Revue Romane, Bind 9 (1974) 2

Mots dérivés de noms d'auteurs

PAR

ANKER TEILGÅRD LAUGESEN

La formation des mots, pas plus que celle d'aucun énoncé, ne peut être «.sauvage»: chaque langue, chaque aspect de la langue a ses normes, venues du fond des âges et inscrites au plus profond de ce que les linguistes appellent le système de la langue.

Paul Imbs

1. La description d'une langue devrait se faire de façon étanche à l'aide des seuls dictionnaire et grammaire, qui non seulement se complètent mais même se recouvrent plus ou moins. Cependant, il y a un domaine important, voire «significatif», que ces deux outils semblent laisser dans l'ombre, dans une sorte de no maris land: celui des dérivés de noms propres. La grammaire classine et illustre d'exemples les différents types de dérivation, y compris ceux qui se rattachent aux noms propres, mais il n'est pas de son ressort de nous en donner un inventaire détaillé et complet. De son côté le dictionnaire, qui est chargé d'enserrer le vocabulaire, exclut par principe les noms propres, qu'il considère comme «vides de contenu», et leurs dérivés, si tant est qu'il les agrée, il ne les enregistre que dans une faible mesurel. Et pourtant, ces éléments constituent à bien des égards, aussi bien formels que sémantiques, une intéressante matière linguistique, en face de laquelle un étranger, et dans certains cas l'indigène lui-même, peut éprouver des difficultés. Pensons un peu à ces ethnica «latins » comme audomarois (de Saint-Omer) et clodoaldien (de Saint-Cloud), qu'on pourrait bien prendre pour des tournures facétieuses mais qui, en réalité, sont des dérivés des plus sérieux.

Nous nous occuperons ici de dérivés appartenant à un groupe spécial de
noms propres, celui des noms d'auteurs, sans pour autant que notre limitationsoit



1: On trouve dans Trésor de la Langue Française, réunis sous forme de lemmes, des préfixes et des suffixes purs, accompagnés d'une série d'exemples répartis sémantiquement et classés alphabétiquement: une partie de la grammaire se voit ainsi découpée selon des principes lexicographiques. Aussi y est-il question d'exemples types de dérivés de noms d'auteurs.

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tionsoitprise àla lettre2. En effet, poètes, philosophes, savants, politiciens et autres ont tous mis la main à la pâte. Donc l'arbitraire est inévitable. Constituantun domaine combien vivant et fécond, ces constructions ne sont ni poétiques ni populaires: elles ressortissent au langage intellectuel. A peine un écrivain s'engage-t-il sur l'arène internationale qu'il se trouve aussitôt affublé d'un dérivatif: chomskyen par-ci, chomskysme par-là. Quant à dire si ces néologismes ne sont que des météores ou s'ils sont appelés à survivre et - qui sait? - peut-être même à avoir les honneurs du dictionnaire, c'est une autre histoire.

2. La Revue cTHistoire Littéraire de la France a consacré à Molière les deux derniers cahiers de sa 72e année (1972). Voici ce qu'on peut y lire, à la page 1066: «Ceux qui se nomment aujourd'hui «moliéristes» savent qu'ils doivent ce beau nom, qui ne figure pas dans Littré, à un érudit dont les travaux devaient être rappelés ici. Il s'agit de Georges Monval . . . qui fonda en 1879 et dirigea pendant dix ans une revue mensuelle: Le Moliériste». A remarquer que «ce beau nom», pour reprendre l'expression de Gilbert Signaux, figure dans le Robert (avec comme date de création l'année 1875). Mais si dans les cahiers en question il n'apparaît qu'accidentellement, il est, en revanche, remplacé sous la plume de Sylvie Chevalley par un proche parent audacieux mais combien riche en couleur et en expressivité: moliérâtre. En effet, on trouve à la page 1035: «Armande devint la victime choisie de tous les moliérâtres, car Molière avait souffert à cause d'elle ... ».

Après une rapide lecture de ces centaines de pages, dans le but de dépister d'autres dérivés de Molière, nous n'avons fait qu'une maigre récolte: cinq fois l'adjectif moliéresque (sauf erreur) contre une foule de de Molière, la détermination la plus proche. Adjectif et génitif peuvent être interchangeables,comme dans l'ensemble de l'œuvre moliéresque (808) et la portée de Vœuvre de Molière (842). Comme ce dernier tour revient très souvent, on peut dire que le choix de la construction adjective n'a pas spécialement pour but d'éviter la rencontre des deux de. Dans un domaine assez large, celui qui a trait à la vie privée de Molière dans le sens le plus strict du mot, l'adjectifn'est guère utilisé: Vépouse de M., la jeunesse de M., la santé de M., Ventourage de M., etc. ... ; ou aussi: les contemporains de M., les devanciers de M. et autres cas semblables. Mais dès que nous abordons ce qui touche à l'œuvre, l'emploi de l'adjectif devient possible. Ainsi, nous trouvons: une



2: Le matériel que nous utilisons ici entre, en gros, dans le cadre tracé par Rancœur dans sa Bibliographie de la Littérature française.

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intrigue, une scène ou un caractère moliéresque (1007), emploi où le mot se détache nettement sur le fond constitué par le titre même de l'article : Situations et personnages «prémoliéresques» (1007). Cet adjectif à préfixe, faut-il remarquer,est une heureuse trouvaille, tant il est précis et économique.

Le troisième cas est celui où l'adjectif remplace sur Molière, cette fois : les études moliêresques (1035). A noter enfin ces deux derniers exemples qui entrent, eux, dans des titres d'ouvrages : La Nouvelle Collection moliéresque (1066) et une Bibliographie moliéresque (1067), cf. § 29.

En guise de dernière touche à ce tableau, ajoutons qu'on trouve dans la série de textes en question des adjectifs tirés d'autres noms d'auteurs: une «physiologie» au sens balzacien du terme (822) et un monologue cornélien (1025).

3. On pouvait à l'avance supposer que cette sorte de dérivation était fort répandue, s'agissant de certains grands noms du Grand Siècle, à savoir Corneille, Racine, Pascal et à l'exception, précisément de Molière. Pour vérifier la plausibilité d'une telle présomption, on pourrait, par exemple, ouvrir l'essai de Lucien Goldmann sur Racine (l'Arche, 1956, réimpression en 1970) : 125 petites pages de texte, si l'on excepte les citations. Le résultat dépasse les espérances, de tels exemples revenant jusqu'à deux ou trois fois dans la même page. Nous allons consigner ici tous les cas, qui sont au nombre de 29: le théâtre racimen (57, 71, 111 à deux reprises et à deux lignes d'intervalle), du théâtre r. (77, 78 deux fois, 86, 89, 130), la tragédie r. (27 trois fois, 54), de la tragédie r. (23, 105, ! 10), de toute tragédie r. (23. 24). les tragédies r. (21), les personnages .. des tragédies r. (21), de V intemporalité des tragédies r. (52), la première pièce r. (108), la dernière pièce r. (74), Vœuvre r. (74), la poétique r. (70), le héros tragique r. (21), de la création r. (77).

