Revue Romane, Bind 10 (1975) 1

Cataphractus dans les langues romanes

par

Poul Høybye

Le participe passé grec katáphraktos signifiait 'protégé, bardé de fer, cuirassé'. En latin classique on avait cataphractus et cataphractë, cataphracta 'cotte de mailles pour hommes et pour chevaux' et cataphractarius 'cavalier cuirassé'.

Les cataphractaires, groupe ethnique hétéroclite, ont joué un grand rôle dans la cavalerie. On peut en voir une belle image sur la colonne de Trajan (cp. les illustrations dans Gaffiot: Dictionnaire latin-français et Zingarelli: Vocabolario della lingua italiana).

En italien, on a encore comme mots historiques catafratto, catafratta et
catafrattario. Les dictionnaires anglais enregistrent encore les mots correspondants.

Les zoologistes connaissent une classe de poissons cuirassés : les cataphractés,
it. i catafratti, esp. los catafractos; ail. Panzerfische, danois panserfisk.
Le nom scientifique de la souris de mer est Aspidophorus cataphractus.

Cataphracta a dû passer en turc çaprak 'couverture de cheval', donc la partie inférieure de la cataphracta. Le passage de [ka] en [k'a] et [tja] est assez fréquent dans quelques dialectes turcs. Voir Philologiae Turcicae fundamenta. Aquis Mattiacis (Wiesbaden) 1959 apud Fr. Steiner, page 294, paragraphe 2326 (Je remercie G. B. Pellegrini pour ce renvoi).

Le mot turc a pénétré dans bien des langues européennes, notamment en allemand (1671: Tschabraken; 1691: Schabrack; (Kluge)). On ne sait pas exactement par quels intermédiares (slaves ou hongrois) le mot y est passé. Mais aux XVIe et XVIIe siècles les Turcs fourmillaient en Europe sudorientale.

Le mot français {s)chabraque est attesté en 1803 et le mot danois skaberak
en 1707 (Pflug: Den danske Pillegrim).

En turc on a un autre mot, sans doute de la même famille, çapraz, qui est passé en roumain ceapraz ' ruban de soie ou de fil qui sert à ornementer les vêtements surtout militaires, brandebourg ou autre passementerie'. C'est ainsi un reste de la partie supérieure de la cataphracta. Le fabricant s'appelle ceapràzar et son magasin ou atelier ceaprâzàrie.

Dans H. C. Honey: A Turkish-Enghsh Dictionary, Oxford 1957, on lit:

Side 108

caprai «Waistcoat etc. fastened by frogs» (= 'brandebourgs'), «anything fastened crosswise». «Saw-set» (= 'tourne-à-gauche, pince pour donner la voie aux lames de la scie'). «Crossing, crosswise»; «double-breasted (coat) ».

Selon le Mie Dic¡ionar Enciclopedie, ceapraz est également la position
croisée des dents de la scie et le tourne-à-gauche et aussi le pied preneur ou
pied de biche de la machine à coudre.

Le français a un autre mot pour 'couverture de cheval' qui pourrait aussi être de Ja famille de cataphracta. Je pense à caparaçon attesté en 1498, écrit d'abord capparasson, capperesson (Godefroy: Supplément). I) est généralement convenu qu'il vient de l'espagnol caparazón, qui selon Corominas date aussi du XVe siècle et qui désigne de plus la carapace des tortues et des crustacés.

Une forme simple *caparaz ne se trouve nulle part, mais elle a pu exister et pourrait facilement venir de cataphract- avec des formes intermédiaires comme *catapract-, * caparact-. L'espagnol pourrait avoir emprunté le mot, directement ou indirectement, au byzantin du moyen-âge.

Bloch et v. Wartburg disent que caparazón est probablement dérivé de capa. Mais d'où viendrait la terminaison -razón? Si beaucoup de parlants ont pu avoir le sentiment que caparazón se rattache à capa, c'est de l'étymologie

Corominas a entrevu la possibilité qu'il y ait eu une relation entre caparazón et carapacho, catalan carapacho (XVIe siècle) et portugais carapaça. Le français carapace est attesté en 1688 (carapace et plastron, les Espagnols les nomment car apache et palstron (sic), A. O. Œxmelin, Histoire des aventuriers qui se sont signalés dans les Indes, cit. H. R. Boulan, Les mots d'origine étrangère en français 1650-1700, Amsterdam 1934, thèse). Tandis que Corominas suppose que caparazón est une métathèse de *carapazón, je suis plus enclin à croire que c'est carapacho qui est une métathèse de caparacho.

J'admets qu'il y a certaines difficultés chronologiques pour ce qui est de l'espagnol. Mais les mots qui passent de vive voix d'une langue dans une autre peuvent très bien vivre d'une longue vie souterraine avant d'apparaître dans les documents.

La solution des problèmes étymologiques queje viens d'esquisser me semble plus satisfaisante pour le sens que les essais de mes savants prédécesseurs. C'est à dessein que je ne les mentionne pas tous. Mais je suis convaincu qu'il n'est pas nécessaire de faire intervenir tant d'influences hypothétiques (carabassa, calebasse, galápago). Poul Hoybye

Poul Hoybye

Copenhague