Revue Romane, Bind 9 (1974) 2

Rudolf Windisch: Genusprobleme im Romanischen. Das Neutrum im Rumanischen. Tubinger Beitrage zur Linguistik 31. Tubingen 1973. VITI + 220 pages.

Michael Herslund

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1. Qui dit «problèmes du genre grammatical dans les langues romanes», dit «le neutre en roumain ». Comme c'est devenu un lieu commun de considérer le genre, dans les langues indo-européennes qui possèdent cette catégorie grammaticale, comme une catégorie dénuée de fondement sémantique, tout ce qui reste pour les romanistes, à part quelques phénomènes dialectaux qui, au demeurant, paraissent plus intéressants que les faits roumains, c'est la question du neutre roumain. Le livre de Rudolf Windisch est un résumé et une synthèse du débat qui a occupé les esprits des romanistes presque depuis les débuts de la discipline. En ouvrant le livre, on ne peut pas ne pas nourrir de furtives espérances: du nouveau sur ce sujet? Malheureusement, on est déçu: pas de points de vue nouveaux, pas de solutions nouvelles, peu d'analyses originales, et une conclusion qui ne saurait surprendre, à savoir que le roumain possède vraiment un troisième genre. Mais c'est malgré tout une déception agréable: le livre de Windisch (W.) est une synthèse des plus utiles et des plus intéressantes.

Genusprobleme contient 210 pages + 10 pages de bibliographie et 6 pages de table des matières dont voici les grandes lignes: «1. La problématique dans le cadre des théories sur le genre en indo-europccn. 2. Partie synchronique: Description des données roumaines. Arguments pour et contre l'existence d'une catégorie neutre. 3. Phénomènes morphologiques et syntaxiques pertinents pour la discussion. 4. Les critères sémantiques possibles. 5. Discussion sur l'existence d'un neutre dans les autres langues romanes: Type italien Fosso - le ossa. Le neutre en asturien. Le neutre en istro-roumain. Les pronoms neutres dans les langues romanes. 6. Partie diachronique: le genre en latin. La restructuration de la catégorie en latin vulgaire et en roman. 7. Particularités dans l'histoire du neutre roumain. 8. Particularités du développement du neutre en italien et en roumain. 9. La question de l'influence des langues étrangères: Influence slave. Influence du substrat (du thrace). Les données de l'albanais. 10. Synthèse des résultats de la présente étude. » Le livre ne comporte pas d'index, ce qui est décidément une faiblesse. Il y a un bon nombre de fautes d'impression, mais très peu d'erreurs déroutantes. Je n'ai en effet relevé que les deux suivantes: p. 89, 1.9: «serbo-kr.» où l'on doit lire «istro-rum.», p. 96: «die Singularformen wie aceasta, acestea usw. », lire: «die fem. Formen ... ».

2. Un grand nombre des substantifs roumainsprésentent une flexion particulière: ces mots sont, au singulier, des masculins; au pluriel, des féminins. On a donc affaire à des ambigènes. Beaucoup de linguistes les appellent neutres; c'est cette interprétationque défend l'ouvrage de W. Avant d'aborder les questions de détail soulevées par le livre, examinons d'assez près les critères qui peuvent servir à reconnaître une catégorie linguistique comme le genre. Il y en a trois: 1. le genre catégorie syntaxique,c'est-à-dire fonctionnant dans la

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grammaire comme trait syntaxique: accordet référence pronominale. 2. le genre catégorie morphologique, fonctionnant comme un trait morphologique spécifiant un tjpe de flexion déterminé. 3. le genre catégorie sémantique, fonctionnant dans la grammaire comme un trait sémantique (dans beaucoup de cas difficile à distinguer de 1., si distinction il y a) définissant sans ambiguïté une classe lexicale p. ex. Le prétendu neutre du roumain ne satisfait à aucun de ces critères : aucune règle syntaxiquedu roumain ne sera déterminée par la présence d'un trait comme neutre (les pronoms «neutres» ne renvoient pas aux noms «neutres»), aucune règle morphologiquene fera état du neutre (cf. Manoliu Manea (1970)) qui, en effet, compliquerait fortement la description, aucune classificationsémantique n'est, pas même partiellement,recouverte par le genre «superficiel»neutre. La discussion sur l'existence d'une catégorie neutre en roumain (au lieu de classe ambigène, terme qui du moins a l'avantage de ne pas prétendre apporter quelque chose de significatif), discussion qui se poursuit depuis des années, donne souvent ïimpicï>sion J'cliv le picudo problème dont parle Hall (1965). Le livre de W. est une tentative sérieuse en vue de présenter tout ce qui a été avancé dans cette discussion. Autant que je puisse en juger, il y est parvenu. On regrette seulementqu'il n'ait pas toujours soumis ces arguments à un examen un peu plus approfondi.Mais voyons quelques questions de détail.

