble être la règle dans d'autres colonies), tuer un «indigène» n'est pas un crime, du moins dans la pratique: en tout cas, un tel acte est moins criminel que le meurtre d'un

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Européen par un autre Européen, et beaucoup moins criminel que le meurtre d'un Européen par un «indigène». Ces vérités-là sont trop répandues de par le monde pour qu'il faille les rappeler avec insistance. Le sentiment de culpabilité varie d'une société à l'autre car il ressortit aux mœurs. On comprend donc que Meursault ait mis du temps à se sentir coupable, et du bout des lèvres, sans trop de conviction.

Le crime en soi, ici, n'est pas un hasard. La préméditation, elle, quoi qu'en pense l'avocat général, est construite sur une série de hasards. Meursault, en tout cas, n'est pas étranger au crime qu'on lui reproche. C'est son attitude, durant l'instruction et le procès, qui semble étrange ou émaner d'un «étranger». Il y a donc ce fait psycho-social que, Européen dans une colonie, il ne se juge pas coupable, ni même concerné: peut-être s'attendait-il à un acquittement pur et simple. Ajoutons aussi que, timide et émotif, il se dédouble presque, pendant toute la cérémonie, et qu'il assiste au procès d'un autre.

Meursault et l'étranger

Le comportement de Meursault avant le crime, c'est celui d'un être normal et conscient, qui serait tout au plus timide, effacé, légèrement maladroit. Nous sommes, en tout cas, loin de là contemplation des nuages de L'Etranger de Baudelaire, de la concentration méditative des anachorètes de la Thébaïde, de l'extase initiatique des soulis d'Ei-Haiiaj, ou de la dcoincarnation gymnique des yogis de Patanjali. Meursault n'est non plus un hurluberlu übuesque ou un héros kafkaïen. Autour des circonstances du crime et lors du crime, il reste encore normal et conscient: sa nonchalance est due à son idiosyncrasie et à un réseau de facteurs psychologiques et sociaux. Lors du procès, cette sorte d'absence ou d'abstraction semble tout à fait naturelle, en fonction dudit contexte et d'une émotivité distractive provoquée par l'entourage et l'environnement (Ce genre de dédoublement se remarque déjà dès que le timide se sent examiné, à plus forte raison s'il doit jouer le rôle principal). Quant au crime en soi, comme tous les crimes, si l'on en croit psychiatres et criminologues, il ressortit à un moment d'aliénation (avec ou sans soleil aveuglant).

Que reste-t-il d'étranger à notre Meursault? L'étrangeté implique une relation à deux termes. Meursault se sent étranger ou trouve les autres étranges, d'une part, il est senti par les autres comme étranger ou étrange, d'autre part.

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Meursault et les autres

... il est entré une bizarre petite femme (p. 66).
J'ai pensé qu'elle était bizarre (p. 68).
... a une cravate bizarre et, plus loin, m'a regardé d'une façon bizarre (p. 96:
l'avocat).
Je me suis expliqué aussi la bizarre impression que j'avais d'être de trop, un peu
comme un intrus (p. 124: au tribunal).
J'ai eu l'impression bizarre d'être regardé par moi-même (p. 126: en face d'un
journaliste).
. . . avaient tous le même air indifférent et un peu narquois (p. 126: les journalistes).

. . . me faisait un peu peur (p. 101 : le juge d'instruction).
J'ai eu l'impression qu'il ne me comprenait pas (p. 103: id.)
... le président m'a dit dans une forme bizarre que j'aurais la tête tranchée
(p. 157).
... je lui ai répondu qu'il n'était pas mon père: il était avec les autres (p. 175:
l'aumônier).

Les autres et Meursault

... le juge d'instruction, au contraire, m'a regardé avec curiosité (p. 93).
... on me dépeignait comme étant d'un caractère taciturne et renfermé (p. 98:
selon le magistrat).
... Je n'ai jamais vu d'âme aussi endurcie que la vôtre (p. 103: le juge d'instruction
à Meursault).
... a murmuré que j'étais bizarre (p. 65: Marie).

Il est clair que l'auteur, par cette œuvre de fiction, veut nous transmettre un message philosophique, ce qui ne serait pas en contradiction avec le reste de ses écrits. Il pourrait s'agir ici du crime absurde, comme dans Le Malentendu il s'agit de la mort absurde. Mais, en matière de crime absurde, il y a Caligula qui semble mieux refléter cette idée. Dans Le Malentendu aussi, Jan est un étranger, dans tous les sens du mot, à qui la seule réponse donnée par la citadelle qu'est l'existence s'appelle la mort. Cependant, Jan vient de gais rivages, où il était heureux, pour faire partager son bonheur; on ne sait pas ce que représentent ces gais rivages, si l'auberge perdue, la famille criminelle ou le village boueux représentent les murs du monde et les confins de l'existence:serait-ce le paradis perdu? Malgré tout, Jan est étranger à sa famille, puisqu'elle ne le reconnaît pas, et même lui donne la mort. Dans L'Etranger, c'est la société qui ne reconnaît pas Meursault pour un des siens et qui le condamne à mort, corps étranger rejeté par l'organisme: mais c'est le cas de tous les criminels, dans toutes les sociétés, donc rien qui dépasse la morale

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sociale pour prendre un caractère métaphysique. A moins qu'il ne s'agisse tout simplement de mettre en cause la peine capitale, sujet aujourd'hui banal. Par son attitude détachée, Meursault semble récuser les normes selon lesquelleson le juge et condamne. Il n'y a là rien de métaphysique, à moins que ladite société, par la bouche de ses porte-parole les juges, ne symbolise les autorités célestes, comme dans L'Etat de siège, auquel cas le rôle joué par le milieu de Meursault dans son crime n'interviendrait que pour une faible part.

