Revue Romane, Bind 9 (1974) 2

Roger Dubuis: Les Cent Nouvelles nouvelles et la tradition de la nouvelle en France au moyen âge. Presses universitaires de Grenoble, 1973. 584 p.

Michel Olsen

Side 294

Le titre de l'ouvrage de M. Dubuis définit clairement le domaine étudié. Tout au plus faut-il indiquer au lecteur que ce sont les fabliaux et les lais qui servent de préférence à mettre en relief les caractéristiques des Cent Nouvelles nouvelles, et que le souci de M. Dubuis n'est pas d'établir les chemins sinueux par lesquels ont pu passer les motifs narratifs, mais de suivre l'évolution d'un genre: le genre narratif bref.

D. définit sa méthode comme un compromis entre celle qui partirait d'une définition rigoureuse, mais apriorique de la nouvelle, et celle qui suivrait «inductivement» la formation de la nouvelle au cours du temps: «La méthode que nous avons adoptée est une synthèse des éléments de chacune des méthodes précédemment envisagées. Il est indispensable, en effet, de recourir au départ à une définition aussi précise que possible de la nouvelle. Mais cette définition ne doit pas être imposée arbitrairement. Elle ne peut être le fait du critique, sinon dans la mesure où il demande aux auteurs eux-mêmes de la fournir. » (p. 4)

D. tire ainsi du recueil lui-même les éléments d'une théorie de la nouvelle. Ce parti pris est certes utile, mais il laisse dans l'ombre d'autres points de vue qui auraient pu servir à distinguer la nouvelle primitive des autres formes que ce genre a prises au cours des âges. Les deux premiers critères envisagés sont la date de l'action et l'authenticité des faits (c'està-dire la localisation dans le temps et dans l'espace d'un récit donné, ainsi que les formules qui servent à affirmer la réalité de la fiction. Ces deux critères permettent de différencier les CNN aussi bien des fabliaux (où les localisations sont plus imprécises) que des lais, qui opposent le passé et des personnages assez indéterminés au présent fortement individualisé des CNN.

Un troisième critère: «la brièveté du récit» ne permet guère de différencier radicalement les CNN des fabliaux ni des lais. Tout au plus D. constate-t-il que le souci de la brièveté se fait plus fortement sentir dans les CNN que dans les fabliaux. Il y a, chez l'auteur, une tendance à considérer les fabliaux comme un genre précurseur des CNN, qui, selon lui, constitueraient un des premiers sommets du récit bref. Si les CNN remportent le prix de la brièveté (bien qu'aux yeux de D. celle-ci ne soit nullement systématique), cela tient à l'art du résumé qui, conjugué à d'autres procédés visant l'élaboration d'une matière brute (confection d'une intrigue, jeu conscient sur les rapports auteur-lecteur), rendrait les CNN esthétiquement plus réussies que les fabliaux dans lesquels ces éléments ne se trouvent qu'à un degré moindre. Pourtant, si on se place à un autre point de vue, il serait parfaitement possible de valoriser les fabliaux, en insistant par exemple sur la vivacité des descriptions et des dialogues. Les éléments «scéniques» (selon la terminologie de Lubbock) ne sont pas nécessairement inférieurs aux éléments panoramiques.

Un quatrième critère : « il est indispensable qu'une histoire soit digne d'être rapportée» (p. 46) reste provisoirement non défini. Les termes de «cas» ou d'«aventure» n'y sont pas identiques puisqu'il y a des aventures qui ne sont pas dignes de fournir la matière d'une nouvelle.

Une fois la définition de la nouvelle
établie, D. passe à l'étude de la mise en
œuvre: il distingue entre problèmes de

Side 295

fond et problèmes de forme. D. est conscientde la précarité de cette division, mais l'utilise quand même. Les problèmes de fond sont traités sous quatre chefs : les personnages, les sujets et les thèmes, la psychologie et le comique.