3. A plusieurs reprises, l'argumentation de W. semble étrangement redondante, comme p. ex. p. 21, où il nous dit que les neutres ne connaissent pas l'alternance phonétique é ~ eá, á à la différence des «vrais » féminins (leujà/lejuri, maoú/'/iiac). Mais comme cette alternance est uniquement déterminée par un -â final, on ne saisit pas l'argument puisqu'il n'y a pas de neutre en -â. Par là, W. fait douter de la validité de l'argument phonologique qui en serait vraiment un: les neutres ne connaissent pas l'alternance áâ, limitée aux vrais féminins (arelarcuri, neutr., carnejcârnuri, fém.). 11 y a pourtant des exceptions à cette règle: neutre avec l'alternance laptejlâpturi, fém. sans alternance vacâfvaci. Malheureusement, ce genre d'argumentation est typique du livre, où répétitions et redondances abondent.

La plus grande difficulté que doivent affronter ceux qui soutiennent que le roumaina une catégorie neutre, c'est la définitionsémantique de cette catégorie. Signe que cette tentative a échoué, me paraît le fait que W. consacre cinq pages seulement aux «mogliche semantischen Kriterien zur Konzeption des Neutrums als einer distinktiven Klasse». Il ne nous dit, et on n'a jamais dit davantage, que ce que nous savons par cœur, à savoir que la classe des «neutres» ne contient que des substantifs inanimés (ce qui n'est même pas correct). Evidemment, la distinctionanimëjinunitné un. trait fondamental du lexique, mais le trait [ An] ne saurait caractériser exhaustivementla catégorie en question par oppositionaux autres genres puisque le mase, et le fém. aussi contiennent des noms [— An]. 11 n'y a donc pas là un critère suffisant. On fera ici le parallèle avec les langues slaves, où le neutre peut être caractérisé comme la catégorie contenant uniquementdes inanimés; mais là, le neutre est caractérisé de plus par une flexion et un système de référence propres: des pronomsneutres qui renvoient aux noms neutres(on sait que la catégorie des [- An] est de plus caractérisée par des syncrétismescasuels, mase. [- An] nom.sg. = acc.sg., différents de ceux des [+ An], nu!»!., gén.sg. acc.sg. (russe)). Rien de cela en roumain: les pronoms neutres (asta p. ex.) ne sauraient renvoyer aux noms «neutres», les noms « neutres»

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n'ont pas de flexion propre (la désinence -uri n'est même pas limitée aux «neutres»),les adjectifs n'ont pas de forme neutre. A la prendre au pied de la lettre, l'hypothèse d'un neutre en roumain revientà dire que le roumain a deux neutres:les noms ambigènes et les pronoms neutres (pro-phrases comme asta). Mais le critère semble suffisant à W. (et à ses devanciers comme Al. Graur, Rosetti), et, pourtant, il n'est même pas correct, puisqu'il y a, parmi les ambigènes, des animés comme popor 'peuple', dobitoc 'bétail', animal, qu'on ne peut pas écarter en disant simplement que ce ne sont pas de «vrais animés» sans donner de définitiondu trait ainsi invoqué [+ An]. Que popor, dobitoc, etc. soient vraiment des animés (dans la seule acception où ce terme a un sens dans des questions de grammaire), ressort clairement du fait que ces mots peuvent parfaitement bien tenir le rôle de sujet avec des verbes qui, normalement,exigent des sujets animés (a mînea 'manger', a muri 'mourir') à la différence des [- An] : dobitocul moaref *scaunul moare (les deux sont «neutres»).