On pourrait comprendre que Meursault c'est tout uniment Roquentin {La Nausée), «l'homme jeté sur la terre» de Sartre, l'homme qui se sent «de trop» de Camus. Il s'agirait donc de l'angoisse existentielle, en général. Mais, dans ce cas, il aurait fallu alors situer l'action hors du temps et de l'espace (cf. Huis Clos), ou alors estomper ces deux dimensions (cf. Le Malentendu, Les Mains sales), ou enfin faire intervenir l'irréel, le fantastique (cf. Les Mouches, Les Séquestrés d"Altona, Le Diable et le Bon Dieu). Telle qu'elle est présentée dans L'Etranger, l'action est circonscrite et se réfère à un contexte socio-historique qui n'est pas universel. Elle aurait été impossible en France, ou ailleurs, car on ne tue pas son prochain avec une telle nonchalance, sauf en temps de guerre. Elle aurait été impossible si les antagonistes avaient été tous deux pieds-noirs ou tous deux arabes. Seul un contexte précis permet une telle tournure des choses. On n'a pas manqué d'insister sur cet aspect de la question- «J'ai suggéré que L'Etranger de Camus, écrit Albert Memmi, c'était probablement d'abord Camus lui-même étranger dans son pays natal, et pas seulement, comme on le prétend, l'expérience d'une étrangeté métaphysique, ou psychologique, née de l'absurde condition humaine (Et cela aussi, bien sûr) »9. S'agit-il vraiment de la condition humaine ? Les autres personnages du roman ne semblent pas vivre dans l'absurde; peut-être, dans une certaine mesure, Salamano, mais ni Marie, ni Masson, ni Céleste, ni Raymond, ni les passants, ni les foules sportives. Certes, Meursault ne fait que nous répéter qu'il est «comme tout le monde». Les faits prouvent le contraire. Et puis, s'il était vraiment comme tout le monde, le monde serait comme lui : mais nous savons fort bien tous que le monde n'est pas constitué que de criminels.

Dans notre contexte, Meursault a un travail qu'il aime, un logement, une
maîtresse, une certaine culture: ce n'est pas le cas de 95% des Algériens,
de 95 % de l'humanité. On nous laisse entendre que Meursault se sent seul.



9: Anthologie des écrivains français du Maghreb, Paris, Présence Africaine, 1969, Préface, p. 17.

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Mais son milieu ne lui est pas hostile: «Plusieurs m'ont fait des signes» (p. 36: la foule des supporters sportifs), «Plusieurs d'entre elles, queje connaissais,m'ont fait des signes» (p. 37: les jeunes filles du quartier); son entourage trouve qu'il est «un homme», ce qui veut tout dire; s'il se sent seul, c'est sa nature et non celle de l'Homme, sa timidité et, peut-être aussi, le fait qu'il n'ait plus de famille. Meursault s'ennuie le dimanche, mais qui ne le fait pas, dans les sociétés industrialisées, en dehors d'une élite privilégiée?Et, comme il le dit lui-même, il y a plus malheureux que lui, tous ceux qui ne peuvent pas aller au cinéma le samedi soir et à la plage le dimanche matin, tous les chômeurs et les emprisonnés, les sans-logis et les mal-aimés, les infirmes et les affamés, pour ne pas parler des analphabètes qui peuplent notre planète et qui sont légion. Meursault, dans son malheur, n'est pas l'exception. Il n'est pas l'exception et il n'est pas tout le monde, car les autres souffrent plus que lui ou sont plus heureux que lui.

