Revue Romane, Bind 9 (1974) 2

Vers un principe d'indétermination en critique littéraire

PAR

ERIC GANS

Les tendances les plus résolument modernes de la critique contemporaine semblent se détourner de la littérature classique qui faisait naguère l'objet unique de la «nouvelle critique» comme jadis de l'ancienne. Les analyses les plus significatives des tenants d'une poétique structurale traitent des structures littéraires en général, en refusant, pour des raisons méthodologiques, de se préoccuper de l'unicité de chaque œuvre classique en particulier.

Rien n'est plus loin de notre intention que de nous opposer à la poursuite des études structurales en critique; nous sommes même pleinement convaincu que ces méthodes seules sont capables d'atteindre l'essentiel de l'«objet littéraire». Mais il nous semble que le passage d'une critique «humaniste» à une méthode de «science humaine» n'ira pas aussi allègrement qu'on est peut-être trop prêt à le croire; et qu'en effectuant une «révolution copernicienne» en critique littéraire il faut abandonner tout espoir de retrouver intacts les grands mythes séculiers qui ont présidé à la création de la tradition classique. L'expulsion de l'homme du centre du champ de forces littéraires aura pour conséquence la destruction de ces mythes, et avec eux, de la possibilité, que nous ne devrions d'aucune façon estimer comme faisant partie des dons «naturels» de l'homme, de comprendre les grandes œuvres littéraires dans la spécificité qui les caractérise. A cet égard, la disparition de la Littérature doit être considérée comme ayant l'effet contraire à celui produit par l'effacement de la religion; pour comprendre les mythes religieux il n'est pas nécessaire d'y participer; l'on peut se contenter de les expliquer en les rendant transparents à leur causalité psychosociale (voire structurale). Le sens humain survit à la religion mais meurt avec la littérature, car si la mort des croyances religieuses correspond à la libération subjective (bourgeoise) de l'homme, celle de la Littérature met fin par contre à toute illusion humaniste reposant sur une irréductible spécificité

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La question que nous voudrions aborder ici est de savoir avec quelle justesse il nous est permis de parler d'un principe d'indétermination qui fixerait des limites indépassables pour toute méthode positive en analyse littéraire. Nous formulerons d'abord notre tâche ainsi : trouver des articulations permettant de relier ensemble, en les délimitant, deux domaines dont Barthes avait déjà remarqué la divergence dans Critique et Vérité (1966) - la «science littéraire» et la «critique»l. La «science littéraire», que Jakobson et Todorov appellent la «poétique», comporte une compréhension positive de l'objet littéraire; quels que doivent être ses composants réels, la conception fondamentale de celle-ci ne pose aucun problème a priori. Tel n'est pas le cas de ce que Barthes appelle la «critique». Nous ne retiendrons de la notion de Barthes que son aspect négatif: la critique est une réflexion sur la littérature qui n'est pas scientifique ou «positive». Nous pouvons maintenant énumérer au moins trois types de rapports possibles entre science littéraire et critique :

1. Monisme positif: La «critique» non-scientifique n'a, d'ores et déjà, aucune autonomie par rapport à la science ; tout ce qu'elle contient de significatif (en dehors d'une rhétorique de «l'expérience» littéraire) pourrait être reformulé sur des bases rigoureuses. C'est la position rationaliste forte, fondement des recherches «poétiques».

2. Dualisme: La critique n'a rien à voir avec la science; ses bases (quelles
qu'elles soient) sont indépendantes de touie connaissance positive.

C'est la position de Critique et Vérité. Le critique qui s'affirme comme
tel serait alors tenu de formuler les principes «non-positifs» de son entreprise:soit



1: Nous ne dirons que deux mots du problème, peut-être plus fondamental encore, du rapport entre les études littéraires en général - science et critique - et la simple lecture, troisième «approche» de la littérature mentionnée par Barthes. En affirmant que la lecture «naïve » ou «naturelle » se poursuit d'une manière essentiellement différente des activités réfléchies qui lui sont liées, cet auteur récuse la notion traditionnelle de la critique qui lui confierait la tâche d'expliciter les structures implicites dans la réalité expérientielle de la lecture ordinaire. En insistant sur l'irréductibilité de l'écriture critique (comme de toute écriture) à ses signifiés, Barthes semble vouloir imposer aux études littéraires un pluralisme opaque et désespérant. Le «critique» de Barthes nous paraît peut-être trop épris de la Différence que lui confère son écriture; flottant entre science et hédonisme, entre production et consommation, il rêve de mêler ces deux fonctions dans une entreprise dangereusement íciiiíóe Je solipsisrne. Et que dirait-on alors des lecteurs du critiqueo ou de ses lecteurs «critiques»?

