Revue Romane, Bind 9 (1974) 2

Per Aage Brandt: L'analyse phrastiqne. Introduction à la grammatique. AIMAV Bruxelles 1973.

Henrik Prebensen

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La version F (F/ateyjarbàk) de la Fo'stbrcedra
Saga raconte:

Thorgeirr avait chevauché vers le Sud, et lorsqu'il arriva à Hvassafell, il y avait des hommes dehors. Le berger venait de quitterson troupeau et maintenant, appuyé sur sa houlette, il causait avec les autres hommes dans le petit pré devant les maisons. La houlette étant assez courte et l'homme étant fatigué, il était un peu courbé, les fesses en strapontin, le cou tendu. Thorgeirr, voyant cela, brandit sa hache et la laissa tomber sur le cou du berger. La hache mordit bien, la tête s'envola et retomba loin. Puis Thorgeirr continua sa chevauchée, laissant les autres là, les bras ballants. Peu après, ses deux compagnons passèrent; on leur raconta le fait, qu'ils trouvèrent peu convenable. Et il est dit que les compagnons payèrent l'amende pour cet homicide. Puis ils poursuivirent jusqu'à l'endroit convenu. Thorgeirr les embrassa avec joie. Ils demandèrent pourquoi Thorgeirr avait commis cet homicide, s'il avait eu maille à partir avec cet homme. Thorgeirr répondit: «Jamais il n'a eu la moindre querelle avec moi; non, la vérité est que je ne pouvais pas me retenir puisqu'il avait le cou si bien tendu pour la coupe.» «Il faut reconnaître, dit alors Thorgisl, que tu n'y vas pas de main morte; mais nous avons payé l'amende pour ton homicide. » Là-dessus, ils chevauchèrent ensemble jusqu'aux navires. (fslenzkfornritVl, 1943, p. 156, ma traduction).

J'ai médité ce petit récit avant de faire ce compte rendu. L'analyse phrastique témoigne d'une telle incompétence qu'il aurait mieux valu pour son auteur ne pas l'avoir fait paraître. Ne faudrait-il pas, alors, la passer miséricordieusemeat sous silence? Ne faut-il pas, au contraire de Thorgeirr, se retenir, montrer un certain tact, une certaine discrétion à l'égard de qui s'expose imprudemment?

Si ces considérations n'ont pas suffi à me faire renoncer, c'est avant tout parce que Brandt veut battre en brèche le tact et la discrétion, qui sont, à son avis, les symptômes d'une paralysie qui rend la linguistique impotente. Et comme il pourfend les linguistes «paralytiques» avec une cruauté impitoyable, il n'y a en fin de compte aucune raison de traiter son livre avec mansuétude.

Le raisonnement qui conduit Brandt à parler de paralysie ne peut être lu qu'en filigrane, à travers les pages de L'analyse phrastique. C'est dans son Tekstens teater (Copenhague 1972, p. 57 ss) qu'il faut en chercher un exposé plus complet. Je le résume brièvement: Le couple théorie/ empirie constitue une contradiction qui marque certaines sciences humaines, notammentla linguistique. Cette contradictionse produit lorsque l'objet d'une science se trouve dans le chercheur, et non à l'extérieur de lui. Pour l'analyser, le chercheur a besoin non seulement d'un outil analytique, une «langue», mais aussi d'une opération par laquelle la langue analytique se substitue à l'objet. La description éloigne l'objet; l'analyse réduit. Plus ¡c chercheur prend son élan vers la théorie, plus il s'éloigne de son objet, et plus sa construction théorique paraît arbitraire. Le chercheur est alors amené à faire preuve de discrétion, de retenue;il doit se former à l'école du tact scientifique qui est la domination de l'empiriesur la théorie: celle-là délimite et contrôle celle-ci. Apparaît alors le souci de «vérification» (mot que Brandt n'utiliseguère sans le mettre entre guillemets) qui mutile la science, la rend incapable de

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construction théorique. Le chercheur se contente d'un naturalisme discret qui pense le projet linguistique comme la révélationd'une vérité, non comme la «productiond'une conceptualité» (AP p. 18).

Le but de L'analyse phrastique est donc double; il s'agit d'abord de diagnostiquer cette paralysie, de révéler dans les textes linguistiques les symptômes de la discrétion; ensuite de proposer un remède et d'opérer «une mise en jeu du potentiel scientifique barré, reparable sous la discrétion» (p. 6).