Mais voyons ce que Camus pense «des autres» justement. A Alger «l'homme est comblé, et assuré de ses désirs, il peut alors mesurer ses richesses»{Noces, p. 37). «Les hommes trouvent ici pendant toute leur jeunesse une vie à la mesure de leur beauté. Et puis après, c'est la descente et l'oubli » (ibid., p. 38). «... comment n'être pas sûr que je mène à travers les eaux lisses une fauve cargaison de dieux où je reconnais mes frères?» (ibid., p. 41). Camus reconnaît donc que les siens, c'est-à-dire les Pieds-Noirs, même de modeste condition, ont la belle vie, beauté, mer, soleil, liberté, en un mot, sont des dieux, les privilégiés ayant en plus argent, gloire, puissance. Mais : «II y a des peuples nés pour l'orgueil et la vie. Ce sont ceux qui nourrissent la plus singulière vocation pour l'ennui. C'est aussi chez eux que le sentimentde la mort est le plus repoussant. Mise à part la joie des sens, les amusementsde ce peuple sont ineptes» (ibid., p. 46). «Comment ce peuple sans esprit saurait-il alors habiller de mythes l'horreur profonde de sa vie? Tout ce qui touche à la mort est ici ridicule ou odieux. Ce peuple sans religion et sans idoles meurt seul après avoir vécu en foule» (ibid., p. 46). «Tout ici respire l'horreur de mourir dans un pays qui invite à la vie» (ibid., p. 48). D'où il ressort que ce peuple tourne le dos à la mort et vit insouciant ou que, au contraire, trop conscient de l'existence de la mort, il se réfugie dans une vie effrénée, dans une fuite en avant: à quel moment ces gens sont-ils alors des dieux? Voici que le jugement de Camus se précise: «Ce peuple tout entier jeté dans son présent vit sans mythes, sans consolation. Il a mis tous ses biens sur cette terre et reste dès lors sans défense contre la mort » (ibid., p. 49). On est tenté de comprendre par là que Meursault se sentirait étranger à ces inconscients heureux, ou à ces heureux inconscients, de même qu'il leur

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serait étranger par son isolement et son angoisse existentielle. Cependant, Camus prend maintenant nettement position: «Dieux de l'été, ils le furent à vingt ans par leur ardeur à vivre et le sont encore, privés de tout espoir (...) car l'espoir, au contraire de ce qu'on croit, équivaut à la résignation. Et vivre, c'est ne pas se résigner» (ibid., p. 52). Mais c'est déjà Sisyphe, que, d'ailleurs,«il faut imaginer heureux »10.

En somme, lorsque Meursault parle, c'est en son nom personnel et pas en celui des «Petits-Blancs» ni même de tous les Pieds-Noirs, encore moins en celui de tout le peuple algérien, et pas du tout au nom de l'humanité entière. Il ne trouve pas «bizarres» tous les autres mais certains, qui le lui rendent bien en retour: il s'agit de la classe possédante locale ou métropolitaine, cristallisée par l'appareil administratif. Les gens de son milieu il les accepte, pas à fond parce qu'ils sont plus ou moins incultes, comme Raymond, Céleste, Masson, Salamano; et ceux-là ne le trouvent pas «étranger», au contraire, pour eux «c'est un homme»; si Marie le juge «un peu bizarre», ce peut être par coquetterie et ce peut être aussi parce que, intellectuel et timide, il est un peu bizarre. Mais qui ne l'est pas? Nous sommes tous plus ou moins étrangers les uns aux autres : il suffirait de se renseigner auprès de deux êtres qui auraient même vécu ensemble, passé en commun toute une existence, ils ne sauraient se targuer de se connaître à fond l'un l'autre. Il y a toujours en nous un coin que nous ne livrons pas aux autres; il y a toujours en nous un aspect qui nous différencie des autres en constituant notre singularité et, ce faisant, nous éloigne des autres.

Pour Sartre, Meursault «vit parmi des étranger:», mai» pour eux aussi il est un étranger»ll: c'est une vision un peu globale, une analyse de philosophe.Sartre part surtout du Mythe de Sisyphe pour éclaircir le mystère de VEtranger', auteur de La Nausée, il voyait un lien étroit entre son Roquentin «jeté sur la terre» et Meursault qui se sentait «de trop, un peu comme un intrus»; de cette façon, les deux personnages reflétaient l'humaine condition,l'angoisse existentielle, et les deux ouvrages devenaient du coup des œuvres existentialistes. Mais Camus expliquera, plus tard, qu'il n'est pas existentialiste, et que, pour lui, l'existence ne précède pas l'essence : «... il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine»; une «valeur qui préexiste à toute action», autrement «pourquoi se révolter s'il n'y a, en soi, rien de permanent à préserver?»l2. A propos de Meursault, Sartre ajoute: «Pour nous aussi



10: Le Mythe de Sisyphe, p. 166.

11: Situations I, Paris, Gallimard, !947, p. 104 (v. note p 87)

12: VHomme révolté, p. 28.

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il est étranger», si l'on tient «à le juger selon nos normes accoutumées». Soit! Mais quelles sont ces «normes accoutumées»? Qui les a conçues? Un certain peuple, une classe, une époque, mais rien d'universel. Les philosophes occidentaux ont toujours eu cette fâcheuse tendance à confondre culture européenne et universalisme; de même, les canons de l'esthétique sont ceux de l'Europe, Dieu et la morale ceux du christianisme, la liberté celle de l'Occident.

