Revue Romane, Bind 9 (1974) 2

Notes autour de Baudelaire: A propos de Morten NOJGAARD : Elévation et Expansion, les deux dimensions de Baudelaire (Odense University Press, 1973), et Claude Zilberberg: Une lecture des Fleurs du Mal (Mame, 1972).

Svend Johansen

Side 333

Notons d'abord, à propos de ces deux
livres, l'importance de la question des
points de départ.

A la première page de son livre Claude Zilberberg écrit, en soulignant lui-même: « II s'agit de dégager le système paradigmatique immanent qui se projette dans le discours, avoué par le poète lui-même comme Enivrante monotonie. » Tandis qu'en exergue à son livre, Morten Nojgaard place la citation suivante de Baudelaire: «La première condition nécessaire pour faire un art sain est la croyance à l'unité intégrale. »

Moi-même, quand je parle de Baudelaire dans mes cours universitaires, je prends toujours comme point de départ ces deux célèbres citations: «II y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan ...» ht: «C'est cei admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait la Terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au-delà, et que révèle la vie, est la preuve la plus évidente de notre immortalité ...»

Je pense que les critiques susnommés admettront que, comme c'est le cas pour le signe linguistique, ces points de départ sont à la fois arbitraires et motivés. Moimême, en tout cas, je reconnais parfaitement que mon point de départ est arbitraire. Et pour ce qui est de Nojgaard, après avoir écrit (p. 12): «Le présent travail veut prendre Baudelaire au mot et examiner dans quelle mesure le poète a réussi a rendre dan:» son art tette unité intégrale», il ajoute en note: «II est vrai que la chose n'est pas facile: au passage

Side 334

cité sur la moralité de l'art fait écho la
boutade suivante ...»

Or, admis l'arbitraire des points de départ,
vient la question des domaines de la
motivation.

Il n'y a pas de doute que c'est dans l'analyse greimasienne de Claude Zilberberg qu'on trouve la plus haute aspiration à une sorte d'auto-motivation: l'analyse fournirait à elle seule la motivation du point de départ qui, de cette manière, serait aussi le point final. J'aime bien que Zilberberg tire la conséquence extrême de cet «autisme », lorsqu'il écrit (p. 119) : «La poésie baudelairienne investirait donc les relations antonymiques qui sont la condition de toute signification pour ellesmêmes.» Car, à ce sommet de l'automotivation s'ouvre l'abîme des doutes sur le statut épistémologique de la sémantique greimasienne: on aboutit, comme on vient de le voir, soit à l'ontologisation de la poésie baudelairienne, soit à l'ontologisation de la «structure élémentaire de la signification» (le célèbre «papillon» de Greimas). Appelons donc de tous nos vœux une discussion de ce statut épistémologique.

Morten Nojgaard, par contre, admet formellement que le domaine de sa motivation à lui, c'est le domaine des recherches antérieures sur Baudelaire où, bien sûr, il aspirera à marquer sa propre place. Tandis qu'on pourra dire que le livre de Zilberberg se place au niveau des concepts greimasiens, je ne dirai pas que le livre de Nojgaard se place au niveau des quelques concepts hjelmsléviens qu'il utilise, mais au niveau d'un «champ de concepts» existant dans la recherche baudelairienne: notion de «gouffre», notion de «cyclisme», etc. Et par «champ de concepts» je veux dire que ces notions ne sont pas élaborées comme des concepts théoriques, mais qu'on pourra bien les considérer comme des concepts implicites et nonthéoriques.

Quant à ma propre motivation, elle n'est pas du tout du domaine des concepts, mais du domaine de ce que Georges Canguilhem appelle, après Bachelard, des percepts: au concept de réflexe, par exemple, correspond le percept de réflexe, qui peut être le laboratoire, avec tous ses appareils et outils, où l'on pratique le test des réflexes, etc. Donc, mes deux citations - mon point de départ - n'ont pas été choisies directement en vue d'une motivation conceptuelle, théorique ou non-théorique. Je les ai puisées en plein domaine des percepts: dans Lagarde & Michard, le volume sur le XIXe siècle, qui leur donne une place bien en vue.