La critique de ce programme est à la fois facile et difficile. Facile parce que L'analyse phrastique fourmille d'erreurs, de malentendus, d'insuffisances. Le critique n'a que l'embarras du choix. Difficile parce que Brandt a monté un jeu assez habile où c'est lui qui tient le rôle du diagnostiqueur et où son critique peut difficilement échapper au rôle du patient, malade de la discrétion, inguérissable même. Puisque le diagnostiqueur pratique la lecture «symptomale» des discours u'au'u ui, le dialogue est exclu. Tout ce que dira le critique deviendra signe, symptôme de sa maladie II peut protester de sa santé, dénoncer l'incompétence du diagnostiqueur, rien n'y fera. Dans ce jeu infernal, ses paroles sont vidées de leur substance, ne font que témoigner de sa mauvaise foi, prouver que le diagnostiqueur a touché la plaie vive. Il faut donc accepter que tout ce qui suit puisse être lu comme une preuve de l'insanité fondamentale de la linguistique établie, comme constituant un «discours répressif (qui) s'ouvre à l'hypothèse d'un motif sous-jacent qu'il est difficile de ne pas qualifier d'inquiétude» (p. 59).

Le uvre de Rrandf est très difficile à lire. Il y a à cela deux raisons. D'abord Brandt a délibérément choisi un style tres hermétique où abondent lcs> neologismos, les jeux de mots, les métaphores, les mots défigurés ou utilisés dans une acception contraire à l'usage, les phrases très longues, entrecoupées de parenthèses. Pourquoi ce style opaque, rébarbatif? Certainement parce que le style, l'écriture est pour Brandt un problème qui relève de la discrétion. L'écriture facile, limpide, complaisante sert à cacher la contradiction entre théorie et empirie. Elle veut faire croire que la description de la nature, la révélation de la vérité est sans problèmes. Elle sert donc à légitimer le naturalisme, elle est discrète. L'écriture obscure, impénétrable, par contre, révèle sa propre iilégitimiié. Je ne vois pas d'autre explication à ce choix.

Mais il y a aussi une autre raison, moins flatteuse pour l'auteur. L'analyse phrastiquefourmille d'erreurs. Premièrement, elle est écrite dans un français lamentable. Les fautes de grammaire, et les fautes lexicales se comptent par milliers. Deuxièmement,ni le manuscrit, ni les épreuves n'ont été corrigés. Les fautes d'impression «e comptent Dar centaines, les erreurs d'inadvertance, les emplois incorrects de symboles se comptent par dizaines. J'ai calculé sur des échantillons pris au hasard dans le livre. Mon lecteur pourra vérifier dans la suite. Tant d'erreurs - et qui gênent souvent jusqu'à rendre le texte incompréhensible - tant d'erreurs donc, dans un livre de 200 pages, laissent perplexe.Y a-t-il une idée derrière? Est-ce le mépris de la vérification et le dédain des linguistes qui se préoccupent de «l'aptitudedu locuteur natif ... à porter sur les phrases produites des jugements de grammaticalité» (p. 16), poussés au point où l'on se refuse le droit d'utiliser une grammaire et un dictionnaire, de lire son livre en épreuves pour corriger les fautes du typographe, de demander à un «locuteurnatif» de vérifier la correction du langage? Ou csi-cc tout simplement de l'incompétence? Je crois malheureusementqu'il

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mentqu'ilfaut conclure à cette dernière
possibilité.

Ainsi le lecteur ressent-il bien des émotions en lisant L'analyse phrastique, certaines dues au style, d'autres aux fautes, la plupart aux deux à la fois. Tantôt on est pris de vertige:

«si la profondeur s'approfondit absolument, la surface s'évanouit pour rejoindre profondément cette structure comme sa structure» (p. 21)

ce qui veut dire grosso modo que Brandt considère les concepts de structure et de surface comme incompatibles (nous y reviendrons). Tantôt c'est le fou-rire qui vous prend:

«La traduction doit en etfet embrasser trois textes : texte de départ, texte d'arrivée, texte de transfert. C'est ce dernier qui «fait» dans sa trace le sens du premier» (p. 25).