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prise:soitune philosophie irrationaliste, soit une «sensibilité littéraire» qui s'identifie de façon pré-réflexive à celle de l'écrivain, etc. Nous pourrions rapprocher de ce point de vue un monisme antipositif qui refuserait jusqu'à la possibilité d'une analyse immanente de l'«objet littéraire». Ce serait par exemple le cas d'une critique résolument phénoménologique.

3. «Indéterminisme »: Tout ensemble d'affirmations sur l'objet littéraire doit tendre à la rigueur d'un système positif-déductif de «science humaine». Cependant, sans qu'on puisse délimiter a priori les domaines respectifs d'une «critique scientifique» et d'une «critique non-scientifique», l'epistemologie de la littérature est telle que toute tentative d'y saisir des différences spécifiques doit être justifiée par l'élaboration concomitante d'une ontologie littéraire, ou «esthétique», qui servira de base constitutive à la méthodologie employée. Plus la différence sera spécifique, plus l'esthétique devra être élaborée, ce qui implique l'existence nécessaire d'une marge d'indétermination dans la connaissance de l'objet littéraire. Car à un moment donné il faudra sacrifier soit la spécificité de l'objet, soit la transparence déductive de la méthode. En termes plus concrets, pour fonder la saisie intuitive d'éléments différentiels dans le texte il faudra multiplier les formules proposant de justifier ontologiquement de telles distinctions, ce qui aura comme conséquence l'éloignement de celles-ci de leur base dans l'anthropologie intuitive du «bon sens». Pour «comprendre» l'œuvre à fond il faudra alors se risquer dans des spéculations relevant plutôt d'une mythologie de l'homme que d'une ontologie scientifique.

Nous tenterons ici de faire comprendre la justesse de ce troisième point de vue en procédant par une démarche dialectique, partant de l'opposition la plus immédiatement donnée (Auteur/Texte), à travers une série d'approfondissements intermédiaires, pour aboutir à l'opposition fondamentale «œuvre/texte» qui nous permettra de situer toutes les autres. Si notre exposition s'oppose ainsi à l'ordre didactique et déductif normal, c'est que nous avons cru essentiel de souligner, dans une recherche qui n'est ellemême ni positive ni interprétative mais proprement philosophique, l'enchevêtrement complexe de matérialité et de mythe qui interdit tout accès naïf à l'essence de la chose littéraire.

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L'auteur et le texte

Flaubert insistait déjà sur l'impersonnalité de l'écrivain; depuis bientôt cinquante ans le «New criticism» des pays anglo-saxons fait rigoureusement abstraction de l'auteur en étudiant les textes. Plus près de nous, l'école «sémiologique» proclame, avec le radicalisme qui lui est propre, la venue d'une écriture dans laquelle la personnalité de l'auteur ne dissimulera plus le travail textuel. Ce courant impersonnaliste considère sa tâche comme démythifiante - l'«auteur» est un mythe dont il faudrait débarrasser la critique; nous ne lisons après tout pas l'auteur, mais le texte, l'auteur n'est au fond qu'un corpus de textes, etc.2 Mais il est remarquable que même l'étude des textes libérateurs comporte inévitablement des références (souvent quasi idolâtres) aux personnes de leurs auteurs. Ce qui ne fait que confirmer le jugement du «sens commun» sur la question du texte «impersonnel»: î>i l'auteur est un mythe, le texte en est un autre; on ne peut combattre le mythe de l'auteur sans tomber aussitôt dans le mythe du texte.

La dualité fondamentale auteur-texte est en effet le lieu le plus accessible,
le plus immédiat où se manifeste la nécessité d'un principe d'indétermination.