Parallèlement, nous trouvons 28 fois de Racine: le théâtre de R. (71), les tragédies de R. (78), les drames de R. (47), les tragédies ultérieures de R. (71), les tragédies et les drames sacrés de R. (75), les deux premières pièces de R. (71), Vœuvre de R. (80), les écrits tragiques de Pascal et de R. (47), les écrits de Pascal et de R. (45 sq.) ; dans les deux derniers exemples, c'est la combinaisondes deux substantifs qui entre en jeu. Le même cas se produit, ose-t-on supputer, dans les exemples suivants, où de Racine semble mieux isoler l'idée : les Pensées et les tragédies de R. (35), les Pensées et le théâtre de Jean R. (36); on voit nettement ici que l'emploi du nom complet, à la fin du chapitre, sert à rehausser le ton. On trouve encore: les éducateurs de R. (59), les maîtres de R. (64), un des maîtres de R. (37), du silence de R. (106, 107), Vadmiration de R. (75, génitif subjectif) le génie de R. (101), Vesprit de R. (66,

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86), la psychologie de R. (= psyché, 65, 78), la conscience de R. (63), les sentimentsde
R. (69), le désir de R. (78), la réputation de R. (107), la vie de R. (55),
Fenfance de R. (55).

La répartition des deux types, racinien et de Racine, soit sur un plan exclusif, soit avec chevauchement réel ou en puissance, correspond pratiquement à celle qui concerne Molière; la seule différence est qu'ici, comme cela se voit et comme nous l'avons déjà signalé, l'emploi de l'adjectif est plus répandu, ce en quoi il faut voir, outre une tendance naturelle qui est un fait probant, une question de goût personnel.

Pour clore la liste, nous relevons cette fois encore quelques adjectifs dérivés d'autres noms d'auteurs: le problème cornélien (31), une pièce cornélienne (110) et le jansénisme arnaldien (73), les positions arnaldiennes (75), les idées arnaldiennes (131).

Pour éclairer ce jeu compliqué entre l'emploi général et l'emploi particulier,
nous allons nous référer à deux autres ouvrages ayant pour sujet, cette
fois, Pascal.

4. Dans son livre Les Pensées de Pascal, Fortunat Strowski ne fait de l'adjectif qu'un emploi relativement modéré (en tout, 16 fois): le génie Pascalien (24, 74) en face de le génie de Pascal (26), les fragments pascaliens (96) en face de les fragments de Pascal (54), le «complexe» pascalien (67), la conception Pascalienne (121), les pensées pascaliennes (il ne s'agit pas de l'ouvrage, 201), la terrible question Pascalienne (135), les réflexions Pascaliennes (138), le symbolisme Pascalien (175), la mystique pascalienne (176), la théorie Pascalienne (197), la syntaxe Pascalienne (227, 229) à côté de la syntaxe pascalienne (230), la doctrine Pascalienne (236), VApologétique Pascalienne (236); sous une forme superlative: Vordre le plus raisonnable ou le plus pascalien (66).

En plus de l'adjectif, dont l'emploi hésite entre la majuscule et la minuscule, Strowski nous offre d'autres dérivés, qui semblent intéressants: lePascalisme, c'est-à-dire Voriginalité de Pascal (116); les recherches auxquelles il a entraîné sur ses pas les Pascalisants.

Signalons d'autres dérivés encore: un Jésuite cartésien (19), le système
Cartésien (147), le Bergsonisme (134), les gassendistes (152), le rythme cicéronien

L'ouvrage de Strowski (252 pages) ne comporte pas de date, mais il doit bien remonter aux années trente. Il appartient donc à une époque où les critiques trouvaient le temps de soigner leur style; la chose, tout au moins, était plus ordinaire qu'aujourd'hui. La génération suivante et la génération actuelle, dans la plupart des cas, manient la plume de façon plus directe,

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voire plus brutale, style dont il faut bien aussi considérer comme caractéristiquel'emploi immodéré des dérivés de noms propres. Mais, comme nous l'avons reconnu plus haut, les différences ne manquent pas, sur ce plan-là, d'un écrivain à l'autre.

5. A titre comparatif, il serait nature) de faire appel au chapitre consacré à Pascal (3ème partie) par Lucien Goldmann dans «Le dieu caché» (1959, rééd. 1972). Il s'agit de 160 pages bien tassées (pp. 185-344); en unités typographiques, cela correspond grosso modo à l'ouvrage de Strowski. Ce qui saute aux yeux c'est que le premier chapitre, une biographie de 30 pages (pp. 185-215), ne contient pour ainsi dire aucun cas avec l'adjectif, mais cela, du reste, n'est guère étonnant (cf. § 2). Je n'y ai trouvé que deux exemples: i'epistemologie pascalienne (185) et les études pascaliennes (200). Autrement, il est question de : la vie de P. (plusieurs fois par page, dans certains cas), la biographie de P., les biographes de P., révolution ultérieure de P., les conversions de P., la conscience de P., la pensée (tragique) de P., les recherches physiques et mathématiques de P. et de Descartes, Vœuvre de P., les ouvrages de P., le texte même de P.; la classe de P.; dans le cas de P.

Cependant, dès qu'il s'agit de l'analyse de l'œuvre, il y a changement de tableau: l'adjectif devient envahissant. J'en ai relevé 42 cas dans ces 130 pages. Les voici: la phrase pascalienne (216), la pensée p. (218, 219, 239, 246,290, 307, 340), le texte p. (229, 246, 247, 290), les textes p. (251, 277, 322), le concept p. C234Ì. Vhomme p. (235), Vauvre p. (243, 277). Vesthétique p. (244), la conception p. (251, 315), en langage p. (256), la critique p. de Descartes, du cartésianisme (268, 278), Vepistemologie p. (277, deux fois), l'expression p. (279), les épistémologies p. et dialectique (279), la position p. (282, 307), la condamnation p. d'un certain art (302), Vargumentation p. (319), le pari p. (328, 329, 330, 331), une position spécifiquement p. (329), un problème . . . p. (338), la vision p. (339), la réponse p. (339), une entreprise antipascalienne (220). Dans l'exemple suivant le rôle qu'a joué dans la genèse de la réponse pascalienne le fait que Pascal vivait. .en France (339), on aurait très bien pu remplacer la tournure adjective par la construction substantive : ... la réponse de Pascal le fait que celui-ci . ..

Certes, le complément prépositif prédomine ici légèrement, mais pas autant que dans le premier chapitre; presque tous les substantifs sus-mentionnés se rencontrent dans la construction genitive. Entre autres, on peut citer le type entre les idées d'Arnauld et celles de Pascal, qui est très répandu. Ladjectifpostposé semble manifestement entraîner la construction prépositive : la pensée tragique de P. (250, 278), les deux textes célèbres de P. (281), la

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position tragique de P. (282), la pensée dialectique de P. (312), plus les exemples puisés dans les 30 premières pages et déjà cités. Mais, dans le texte même de P., l'adjectif est exclu; de même, si le tour est précédé d'une tournure prépositivecomme: dans le cas de P., du vivant de P., à la portée de P.