On rencontre avec délices une transformation «equi-noun-phrase-delection» (p. 82), on admire que Brandt arrive à accumuler quatre fautes dans une phrase grecque toute simple comportant trois mots (p. 45), etc., etc. La plupart du temps, malheureusement, le seul sentiment possible est l'agacement. Ainsi p. 67, où il est question de Strukturnaja lingvistika (1965) de Saumjan:

«15 phrases élémentaires sont énumérées (l'ouvrage déborde d'énumérations souvent peu élucidantes).» Et Brandt d'énumérer à son tour: «(1) RiX; (2) R2X; ... (13) RSXR3XR2XRIX; (14) RSXR3XR2XRiXR4X.» Or l'énumération s'arrête là! Le lecteur est totalement désemparé, incapable de fournir la quinzième phrase lui-même. Et son agacement s'accroît, lorsqu'à la page suivante, il lit:

«la grammaire applicative [de Saumjan, H. P.] . . . véhicule un même concept de phrase canonique (la phrase 15, supra), une archi-phrase catégorialement déterminée ... ».

C'était donc justement à la phrase qui ne ligure pas dans l'énumération qu'il aurait fallu pouvoir s'arrêter. Et elle est mentionnée encore plus loin, notamment à la page 71. sous le sobriquet «d'archiphrase simpliste». L'exemple n'est pas unique, de loin; il illustre quels problèmes on a à lire et à comprendre ce livre.

J'arrête là les exemples et laisse à mon lecteur le soin de se persuader lui-même que je n'exagère pas en concluant que L'analyse phrastique est un monstre d'erreurs.

J'ai déjà dit que le premier but de Brandt est de diagnostiquer la discrétion de la linguistique - «discrétion qui est une manière d'écrire et partant de «penser»» (p. 6). Le symptôme principal de cette discrétion est l'incapacité de

«découvrir la phrase, point aveugle de la discipline linguistique depuis ses débuts indiens jusqu'à cette grammaire generative et transformationnelle qui persiste à colporter le naturalisme accompagnant obligatoirement l'art d'écrire» (p. 19).

Autrement dit, à force de vouloir se tenir près de ce qui est empirique, que ce soit le signe linguistique ou la phrase donnée comme une séquence linéaire de lettres et de mots, les différentes théories linguistiques, les différentes syntaxes n'ont pas pu créer un concept théorique de la phrase. Les unes la perdent de vue, les autres passent à côté ou en dessous d'elle. Voilà ce que Brandt se propose de montrer.

Dans l'lntroduction (p. 9-21), Brandt vise essentiellement la première catégorie de théories linguistiques, celles qui relèventdu «naturalisme du signifié» (p. 89), «du naturalisme descriptif cadré par la sémiosis» (p. 20). Il s'agit du structuralismeeuropéen s'inspirant de Saussure. Identifiant la linguistique à une sémiologieet son objet à un ensemble de signes dont il faut dégager le système, ces linguistesn'ont

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tesn'ontjamais pu assigner une place à
la phrase dans leurs théories:

«La phrase, avec l'objet linguistique en général, se trouve ailleurs que dans la sémiosis» (p. 14); «une telle linguistique se rend incompétente à analyser la phrase; elle lui échappe entièrement, n'étant ni phonique, ni sémique, ni de l'ordre du signe.» (p. 13).

Dans le premier chapitre, Les grammaires (critique de la raison grammaticale) (p. 23-89), Brandt se tourne vers les théories de la deuxième catégorie, celles qui font une place à la syntaxe. Il passe en revue un certain nombre de concepts de la phrase, afin de recenser «certaines vicissitudes qui nous semblaient déceler un point mort de la scientificité grammairienne, point que nous devrions situer, déterminer, délimiter, avant d'abandonner son texte [à savoir celui de la «scientificité grammairienne», H.P.] ou dele consommer dans le feu d'un mouvement radicalisant la linguistique de la phrase» (p. 23). Mais le lecteur, qui, dans son fauteuil, se réjouit déjà à la pensée de ce spectacle grotesque, digne de l'imagination d'un Buiis Yictu, auiudufi. (ou auto ¿ílUü-

dafé ?) insolite où il verra Brandt dévorer du texte linguistique au milieu des flammes d'un énorme bûcher, est vite déçu. Brandt a seulement mis consommer pour consumer, et pour le reste, ses critiques font long feu.