En un mot, Meursault n'est pas étranger à tous et il ne se sent pas étranger devant tous. Il n'est pas étranger à la vie, qu'il savoure bien avant le crime et à laquelle il s'accroche, une fois condamné à mort. Dans Amour de vivre, Camus écrit: «Le monde durait, pudique, ironique et discret (comme certaines formes douces et retenues de l'amitié des femmes). Un équilibre se poursuivait, coloré pourtant par toute l'appréhension de sa propre fin. Là était tout mon amour de vivre: une passion silencieuse pour ce qui allait peut-être m'échapper, une amertume sous une flamme»l3. Attachement au monde, angoisse de le quitter. C'est un peu cela Meursault, qui, au fond, n'est pas étranger à la société mais à une morale: il récuse le tribunal qui veut le juger. Il ne tourne pas le dos au Bien et au Mal absolus (ce que veut Sartre dans Le Diable et le Bon Dieu), à la morale métaphysique, mais à une certaine morale établie, celle des nantis (Camus est contre «les certitudes définitives »).

Meursault et Camus

Si l'œuvre entier ne suffit pas pour pénétrer les détails d'une philosophie ou d'une œuvre romanesque, il faut se rabattre sur l'auteur, son milieu, son siècle, sa personnalité. La philosophie est un système, mais un système n'est pas un geyser, c'est une construction de tous les jours, et cette construction se fait à la lumière de la vie et de l'expérience quotidienne. En admettant, d'ailleurs, que des miettes constituent toujours un système, ce qui n'est pas l'avis de Kierkegaard, qui savait à l'avance, et s'en plaignait, qu'on allait lui mettre sur le dos un système qu'il n'avait pas conçu et lui faire dire ce qu'il n'avait pas dit!

Certes, un critique a le droit d'appréhender une œuvre comme bon lui
semble, cela va de soi. Mais, de plus en plus, on met en doute l'utilité de
s'adresser à l'auteur pour mettre en lumière les larges pans ou les replis qui,



13: VEnvers et VEndroit, p. 106.

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quelquefois, entachent l'œuvre littéraire, surtout si elle a des ambitions philosophiques.Pour Gide, «c'est à ses fruits qu'on juge l'arbre»l4. Oui, pour une évaluation esthétique, mais pour savoir ce qui compose le fruit, il faut tenir compte du sol et du climat. De son côté, Valéry disait : «La saveur des fruits d'un arbre ne dépend pas de la figure du paysage qui l'environne, mais de la richesse invisible du terrain»ls. Peut-être pas de la figure du paysage mais bien du climat et du sol, encore que, pour la majorité des œuvres, il puisse y avoir un rapport avec le paysage, c'est-à-dire les influences reçues des autres écrivains, les ingérences du milieu et de l'époque, et, cela va de soi, la réceptivité du public pour lequel on écrit. Quant à «la richesse invisibledu terrain», c'est là qu'interviennent la vie et la nature de l'écrivain lui-même. Comment comprendre Pascal sans sa «nuit», Kierkegaard sans son «tremblement de terre», l'existentialisme sans les guerres, l'angoisse ou l'absurde sans l'expérience personnelle? Y aurait-il eu, par exemple, Mathieu après Roquentin sans l'Occupation, ou Tarrou après Meursault? Humaniste et partisan de la non-violence, Camus a bien participé à la Résistance,laquelle n'a pas utilisé que des gants blancs ; champion de la liberté, il l'a refusée aux Algériens; universaliste, il a bien préféré sa mère à la justice.

Camus est né en Algérie. Pied-Noir, c'est-à-dire Français ou assimilé, il appartenait au milieu modeste des « Petits-Blancs », mais, par son acharnement,était parvenu à une instruction supérieure et à une brillante culture. Fils de colon, il aurait accepté le fait algérien, à savoir l'oppression de tout un peuple par une minorité étrangère, sans drame de conscience ; mais c'est qu'il était pauvre et, comme tel, il ne pouvait rester insensible à la misère des autochtones, en particulier après ses reportages faits en Kabylie pour le compte du quotidien communiste Alger Républicain (1938). «La pauvreté, d'abord, n'a jamais été un malheur pour moi : la lumière y répandait ses richesses. Même mes révoltes en ont été éclairées»l6. Pauvre et de plus ignare, il se serait montré, tout comme les autres Petits-Blancs, insensible à l'extrême misère des Arabes et fier d'appartenir à la caste de l'occupant, au nom d'une supériorité raciale, inventée pour les besoins de la cause. «Je n'ai pas appris la liberté dans Marx, il est vrai : je l'ai apprise dans la misère », écrit-il encore. Soit! Mais, néanmoins, c'est la licence de philosophie qui lui a évité de se laisser dorloter par le mythe et la bonne conscience de «la race supérieure ». Meursault n'appartient donc ni à la classe de son patron, ni à



14: Œuvres complètes IV, p. 385.

15: Pléiade I. 636-37.

16: VEnvers et VEndroit, préface, p. 13.