L'adjectif pascalisant apparaît à trois reprises: 192, 217, 257.

On rencontre, assez bien représentés, des adjectifs tirés d'autres noms d'auteurs: arnaldien et cartésien reviennent presque systématiquement, kantien et hégélien sont très communément employés. A remarquer certaines raretés telles que goldsteinien (256), barcosien (326) et le verbe cartésianiser (257).

6. Comme nous avons pu le constater à travers ce qui précède, la répartition des dérivés de noms d'auteurs appartenant au XVIIe siècle est très inégale. Il faut ajouter que des noms comme La Fontaine et Boileau ne semblent pas avoir donné le jour à des dérivatifs. De part et d'autre du Grand Siècle, nous rencontrons la même répartition inégale. Nous nous appuyons, pour notre tour d'horizon, sur l'ouvrage de René Rancœur intitulé : Bibliographie de la Littérature française du Moyen Age à nos jours (5 vol. 1966-70; dans ce qui suit, nous renvoyons à l'année, à la page et éventuellement au numéro, de cette façon : 67-147, n° 2792, par exemple). Il va de soi que, complémentairement, nous nous référons aussi à d'autres textes.

Sans grand risque de se tromper, on peut dire que des formes comme rabelaisien, stendhalien et balzacien sont parmi les plus courantes. D'autres n'apparaissent que rarement, exceptionnellement ou pas du tout. Au demeurant, il ne faut guère espérer possible de présenter de notre matière un tableau exhaustif, pas même approximativement, non seulement pour des raisons pratiques mais aussi parce qu'il s'agit d'un élément vivant de la langue: c'est qu'on voit toujours surgir de nouveaux dérivés. A titre indicatif, je puis signaler que j'ai sinon lu, du moins entendu, un machaulien tiré de Guillaume de Machau(l)t, et moi-même risqué un bodélien à partir de Jean Bodel.

7. Les suffixes existants sont les suivants, classés selon leur degré probable
de fréquence:

-ien (-éen), § 8

-iste, § 9, plus les apparentés

-isme, § 10 et

-iser, § 11

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-esque, § 12

-ique, § 13

-âtre, § 14

Signalons, en passant, que le patronyme Aragon a hérité du toponyme le
dérivé aragonais (67-188).

Ou encore que, au XVIe siècle, se pouvaient rencontrer des dérivés en -é,
comme ces deux mort-nés: pétrarqué (inspiré de P). et marotte (inspiré de
M.), dont la paternité revient à Huguet.

8. Le suffixe adjectivo-substantif -ien est indubitablement le plus fréquent
dans la catégorie nominale ici traitée: c'est qu'il est issu du latin -(i)anus.

Noms latins :

Vergihanus - virgilien (Huguet)

Ovidianus - ovidien

Horatianus - horacien (cf. Horace), et rarement horatien (70-97)

Caesarianus, plus tard Caesareanus - césarien et césarin (tous deux
chez Huguet)3.

Noms français: gersonien, rabelaisien, cornélien, etc.

Noms étrangers: érasmien, shakespearien, ibsénien, etc

Un certain flottement se remarque dans l'emploi ancien de -ien et de -ian. C'et>t ainsi que Barthélémy Aneau baptise son pamphlet de 1550 Quintil Horatian, tandis que M. de la Porte préfère horatien (Huguet). Mais le a latin se conserve toujours si la dérivation est double, comme dans : salésianisme, voltairianisme, nés tous les deux au XXe siècle, (voltairanisme date de 1769).

L'engouement moderne pour le suffixe -ien semble remonter au classique
Voltaire, qui aurait introduit dans la langue cornélien et racinien4, mais ce
n'est qu'à la fin du siècle suivant que cette forme prendra son essor définitif.

-éen s'emploie surtout pour reproduire le latin -aeus :



3: Le Petit Robert mentionne césarien, qu'il fait accompagner de l'année 1836.

4: Dans le Petit Robert: cornélien 1761 ; corneillien 1657; racinien 1776. Mais les dates dans ce domaine doivent être acceptées avec beaucoup de réserve; par exemple, pour ce dictionnaire, shakespearien daterait de 1855, alors que Stendhal l'utilisait dès 1824, dans le Journal de Pans (22 décembre), selon une citation trouvée dans l'ouvrage de R. Verbraeken: Jacques-Louis David . . . Paris 1973, p. 97.

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hymenaeus - hyménéen

Europaeus - européens

Je n'ai trouvé aucune dérivation de ce genre relative à un nom d'auteur de
l'époque classique. Pour des noms plus récents, voir § 21 (mallarméen) et 19
(goeîhéen).

9. Le suffixe nominal -iorf|ç, grâce aux emprunts des traducteurs, s'introduit dans le latin sous la forme -ista (les néologismes ne sont pas rares en moyen latin), et de là passe dans les langues populaires, au premier chef en italien et en français: -ista, -iste6.

Parallèlement, les noms abstraits en -louoç ont donné -ismus, -ismo, -isme
(§ 10) et les verbes en -iÇco ont donné -ittiare, -izzare (doublet populaire
-eggiare)i, iser (§ 11).

En français il faut considérer comme substantivo-adjectifs des mots comme : pétrarquiste (XVIe siècle selon le Petit Robert, mais ne se trouve pas chez Huguet; Nyrop, dans le § 217, indique pétrar quien), mariniste, montaigniste, sadiste (cf. notre § 13), rousseauisîe, robespierriste, chateaubriandiste, fouriériste, zoliste (Nyrop, § 65), verlainiste, péguyste, bachelardiste.

10. Nous vivons une époque où le isme est roi. Dans Le dieu caché (p. 279),



5: Ici aussi, l'usage a été bien chancelant, même assez tardivement. Pour Garnier (Cornétte, 256), les voix sont hyménéanes, tandis que pour Beroalde de Vervilde les lits sont hyménéens (selon Huguet). Quand Voltaire écrit européan, il ne fait que suivre la prononciation de l'époque (Ph. Martinon : Comment on prononce le français, 1946, 137); cf. européanisme (1806) et européaniser (1830).

6: Ce suffixe dénominatif, qui a eu une extension explosive dans l'ensemble des langues culturelles d'Europe, est étudié par H. J. Wolf dans Romanische Forschungen 84 (1972) 314-67 : It. romanista, quattrocentista - Anwendungsbereiche eines »gelehrten« Suffixes im Italienischen, Spaniscken und Franzosischtn. Les deux mots italiens du titre principal sont commentés ainsi (364): «Mit wachsender Demokratisierung der Schulbildung hat das »gelehrte« -ista seine Exklusivitát verloren, gleichzeitig aber die Nachteile der Polysémie auf sich nehmen miissen: it. quattrocentista kann weiterhin einen Spezialisten des 15. Jh. bezeichnen, aber auch einen 400 m-Lâufer; romanista ist zwar kaum noch ein fanatischer Parteigánger der rômischen Kurie, in der Tagespresse nur in Ausnahmefallen ein Vertreter der Romanischen Philologie, in der Regel jedoch ein Fussballspieler des A. C. Roma.» Wolf fait sa répartition selon des champs sémantiques; comme exemples d'adhérents à une certaine doctrine il met côte à côte: it. fascista, fr. gaulliste, angl. Darwinist, fr. pointilliste. Notre type spécial n'est pas cité.