Il y a à cela trois raisons au moins. D'abord Brandt ne sait pas lire ce qu'il y a dans le texte de ceux qu'il critique, ou pire, il déforme ce texte au point de faire sa lecture symptomale sur un faux. Ensuite, il vise à côté dans ses critiques; lorsqu'il s'agit d'auteurs qui ne sont pas morts depuis des années, il base ses critiques sur des ouvrages antérieurs à 1965 ou lyòb, si bien qu'il attaque des positions abandonnées. Cette remarque est notamment valable pour sa présentation de Saumjan et de Chomsky, présentation qui occupe la moitié de ce chapitre. Quel intérêt y a-t-il à enfoncer des portes ouvertes, pour ne pas dire des fausses portes ouvertes ? Enfin, Brandt est trop ignorant en linguistique théorique, notamment dans les domaines de la linguistique mathématique et de l'utilisation de la formalisation, pour comprendre les théories de ceux qu'il critique. Cette incompétence, nous le verrons dans le chapitre suivant, anéantit même son propre projet d'analyse syntaxique.

Voici maintenant une documentation relative à ces trois chefs d'accusation. A la page 59, Brandt écrit à propos d'une discussion sur l'ordre linéaire ou nonlinéaire d'objets formels représentant des structures syntaxiques: «L'argumentation chomskienne porte essentiellement sur les faits empiriques: «it has invariably been found .. . dérivation .. . Furthermore, it has invariably been found . . . underlying order ... », comme si la dérivation était un phénomène directement offert aux yeux pénétrants des observateurs, comme s>i un uiùic »uu.a-j<iccïit rvc relevait jamais du modèle produit par le grammairien, toujours fie l'objet. »

Cette citation de Chomsky est un faux. Chomsky écrit: «But, in fact, whenever an attempt to account for such structures [à savoir un ensemble de propositions reliées par une relation d'invariance de sens, relation qui dans une grammaire de type chomskien sera représentée par la dérivation transformationnelle de chaque phrase à partir d'une même structure profonde, H. P.] has actually been undertaken,it has invariably been found that there are strong reasons to assign an internai organization andan inhérent order of dérivationamong the items constituting such a set. Furthermore, it has invariably been fouad that different sets in a single languagelead to the same décision as to the abstract underlying order of éléments. » (Aspects oj The Theory of Syntux 1965,

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p. 125). En faisant des mots dérivation et underlving arder des compléments d'objet direct du verbe fi/id, Brandt attribue une opinion à Chomsky que celui-ci n"a jamaisexprimée. Il aurait mieux valu lire ce qu'il y a dans le texte et essayer de comprendrequelles sont les «bonnes raisons» mentionnées par Chomsky; il n'est pas impossible, en effet, de trouver des argumentsqui les rendent moins bonnes, mais telle n'est pas la méthode de travail de Brandt.

Autre exemple: Dans un article bien connu, «Finitary Models of Language Users », Handbook of Mathematica/ Psychoiogy, Vol. 11, 1963, p. 419 ss, Chomsky et Miller donnent, à la page 476 ss, une illustration du fonctionnement des règles transformationnelles. Ils citent notamment, à titre d'exemple, 5 règles, Tl-T5, dont voici la règle 3 (la plus brève): «T3: deletes direct objects of certain verbs». Quiconque connaît un peu la grammaire transformationnelle, sait que ceci n'est pas la règle T3, mais une explication du changement que produit l'application de la règle T3, qui n'est pas définie dans l'article; aurait-on un doute, le présent «deletes» suffirait à trancher. Les quatre autres règles sont présentées de la même manière: à titre d'illustrations.

Brandt traduit ce passage à la page 82 de son livre et insidieusement, remplace le présent par un infinitif: «T3: effacer l'objet direct de certains verbes». D'illustration de la régie T3, la phrase est devenue la règle T3. De même pour les autres règles. Après avoir produit ce faux, Brandt peut conclure (p. 83): «Le produit final surfaciel (sic) n'est pas un indicateur. » Maladresse? ignorance? Mauvaise foi? Les arguments de Brandt, de toute façon, reposent ainsi sur des bases trop fragiles pour qu'il vaille la peine de les prendre au sérieux.