Ceci dit, l'on comprend que ce soit l'auteur et non le texte qui apparaisse comme l'élément problématique de cette dualité. Personne, pas même Sainte- Beuve, n'aurait jamais songé à étudier l'auteur sans le texte; en revanche, la critique peut, du moins en apparence, se défaire complètement de la notion d'auteur. Pour autant que l'attribution d'un texte a un auteur comporte une information qui n'est pas présente dans le texte même, elle dépassera la compétence d'une analyse purement positive de ce texte. Ainsi: la connaissance positive exhaustive d'un texte n'est concevable que si l'on réduit à zéro l'apport spécifique de l'attribution du texte à un auteur.

Cette formulation laisse pourtant non résolue la distinction entre, d'une part, l'acceptation d'une «fonction d'auteur» à laquelle on attribuerait dans certaines circonstances (restant à définir) la valeur zéro, mais qui pourrait éventuellement avoir une valeur positive, et d'autre part, l'élimination a priori de cette fonction par une décision méthodologique.

Dans le premier cas, il n'est pas vraiment question de faire abstraction de l'auteur. On peut tout au plus réduire à zéro sa spécificité; il restera toujours là, invisiblement muni de ses «désinences» inaliénables, comme le verbe absent d'une phrase nominale. Dans le second cas, par contre,



2: La critique des «poéticiens», qui partage avec la tendance sémiologique le refus de s'occuper de l'auteur, préfère prendre une attitude plus prudente, écartant le problème de l'auteur comme une complication à éviter.

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toute considération de la fonction d'auteur est rejetée de l'analyse textuelle comme n'étant qu'un facteur des conditions historiques d'émission du texte. La deuxième alternative paraît à première vue éviter une complication inutile; elle ne fait cependant que déplacer, sans l'éliminer, la question de la constitution du texte en totalité, question qui se pose aussi bien à propos d'un récit folklorique que d'un sonnet de Mallarmé. Se priver du recours traditionnel à la conscience constituante de l'auteur ne fait qu'obliger l'analyste à chercher ailleurs la constitution de l'objet de ses recherches.

La fonction réceptrice « anthropologique »

Cependant, dans la pratique, la constitution du texte-totalité sans auteur est passée sous silence, sur la foi d'une anthropologie sous-entendue. La recherche d'une constitution du récit paraît superflue en raison de l'ubiquité de l'objet; partout où se trouvent des hommes, se racontent des récits, dont l'intérêt fondamental semble toujours être le même. Nul doute qu'on ne puisse étudier empiriquement une telle fonction en compulsant un nombre suffisant de textes. Mais F«anthropologie» ainsi construite serait logiquement antérieure à l'étude concrète des textes en eux-mêmes. Et en l'absence d'une telle science, l'étude positive des textes sera, en vérité, fondée sur des «évidences» anthropologiques intuitives, au lieu de pouvoir s'en débarrasser (comme le terme de «formalisme», aujourd'hui quelque peu discrédité, voulait à son époque le faire croire) grâce à une mise entre parenthèses méthodologique du problème de la constitution du texte. Car on ne peut éliminer toute notion d'auteur sans soulever le problème de la fonction anthropologique du récit. Ce qui se fait dans la pratique, c'est qu'on renvoie d'une négation à l'autre, niant l'importance de l'auteur sur la foi de l'universalité de la fonction réceptrice et refusant d'examiner celle-ci, en alléguant justement la présence de ce récit-ci qui «incarne» la fonction in concreto - ceci, bien entendu, grâce à la praxis constituante d'un auteur dont on ne parlera pas.

Ainsi, en partant de l'opposition auteur/texte, nous en sommes venu à entourer symétriquement le texte de deux fonctions - la fonction d'émetteurauteuret de récepteur - qui échappent l'une et l'autre au contrôle positif, la première renvoyant à une théorie de la conscience constituante, la secondeà une anthropologie. L'élimination de l'une des deux ne faisant que renforcer l'importance de l'autre vis-à-vis d'une appréciation purement positivedu texte, nous pouvons les considérer comme deux variantes d'une

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fonction unique que nous appellerons Y intention littéraire^, et qui s'opposera alors au texte comme élément non-positif de sa constitution. En situant sur une base unique l'opposition positif/non-positif dont la zone frontalière définit le domaine de l'indétermination critique, cette nouvelle notion nous permettra d'éclaircir le sens du «degré zéro» dont dépend l'intégrité de l'analyse textuelle positive.