Pour ce qui est des personnages, avant de constater que les CNN les empruntent «à toutes les classes de la société du XVe siècle», D. affirme qu'«Etablir un répertoire . . . des positions sociales des personnages des Cent Nouvelles nouvelles serait une tâche aussi fastidieuse que facile » (p. 59). On sait que Nykrog (Les Fabliaux, Copenhague 1957, réédition Genève 1973) après avoir défini le rang du mari et de l'amant dans les conflits erotiques triangulaires, établit que si l'amant est noble, le mari l'est aussi. De cette constatation Nykrog conclut que les fabliaux sont un genre aristocratique. Or cette combinatoire subit de fortes modifications dans les CNN et, chose tout aussi remarquable, la femme devient un objet digne de punition (dans les fabliaux on punit l'amant et non pas la femme). De telles différences ajoutées à d'autres que la place qui m'est accordée ici ne me permet pas de traiter, donnent à réfléchir sur l'évolution, littéraire et sociale. Notamment, l'anti-féminisme si décrié pourrait bien se révéler socialement plus restreint qu'on ne le pense généralement, du moins sous la forme que lui donnent les CNN. Quant à la liberté sexuelle, elle est nettement limitée: si le but proposé est un mariage aristocratique, l'on ne plaisante guère.

Par réaction contre l'opinion qui veut que les CNN forment un recueil obscène, D. relève qu'un quart des nouvelles ne sont pas licencieuses. Mais une proportion de trois quarts de nouvelles obscènes est énorme, même par rapport aux fahliaux. au Décaméron ou à la tradition italienne, d'autant plus que seulement environ 10 % des LNN sont à sujet non erotique. Or il semble bien qu'une telle «érotisation» de la matière narrative indique que le recueil procède d'un milieu aristocratique.

Le caractère plaisant du recueil que signale D. est indéniable, mais je me demande s'il ne cache pas un pessimisme foncier : le but de pas mal de plaisanteries et d'intrigues est de se libérer de la femme considérée comme une charge, et il n'est pas rare de voir la jouissance erotique devenir problématique (ainsi lorsque deux amants se partagent une femme), ou bien de voir son objet - la femme - dévalorisé.

Quant à la psychologie, D. semble lui attribuer un rôle exagéré. Du moment qu'il n'y a pas de longues descriptions des personnages, et peu d'épisodes servant uniquement à mettre en relief leur caractère, il peut sembler oiseux de distinguer entre les nouvelles où la psychologie justifie l'intrigue et celles où elle la commande (p. 84-85). D'autre part, les invraisemblances psychologiques sont trop nombreuses pour qu'on puisse se dispenser de reconnaître que l'auteur suit une autre esthétique où la psychologie joue un rôle réduit. Cela dit, il est inévitable que l'action d'un personnage se transforme presque automatiquement en qualification üe celui-ci, c'est-à-dire en psychologie. Dans la 33e nouvelle, un grand seigneur séduit la maîtresse de son ami et, ayant vu qu'elle consent à se partager, le second amant impose le partage public, révélant l'infidélité au premier amant, ce qui constitue une humiliation de la dame. La psychologie consisterait dans la peinture du second amant qui sauve un ami d'un amour indigne ainsi que dans celle d'une première version de Celimene (ici D. oublie pourtant que la femme des CNN est entièrement fourbe). Pour moi, ce qui importe ici, c'est la «logique probatoire» de la nouvelle: on prend une femme, on la dévoile comme indigne, puis on la rabaisse, ce qui fait qu'en même temps on rabaisse l'amour courtois comme svstème de valeurs.