Parmi d'autres «candidats» à la définition sémantique du neutre, nous trouvons le terme collectif que W. semble employer d'une manière un peu particulière. Les «neutres» pluriels du type vinuri '(espèces de) vins' sont qualifiés de «Kollektiva der Materie» (cf. aussi p. 119). Leur sens me semble nettement anti-collectif. Le «neutre» roumain est justement caractérisé par le fait qu'il ne désigne presque jamais le collectif àt manière constante comme c'est le cas du type correspondant en italien; il n'y a, en roumain, rien qui équivaille au type italien sg. Fosso (' os ')/coll. le ossa/ pi. gli ossi. D'autre part, la classe ambigène du roumain est nettement différente de la classe italienne: elle est productive.

Le schéma p. 120 est tout à fait incompréhensible. Selon W. : «Im Rum. ist das Neutrum fast im Ganzen motiviert». Or, c'est justement en italien et en asturien que le « neutre » a un emploi bien délimité : cebolla blencu 'de l'oignon blanc '¡cebolla blanca '(un) oignon blanc' (avec accord «correct»). Mais en roumain il n'y a presque jamais d'opposition ncutre/masc. ou fém. En italien, on a des oppositions tout à fait claires: le ossa/gli ossi, mais le roumain ne présente que oasele 'les os (épars)' ou 'l'ensemble des os' (= le ossa). Est-ce qu'on peut dire sérieusement que le pluriel oase est motivé, même dans l'acception collective, d'une manière qui ne serait pas vraie aussi d'un masc.pl. comme pere fi 'des murs' ou d'un fém.pl. comme mese 'des tables', les deux étant susceptibles d'une interprétation collective? Est-ce là une motivation sémantique du «neutre» roumain?

Ce qui, par contre, est très caractéristique des substantifs roumains (W. y fait allusion p. 34 ss., sans pourtant en tirer des conclusions), c'est que le genre nonmarqué des inanimés soit le féminin. Et c'est ainsi qu'il faut expliquer les schémas d'accord cités. Si deux substantifs [- An] coordonnés se font suivre d'un adjectif attribut au fém.pl., cela s'explique par le fait que le féminin est le genre non-marqué (on n'explique rien par le terme de «neutre syntaxique», propose par Graur: étiquetage n'est pas explication linguistique). Non seulement dans le cas de deux «neutres» (qui sont des féminins au pluriel): parcut si lacul sînt frumoase 'le parc et le lac sont beaux', mais le modèle semble possible aussi dans le cas de deux mase: muntele si codrul sînt frumoase 'la montagne et la forêt sont belles'. Ce sont évidemment des facteurs sémantiques assez «profondes» qui entrent en jeu ici: les dénommer «neutre syntaxique» n'est qu'une pseudo-explication.

4. L'aspect le plus intéressant du problèmec'est
peut-être la question historique
et géographique, et les chapitres consacrés

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à la diachronie sont les meilleurs du livre. Le chapitre 5, consacré à la question de l'existence d'un neutre dans les autres langues romanes, est un exposé solide des phénomènes tels que le neutre en asturien et en italien. Dans ces dialectes, on peut parler d'un neutre caractérisé formellement:adjectif à trois formes en asturien bona, bona, bono, article et/ou désinence particuliers du substantif neutre dans plusieursdialectes italiens, en même temps qu'une différenciation sémantique claire, phénomènes étrangers au prétendu «neutre» roumain : lo pesso, neutr. 'du poisson"¡lu pessu, mase, 'le poisson', Servigliano.Le chapitre 6 traite de l'évolution de la catégorie du genre depuis l'indoeuropéencommun et le latin archaïque: 1. indo-eur. -a, fém.sg. collectif. 2. grec et latin -a, neutr.pl. (en grec, le prédicat d'un sujet au neutre plur. est au singulier!);type ambigène latin: locus/loca (coll.), etc., formations collectives sporadiques.3. conservation (et création) de neutres plur. en -a avec signification collectiveen latin vulgaire, tandis que le neutre en tant que catégorie flexionnelle disparaît (uínuni > uínus). 4. création, en latin vulgaire, d'une classe ambigène: sg. masc./pl.fém. (= collectif en -a) ou sg. mase./coll.fém./pl.masc, cf. anc.fr. do i 'doigt'¡doie (deus doiè)\dois: «Le neutre ne subsiste donc plus qu'au pluriel, en tant qu'expression collective » (Vaananen (1963), § 224). On ne voit pas comment le «neutre» roumain, qui n'a presque jamais de valeur collective, pourrait être la continuation directe de cette évolution (Ivànescu).