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celle de Raymond; par ailleurs, il ne se sent rien de commun avec ceux qu'il a toujours appelés «les Arabes»l7 et qui ont fait figure de fantômes dans ses œuvres: dans Noces, la nature algérienne est une splendeur et le peuple (les Pieds-Noirs) des dieux; dans VEtranger et dans VEnvers et VEndroit apparaissentdes «Arabes» à titre de figurants, comme en Amérique il y a des «Peaux-rouges» et en Afrique des «Noirs» (pourtant, la France est occupée à ce moment-là); dans La Peste, la ville d'Oran n'est peuplée que de Pieds- Noirs (la France vient d'être libérée du joug allemand, mais l'Algérie perd 80.000 de ses fils, massacrés par la soldatesque française, lors des événements de mai 1945); enfin, dans L'Exil et le Royaume, un des ouvriers s'appelle Saïd et l'instituteur Daru aide un prisonnier arabe à s'évader, un prisonnier de droit commun (la nouvelle fait une vague allusion à la révolte qui sourd, mais quand paraît le recueil, la guerre de libération est déjà entamée, nov. 1954). On a l'impression qu'au fil des événements, Camus fait une légère prise de conscience et, fidèle à son neutralisme positif, sans trop s'engager, il manifeste dans ses dernières œuvres une nouvelle vision des choses à mesure que la situation politique évolue.

Camus était, malgré tout, assez lucide pour comprendre très tôt qu'être pied-noir n'était pas une nationalité: on appartenait spirituellement à la France, qu'on ne connaissait pas et où l'on se sentait étranger; on appartenait charnellement à l'Algérie, pays usurpé, où l'on devait côtoyer une multitude d'indigènes, donc d'étrangers. Dans le cas de Camus, on ne peut s'identifier à la communauté dominatrice ni à la communauté dominée. On a beau se répéter qu'on appartient à la patrie universelle, à la Terre des hommes, le fait est que, devant certaines situations, il faut choisir. D'autres grandes consciences ont été confrontées avec cette épreuve de force qu'est le choix, Malraux, Sartre, Saint-Exupéry, mais le cas de Camus est spécial. Etre solidaire des Pieds-Noirs, c'est être complice d'une vaste entreprise d'aliénation et d'une injustice scandaleuse; être solidaire du peuple algérien, c'est tourner le dos à ses frères de sang, sans pour autant être agréé à part entière par les Algériens. Cette impossibilité d'intégration, c'est l'isolement et la



17: «II n'a jamais réussi à se débarrasser de cette appellation: les Arabes; malgré les remontrances amicales de François Poncet qui lui dit, qui lui écrit: les Algériens. L'enfance et l'adolescence à Belcourt ont inscrit à tout jamais ces deux termes dans son vocabulaire familier: les Français, les Arabes» (Yves Courrière: La guerre d'Algérie 11, Paris, Fayard, 1969, p. 251). Il faut dire que le terme «Algériens» aurait catalysé l'entité algérienne et avalisé le séparatisme.

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solitude, l'absence d'identité et «le désespoir de vivre»lB: en un mot, c'est
être «étranger dans son pays natal», selon les termes de A. Memmi.

A l'appui de la thèse Camus-étranger dans son pays natal, il y a toutes les pages de Noces, qui montrent l'attachement viscéral de cet homme à l'Algérie et celles d'Actuelles, qui trahissent son obédience française et traduisent son désarroi: cela est confirmé aussi par le dilemme de Jonas, qui ne sait s'il doit être solitaire ou solidaire (L'artiste au travail, dans L'Exil et le Royaume). Dans L'hôte (ibid.), l'instituteur Daru refuse d'aider le gendarme qui lui fait remarquer: «Mais les ordres sont là et ils te concernent aussi. Ça bouge, paraît-il. On parle de révolte prochaine. Nous sommes mobilisés, dans un sens» (p. 86). Nous signifie tous les Pieds-Noirs, militaires et civils. L'Arabe arrêté n'est même pas un «fellagha», l'insurrection n'ayant pas encore éclaté; ce n'est qu'un vulgaire assassin, mais Daru refuse de le livrer luimême au poste de gendarmerie le plus proche, comme on lui en a donné l'ordre; malgré cela, il trouve une inscription dans sa classe «tu as livré notre frère. Tu paieras». La grande méprise! Alors, «dans ce pays qu'il avait tant aimé, il était seul» (p. 101). De son côté, Janine est exilée dans ce royaume [L'Adultère, ibid.).

Ce désarroi de Camus explique son long silence pendant la guerre d'Algérie, après l'échec de son appel à la «Trêve civile». Le conflit que vit Camus n'a que deux issues : Meursault ou Jan, le meurtre de l'Arabe ou la mort de la main des siens (plu^ieura Pieds-Noirs favorables à la cause algérienne ont été assassinés par l'armée comme Maurice Audin, maître-assistant à l'université, ou par i'û.A.S. comme Me Poppie, avocat à la cour). Cette situation bâtarde de l'écrivain se résume dans les titres antinomiques qu'il confère à ses œuvres (L'envers et l'endroit, L'exil et le royaume, Le malentendu, L'étranger) et dans certaines attitudes paradoxales (Sisyphe heureux, le jugepénitent de La Chute, le prêtre justifiant la peste et l'étranger Tarrou la combattant dans La Peste, Janine infidèle avec des ombres dans L'Exil et le Royaume, le terroriste refusant de jeter la bombe dans Les Justes); l'histoire du Tchécoslovaque, dans L'Etranger, est «invraisemblable» mais «naturelle» (p. 118).