7: Dans le § 1126, Rohlfs indique un groupe tel que: latinista, latinismo, latinizzare.

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L. Goldmann écrit: «Tout essai de comprendre soit l'homme individuel, soit
n'importe quelle autre réalité humaine sur un plan purement théorique -
aujourd'hui nous dirions, tout scientisme ».

Le suffixe -isme, qui prolonge le - icruoç, -ismus, tout comme son parent -ista, -iste, mène dans les langues modernes une vie florissante. Tous deux sont internationaux. Le isme caractérise les pensées d'un auteur, ses idées, ses positions, son style. Pour s'en convaincre, il suffit de voir des titres tels que Flaubertisme et Bovarysme (Félix Clérembray, 1912), Un siècle de stendhalisme (68-186), Des reflets du beylisme dans la structure épisodique du Rouge (70-246), Le rousseauisme de Voltaire (67-111), Voltairianisme et rousseauisme (69-134); cf. cartésianisme, malehranchisme, swedenborgisme, bergsonisme ; pascalisme.

Sur l'imitation du style: pétrarquisme, marinisme, gongorisme.

Le sadisme est devenu une expression psychiatrique, tout comme son
congénère masochisme (de Sacher-Masoch).

11. Le suffixe verbal savant -iser, lat. -ittiare, it. -izzare (-eggiare) date de la Renaissance. Huguet a de nombreux exemples avec pindariser et pétrarquiser; ou homériser, platoniser et ronsardiser. D'où des dérivés comme pétrarquiseur, pindariseur ou une forme verbale substantivée comme pindarisant. Ce type est toujours vivant; Nyrop (§ 443) indique baudelairiser, bergsonniser, horacîser; Goldmann emploie cartésianiser (cf. notre § 5).

La palme revient surtout au participe présent substantivé, par ex. ronsardisani, pour un épigone de Ronsard. Mais sous l'influence de arabisant, hispanisant, etc., ronsardisant prend aussi le sens de spécialiste de Ronsard; nous avons déjà vu le type pascalisant = spécialiste de Pascal (§ 4-5).

12. On attribue au suffixe adjectif italien -esco une double origine, latine
-iscus (gr. -îokoç) et surtout germanique -isk (§ 16)8.

Il passe en français à l'époque de la Renaissance.

En italien, il prend un sens péjoratif, mais pas si la dérivation se fait à
partir d'un nom9, et la même tendance se remarque en espagnollo.



8: Rohlfs, § 1121.

9: -esco, generalmente peggiorativo (salvo nei derivati di nomi di luogo o di persona, o di periodi di tempo): romanesco, popolaresco, avvocatesco (Robert A. Hall: La struttura dell'italiano, Roma 1971, 284).

10: -esco, sufijo con que se forman adjetivos derivados de nombres, que significan «propio de», bufuneòcu, caballeresco, principesco. A veces, con matiz despectivo: oficinesco (M. Moliner: Diccionario de uso del español).

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En français, ce suffixe semble marquer, outre une nuance d'étrangeté, une tendance à l'exagéré, au bizarre, au comique: burlesque (1611, orig. it.), grotesque (1532, id.), guignolesque, vaudevillesque (1907). Meyer-Lübke attribue l'effet comique à la combinaison de ce suffixe étranger avec un mot local: soldatesque, livresquell. Dans la catégorie de noms qui nous occupe, on peut dire que ce suffixe ne représente qu'un champ relativement restreint. En plus de moliéresque, je n'ai enregistré que: poeesque (67-169), courtelinesque (70-199), hojfmannesque (Lanoux 204), mots dans lesquels le suffixe garde bien son caractère ordinaire. Nyrop signale hugolesque (§ 371), hugotesque (§ 89), zolatesque (§ 371), aristophanesque (§ 326).

13. Le suffixe nominal -ique reproduit -ikoç, -icus: Homericus - homérique
(1546), Anacreonticus - anacréontique (1555), dont le -t- provient de la déclinaison

Ces dérivés fourmillent au XVIe siècle, un trait typique de la Renaissance; depuis, ils ont été refoulés par les formes en -ien. Ceci peut être illustré par le cas de Stoicus. Du Bellay écrit à l'exemple des Stoïques (Deffence II 2), alors que nous avons aujourd'hui stoïcien, signalé d'ailleurs comme étant ancien (1370), et stoïque (1488 selon Robert), dont le sens, par extension, est devenu 'insensible, inébranlable'. Voici d'autres exemples: aristotélique (1527) subit au XVIIe siècle la concurrence de aristotélicien; platonic, platonique (XVIe siècle) prend le sens spécial de 'idéal, théorique', tandis que, pour le sens d'origine, il est refoulé par platonicien (relatif à Platon, au platonisme, 1370); pythagorique (1565), dans le sens de «disciple de Pythagore», est remplacé par pythagoricien (1711).

Ou encore des dérivés de noms locaux: marotique (1585), holbachique,
villonique; sadique (1862) prend le sens de 'pervers' (cf. sadisme, 1836), alors
que sadien renvoie à l'auteur ou à l'œuvre (68-117).

Nyrop (§ 326) consigne, comme concurrentes, les formes aristophanique
et aristophanesque, dont seule la dernière figure dans îe Robert.

14. Un titre comme Un romantique hugolâtre et idolâtre: Philoxène Boyer (66-125) présente à la fois l'aspect formel et l'aspect sémantique du dérivé hugolâtre; voici un autre titre: Victor Hugo et les hugolâtres (69-202). En dehors de hugolâtre, de telles dérivations sont assez rares : à noter un scribolâtre,donné par Nyrop (§ 415) et notre moliérâtre, dont le sens, à en croire



11: Hist. Gr. der fr. Sprache 11, Heidelberg 1921, § 140

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le contexte, est bien 'idolâtre de Molière', mais avec un petit arrière-goût
assez net et voulu de péjoration, du type marâtre.

A titre comparatif, nous ajoutons les deux paragraphes suivants sur les
dérivés italiens et germaniques.

15. Il n'y a rien d'étonnant à ce que les riches possibilités qu'offre l'italien en matière de dérivation soient aussi exploitées dans le domaine qui nous occupel2. En effet, les noms d'auteurs connus ont donné lieu à une florescence de dérivés jaillis au fil des sièclesl3. Battisti et Alessio, dans Dizionario etimologico italiano, dressent la liste suivante pour Dante et Pétrarque :

dantismo, dantista (Sacchetti), dantesco (XVIe s.), danteggiare (XVIIIe), dantologo, dantologia (XIXe), dantofilo (XXe) ; petrarchista (Sacchetti), petrarcheria, petrarchevolmente, petrarchino (XVIe), petrarcheo (XVIIe), petrarcheggiare, petrarchesco, petrarchescato (XVIIIe), petrarchevole (1804), petrarcale (1829).