Deux aspects sont pourtant un peu laissés dans l'ombre: les données des langues slaves et des langues balkaniques (outre l'albanais, auquel est consacré un bon chapitre, ch. 9), plus particulièrement le grec, où le neutre, tout en continuant la catégorie de l'ancien grec, a connu une extension intéressante: il sert à former des collectifs, cf. ta sintrófìa 'les compagnons' (coll. de o síntrofos, mase, 'le compagnon'; remarquons que le roumain ne connaît pas de *prietenurile qui serait la formation correspondante), to antróghino 'le couple ' (<- o ántras 'l'homme' -+- ; ghinéka 'la femme'), Mirambel (1949), p. 74.

Le roumain a donc été soumis à deux tendances: 1. tendance slave: le neutre comme la catégorie des [- An] opposée aux mase, et fém. [ ±An]. 2. tendance romano-balkanique: le neutre exprimant (au pluriel) le collectif, cf. italien, albanais (9.2.4, p. 195 ss.)l, grec moderne. Mais aucune de ces tendances n'a abouti en roumain: la prétendue catégorie neutre n'est ni la catégorie des seuls inanimés (popor, dobitoc, désignation où la spécificationde sexe n'entre pas en jeu et qui sont donc susceptibles d'une flexion ambigène),ni l'expression, au pluriel, du collectif (pas plus que les autres genres du moins). La classe des ambigènes n'est pas réductible à une formule sémantique simple justifiant l'emploi du terme neutre. Etrangement, ce n'est qu'à la page 208 que W. fait allusion au prétendu «genre personnel» (objet direct introduit par pe, cf. espagnol, l'objet personnel introduit par a). Comme les notions animé ¡inanimé, personnel/non-personnel (cf. Hjelmslev (1956)) sont intimement liées, on aurait



1: La classe ambigène de l'albanais actuel semble, opposée à la catégorie neutre de l'ancien albanais, aussi peu caractérisée sémantiquement (W., 9.2.4.) que la classe correspondante du roumain. Il paraît donc loisible de conclure à l'existence d'un phénomène balkanique qui ne pourrait, à cause de la chronologie des phénomènes en albanais, remonter au substrat; évolution albano-roumaine distincte à la fois du modeie slave et du modèle romano-grec.

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aimé voir la discussion s'élargir également
dans cette direction.

5. Il est difficile de communiquer l'impression qu'on retire de la lecture de cet ouvrage (il y a, bien sûr, beaucoup de bien à en dire). L'exposé est parfois singulièrement étouffé, même embrouillé. On aurait aimé que W. parle plus souvent en son propre nom. Là est peut-être la plus grande faiblesse du livre: celui-ci étant plus un résumé des recherches qu'une contribution originale, les détails finissent presque par estomper les grandes lignes. C'est un peu comme si toute la force des arguments résidait dans le nombre des citations choisies, dans la répétition des mêmes expressions (la conclusion, sous 16 points, est franchement fatigante et sa valeur informative n'est nullement comparable à la richesse des matériaux présentés). La lecture terminée, on se pose, à regret, toujours la question: le roumain possède-t-il un troisième genre, un neutre ?

Copenhague

BIBLIOGRAPHIE

Hall, R. A. (1965), «The 'Neuter' in Romance:
A Pseudo-Problem». Word 21.
421-27, 1965.

Hjelmslev, Louis (1956), «Animé et inanimé, personnel et non-personnel». In: Essais Linguistiques, Ed. Minuit, Paris 1971.

Manoliu Manea, Maria (1970), «Un micro-modèle du genre roumain». Revue Romane, Numéro spécial 4. 96-107, Copenhague

Mirambel, André (1949), Grammaire du
grec moderne. FClincksieck, Paris 1949.

Vaananen, Veikko (1963), Introduction au
latin vulgaire. Klincksieck, Paris 1967.