18: «II n'y a pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre» {Amour de vivre, dans U Envers et VEndroit, p. 107), repris dans la Préface sous cette forme: «II n'y a pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre, ai-je écrit, non sans emphase, dans ces pages. Je ne savais pas a l'époque à quel point je disais vrai; je n'avais pas encore traversé les temns du vrai désespoir» (p. 26).

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Même situation inconfortable chez d'autres écrivains pieds-noirs qui ont
refusé d'épouser et les thèses colonialistes et la cause révolutionnaire, je
pense à Jules Roy, Edmond Brua, Emmanuel Roblès, Raymond Pelegri ...,
mais qui ne sont pas allés jusqu'à transcender ce sentiment physique pour
en faire une métaphysique. On peut écrire pour tout simplement expectorer
les fantômes qui nous hantent, exorciser le sort (pour Camus, «créer c'est
vivre deux fois »). Le même besoin de se désaliéner se retrouve, d'ailleurs,
chez les écrivains d'origine musulmane, dont la quête de l'identité est poussée
parfois à son paroxysme: «La langue française est mon exil»l9, se
plaignait Malek Haddad. Et Henri Kréa, qui avait pour père un Français
et pour mère une Algérienne, se traitait de «bâtard historique». En effet,
«vaincus ou vainqueurs, comme le dit Albert Memmi, tout le monde fut
isolé et finalement aliéné, les uns par leurs défaites, les autres par leurs
victoires»2o.

Donc tout laisse croire que L'Etranger c'est aussi Camus-étranger dans son pays natal. D'ailleurs, si l'on se réfère aux éléments autobiographiques, on trouvera beaucoup de liens entre Meursault et Camus. Tous deux sont orphelins de père et célibataires (le premier mariage de Camus n'a duré qu'un an, 34-35), viennent d'un milieu modeste, ont fait des études universitaires interrompues pour raisons de santé, aiment le sport, les plaisirs de la chair fraîche et de la bonne chère, sont timides et réservés mais capables de brusques éclats. Cependant, si l'on considère la genèse de l'œuvre, on s'aperçoit que celle-ci n'a pas jailli d'un seul trait, mais qu'elle est le fruit d'une longue maturation. Les Carnets (1962) dévoilent qu'il y a eu plusieurs tâtonnements, que le thème a plusieurs fois changé, que plusieurs anecdotes ou faits divers, distincts les uns des autres, ont fini par constituer la trame de l'histoire ou le décor, et que la partie spécifiquement philosophique n'est qu'une vague impression qui s'est peu à peu précisée, du moins dans ses contours : le fils bizarre, les six histoires, la mort heureuse ou «l'homme qui ne veut pas se justifier» et qui préfère l'idée qu'on se fait de lui, enfin «un homme qui s'aperçoit d'un coup combien il a été étranger à sa vie », voilà les différentes moutures, qui s'échelonnent entre 1935 et 1940, date à laquelle Camus note: «L'Etranger est terminé».

S'il n'y a pas de doute que VEtranger est bâti sur des éléments autobiographiques,
on ne peut cependant en nier la portée métaphysique. Cette



19: Malek Haddad: Les Zéros tournent en rond (Paris, Maspero, coll. «Voix» N°2, 1961, p. 21).

20: op. cit., préf., p. 20.

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«étrangeté» de l'auteur dans son pays natal n'est peut-être pas étrangère à l'œuvre mais elle n'en constitue pas la substance finale. Elle n'est qu'une expérience personnelle ayant servi de fil conducteur à l'auteur, qui, de ce fait, a été amené à extrapoler et à ériger en introduction philosophique une simple impression première et concrète, d'où le premier pas vers l'absurde : véritable gageure, en réalité, comme pour tout le reste du système, et l'auteur le sait bien qui note, dans la Préface de UEnvers et VEndroit: «C'est ainsi, sans doute, que j'abordai cette carrière inconfortable où je suis, m'engageant avec innocence sur un fil d'équilibre où j'avance péniblement, sans être sûr d'atteindre le but» (p. 14). Et en effet, c'est bien du funambulisme que cette philosophie qui sans cesse nie et affirme, se fait et se défait, reflète «le malentendu» ou «l'envers et l'endroit» de la vie, «l'exil et le royaume» qu'est le monde, l'amour et la haine, la révolte et la justice, la révolution et la nonviolence. «Sans doute, je n'ai jamais dit que j'étais juste», confesse-t-il dans cette Préface (p. 27): c'est que l'équilibrisme sur un fil ténu oblige nécessairement de mordre d'un côté ou de l'autre pour ne pas chuter. Et il y a bien dans L'Etranger quelque chose de choquant; les Algériens n'ont pas manqué d'y voir, par exemple, «un exotisme méchant», comme Kateb Yacine: la scène sur la plage est digne des policiers ou des westerns américains (l'Arabe armé d'un couteau remplaçant le gangster noir ou le rebelle indien). En tout cas, l'aspect concret de l'ouvrage n'est pas toujours heureux, et les invraisemblances, ainsi qu'un l'a vu plus haut, sont assez nombreuses.