Side 296

Dans la grande nouvelle n° 26, deux amants sont obligés de se séparer pour un temps. N'ayant pas de nouvelles, Katherine, la jeune fille, part, déguisée en homme, rendre visite à son ami Gérard, mais seulement pour constater son infidélité. Résignée, elle rentre épouser le prétendant que lui a choisi son père, et Gérard, s'étant repenti, n'obtient même pas un mot de la jeune fille. Ici D. a parfaitement raison de relever la description nuancée, notamment de la psychologie de Katherine. Ce qui n'empêche pas qu'on ne puisse déceler un système social sousjacent: Gérard est de fortune et de rang inférieurs à Katherine, et le prétendant choisi par son père est son égal. On voit dans quel sens joue la logique argumentative, mais pour la «faire passer» il faut un autre niveau, qui voile le niveau argumentatif mais qui peut fort bien posséder ses propres valeurs (dignité de la conduite de la jeune fille) mises en relief par D.

Une étude du comique selon les catégories bergsonniennes - où sont analysées aussi, pour faire ressortir les différences, des nouvelles tragiques - conclut ce qui a trait aux problèmes de fond.

Les problèmes de forme - la seconde subdivision principale - sont abordés par une étude excellente sur les rapports entre auteur et lecteur (tantôt ce dernier est le confident de l'auteur par rapport aux personnages ; tantôt il est tenu dans l'ignorance). C'est là un critère qui permet de différencier les CNN des fabliaux. Trois chapitres établissent sur des bases formelles une classification des nouvelles. Déjà, à propos des sujets et des thèmes, D. a fait une première classification distinguant entre bons mots et bonnes histoires et, parmi ces dernières, entre celles qui sont bonnes par elles-mêmes et celles qui tiennent leur qualité de la conduite de l'intrigue. D'une part, il y a des nouvelles linéaires (qu'il ne faut pas confondre avec les histoires qui sont bonnes par elles-mêmes, car elles peuvent se servir d'un art subtil, p. ex. celui de la gradation). D'autre part, on trouve des nouvelies «à pointe» et des nouvelles à un ou plusieurs «points de bascule». On s'aperçoit que c'est la notion de péripétie qui permet à D. d'opérer sa classification: l'attente du lecteur est comblée et voilà la nouvelle linéaire. De même la pointe semble s'identifier à une péripétie finale, éventuellement renforcée par un jeu de mots, alors que le point de bascule est presque synonyme de péripétie. De la dominance des deux derniers types D. dégage une caractéristique des CNN: la recherche de l'inattendu. Cette structure narrative rapproche les CNN des lais, alors que les fabliaux sont considérés comme ébauches d'une réalisation esthétique future (sans compter qu'ils sont une mine de sujets et de motifs). Certes, cela est indéniable du point de vue de l'auteur, mais l'on se demande encore ici si les fabliaux ne sont pas condamnés au nom d'une esthétique qui n'est pas la leur.

Il est indéniable que D. a trouvé une définition du récit bref qui s'applique bien à une certaine tradition - que d'ailleurs on nomme souvent «conte» et non pas «nouvelle ». On pourrait ajouter que, dans une perspective plus large, la linéarité du récit se révélerait un critère important (par opposition à la technique «in medias res » p. ex. de la nouvelle cervantesque), et c'est pourquoi il aurait été préférable de ne pas l'utiliser comme subdivision, d'autant plus que D. constate que cette linéarité caractérise la presque totalité de la tradition examinée.

Les fabliaux et les lais sont étudiés à peu près selon les mêmes critères que les CNN, ce qui rend l'ouvrage clair et facile à utiliser. D. propose de réunir les fabliaux sous la notion de «bon tour» et procède ensuite à quelques subdivisions, à peu près selon les mêmes critères que ceux qui ont été utilisés ïors de rexamen des CNN. La définition est certes acceptable si l'on

Side 297

considère le corpus de D. - et pour incorporerles lais, il suffit de remplacer «bon tour» par «ressort» - mais elle reste peut-être un peu trop générale.