A première vue, l'intention littéraire au degré zéro, non spécifique, se manifesterait dans les genres non-classiques (traditionnels et populaires) parmi lesquels le récit occupe une place privilégiée. Par contre, l'œuvre classique comporterait non seulement l'intention non spécifique d'être un récit (ou un drame, etc.) mais l'intention proprement différentielle d'être le récit (ou le drame...), de réaliser une Différence entre FEtre-Humain incarné dans l'œuvre et les êtres humains (les hommes en général).

Une telle Différence, posée sans plus, renvoie à une conception de la Littérature porteuse d'une vérité quasi sacrée et inaccessible à l'entendement. Du même coup la littérature traditionnelle et populaire, située au «degré zéro» de l'intention littéraire, deviendrait accessible in toto à l'analyse positive.

Une telle démarche, qui nierait la nécessité méthodologique d'un principe d'indétermination en abandonnant à la science le vaste domaine de la littérature non-classique, ne préserverait pas pour autant les œuvres classiques uc i iiivdMûii positive j càT, ayant ainsi assure scs arnercs, ici science littéraire chercherait logiquement à gagner du terrain en resituant sa frontière avec ia cnuque iion-seieiiiiiique a. i m teneur morne de 1 œuvre cià^aiquc, ou clic s'approprierait tout ce qui est possédé en commun avec l'œuvre non-classique (techniques narratives, figures rhétoriques, etc.), ne laissant à la critique non-positive que la contemplation mystique de la Différence pure.

Repoussons donc tout mysticisme et essayons de découvrir le lieu de la
Différence dans l'œuvre. Pour cela il faut situer notre recherche non en deçà



3: Nous devons cependant ajouter un mot pour éviter la confusion qui risque de se produire entre cette conception et le vocabulaire phénoménologique (Ingarden par exemple appelle l'œuvre un «objet intentionnel»). Notre conception de l'«intention» n'a rien de phénoménologique; au contraire elle représente une tentative de concevoir la structuration esthétique sans se préoccuper ni du problème de la perception de l'œuvre ni de celui du dessein subjectif de son auteur - nous pensons ainsi éviter l'écueil du psychologisme sans nous laisser pour autant séduire par les facilités de l'«intentional fallacy». Cette notion doit nous permettre de mettre pour ainsi dire sous verre, dans la «black box» des cyberneticiens, toute la problématique de la communication esthétique, p<">ur n'en laisser subsister que les structures proprement constitutives de l'œuvre.

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de la Littérature («Comment découvrir la Différence sacrée?»), mais audelà,dans une perspective transcendantale et démythologisante: «Pourquoi recherchons-nous la Différence démoniaque?» L'intention littéraire ainsi retournée contre ses adorateurs se concrétise, se définit dans son sens anthropologiquepour une pensée qui, l'espace d'un éclair au moins, y saisit la déréliction de l'homme historique qui recherche les repères de son temps perdu dans les œuvres:

La critique littéraire s'attache aux différences, c'est-à-dire aux signes différentiels qui constituent une partie infime ou tout au plus réduite de l'œuvre, quantitativement. Elle se définit donc comme recherche de la qualité. Cette qualité exerce une domination qui va s'affaiblissant mais qui se perpétue... Cette domination repose, en dernier ressort, sur l'expulsion de l'Autre qu'elle nous dissimule. Elle va dans le sens du mythe tel qu'il nous apparaît depuis toujours. Elle est fermée au rapport entre la symétrie et la dissymétrie, entre la différence et la non-différence. Elle repose, comme le mythe, sur l'élimination de la non-différence, fruit de l'expulsion rituelle4.

Ce que Girard attribue ici à la critique littéraire vaut, à notre avis, pour tout lecteur sensible aux valeurs littéraires. L'epistemologie de la Différence se réduit à n'être autre chose qu'un dépistage du Moi du lecteur; le lieu de la Différence est là où «je » suis, ou, en d'autres termes, le lieu de Y identification du lecteur avec le texte.

Nous saisissons immédiatement que l'identification du lecteur ne privilégie nullement l'œuvre classique par rapport à l'œuvre non-classique, qu'au contraire la «non-œuvre» fait un appel plus insistant et plus univoque que le «chef-d'œuvre» à l'adhérence du lecteur.