-esco occupe une sorte de place d'honneur en s'adjoignant aux trois grands trécentistes : dantesco, petrarchesco, boccaccesco ; il s'applique aussi à d'autres noms connus d'une époque ancienne, les auteurs de la Renaissance: ariostesco, boiardesco, burchiellesco, leonardesco (comp. infra sous -ianó), polizianesco.

Comme pour le français, le suffixe prédominant reste cependant le -iano d'origine latine: virgiliano, guittoniano, guinizelliano, cavalcantiano, ciniano, bonaventuriano, poliano (Marco Polo), pulciano, laurenziano (Lorenzo), casanoviano, carducciano, bartoliano (Adolfo Bartoli), desanctisiano (De Sanctis), dannunziano, crociano, pirandelliano.

Noms étrangers: bediano (Beda), gregoriano, rudelliano (Jaufré Rudel), rabelaisiano (esp. rabelesiano, 66-225), calviniano, spondiano (J. de Sponde), cartesiano (à côté de Descartes, on trouve Cartesio, 67-71), corneliano, steniano (Steno(ne)), pascaliano, sansimoniano, fourieriano, hughiano (67-144), stendhalianol4, saudiano, flaubertiano {un progetto flaubertiano, 69-165), proustiano, claudeliano, sartriano.



12: Une partie du matériel est puisée chez Viscardi.

13: Même chose en espagnol Mofiner. dans Diccionario de uso del español, donne, pour Cervantes: cervantesco, cervantino, cervantismo, cervantista, cervantófilo.

14: A remarquer: Ricerche stendhalienne (67-162), a moins qu'ii ne s'agisse d'une faute typographique.

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-icoìs semble se limiter au champ idéologique: machiavellico, giansenistico,
napoleonico.

-ismo: tomismo, gioacchinismo (Gioacchino da Fiore), giansenismo, sansimonismo;
petrarchismo, dantismo.

16. En allemandl6, on a comme correspondant, le suffixe adjectif germanique -(i)sch: Horazisch, Goethesch, Bindingsch, gongorisch (ici aussi usage flottant de la majuscule et de la minuscule). Les noms français donnent des formes comme : Mallarmésch, Rimbaudsch (sans changement étymologique, cf. § 23), Victor Hugosch (ici prénom possible, contrairement au français), die La Fontainische Fabel (aucun équivalent en français), Bernanos'sch.

Les substantifs se forment à l'aide de -(i)aner: Goethianer, Klopstockianer.

Bien que disposant du suffixe -ish, l'anglais, faut-il remarquer, suit sa
marâtre romane pour dire ici : Shakespearean (-ian), Chaucerian et Miltonian
ou Miltonic.

Noms étrangers: Aristotelian, Horatian, Petrarchian (67-72), Rabelaisian, Cartesian, Cornelian, Racinian, Francian (68-158, le français a du mal à trouver un adjectif pour Anatole France), Proustian, Gidian, Sartrean (68-150). on ne peut s'empêcher de sourire à la vue de ce titre macaronique, qui prouve cependant la difficulté de l'anglais à tirer un adjectif de Molière: «The Moliéresque origins of Les Fausses Confidences» (70-155).

17. La situation devant laquelle se trouvent aujourd'hui les Français, en matière de dérivés de noms, peut se rapprocher de celle qu'ils ont connue aux XVIe et XVIIe siècles, lorsqu'ils devaient insérer dans leur langue les noms antiques. On se souvient des mots de Du Bellay: «Entre autres choses, se garde bien nostre poëte d'user de noms propres Latins ou Grecz, chose vrayment aussi absurde, que si tu appliquois une piece de velours verd à une robe de velours rouge. Mais seroit-ce pas une chose bien plaisante, user en un ouvraige Latin d'un nom propre d'homme ou d'autre chose en Francoys? comme Jan currit, Loyre fluit & autres semblables. Accomode donques telz noms propres, de quelque langue que ce soit, à l'usaige de ton vulgaire: suyvant les Latins, qui pour 'HpaKXfiç ont dict Hercules, pour Qrioeùç,



15: Rohlfs (§ 1054) écrit: «ricorre quasi unicamente in formazioni latineggianti (civico, ecc.)», sans citer notre type spécial.

16: La plupart de ces exemples sont puisés chez H. Friedrich : Die Struktur der modernen Lyrik (1956) et chez W. Kayser: Das sprachìiche Kunstwerk (1961).

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Theseus: & dy Hercule, Thésée, Achile, Ulysse, Virgile, Cicerón, Horace»
(Deffence II 6). Point de vue qu'a partagé Ronsard et qui a triomphé.

Il est vrai que Montaigne félicite Amyot de s'y opposer: «Item, je sçay bon gré à Jacques Amiot d'avoir laissé, dans le cours d'un'oraison Françoise, les noms Latins tous entiers, sans les bigarrer et changer pour leur donner une cadence (= terminaison) Françoise. Cela sembloit un peu rude au commencement, mais dès-jà l'usage, par le crédit de son Plutarque, nous en a osté toute l'estrangeté. J'ay souhaité souvent que ceux qui escrivent les histoires en Latin, nous laissassent nos noms tous tels qu'ils sont: car, en faisant de Vaudemont, Vallemontanus, et les métamorphosant pour les garber à la Grecque ou à la Romaine, nous ne sçavons où nous en sommes et en perdons la connoissance» (I 46). A noter cette réserve significative: rude (pour l'oreille) et étrange (pour l'œil). D'ailleurs, Montaigne lui-même est loin d'avoir appliqué le principe qu'il défend ici : il introduit des noms latins dans les textes français et garde des noms français dans les textes latins. Il écrit par exemple (II 10): Ovide, Vergile, Lucrèce, Catulle, Horace, Lucain, Plaute, Terence, etc. .. ; mais dans l'inscription latine portée sur le mur de la tour (1571), il s'intitule bien Mich. Montanus.

Tout comme les poètes de la Pléiade et leurs successeurs, le Français d'aujourd'hui doit se fier à son oreille, c'est-à-dire aux normes et au système de sa langue avant de créer un nouveau dérivé. D'où il ressort que certains noms sont rebelles à toute dérivation.

18. La dérivation peut entraîner une réduction du corps nominal Précisons
qu'en français le prénom ne doit pas être intégré (contrairement au germanique:
H. C. Andersensk (dan.), Victor Hugosch (ail.)).

Il y a aphérèse dans menaisien (de Lamennais). Il existe un exemple isolé
sans aphérèse: la crise lamenaisienne (67-147, n° 2792), suivi, dans la même
page, du type courant: la crise menaisienne (n° 2802).

Normalement, le premier élément d'un nom composé est omis: Bussy-
Rabutin donne rahutinage, Sainte-Beuve beuvien. Mais Saint-Simon donne
saint-simonien, un simonien étant un adepte de Simon le Mage.