La critique faite à Nykrog peut se justifier dans la perspective de D., mais ce dernier semble ne pas voir que la constitution d'un groupe de fabliaux erotiques n'est pas pour Nykrog un «acte gratuit». D. écrit: «Or la distinction entre l'issue favorable à l'amant et le succès du séducteur (Nykrog dit «du mari») est plus que subtile, elle est spécieuse» (p. 206). Peutêtre, mais elle permet de constater l'appartenance du moins partielle des fabliaux à un milieu courtois (selon les nuances apportées par Rychner: Contribution à Vétude des fabliaux, Neuchâtel, Genève, et acceptées par Nykrog dans la postface à la seconde édition de son ouvrage).

La définition des fabliaux pose pourtant des problèmes : Faut-il conserver celle de Bédier: «conte à rire en vers» ou bien suivre Rychner (Les Fabliaux, genre, styles, publics, in : Littérature narrative d'imagination, colloque de Siidsbourg 23 25 avril 1959, Paris 1961) qui ne veut tenir

compte que dec faMnnv <vrrrîifiés ». e'esta-dire des textes qui se définissent euxmêmes par le terme de fabliau. D. accepte finalement la définition de Bédier tout en se limitant dans ses démarches initiales à l'examen des fabliaux certifiés ou unanimement considérés comme tels. Ce parti pris semble raisonnable, mais cause parfois des difficultés. Plus loin D. est amené à se poser la question très pertinente: «Faut-il conclure que c'est le genre du lai qui se prête mal à l'emploi des dialogues ? » (p. 464) - question pertinente parce que la particularité, la singularité, pourrait bien constituer le comique, et cela non seulement dans le domaine erotique. D. conclut que, connue le la: d'lgfiawr<- contient des dialogues développés, on peut répondre par la négative. Or, le lai d'Jgnaures est justement un lai contesté, dont on a signalé les éléments fabliesques. Par un exemple douteux, D. rejette une thèse qui aurait peut-être pu contribuer à établir la différence entre lai et fabliau.

D. peut donc conclure à l'identité structurale des divers genres brefs du moyen age. Ce n'est que le ton qui les distingue (p. 468). Sans doute, mais le ton aussi se manifeste par des procédés techniques. Si les conclusions de D. semblent assez justes, il n'en reste pas moins qu'elles sont extrêmement générales et qu'une utilisation des recherches narratives modernes aurait certainement permis à l'auteur d'atteindre à un plus haut degré de différenciation.

Une dernière pallie est consacrée à «la tradition du récit bref». D. survole les manifestations principales du genre sans se priver de nombreuses remarques justes et d'intéressants examens de détail. Toutefois, en traitant les «exempla», D. omet la Disciplina clericalis qui date d'environ 1118. Ce faisant, l'auteur a trop beau jeu de mettre en doute une influence possible des «exempla» «nr les fabliaux. Examinant les histoires brèves dans les romans, D prétend que «les écrivains médiévaux n'ont jamais maîtrisé la technique du genre narratif long. . . » (p. 501), affirmation d'autant plus étonnante que D. reconnaît à Chrétien de Troyes une structure d'ensemble (p. 513). Chose plus grave, D., pour prouver sa thèse, analyse un épisode du Lancelot de Chrétien alors que, premièrement, il aurait fallu étudier l'ensemble du roman et que, deuxièmement, Lancelot est un exemple mal choisi puisqu'il se pourrait que cette «matière» ait été imposée à Chrétien (Pour un examen de la composition du roman médiéval, on peut voir Ryding: Structure in Medieval narrative, La Haye-Paris 1971).

C"e«t le propre de la critique d'accorder aux objections une place parfois exagérée. C'est pourquoi, malgré quelques inconséquenceset un appareil théorique trè* restreint(mais

Side 298

treint(maisà la rigueur préférable à une hypertrophie), il faut rendre hommage à M. Dubuis d'avoir tenté une première synthèse d'un domaine peu étudié depuis Toldo, Gaston Paris et Sòderhjelm.

Aarhus