L'identification mythique est donc antérieure à la dichotomie littérature classique/littérature non-classique correspondant à la distinction entre l'intention littéraire spécifique et son «degré zéro». La coupure essentielle est ainsi située ailleurs, dans la dichotomie primordiale œuvre/texte qui correspond à la présence/absence de la catégorie même de l'intention littéraire.


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4: René Girard, «Symétrie et dissymétrie dans le mythe d'Œdipe,» Critique, n° 249, févr. 1968, p. 102.

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OEuvre et texte

C'est la distinction œuvre/texte, indépassable par la pensée positive, qui rend nécessaire un principe d'indétermination. Même le récit traditionnel «ahistorique» et «anthropologique», au degré zéro de l'intention littéraire, est une œuvre dont le texte n'est qu'un «moment», central, certes, mais non ontologiquement primordial. L'identification qui révèle la fonction mythique de l'œuvre est indépendante de la situation de celle-ci devant l'histoire, c'est-à-dire devant la dichotomie historique!ahistorique, classique/ populaire ~ ou comme nous dirons tout à l'heure, néo-normatif paléonormatif.

L'étude textuelle positive n'en a pas moins raison de se concentrer sur les œuvres de caractère ahistorique. Car en attribuant (implicitement) à une réceptivité «anthropologique» l'intérêt universel inspiré par les récits populaires, elle accomplit un acte méthodologique qui se trouve dans ce cas partiellement justifié, mais qui paraîtrait absurde si on voulait l'étendre témérairement à la littérature classique. Cette opération, que nous croyons pouvoir appeler l'«èpoche esthétique », consiste à «mettre entre parenthèses » l'identification mythique afin de lire le texte-objet sans référence à une intention constitutive. Pour expliquer l'efficacité relative de ce procédé en ce qui concerne les œuvres ahistoriques il nous faut recourir à un autre paramètre de l'œuvre, que nous appellerons sa normativité. ha dichotomie intention zéro/intention positive, ou non-classique/classique, deviendra à l'égard de la normativité paléo-normatif néo-normatif.

L'intention littéraire, en même temps qu'elle distingue des sujets individuels (fictifs) à l'intérieur de l'«histoire» de l'œuvre, pose la signification normative de l'ensemble. Elle réalise ainsi l'union paradoxale, inconcevable par la pensée rationaliste et positive, de la normativité et de la Différences. Cette conjonction d'une norme et d'une praxis individuelle peut se réaliser de diverses façons à l'intérieur de l'œuvre, et n'est en aucune façon limitée à l'attribution au «héros» d'un inanalysable statut d'exemplarité.

La normativité est la dimension rationnelle de l'identification, celle où la substance mystique et intensive de la Différence étale dans l'espace-temps la totalité extensive de ses qualités, chacune d'entre elles pleinement accessibleau Moi-autre du lecteur parce que privée de toute exclusivité, se laissant aborder sous le signe de l'universel. Par conséquent le «lieu» d'identification du Moi dans l'œuvre, conception encore vague et métaphorique, peut être



5: L'intention littéraire incarne ainsi dans l'imaginaire l'impératif catégorique de Kant, qui thématise en effet la structure implicite de toute l'esthétique classique.

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précisé de la manière suivante: le lecteur s'identifie substantiellement à la
Différence, mais cette identification s'actualise dans une extensivité temporelleet
concrète de caractère normatif6.