Deuxième chef d'accusation: Brandt n'attaque pas là où sont ses adversaires, mais là où ils étaient en 1965 ou avant. Il ne se fait pourtant pas faute de reprocher à Ruvvet de ne pas connaître, en 1967, un livre de Saumjan paru en 1965. Luimôme consacre presque 20 pages à Saumjan. mais sans avoir lu le Principies of Structural Linguistics (1971). Le modèle applicatif tel que Saumjan le présente dans ce livre ne ressemble que de très loin à l'exposé de Brandt. Dans PSL, les trois générateurs («abstrait», «de mots» et «phrastique») auxquels Brandt consacre 8 pages, ont été remplacés par une seule «relator grammar». Ce qui est pire, c'est que l'exposé de Brandt est plein de malentendus. Il commet apparemment une énorme bévue de traduction à propos du mot «phrase»; le générateur «phrastique » de Saumjan est un générateur syntagmatique. L'erreur est de conséquence: ainsi Brandt attribue deux propriétés très étonnantes au modèle de Saumjan: Io «Le verbe n'est plus le constituant dont la présence fournit le critère de phrasticité.» 2 «La phrase consistera donc en phrases!» (p. 66). Dans PSL, où Saumjan distingue bien entre syntagme et phrase («phrase» et «sentence»), on lit: «it is thè verb which must be considered as the main élément in the sentence and

. . . thè noun is subordinate to the verb» (PSL 205). Quant à l'autre affirmation, rien chez Saumjan ne permet de conclure à cela. Un syntagme, une proposition consistent en syntagmes (ou en racines) mais une proposition ne consiste certes pas en propositions. Cette confusion entre phrase et syntagme est sensible tout au long du passage sur Saumjan.

Autres malentendus: Brandt parle «du générateur du champ transformationnel », erreur pour «générateur de champs- transformationneb». Brandt croit abusivement que ce générateur engendre un seul champ (cf. PSL p. 206). Selon Brandt «le «champ» transformationnel ... ne regardeen aucune manière une dérivation»

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(p. 68); dans PSL p. 206, Saumjan définit «la dérivation multiple» qui aboutit à un champ transformationnel. L'exemple que Brandi donne p. 70 d'un champ transformationnel,et qu'on peut comparer avec PSL 217-20, montre qu'il n'a pas comprisla relation par règles de correspondanceentre le niveau génotypique et le niveau phénotypique dans le modèle.

J'arrête là les exemples. Il suffit de constater
que la liste pourrait être plus longue,
notamment en prenant des exemples dans
l'exposé de la grammaire générative. Il
suffit également de mentionner que les
critiques que Brandt adresse à Chomsky
ne prennent pas du tout en considération
les modifications de Aspects (1965) relatives
à l'abandon de la distinction entre
transformations généralisées et transformations
singulières et la localisation dans
la base de la propriété récursive de la
grammaire. Les nombreux malentendus et
le fait que Saumjan et Chomsky ont évolué
depuis 1965, font que les critiques de
Brandt n'atteignent jamais un niveau acr*nr*t
'J Kl A
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Troisième chef d'accusation: L'incompétence de Brandt en linguistique théorique. De même qu'il y a un naturalisme du signifié (Saussure et son école) qui aboutit à un «catégorialisme», (Saumjan), de même il y a un naturalisme du signifiant (Chomsky et les linguistes qui s'inspirent de près ou de loin des mêmes idées) qui aboutit à un «linéarisme». Ce «linéarisme» pèche par un trop grand respect de l'ordre linéaire de la phrase écrite. Selon Brandt, une grammaire qui engendre la phrase à l'aide de productions (règles de réécriture) et de transformations est une erreur fondamentale. Les indicateurs syntagmatiques (arbres), tant ceux de la structure profonde que ceux de la structure de surface, ne sont «qu'un leurre, masquant l'inexistence d'une théorisation generative» (p. f>9). Enire structure tt surface (et entre structure et ligne en général), il y a un abîme, la structure d'une phrase étant «un complexe syntaxique spatial», la surface « une chaîne unidimensionnelle » (p. 84). La structure doit être «déliée de la ligne», alors «les artifices sous-jacents ne disposeraient plus d'une évidence terminale rédemptrice [à savoir la phrase terminale, résultat de la dérivation, H. P.]: leur structuration appellerait une élaboration syntaxique de type formel, relationnel» (ibid.). Ce qui empêche les grammairiens de réaliser ce concept de structure «spatiale», c'est encore le souci de vérification. La phrase linéaire, grammaticale, acceptée par le «sujet natif», est un lieu sûr, le !ieu même de l'évidence; dont, par discrétion, on refuse de s'éloigner.