La particule nobiliaire disparaît toujours : Madame de Staël donne staëlien, Jules Barbey d"Aurevilly aurevillyen; cela, même si elle est intimement liée au nom: Du Bellay (forme usuelle) devrait donner bellaysien (adjectif inconnu jusqu'ici).

Descartes, latinisé, donne naissance à Cartesius, d'où cartésien. C'est
l'élément le plus caractéristique qui sert de radical: salésien vient de Saint
François de Sales et vincentien de Saint Vincent de Paul.

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Dans de rares cas, prénom et patronyme, nom de baptême et nom d'artiste ont, chacun de son côté, fait l'objet d'une dérivation. C'est ainsi que Clément Marot, jouant avec son nom, intitule un poème de jeunesse «L'Adolescence clémentine» (1532); les historiens de la littérature, quant à eux, parlent de la disposition marotique\ ce dernier adjectif désigne aussi ceux qui écrivent à la Marot: ceux qu'on peut appeler, en forçant la note, les marotiques de Vantiquité (Vianey: Les Poètes du XVIe siècle, 190). On rencontre des titres tels que Un siècle de stendhalisme (68-186, n° 3102) et Contribution à F histoire du stendhalisme (ib. n° 3096); mais, parallèlement, on a une notion spéciale dans le terme beylisme (1811), qui signifie 'attitude des héros de Stendhal (énergie, individualisme)'.

19. La suffixation peut engendrer des modifications graphiques du radical.
Citons pour commencer le cas spécial de Lamennais, dont la prononciation
[lamsne] s'exprime graphiquement dans le dérivé menaisien.
On peut indiquer quelques règles générales:

a) La finale muette -e(s) tombe sur le plan graphique

Baudelaire - baudelairien

Gide - gidien

Jammes — jam mien

Racine — racinien

Robespierre - robespierriste

Plus Coppée - coppéen, mais Poe (Poè) - poeesque (67-169).

Tandis que les noms anglais subissent le même sort que les noms français, les noms allemands gardent leur finale inaccentuée mais tout de même audible, -e sous forme àe-é, donc distinctement prononcée: en un mot, on retombe alors dans le cas de mallarméen (§ 21):

Goethe — goethéen

Nietzsche - nietzschéen, nietzschéisme (70-416)17

b) Lorsque le radical finit par e [e] suivi d'une consonne muette, c'est-àdire qu'il finit par une syllabe fermée écrite, celle-ci s'ouvre après la jonction entre la consonne et le suffixe qui suit, de là la graphie é pour représenter la nouvelle prononciation:



17: Nyrop (§ 337) considère comme formes concurrentes le couple: nietzschiste - nietzschéen. En fait, on n'a pas encore rencontré de cas sans -é-.

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Bédier - bédiérien
Fourier - fouriériste

20. Dans certains cas, il est nécessaire de réajuster graphiquement le suffixe;
le -v final du radical remplace le i du suffixe pour éviter la constitution de
deux syllabes:

Aurevilly - aurevillyen

Péguy - péguyste, péguysmelB

Valéry - valéryen (malgré le latin Valerianus)

Le -y postvocalique se conserve aussi :

Léon Bloy - bloyen

Sarcey - sarceyen

et, devenant intervocalique, il prend la valeur graphique habituelle [blwaje].
Pour ce qui est de la transcription du russe [-ij], il y a flottement:

Dostoïevski, Dostoïevsky — dostoïevskien
Trotsky - trotskyste, trotskysme; trotskiste

21. a) La voyelle finale accentuée se garde dans Mallarmé - mallarméen,
Rousseau - rousseauiste. On n'a pas trouvé de dérivés de Boileau, Loti.

Les voyelles inaccentuées finissant les noms italiens ou espagnols se comportent
comme le -e français (§ 19) et tombent:

Casanova - casanovien

Gongora - gongorisme

Luis Molina — muiinisie

Spinoza - spinoziste

Marino - mariniste

Pirandello - pirandellien

Ce à quoi il faut ajouter :

Zola — zolisme, Gassendi — gassendiste

dérivés dans lesquels le / doit être considéré comme appartenant au suffixe.

b) La dénasalisation se fait selon les règles habituelles :

Biran - biranien

Renan — renanien

Guérien - guérinien

Gerson - gersonien

Napoléon — napoléonien



18: cf. aussi: Bovary - bovarysme, bovaryen (§ 30).

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c) Voyelle finale accentuée suivie d'une consonne prononcée: le passage
phonétique de [e] à [e], dû au déplacement de l'accent, entraîne le changement
graphique de è, e en é:

Homère - homérique

Molière - moliéresque

Barrés — barrésien

Jaurès - jaurésien

Claudel - claudélien

Hegel - hégélien (francisation totale)

Ibsen — ibsénien

Ad ler - adlérien

Pourtant, on écrit bien schopenhauerien et heideggerien.

La graphie ai et la prononciation correspondante [e] ne changent normalement
pas :

Baudelaire - baudelairien

Voltaire - voltairien

On peut aisément comprendre que Apollinaire - apollinarien est une exception,
due au fait que la forme de base latine est Apollinaris, ce qui n'est pas
le cas pour les autres.

22. La consonne finale écrite et prononcée, éventuellement suivie de -e(s),
se garde normalement:

Freud - freudien

Malebranche - malebranchisme

Stendhal - stendhalien

Husserl - husserlien

Jammes - jammien, jammisme

Verlaine — verlainien

Verne - vernien

Brecht - brechtien

Les exemples :

Balzac - balzacien

Condillac - condillacien

Mauriac - mauriacien

en face de :

Gracq - gracquien (70-322)

montrent que c'est la forme écrite qui détermine la prononciation de ces constructions
d'origine non populaire.

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La consonne finale écrite mais non prononcée devient audible

Bachelard - bachelardisme

Bremond - bremondien

Chateaubriand - chateaubriandiste (69-157)19

Flaubert - flaubertien

Maupassant - maupassantien

Les rapports entre -s et -z sont compliqués. Pour Ramuz, graphie et prononciation se rejoignent [z]: ramuzien. Pour Maurras, on ajoute un s [s] logique: maurrassien, mais pas pour Barrés, Bernanos, Jaurès, dont les dérivés n'ont qu'un seul s graphique, ce qui donne la prononciation [z] : barrésien, bernanosien, jaurésien. Même chose pour Camus, dont le -s ne se prononce pas: camusien.

23. Dans une série de cas, les formations sont un peu plus spéciales.

Pour Hugo, Nyrop cite des dérivés dotés de la consonne d'appui -/- (à partir du type petiot-é) : hugotique et hugotiforme (§ 65), hugotesque (§ 89). Cependant, la consonne d'appui la plus ordinaire est -/- : hugolien, hugolesque, hugolâtre (Nyrop, § 65). L'italien possède hughiano (67-144), qui n'a pas d'équivalent français.

Pour Zola, Nyrop indique zolaîesque (# soldatesque, § 371).