Cela veut dire que ma question ne s'adressera pas d'abord au niveau conceptuel de ces deux citations (ou d'autres citations que j'aurais pu choisir), mais à leur niveau perceptuel: ces citations seront lues, non seulement par les quelques milliers de spécialistes baudelairiens, mais par des centaines de milliers d'étudiants, français et étrangers. Elles occuperont une place dans leur conscience, elles entreront dans leur expérience vécue et contribueront (ne fût-ce qu'à un degré infime) à leur comportement.

Alors, ma question sera: attendu que personnellement je ne crois ni en Dieu, ni en Satan, ni en l'immortalité ou les «correspondances», dans quelque sens ésotérique; attendu que la plupart de mes étudiants n'y croient pas non plus et que moi, je ne pourrais pas les y faire croire, ni ne le désirerais; attendu, enfin, que néanmoins, que je le veuille ou non, les deux citations (et d'autres éléments du champ perceptuel) seront présentes dans la conscience des étudiants - qu'est-ce, alors, que je pourrai faire de ces citations, en vue de leur place, inévitable, dans la conscience, l'expérience vécue et le comportement des étudiants?

On pourrait s'imaginer trois possibilités. Io: expliquer la croyance de Baudelaireen Dieu, Satan, les correspondances, etc., en faisant confluer les «sources» de

Side 335

cette croyance. C'est ce qu'on fait en généraldans les éditions commentées, qui entrentelles aussi, bien sûr, dans le domaine perceptuel; voyez par exemple l'édition d'Antoine Adam dans les Classiques Garnier, les notes sur le sonnet des Correspondances.2~: expliquer la situation historique - sociale, économique, politique,etc. - qui sous-tend cette croyance.

Or, le champ perceptuel existant au présent, on ne lui juxtaposera de cette manière que des champs existant exclusivement au passé ou, si l'on veut, n'existant que sur un mode «académique». Il me semble, cependant, qu'à un champ présent il faut bien juxtaposer un auire champ présent. C"est la raison pour laquelle, personnellement, je choisirai d'abord la troisième possibilité: essayer d'expliquer la pertinence existentielle des notions de Dieu, de Satan, de l'immortalité et des correspondances dans l'expérience vécue de Baudelaire - puisque, de cette manière, une expérience vécue passée, mais vécue nécessairement et par définition au présent à l'intérieur de ce passé, sera juxtaposée à une autre expérience vécue présente: celle du percepì. Et en partant de cette possibilité, on pourrait peut-être en venir aussi à une explication du «présent historique» des deux premières

De cette troisième possibilité, qui sera donc pour moi la première, je ne dirai, ici, que très peu de chose, simplement en vue d'esquisser Vexemple d'un problème.

En choisissant, parmi les poèmes baudelairiens donnés par Lagarde & Michard, Correspondances, Parfum exotique, La vie antérieure et Harmonie du soir, on pourra montrer, en les analysant dans cet ordre, comment s'y constitue chaque fois un univers plein à valeur positive. La plénitude est obtenue surtout à l'aide des correspondances qui, ainsi, acquièrent une signification qui ne présuppose pas quelque croyance ésotérique. Or, cet univers plein n'y est pas seulement constitué, mais reconstitué: constitué:dans chaque poème, l'univers plein s'ouvre et puis, à travers cette ouverture même, réussit à se reconstituer. Il s'agit donc d'une «machine» dynamique, auto-régulatrice. Il est vrai que, dans l'ordre choisi pour ces poèmes (choisi par moi, et non pas par Baudelaire, ni par Lagarde & Michard), cette reconstitution devient de plus en plus difficile, mais on ne voit pas, dans la machine des poèmes, surgir des éléments qui, par eux-mêmes, pourraient faire s'arrêter la machine: l'univers plein ne se vide pas.

Or, analysant alors les deux Spleen: «Quand le ciel bas et lourd ... » et «J'ai plus de souvenirs . . . », on voit se constituer, non pas un univers vide, mais un autre univers plein à valeur négative. Et cela se fait également à l'aide de correspondances. De sorte qu'avec l'univers plein positif et l'univers plein négatif, on se trouve vraiment en face de «deux postulations simultanées» (et similaires) qui, dans cette analyse, ne présupposent une croyance ni en Dieu, ni en Satan.