La critique du «linéarisme» repose sur le postulat suivant: il est illégitime ou contradictoire de parler de la structure d'une séquence linéaire. Or, il y a dans cela un certain nombre de confusions qu'il importe

Dans les théories mathématiques de la calculabilité, qui s'occupent de systèmes formels, de grammaires formelles, de calculset d'algorithmes, le concept de structured'une séquence {linéaire uu cuntaieuec) de symboles est très bien défini et n'a rien de contradictoire. Certaines grammaires ont la propriété d'engendrer des ensembles de séquences, tels que pour chaque séquence,il est possible de dire comment elle a été engendrée. Cette information sur la dérivation d'une séquence donnée peut être représentée diversement, notamment au moyen d'un indicateur syntagmatique qu'on dit alors représenter la structure de la séquence. Il est également possible de définirdes grammaires comprenant deux espèces de règles, productions et transformations,telles que chaque séquence engendréepar la grammaire sera munie d'au moins deux indicateurs syntagmatiques, l'un représentant la structure de la séquenceà la sortie des règles de production,dite

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tion,ditestructure profonde, l'autre représentantla structure de la séquence à la sortie des transformations (séquence terminale), dite structure de surface. Tout cela est bien établi et les concepts de structure d'une séquence, structure profundeet structure de surface n'ont en soi rien d'illégitime ni de contradictoire, ce dont il est facile de se persuader en consultantun livre sur la linguistique mathématique.

Cette source de confusion étant écartée, nous passons à la suivante: La grammaire generative part de l'hypothèse qu'il est possible d'utiliser les grammaires formelles dans une formalisation de l'étude des langues naturelles, notamment dans une formalisation de nos concepts syntaxiques. Autrement dit, étant donné une langue naturelle et un ensemble de propositions vraies (ou supposées telles) sur certaines propriétés des phrases de cette langue, on suppose qu'il est possible, théoriquement, de construire une grammaire telle que cette grammaire engendre : 1 ° un ensemble de séquences qui se laissent toutes identifier aux phrases de la langue étudiée; 2° avec chaque séquence, un ou plusieurs indicateurs syntagmatiques qui se laissent interpréter comme représentant les propriétés de la phrase à laquelle la séquence a été identifiée. Or, le postulat de Brandi, pour pouvoir invalider cette hypothèse, doit être appuyé sur la présentation d'au moins une propriété générale de la phrase qu'aucun indicateur syntagmatique ne

peut représenter. Que ne l'a-t-il produite dans son livre? Il ne fait que nous servir un autre postulat sur la discrétion et les dangers de la vérification d'où il tire une critique «idéologique» étayée de lectures «symptomales » qui s'appuient sur des faux ou sur des malentendus, et une conviction intime, de nature visuelle, sur le caractère spatial du complexe syntaxique formel, relationnel dont il parle.

Je conclus: ce chapitre de «critique de la raison grammaticale» est dénué de valeur scientifique et ne comporte aucun argument sérieux en faveur de la thèse que l'auteur veut prouver. Je signale que je n'ai produit qu'une fraction des mauvaises lectures, malentendus et autres abus qu'on peut trouver dans ce chapitre.

Le chapitre 11, intitulé Analyse phrastique (p. 91-171), est censé nous donner des précisions sur la structure de la phrase telle que la voit Brandt. On pourrait croire que la lumière se fasse. Il n'en est rien. Il s'agit principalement de «déterminer la pratique phrastique dans sa technicité relativement autonome: les propriétés de la génération, la transformativité et le (sic) récursivité de ce processus» (p. 94). «L'étude primordiale de la génération phrastique ... procède par une double formalisation. D'une part elle dresse un calcul général .. . D'autre part, elle dresse les stemmas qui analysent la phrasticité d'un texte qu'elle se donne «empiriquement», c'est-à-dire ... en le prenant dans une langue ... Cette stemmatisation - dressage d' « arbres phrastiques» - n'est possible qu'une fois déterminée une calculation. Tout stemma est en effet un graphe prescrit par le calcul. Inversement, tout calcul correspond à une nécessité stemmatique. Ainsi, les écritures stemmatique et calculatrice se développent-elles mutuellement sans jamais se confondre (leur mouvement mutuellement déterminant fait toute la «dynamique» et l'analyse)» (p. 95).