Dans son explication de L'Etranger, Sartre écrit: «Dans ce monde qu'on veut nous donner comme absurde et dont un a soigneusement extirpe la causalité, le plus petit incident a du poids, il n'en est pas un qui ne contribue à conduire le héros vers le crime et vers l'exécution capitale»2l. C'est vrai. Mais comment Camus est-il venu à la notion même de l'Absurde ? Au départ, il peut bien y avoir le Camus-étranger de Memmi. Cela ne suffit pas. Le passage de l'étrangeté à l'absurde nécessite d'autres écluses, car déjà le sentiment d'étrangeté a mis 5 à 6 ans pour mûrir. Il s'agit alors de plusieurs faits, situations, actions que l'auteur réunit par des liens subtils pour en faire une mosaïque, une œuvre à facettes : ces liens sont ceux de l'absurde, notion qui n'aboutira à un système qu'après une longue gestation. Il faut attendre Le Mythe de Sisyphe pour que le passage de l'étrangeté à la vie à l'étrangeté au monde se fasse (la guerre de 39 et l'occupation de la France n'y sont



21: Situations I, Paris, Gallimard, 1947, pp. 120-21. L'Explication de L'Etranger avait d'abord paru dans Cahiers du Sud, n° 25?, février 1943, pp. 189-206, et avait ensuite été repris sous forme de plaquette, Sceaux, Editions du Palimugre, 1946.

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peut-être pas pour rien) ; l'absurde chez le Pied-Noir devient alors l'absurde
chez l'Homme: «... dans un univers soudain privé d'illusions et de lumières,
l'homme se sent un étranger» (p. 18).

En lisant Noces, on s'aperçoit de l'amour que porte Camus à sa terre natale et, partant, à la nature, qui, elle, est immortelle; Tipasa «habitée par les dieux» offre, d'un côté, la majesté éternelle du mont Chenoua et, de l'autre, les tombes vides et béantes des Romains: ce peuple n'est plus, sa ville est toujours là. Dans Actuelles 111, où sont rassemblés les reportages sur la Kabylie, on peut sentir l'horreur que la misère des fellahs inspire à l'auteur, qui, parallèlement, n'ignore pas dans quel luxe vit la classe possédante; l'horreur que lui inspire l'écart scandaleux de niveau culturel dans ces départements, baptisés français au même titre que ceux de la Seine ou des Bouches-du-Rhône; le sort de peuple vaincu, écrasé, humilié, réservé aux Algériens, à qui, en même temps, on enseigne les principes de 1789 et la triple devise de Liberté-Egalité-Fraternité; l'exploitation éhontée de masses miséreuses au nom de la République Française. Autant de contradictions qui ne peuvent que provoquer des conflits dans une âme lucide et juste. L'instituteur Daru qui refuse sa collaboration au gendarme et, au lieu d'acheminer le prisonnier vers les autorités répressives, lui offre le choix de la liberté, c'est un peu cela qui se dégage de VEtranger: on peut, en effet, comprendre à travers cette œuvre que Meursault est amené malgré lui, les circonstances étant absurdes, à manifester sa solidarité avec les autres Pieds- Noirs en commettant sur la personne d'un Arabe un meurtre qu'il n'a pas désiré du tout; par contre, Jan, qui semble aimer l'Algérie, comprendre les Algériens, est assassiné par les siens, sur une méprise ou par malentendu, donc encore dans des conditions absurdes. Entre Daru qui aide l'Arabe à s'évader et Meursault qui le tue, se situe Jonas qui hésite entre la solitude et la solidarité. Les aspects saillants de l'œuvre de Camus sont nettement déterminés par l'évolution politique, la complexité sociologique et l'impact psychologique qu'elles laissent dans son âme sensible et meurtrie. C'est dans la vie même de l'auteur qu'il faut chercher les sources du sentiment de l'étrangeté et de l'absurde: il nous dit lui-même que la pauvreté a éclairé ses révoltes et que la misère lui a appris la liberté.

Conclusion

On a fait de Camus un existentialiste, alors qu'il postule «une nature humaine».On
en a fait un humaniste, alors que, dans la préface aux Iles de
son maître et ami Jean Grenier, il parle d'un «doute qui n'en finira pas et

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qui m'a empêché, par exemple, d'être un humaniste ... je veux dire un homme aveuglé par de courtes certitudes». Camus n'est ni un héros ni un saint ni un sage: «Je suis un homme moyen, plus une exigence», confesse-t-il dans Les Carnets.

Sartre établit un lien étroit entre la pensée philosophique de Camus et L'Etranger. Décidé à voir dans cet auteur un existentialiste, il fait de Meursault un « Idiot » (à la Dostoïevski) jeté dans le monde de la nausée et dont la vision de l'absurde sert de prémisse au crime, le Bien et le Mal étant récusés. Il y a de tout cela dans L'Etranger, plus ce qu'on en a dit par ailleurs. Mais la projection de l'homme dans l'œuvre apporte quelque chose de supplémentaire.