Ft maintenant nous pouvons poser quelques questions. Etant donné que «l'invocation vers Dieu . . . est un désir de monter en grade», tandis que «celle de Satan ... est une joie de descendre», il est tout indiqué de placer l'univers plein positif en haut et l'univers plein négatif en bas. Mais alors, qu'est-ce qui provoque la chute, non pas de la plénitude dans le vide, mais d'une plénitude positive dans une plénitude négative? Et est-ce qu'on pourra trouver chez Baudelaire des phénomènes qui brisent la dimension verticale de la chute, par exemple une dimension horizontale intermédiaire?

Georges Poulet {Etudes sur le temps humain) a essayé de trouver une telle dimension horizontale. Je ne pense pas qu'il y ait réussi. Mais la question, évidemment, n'en reste que plus ouverte.

Quant à la première question: qu'est-ce
qui provoque la chute? - on pourra bien
la formuler dans la graphie de Nojgaard

Side 336

(p. 77): qu'est-ce qui fait que la ligne ascendantedevient ces lignes courbes qui représentent pour Baudelaire une horreur existeatielle, mais qui produisent l'image graphique d'un si pli jet d'eau (titre, on le sait, d'un poème de Baudelaire)? Je ne trouve pas de réponse à cette question dans le livre de Nojgaard, bien qu'on puisse la formuler dans les termes de sa graphie.

En ce qui concerne le livre de Zilberberg, je ne vois pas très bien comment, simplement, on pourrait y formuler la question. Poser un «papillon» entre euphorie (univers plein positif) et dysphorie (univers plein négatif)? Or, pour pouvoir donner un sens précis aux deux autres termes, non-euphorie et non-dysphorie, il faudrait combiner ce papillon avec un autre contenant le terme plénitude, au positif comme au négatif. Et comment le faire? En posant le terme non-vide = plénitude négative? Ce serait aller contre la directionalité du papillon. Je pense que le papillon greimasien est essentiellement un modèle du continu, tandis que le problème baudelairien, que nous esquissons ici, est le problème d'une éventuelle solution de continuité.

En effet, je doute qu'on puisse trouver chez Baudelaire une transition entre univers plein positif et univers plein négatif. Si, parmi les poèmes cités par Lagarde & Michard, on verse au dossier La cloche fêlée et Chant d'automne I, ce qui est bien indiqué puisqu'on y retrouve des images apparaissant également dans Harmonie du soir, on n'y voit que choc et fêlure, c'est-à-dire la constatation d'une solution de continuité. Et dans les autres poèmes, y inclus les poèmes en prose, je n'ai réussi jusqu'à présent qu'à y trouver tout au plus une intensité croissante, allant d'un «déplus en plus» jusqu'à l'intrusion subite d'un «trop», donc de nouveau la constatation d'une solution de continuité.

II faudra, évidemment, continuer de chercher des transitions. Mais reste la question : si l'on n'en trouve pas, comment expliquer la solution de continuité? Par une psychanalyse existentielle, comme le fait Sartre dans son livre sur Baudelaire? Par une analogie des plus suggestives - et des plus hasardeuses - entre un certain «putchisme» poétique de Baudelaire et les «putchismes» droitier et gauchiste, respectivement, de Louis Bonaparte et de Blanqui, comme le fait Walter Benjamin?

Puisqu'il ne s'agit ici que d'une esquisse rapide de l'exemple d'un problème, je laisserai la question ouverte, afin de procéder à l'esquisse, non moins rapide, de quelques problématisations.

Nous venons de constater deux choses. Io: qu'en choisissant consciemment le point de départ dans le domaine du percepì, on pourra réussir à donner aux mots du percept un sens, non pas plus pur mais plus présent, et qui prend donc en considération le fait que le domaine perceptuel existe toujours au présent. 2°: que ce sens a des répercussions dans le domaine du concept, théorique et nonthéorique. Dans le domaine conceptuel non-théorique, parce qu'il y soulève des questions concernant des concepts non-théoriques tels que «plénitude», «vide», «chute», relation entre continu et discontinu. Dans le domaine conceptuel théorique, parce qu'il y soulève la question de savoir si, par exemple, les concepts théoriques greimasiens peuvent rendre compte d'une éventuelle solution de continuité. Donc, des problématisations ponctuelles du domaine conceptuel, problématisations que je propose de considérer comme positives, parce qu'en partant du domaine perceptuel elles ont fait de sa présence nécessaire vertu.