Tandis que Rousseau reste intact dans la dérivation, Jouhandeau suit le
type beau/bel et donne jouhandellien (Togeby, Gramm. § 938) ou jouhandé-
Hen (Boisdeffre: Hist. viv. Litt. 295).

Par contre, Gobineau produit gobinien, gobinisme. De même, on rencontre,
à propos de Queneau, Petite cosmogonie «quenienne» (68-279); il faut
dire que quenellien aurait désagréablement fait penser à quenelle.

-aud devient -ald- par un retour à une vieille étape de la langue, ou plutôt par imitation de l'italien (et de l'espagnol), où le phénomène s'est maintenu: it. caldo (esp. cald-); germano-it. baldo (esp. bald-); spéc. à propos de noms propres: Arnaldo, Rinaldo, Rambaldo, Garibaldi, Balducci qui donnent amaldiano, rambaldiano .. . Donc :

Arnaud - arnaldien

Larbaud - larbaldien

Rimbaud - rimbaldien

La même modification peut toucher la pénultième: Giraudoux - giralducien,



19: Nyrop (§ 96) cite chaleaubrianesque.

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dont la transformation du ou en u est sans doute destinée à éviter qu'un doucienne
trop loin.

Dans les anciens dérivés marivaudage (1760) et marivauder, issus de Marivaux,
le type phonétique Thibaud-ei, chaud-e a probablement joué un certain
rôle.

24. Les dérivés dont nous avons parlé ici peuvent eux-mêmes provoquer d'autres dérivations ou donner naissance à des compositions: anticartésien, anti-pétrarquisme, mi-cartésianisme, néo-kantien, philojanséniste, post-cartésien, précornélien, prémoliéresque; mistralo-maurassien (68-265), sado-masochique.

25. Les adjectifs traités ici, dont la valeur est typiquement distinctive, n'acceptent que la postposition; je n'ai relevé qu'un seul cas d'antéposition: avec ses dantesques calanches (Lanoux 166), où le caractère descriptif est mis en relief.

Nos adjectifs se comportent comme les autres; complément adverbial: la construction était trop grossièrement cartésienne (ib. 73), et comparaison: des histoires que la mauvaise connaissance de l'italien ... rend encore plus hoffmannesques (ib. 204); moins barrésien que moi, il me semble; la ville la plus poétique, la plus shakespearienne (F. Mauriac, Fig. Litt. 23-29/10 1967,4-5).

Les contes voltairiens - si l'on veut s'exprimer ainsi - ne sont rien d'autre que les contes écrits par Voltaire, à savoir les contes de Voltaire. Mais l'adjectif passe facilement au sens caractérisant et l'article à l'aspect générique, ce qui apparaît nettement au singulier: le conte voltairien2o, qui ne peut guère se rendre par le conte de Voltaire, sauf si le contexte indique qu'il s'agit d'un conte défini de Voltaire, le conte en question.

A prime abord, la répartition ci-dessous de -ienj-iste semble la plus naturelle:Viconographie flauberHenne¡une telle publication s'adressait spécialementaux flaubertistes, donc l'adjectif en -ien pour ce qui touche à l'auteur et le substantif en -iste pour celui qui s'intéresse à l'auteur, l'étudié ou le cultive. Mais, ainsi qu'il ressort des exemples suivants, c'est plutôt le règne de l'arbitraire. Il est un fait que les dérivés en -ien renferment, au premier chef, un caractère adjectif (cf. la liste des exemples des §§ 3-5); cela ne les



20: Cf. le singulier latin en guise de générique, F. Blatt : Latinsk Syntaks, Copenhague, 1946, § 89, et dans d'autres langues. Voici un parallèle italien: le fonti delle novelle boccaccesche, en face de una mirabile armonia è, nella novella boccaccesca, ira fatti e personaggi (Viscardi 422 et 424).

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empêche pas, cependant, de glisser sans difficulté vers la fonction substantive. C'est là un point qui est surtout valable pour les adeptes d'une idéologie ou d'une philosophie, les partisans d'une doctrine: cartésien, leibnizien, voltairien,mais aussi pour ceux qui cultivent un auteur: il n'est, je crois, parmi les «hugoliens» - Péguy se serait gaussé du terme . . . personne qui n'acquiesceraità la justesse de cette vue (P. Albouy, RHLF 73, 1973, 254) - on ne sait pas si les guillemets expriment les réserves de Péguy ou d'Albouy lui-même.

De l'autre côté, les formes en -iste s'emploient aussi adjectivement: les études montaignistes, péguystes (§ 29). La ligne de démarcation est d'ailleurs assez fluide, comme bien l'on pense. Dans le titre Voltaire rousseauistel (67—109), le dérivé doit bien avoir une valeur predicative et substantive: dans le philosophe malebranchiste (Micromégas, chap. 7), le dérivé prend plutôt une valeur cpithétique et adjective2l.

26. L'ambiguïté possible de certains dérivés a été dissipée par l'usage: balzacien ne peut renvoyer qu'à Honoré de Balzac, cornélien à Pierre Corneille, camusien à Albert Camus, baconiste à Francis (et non à Thomas) Bacon, rousseauiste à Jean-Jacques Rousseau.

27. Un groupe particulier de dérivés consiste en néo-latinismes à portée internationale: il faut voir là un reste, toujours vivant, de l'unité linguisticoculturelle qui a marqué l'Occident. On comprend aisément qu'une personnalité comme Erasme ait donne naissance à un Colloquium Erusmianum, un Scrinium Erasmianum, une Pax Erasmiana (70-80) ; on rencontre même une Bibliographia erasmiana (70-82). fcn même temps, on trouve un Coi può racinianum (it. 66-71). Autrement, c'est le collectif, le neutre pluriel en -(i)ana22, qui constitue la grande majorité des cas: Calviniana (ali.), Zwingliana (ail.), Stenoniana (dan.), Moreana (angl.) ; Molieriania (69-96) ne peut être qu'une faute, à la place de Molieriana; Casanoviana, Nervaliana; il existe de plus des formes modernes, sans rapport aucun avec le latin, telles que Bloyana (L. Bloy) et Jammiana (F. Jammes).



21: Nyrop (§ 337) fait remarquer que les suffixes -eur, -eux, -ien, -ier, -isant pouvant avoir la même signification que -iste, il est normal qu'on rencontre plusieurs dérivés tirés du même nom, avec «très souvent» une valeur synonyme: il cite, entre autres, baconiste et baconien. Le Grand Larousse encyclopédique, par contre, fait cette distinction, qui semble naturelle mais qui au fond n'est guère conséquente: baconien, adj., relatif à Francis Baron ou au kaconisme. haconiste, n. et adj., disciple de Francis Bacon.

22: Moller en parle dans son § 139 et il cite d'autres exemples comme Lessingiana et Schilleriana (ali.), Baggeseniuna el Holbergiana (dan.), bcllmaniana (suéd), Baconiuna, Juhìiòoniana et Shakespeariana (angl.)-

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On trouve la construction Marginalia aragonaises (67-188), dans laquelle
on aurait pu voir une infirmation de la règle, mais qui est tout simplement
due à l'identification avec «Marginales».