L'Etranger est une œuvre aux multiples visages. Il s'en dégage plusieurs aspects. Sur le plan psychologique, c'est le problème d'un homme timide et réservé, qui se sent seul au milieu des siens. Sur le plan pathologique, c'est le problème de l'aliénation et de la quête de l'identité. Sur le plan moral, c'est le refus des normes bourgeoises et définitives. Sur le plan philosophique, c'est la découverte de l'absurde de la vie, d'où l'acceptation de la vie, la révolte contre la mort doublée d'un attachement suprême à la vie, enfin l'acceptation de la mort. Camus, comme Meursault, est paralysé par «une profonde indifférence qui est en moi comme une infirmité de nature »22, il est indifférent aux biens matériels: «Le bonheur dit bourgeois m'ennuie et m'effraie» 23; ii récuse les normes morales: «... j'aurais reçu plus de sympathiescar, enfin, j'aurais joué le jeu»24. Attitude lucide d'un Pied-Noir pauvre mais cultive qui refuse de cautionner la morale hypocrite sur laquelle s'appuie la colonisation. Le cri de révolte de Meursault, c'est l'éclat brusque et inconséquent du timide Camus, qui n'a pas encore senti la nécessité de prendre ses responsabilités: Meursault, au pied de l'échafaud, reconquiert sa dignité d'homme mais pas celle de l'Homme. Tous deux sont indifférents à un monde indifférent: Meursault se sent «de trop» et Camus est rejeté par les deux communautés, Pied-Noir par accident, meurtrier ou complice par accident, d'où l'absurde. C'est plus tard, à la lumière des événements, que Meursault deviendra Jonas et qu'il s'interrogera (solitaire, solidaire?). A sa majorité, il sera Tarrou et aidera à combattre la peste, les mains nues ; il ne sera jamais Stepan: comme Kaliayev (Les Justes), il n'osera pas jeter la bombe, il ne guérira pas le Mal par le Mal car «si un jour, moi vivant, la



22: L'Envers et l'Endroit, pref., p. 24.

23: Ibid., p. 18.

24: Ibid., p. 22.

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révolution devait se séparer de l'honneur, je m'en détournerais»2s. On sait ainsi l'origine du différend qui l'a opposé à Sartre, et aux communistes, dont il n'a jamais accepté l'eschatologie. C'est encore pour la même raison qu'il n'a pas pris fait et cause pour la révolution algérienne: «Je considère au contraire que je ne dois pas aider une seule seconde, et de quelque façon que ce soit, àla constitution de l'autre Algérie»26, c'est-à-dire de l'Algérie indépendante.

L'Etranger c'est tout aussi bien la vie absurde que la mort absurde. Camus traite la mort de «porte fermée et sale » mais, pour le croyant, la mort est une libération. On comprend l'angoisse existentielle de Kierkegaard ou de Gabriel Marcel, pour qui le péché originel n'est pas un mythe ni l'enfer une chimère. L'athée, qui nie et l'un et l'autre, devrait se soucier un peu moins de l'au-delà; et si, pour lui, la vie est un long désespoir, précisément à cause de la mort, eh bien, il devrait considérer la mort comme une délivrance, précisément parce que la vie est un long désespoir. Camus nous dit: «II n'y a pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre»27; mais alors pourquoi s'en prendre aux incultes d'Alger qui «se prélassent sur les plages» ou brûlent la vie par les deux bouts ? Mais Camus se reprend ailleurs : «... s'il y a un péché contre la vie, ce n'est peut-être pas tant d'en désespérer que d'espérer une autre vie, et se dérober à l'implacable grandeur de celle-ci»2B. C'est ainsi que Camus semble reprocher aux Pieds-Noirs leur bonheur inconscient et, à son insu, leur adresser une mise en garde, car un bonheur n'est pas parfait s'il n'est partagé. Et c'est ainsi également «qu'il faut imaginer Sisyphe heureux » et que Meursault, après la révolte, rejoint la mort, le sourire aux lèvres.

L'Etranger n'est pas une œuvre monumentale, mais c'est un petit chefd'œuvre digne de l'immortalité. Ses mille facettes n'ont pas fini de nous étonner et la postérité en trouvera d'autres, insoupçonnées. Prisme, spectre, galerie des glaces, architecture dédaléenne, cette œuvre, dans laquelle Camus a mis toute sa personne, fait aussi penser à la panoplie des figures encastrées, dont raffole l'art asiatique. Nous avons suffisamment insisté sur le côté psychosociologique de l'ouvrage et montré comment l'expérience personnelle de l'auteur, dans un contexte donné, a fait jaillir l'étincelle de l'Absurde; mais le côté philosophique, au bout du compte, peut se résumer dans ce quatrain de Baudelaire:



25: Les Justes, p. 89.

26: Actuelles 111, p. 20.

27: U Envers et VEndroit, p. 107.

28: Noces, p. 52.

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«C'est la mort qui console, hélas! et qui fait vivre;
C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir
Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,
Et nous donne le cœur de marcher jusqu'au soir;»

(La mort des pauvres)29

Ghani Merad

Copenhague



29: Charies Baudelaire ; Les Fleurs du Mal, Paris, Librairie Mireille Ceni, 1957, CXXII, pp.155-56.