Paléo-normatif et néo-normatif

Puisque la normativité est la dimension la plus extériorisée de l'œuvre, elle offre la voie la plus accessible à l'établissement de la distinction entre «œuvre» (historique) et «non-œuvre» (ahistorique). La «non-œuvre», ahistorique et populaire, est caractérisée par la nature explicite et thématique de sa fonction normative. La norme préexiste à l'œuvre qu'elle produit comme une expansion d'elle-même. Le contenu plus ou moins fabuleux qui progresse par étapes, variantes de topoi traditionnels, illustre la norme sans la modifier. Ce qui ne veut pas dire que le récit traditionnel doive inévitablementtrouver son origine dans une «morale». Le récit d'aventures fabuleuses (ou, plus près de nous, le roman policier) peut réduire celle-ci à peu de chose pour mettre l'accent sur le «suspense» des aventures. La fonction normative de l'identification n'est pas limitée à la moralité; elle trouve son compte tout aussi bien dans l'affirmation/négation du Moi (danger, plaisir sensuel, expansion des forces physiques). Mais qu'elle soit édifiante ou non, l'œuvre traditionnelle est toujours «bien pensante», car elle est structuralement incapablede dépasser les normes préexistant à sa création. C'est pour cela que nous pouvons la désigner sous le vocable de paléo-normative. Sa nouveauténe peut aller au-delà de sa rhétorique. Et pour cette raison elle garde un attrait privilégié pour ceux qui recherchent derrière le texte littéraire individuel les paradigmes d'un code universel. Rien de plus naturel dans ce cas que l'époché esthétique. Les normes étant explicitement présentes dans le contenu, l'analyste peut traiter de celui-ci sans s'occuper spécialementde celles-là; l'œuvre se réduit à un texte découpable «intuitivement» en séquences. Le découpage se fait, à vrai dire, par référence aux normes, qui seules permettent de séparer deux éléments du texte au moyen de vécus expérientiels, mais on peut fort bien éviter d'y faire allusion, car les éléments



6: On reconnaîtra dans la «substance» mystique de la Différence une fonction homologue à celle du sujet transcendantal de la phénoménologie, et jusqu'à son caractère «mystique» et fictif, dénoncé et rejeté par Sartre {La Transcendance de Végo). Ainsi sans moi transcendantal, pas d'identification esthétique, ce qui explique sans doute le refus apparemment définitif de Sartre de reconnaître à l'esthétique un statut ontologique autonome.

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du texte se distinguent sur le plan «anthropologique», et le plus souvent
le découpage s'exprime explicitement dans la rhétorique du texte même.

Par contre, dans l'œuvre «classique», à intention différentielle (non-zéro), la réduction esthétique ne se fait qu'avec un sentiment de perte irréparable. Une fois mise entre parenthèses son identification avec l'œuvre, le lecteur du texte a l'impression de ne plus tout comprendre. Cela tient au genre de normativité caractéristique de ces œuvres, que nous nommerons néo-normatives.

Dans l'œuvre néo-normative, les normes qui régissent l'identification ne sont pas antérieures mais postérieures à la réalisation textuelle. La lecture (ou du point de vue de Fauteur, l'écriture) devient par conséquent expérience historique, où comme le dit Hôlderlin «die Zeit . . . Anfang und Ende sich in ihr schlechterdings nicht reimen ïasst»7 - «le temps ne laisse pas rimer en lui début et fin. » De telles œuvres récupèrent pour récriture profane la conversion qui est l'élément profond du mythe sacré, alors que le récit populaire ne conserve que le déploiement extensif de la narration mythique. Dans cette conversion la finitude, la mortalité de l'individu reçoit un sens par rapport à la communauté humaine, alors que le lieu d'identification dans l'œuvre ahistorique est essentiellement immortel, ou plutôt a-mortel.

La nature d'une norme est d'être abstraite et universelle, contraire à toute Différence. Dans l'œuvre paléo-normative, au sein de l'identification, fusion paradoxale entre norme et Différence, survit encore l'espoir magique et immanentiste d'accéder à la norme comme fonction sans payer le prix mortel) de la Différence individuelle. Le héros du récit populaire, «fonction»habillée des vêtements de la substance, n'a pas pour mission de découvrirle sens de la vie - de sa vie - mais de redécouvrir les sens qui existent déjà, travail qui n'engage aucun pari mortel. C'est dans ce contexte qu'il faut lire l'analyse si attachante (parce que baignée de cet espoir magique) des Mille et une nuits par Todorovß. Le récit lui-même est vie (celle, en particulier, de Chehrazade), le langage, garantie contre la finitude et la mort. Chaque récit-élément de la totalité est, comme le dit Todorov, à la fois « manque » et « supplément » - manque parce que mortel comme toute parole, supplément parce que sans finitude propre et toujours promesse d'infini. Vu d'une autre manière, le récit populaire est à la fois œuvre, excédent par rapport à son texte, et non-œuvre, insuffisant à habiller de vie son squelette de normes. D'où à la fois son débordement et son creux intérieur.C'est



7: Notes sur Œdipe et Antigone, Bibliothèque 10/18, 1965, p. 64.