28. Dans le cadre des dérivés, il faut étudier les mots primitifs, les noms nus, qui, sur le plan syntaxique, se comportent de façon identique: Incidemment, très Joseph Prunier, il leur avait conté . . . (Lanoux 147; Joseph Prunier est le pseudonyme de Maupassant). La tendance qu'a le nom propre à prendre une fonction adjective se voit nettement avec la construction faire + objet prédicatif : cela fait très Racine et très . . . Aragon (R. Sabatier, Fig. Litt. 23-29/10 1967, 23).

Le nom propre doit normalement être considéré comme épithète determinative dans cette forme courante : le prix Goncourt, une orgie romaine style «Sagan» (ib.; style Louis XV), le questionnaire Marcel Proust. Il y a indubitablement ellipse dans des cas tels que Mélanges {offerts à) J. Coppin (66-62), Mélanges Marcel Cohen (70-22). On rencontre In memoriam: Alfred Ewert en face de In memoriam Alfred Ewert (70-23). La tournure anglosaxonne se voit à travers un seul exemple: le Stendhal Club (Grenoble). Citons encore ce titre épigonal, emprunté à la poésie épique: Les enfances Ronsard (68-63).

Dans de telles combinaisons, le nom propre peut bien parfois être senti comme étant l'élément central. C'est ce qui ressort, me semble-t-il, du premier des exemples suivants : Dans le Figaro littéraire du 24-3-73, Jean Prasteau parle des tentatives douteuses de découvrir le personnage Molière et émet le vœu de voir ériger un Institut Molière. Le personnage M., tout en s'y opposant, se trouve sur la même ligne que des expressions comme M. auteur, M. acteur.

En fait, c'est cette alternance entre le dérivé et le mot primitif qui est intéressante. Il y a, sur le plan sémantique, tout un abîme entre F homme pascalien (l'idéal humain selon Pascal, cf. Goldmann: Le dieu caché 235) et Vhomme Pascal qui vit, qui agit et qui lutte (ib. 210), c'est-à-dire Pascal comme homme par opposition au théoricien Pascal.

Lorsqu'il y a équivalence sémantique, il semble que la répartition des deux
formes ait été fermement établie par l'usage. C'est ce que nous allons voir
dans le paragraphe suivant.

29. On dit:

Société2^ Chateaubriand, Paul Claudel (et S. Claudel en Belgique), Charles



23: Comp. it. Società dantesca italiana; ali. Deutsche Dante-Gesellschaft.

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Du Bos, Anatole France, Joris-Karl Huysmans, Jean-Jacques Rousseau,
Jules Verne. Mais : Société Racinienne, Sociétés salésiennes.

Cahiers24 Gaston Baty, Jean Cocteau, Paul-Louis Courier, Charles Du Bos, André Gide, Pierre Loti, Charles Maurras, Marie Noël, Romain Rolland et Cahier canadien Claudel. Mais: Cahiers raciniens et C. staëliens (70-384).

Etudes2s (titres ou non) balzaciennes, baudelairiennes, bergsoniennes, bernanosiennes, bremondiennes, casanoviennes et dix-huitiémistes, chateaubriandistes, claudéliennes, gobiennes, jaurésiennes, lamartiniennes, montaignistes, péguystes, rabelaisiennes, renaniennes, rimbaldiennes, robespierristes, voltairiennes. Il ne semble pas qu'il y ait d'exception.

Bibliographie26 balzacienne, cornélienne, larbaldienne, moliéresque, nervalienne,
racinienne, stendhalienne, vincentienne. Une seule exception: B.
Gobineau (69-169).

Ajouter à cela ces quelques cas que nous avons pu relever

VAmitié Charles Péguy, mais l'A. guérinienne

Bulletin baudelairien, mais B. Joris-Karl Huysmans

VAnnée balzacienne (périodique); l'année érasmienne (sème centenaire), salésienne
(4ème centenaire), mais l'année Claudel, Maurras.

VAnniversaire Daudet, mais l'A. verlainien.

Les Journées Malebranche, Baudelaire, mais les J. lamartiniennes.

Le Colloque Charles Maurras, Baudelaire, mais le C érasmien.

30. De ce qui précède il ressort qu'en français moderne et contemporain les dérivés de noms d'auteurs ont eu un développement colossal. Il s'agit d'une tendance très nette, qui déteint, cela va de soi, sur tout nom de personne, même fictive: bovaryen, bovarysant2l, bovarysme; donjuanesque, don{-)juanisme, tartufferie. Il est vrai que certains noms, par ex. Diderot, La Fontaine, sont tout simplement rebelles à toute dérivation, cas où le système dérivatif germanique se montre plus souple: Diderot''sch, La Fontainisch; en revanche, on a le droit de trouver les dérivés français (-ien, -iste, -esque, -âtre), tant sur le plan formel que stylistique, plus colorés et plus expressifs que l'éternel -(i)sch, -(i)sk.



24: Comp. it. Quaderni Dannunziani.

25: Comp. it. Studi crociani, danteschi (Studi su Dante), hughiani, napoleonici, pascaliani, pirandelliani; ali. Dante-Studien, Kant-Studien; angl. Balzac studies, Salesian studies, Studies on Voltaire and thè 18th century.

26: lt. Bibliografìa dantesca, petrarchesca, boccaccesca, vinciana . . .

27: Lanoux 17 : Elle était pourtant peu bovarysante, Aglaè'ua. grand-mère de Maupassant)

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On a pu dans le passé, et on le pourrait encore aujourd'hui, se passer de ces dérivés. Mais un pascalien ou un balzacien nous permettent, d'une façon aisée et élégante, de résoudre bien des problèmes d'énonciation ... et de traduction. Un emploi exagéré de ces dérivés serait, comme toute exagération stylistique, inesthétique. Etant chargés de sens, les dérivés peuvent mener à «une condensation sémantique», dont on a souvent besoin, surtout pour les titres et les manchettes. On peut voir, par le titre ci-après, l'effet que donne l'appareil dérivatif, lorsqu'il est exploité à fond: Préromantisme rousseauiste et égotisme stendhalien (66-148).

Les remarques que nous nous sommes permises ici sur la fréquence de chaque dérivé reposent sur un matériel insuffisant et, partant, ne sont le fruit que de simples présomptions. Pour parvenir à des résultats plus dignes de foi, il faudrait disposer d'un matériel plus complet et le soumettre aux ordinateurs. Nous nous en remettons donc aux spécialistes de l'électronique.2B

Anker Teilgârd Laugesen

Copenhague



28: Manuscrit posthume de Anker Laugesen, traduit et revu par Ghani Merad et Ole Wewer.

BIBLIOGRAPHIE

E. Huguet: Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle, Paris, 1925-67.

C. M0ller: Trœk af de romanskc Sprogs Indflydelse pua Nygcrmansk, Copenhague, 1927.

P. Robert: Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, 1966-70.