A nouveau, il y a lieu de souligner l'ignorancede l'auteur. Il nous parle d'une «double formalisation», mais on n'apprendjamais ce qu'il veut formaliser. Connaît-il seulement le sens du mot formaliser 'l. Il répondra peut-être que c'est l'analyse de la phrase qu'il formalise. Mais quelle analyse? Nulle part, dans ce chapitre,il ne nous la présente; on doit la déduirede

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duiredela «formalisation», si bien qu'il est impossible de s'assurer que l'objet formelest conforme à (ou se laisse interpréter comme représentant) ce qu'il est censé formaliser.(Je signale, entre parenthèses, que normalement on parle de formalisation pour désigner un triple comprenant: Io un objet réel - objet étant pris ici dans son sens le plus général, pour désigner, par exemple, un ensemble de propositions ou un autre ensemble d'éléments identifiables ; 2° un objet formel, par exemple un systèmeformel; 3° un ensemble de règles d'interprétation, spécifiant les relations entre l'objet formel et l'objet réel).

Je m'arrête un instant à ce problème de l'analyse syntaxique que la «formalisation» de Brandt est censée représenter. Brandt donne, p. 131 ss, des exemples, sous forme de «stemmas», de l'analyse d'une soixantaine de phrases, mais nulle part on ne trouve l'ombre d'un argument en faveur de ses analyses. Prenons ua exemple: soit deux phrases

(1) Urbain est fidèle

(2) Gudule séduit Sidoine

Au niveau des compléments de la phrase, ces deux exemples seraient à analyser ainsi (Brandt me pardonnera de ne pas reproduire des «stemmas»; ils sont ici superflus). La terminologie est celle de Brandt:

(1) (a) verbum finitum: est; complément de sujet: Urbain; nexus: Urbain est; complément prédicatif:

(2) (a) verbum finitum: séduit; complément de sujet: Gudule; nexus; Gudule séduit; complément d'objet:

Voici maintenant l'analyse qu'il faudrait
donnei, selon Brandi, de la phrase:

(3) Gudule a séduit Sidoine

(3) (a) verbum finitum: a; complément de sujet: Gudule; nexus: Gudule a; complément prédicatif (!): séduit; complément d'objet: Sidoine.

Étonnant, n'est-ce pas? Mais comme Brandt ne présente aucun argument en faveur de ses analyses, le lecteur est désemparé; s'il se pose la question de savoir pourquoi un temps composé change l'analyse de la phrase au niveau des compléments, il n'aura jamais de réponse; s'il se demande comment il faut analyser une phrase telle que

(4) Urbain a été fidèle

pas de réponse non plus. Tout cela est «à effectuer «intuitivement», à partir du calcul général seul» (p. 98), (nous verrons tout à l'heure ce qu'il en est de ce «calcul»). Faut-il conclure que la linguistique doit se conformer aux intuitions de Brandt, sorte d'oracle qui nous donnera les instructions nécessaires pour effectuer ces analyses, ou bien que l'analyse proposée pour (3) est à rejeter puisqu'elle n'est pas coniorme à louics les liiiuiíiüus. Ou. bien, existe-t-il un seul argument en faveur de l'analyse que propose Brandt? Pourquoi ne le donne-t-il pas? Il serait intéressant de le peser contre tous les arguments qui parlent en faveur d'autres analyses. Je signale qu'on pourrait avancer des centaines d'exemples et de questions du même genre à partir de la soixantaine d'analyses présentées par Brandt.

Je reviens à la citation donnée ci-dessus : Brandt y parle d'un «calcul général» qu'il faut «dresser». Voici en quels termes ce «calcul» est présenté:

«Nous partons de la fonction arithmétique

z = i\x,yj

pour y fonder un principe de composition
en définissant une fonction f telle que si

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S est un syntugtne et si S' et S*' sont des
S, et si s est un segme?it, alors:

S S") ou s;

syntagme et segment sont les indéfinissables du calcul; selon l'interprétation que nous proposerons, S est un «avec-structure», s est un «sans-structure».

S constitue la formalité élémentaire du rapport de dominance, la structure élémentaire de la phrasticité. On voit que S rend possible une arborescence dominancielle infinie, procédant par enchâssement» (p. 96).

Moi, je ne vois rien du tout, sauf un vrai charabia mathématique. Ce passage relève de la magie noire, du formulaire des exorcismes. Et cela continue sur deux pages. Qu'est-ce qu'un principe de composition? Une loi de composition sûrement. Comment fonder quelque chose dans une fonction arithmétique, et notamment une loi de composition? Quelle est cette fonction arithmétique, sur quel ensemble estelle définie, dans quel ensemble prend-elle ses valeurs? Quelle est cette autre «fonction f» que Brandt dit vouloir définir, mais dont on n'entend plus jamais parler? Comment faut-il lire cette formule remarquable

Sss(S\ S") ou s?