8: Les hommes-récits, dans Grammaire du Décaméron, Mouton, 1969, pp. S? 97

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rieur.C'estl'étalage spatial, extensif des paramètres aristotéliciens de pitié
(excès) et de terreur (manque).

Par contre, les normes de l'œuvre «néo-normative» ne peuvent être exprimées abstraitement, dans le langage du Même universel, qu'après «la fin des temps». Pendant que se déroule l'histoire réelle, les normes ne sont qu''implicites dans le savoir expérientiel emmagasiné dans la langue, et ce n'est que par l'identification substantielle, irréductible à une simple fonctionnalité, qu'on les découvre. Par conséquent l'époché esthétique du texte le prive de tout sens humain; l'explication-de-texte qu'il fonde est ainsi la mort du texte. Ici nous ne pouvons mieux faire que de citer les paroles de Todorov lui-même qui achèvent son analyse du Décaméron, œuvre-charnière, à la fois recueil de récits populaires et point de départ d'une Littérature narrative nouvelle:

II y a donc à la base même de la nouvelle une contradiction irréductible: la même action est le support du récit, sa justification, son élément essentiel; et sa contestation, sa partie la plus extérieure, la moins «récit». Elle est à la fois la vie et la mort du récit. Tout récit porte en lui sa propre mort, il est son plus grand adversaire: la seule menace sérieuse pour le récit vient du récit. (Ibid., pp. 82-83)

Ce texte, écrit avec une admirable franchise, énonce le paradoxe sur lequel
butera nécessairement toute «grammaire», si perfectionnée qu'elle soit, d'un
corpus textuel proprement littéraire.

L'œuvre est donc à la fois texte et intention, normativité extensive et Différence intensive, en même temps un ordre merveilleux et rationnel et un mythe mystique et mortel. Ces deux dimensions, perpendiculaires l'une à l'autre, appellent deux méthodologies opposées. Ce qui ne les empêche en rien de se compléter mutuellement; mais le lieu de leur rencontre sera, du moins tant que la littérature continuera d'exister, indéterminable par Tune ou l'autre méthode. Pour apprendre dans la pratique quelles sont les conditions du rapprochement maximum des deux perspectives, il faudrait commencer par situer l'œuvre dans l'histoire, par faire l'historique des œuvres à la fois comme texte et comme lieu d'identification différentielle. C'est cette tâche qui définit l'horizon de l'entreprise commune des deux méthodes, et que nous ne pouvons ici que désigner du doigt.

Eric Gans

Los Angeles

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RÉSUMÉ

A une époque où les analystes littéraires se montrent de plus en plus enclins aux méthodes positives, il est nécessaire de rechercher un «principe d'indétermination» permettant de délimiter le domaine réservé à ces méthodes par rapport à celui de la «critique» traditionnelle que nous considérons, au moins provisoirement, comme irréductible à un positivisme. La méthodologie formelle comporte une étude du texte qui voudrait exclure toute référence à une conscience intentionnelle (auteur ou lecteur) non manifestée directement dans le texte. Cependant, la critique différentielle des œuvres ne peut se passer de faire appel à une telle conscience constituante. Nous pouvons alors distinguer d'une part des textes anonymes que nous n'avons aucun besoin d'attribuer à un auteur particulier et d'autre part des «œuvres» qui réalisent une intention différentielle de créer du nouveau. Cette «différence» de l'œuvre n'est accessible

qu'à une identification proprement «égoïste» du lecteur avec l'« intention littéraire» du texte. Mais nous nous apercevons que le lecteur s'identifie aussi intensément à un récit folklorique anonyme qu'à un chef-d'œuvre individualisé. Ainsi, nous en venons à situer notre «principe d'indétermination» au sein même du texte littéraire: l'œuvre et le texte sont inséparablement unis dans le même objet. Cependant, certaines œuvres se prêtent plus aisément à une analyse purement textuelle. Nous les désignons sous la rubrique « paléo-normatif », les normes de leur lecture étant toujours antérieures à l'œuvre et par conséquent reparables directement dans le langage du texte, alors que les œuvres «néo-normatives», ou proprement «littéraires», transforment ellesmêmes les normes de leur lecture et provoquent chez le lecteur une conversion inaccessible à l'analyse positive.