Or, on pourra procéder à des problématisationsplus générales. Chez Canguilhem on trouve un domaine qui, chez lui, n'a pas de nom. Il est lié aux domaines conceptuelet perceptuel, mais il en est distinct,situé hors de ces deux domaines.

Side 337

Pour cette raison, je lui donnerai ici la désignation purement négative á'except. Dans le cas des réflexes, l'except pourra être l'évaluation, actuellement courante, qu'il est bon d'avoir des réflexes prompts, en vue par exemple des prestations sportives,et (entre parenthèses, bien sûr) en vue de l'intensification du travail à la bande roulante.

On pourra bien distinguer des domaines exceptuéis implicites dans les livres de Zilberberg et de Nojgaard. Qu'il est bon d'avoir une écriture très formalisée (Zilberberg). Qu'il est bon d'avoir une écriture très collégiale, ce qui dans ce contexte veut dire très «universitaire» (Najgaard). A ces excepts implicites j'opposerai explicitement un autre, qui n'entrera pas directement en conflit avec les deux excepts nommés (ni avec ceux qui ne sont pas nommés), mais qui simplement se situera sur un niveau différent: il est bon de savoir - et de dire, tout en en tirant des conséquences - qu'il existe des domaines conceptuel, perceptuel et exceptuel, que ces domaines sont distincts i"un de l'autre, mais que néanmoins il y a des interactions de l'an à l'autre.

Quelles seraient les conséquences à tirer de ce dernier except? En ce qui concerne Zilberberg: on pourra prévoir que le domaine conceptuel greimasien aura prochainement des répercussions dans le domaine perceptuel. Or, dans ce cas, les greimasiens devront se rendre compte que dans ce domaine il ne sera plus question de concepts mais, justement, de percepts: les concepts greimasiens n'y pourraient plus prétendre à un effet de connaissance, mais à un effet didactique. Ce qui n'irait pas sans problèmes, puisque dans le domaine exceptuel correspondant on aurait l'évaluation: il sera bon d'avoir une écriture irei formalisée et que cette évaluation s'écrirait, s'exprimerait et «s'agirait» d'une manière pas du tout formalisée.

Et en ce qui concerne le livre de NoJgaard, dont l'except serait: il est bon d'avoir une écriture très collégiale - que deviendrait cette évaluation du moment qu'une telle écriture venait à avoir des répercussions dans le domaine perceptuel? Ou bien une soumission à une écriture collégiale «universitaire». Ou bien un élargissement de la collégialité jusqu'à une dimension telle qu'elle deviendrait plus ou moins universelle, ce que personnellement, je trouverais extrêmement

C'est même pour cette raison que, dans la situation actuelle, je fais option pour une troisième écriture: l'écriture essayistique. D'abord parce que cette écriture pourrait être commune aux trois domaines, conceptuel comme perceptuel et exceptuel. Ensuite parce qu'une écriture essayistique ferait montre ouvertement de sa narration, de sa rhétorique, etc. Or, grâce par exemple aux recherches greimasiennes, on sait actuellement bien des choses sur la narrativité, la rhétorique, etc., et l'écriture essayistique se devrait, évidemment, de thématiser dans son propre discours sa narraHvité. rhétorique, etc. - tandis que le discours de Zilberberg, comme celui de Nojgaard (et de Greimas lui-même) occulte, ou refoule, sa propre narrativité, rhétorique, etc., qui, cependant, y existent bien.

Donc, pour finir, j'aurais bien aimé lire les deux essais, d'une cinquantaine de pages, qui auraient pu être écrits, dans une telle connaissance (relative) de cause, sur la base des livres de Nejgaard et de Zilberberg. Car il reste bien entendu que ce qui précède n'est pas du tout un tel essai. Il ne s'agit ici que de simples notes, écrites dans le but de provoquer quelques problématisations chez ceux (y inclus moi-même) qui œuvrent simultanément, qu'ils le veuillent ou non, à l'intérieur des trois domaines - conceptuel, perceptuel et exceptuel.

Copenhague