Le D suspendu au-dessus du signe d'égalité incite à croire que c'est une définition. Mais ce n'est sûrement pas la définition de la mystérieuse fonction f que Brandt se propose de définir. A gauche, nous avons le symbole S, qui serait donc l'expression définie ou le défini tout court. Or S est un syntagme quelconque. La formule définit donc ce que c'est qu'un syntagme. Mais tout de suite après, nous apprenons que syntagme est un «indéfinissable»; et même un indéfinissable du calcul. Quel calcul? Où se trouve l'interprétation qu'il veut nous proposer? Je ne l'ai trouvée nulle part dans son livre. Brandt connnaît-il la signification des mots «calcul» et «interprétation»?

Je me permets de tirer la conclusion sans amonceler d'autres exemples. Cette «analyse phrastique» est sans rime ni raison, un tourbillon de mots techniques, existants et inexistants, mais tous dépourvus de signification. Si Brandt a tant soit peu d'idées précises sur l'analyse syntaxique, il faudra d'abord qu'il se les explicite et qu'il trouve des arguments en leur faveur, ensuite qu'il se mette sérieusement à l'école pour apprendre à manier les outils formels de la mathématique avant de pouvoir donner à ces idées un vêtement mathématique convenable.

Je suis loin d'avoir épuisé mon sujet, mais il faudrait un catalogue de plusieurs centaines de pages pour donner une image à peu près complète de ce livre, et je ne pense pas qu'un tel traité de tératologie serait d'un grand intérêt pour la linguistique.

II y a une question intéressante que, pour terminer, j'effleurerai seulement. C'est la question de la frontière entre ce qui est scientifique et ce qui ne l'est pas, entre ce qui représente un effort de recherche et ce qui n'en représente pas un.

Pour moi, il est hors de doute que le livre de Brandt tombe dans le domaine du non-scientifique. Il constitue certes un effort, mais pas un effort de recherche. J'ai donné dans ce qui précède une documentation et des arguments en faveur de cette conclusion.

La raison fondamentale de l'échec de Brandt n'est cependant ni dans son incompétence,ni dans sa façon trop hâtive de travailler. Elle est, je crois, dans sa façon de concevoir le travail de recherche, dans l'idée de vouloir pratiquer des lectures «symptomales», de critiquer la recherche des autres en commençant par le fondement «idéologique». Il prend comme axiome

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que l'idéologie précède la science et qu'on peut développer une critique des résultats de la recherche en se basant sur une analysede ses fondements idéologiques. C'est, il me semble, ce qu'il a cherché à faire. Il l'a mal fait, c'est une autre histoire. Mais l'idée même me paraît erronée.

Je crois qu'un chercheur peut aboutir à des résultats valables quelle que soit son idéologie, ou, autrement dit, qu'on ne peut pas réfuter les résultats d'une recherche seulement en en critiquant les bases idéologiques. Il faut d'abord localiser les erreurs, ensuite on peut - mais cela n'est pas indispensable - pratiquer des lectures «symptomaies» et dégager les raisons idéologiques de l'échec. Dans l'évaluation du travail d'un chercheur, ce sont les arguments de nature logique, ou relevant de «l'observation», qui comptent au premier chef, ensuite les arguments plus vagues, relatifs à la simplicité ou à l'élégance d'une théorie ou de la solution d'un problème. L'idéologie ne compte pas comme argument, même si l'on peut démontrer où et comment elle fausse la vision du chercheur. Ce qui compte, c'est d'avoir prouvé que la théorie en question est fausse.

Il faut croire que tout le monde ne sera pas d'accord avec moi. Ce livre a paru dans la collection des «Études linguistiques» de VAssociation internationale pour la recherche et la diffusion des méthodes audio-visuelles et structuro-globales. Cette Association est internationalement estimée. Elle a publié des ouvrages généralement bien accueillis. Elle a une direction comportant des noms très honorables et un conseil de rédaction. Quelqu'un parmi tous ces linguistes a certainement lu le livre de Brandt et recommandé qu'on le publie dans la collection de l'Association. Cette personne a dû trouver des qualités à ce livre. Il serait intéressant de savoir lesquelles.

Copenhague