Revue Romane, Bind 9 (1974) 2

Phonologie des voyelles du latin vulgaire

PAR

MICHAEL HERSLUND

1. La récente publication dans les pages de cette revue de la discussion suscitée par la thèse de Palle Spore sur la diphtongaison romane (Spore (1972)), m'a incité à présenter ici une esquisse d'analyse phonologique du système vocalique du latin vulgaire (ou plutôt des latins vulgaires) fondée sur la phonologie generative. En utilisant les outils de cette méthode, l'esquisse que je propose aura pour but de montrer que la diphtongaison romane est une résultante toujours strictement phonologique des changements intervenus dans les systèmes vocaliques du latin républicain aux parlers régionauxl de l'époque impériale et que cette diphtongaison ne nécessite pas d'explications extérieures au système phonologique.

2. Le système vocalique du latin républicain peut être représenté par les
traits distinctifs suivants, abstraction faite du trait [± long] (les voyelles
étant définies par le trait [+ syllabique]) :


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(!)

Au lieu de considérer le trait [± long] comme un trait fondamental du



1: J'emploierai les termes de latin républicain et de latin impérial au lieu de latin classique et de latin vulgaire pour désigner le latin parlé quotidien. Latin classique désignera uniquement la langue écrite (de César et de Cicerón jusqu'aux écrivains de l'âge d'argent), et latin vulgaire les parlers régionaux des premiers siècles de notre ère.

2: Je voudrais souligner qu'on aurait naturellement pu choisir des traits différents comme pertinents pour faire ¡a description phonologique du vocalisme latin. Les traits choisis me paraissent pourtant utiles et significatifs en ce qu'ils divisent les voyelles en classes naturelles qui semblent très pertinentes: [~ polaire].

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système phonologique, je proposerai de faire dériver toute voyelle longue
(phonétique) d'une séquence voyelle + semi-voyelle (phonologique) :


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Les / souscrits indiquent que les segments en question sont identiques dans leurs spécifications à la seule exception du trait [± syll]. Les analyses glossématiques et génératives se ressemblent assez souvent: il y a pourtant cette différence que là où la glossématique envisage une interprétation (p.ex. d'une voyelle longue comme étant la combinaison de deux brèves, cf. Togeby (1951), p. 43), on parle en phonologie generative d'une dérivation (p.ex. (2)) à l'intérieur d'un système de règles phonologiques qui engendrent des manifestations (quasi-)phonétiques à partir de représentations plus abstraites.

Quels sont les arguments susceptibles d'appuyer une telle analyse? On sait que, normalement, l'orthographe latine ne distingue pas entre voyelles longues et brèves. Mais on trouve dans les inscriptions, à côté de l'emploi de Yapex et de la / longa, la graphie en deux voyelles (à partir de Accius, lle siècle avant notre ère), probablement sur le modèle de l'osque. Cf. Sidney Allen (1965), p. 64: «Thus, for example paastores (132 8.C.); leege, iuus (81 8.C.); the inscriptional examples in fact cover roughly the period 135 to 75 8.C., except in the case of mm, which continues to be used, especially in the fourth-declensional forms (e.g. lacuus), and is occasirmally found even in MSS. » On ne trouve pourtant jamais ni 00, ni //' (mais en ce dernier cas, on emploie la graphie ti, toujours sur le modèle de l'osque). Il y a donc, dans cette pratique épigraphique, un certain argument en faveur de la dérivation proposée (2). Sans entrer dans les détails de la question, l'analyse proposée a les deux avantages suivants, qui constituent autant d'arguments à l'appui de celle-ci :

D'abord, elle donne une définition uniforme de la syllabe longue, et, partant,
de la règle d'accentuation :


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formule qui représente les séquences phonétiques suivantes (§ = frontière
de syllabe):


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De plus, elle rend possible une description plus cohérente de la flexion. Soit
les formes de l'ablatif singulier: insula, hortô~) rege, manü, dië. Si l'on proposela
désinence V* (voyelle abstraite ayant pour toute spécification classificatrice[+

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ficatrice[+syll]), la désinence sera la même pour toutes les déclinaisons,
et la règle de manifestation sera :


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c'est-à-dire que la désinence V* devient e après consonne et, devenant [— syll], assume toutes les valeurs d'une voyelle précédente (F = l'ensemble des traits distinctifs du segment en question), ce qui aboutira, dans la dérivation proposée, à une voyelle longue:


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Je propose donc de regarder la distinction V/V du latin républicain comme
étant de nature plutôt superficielle.

3. Le changement fondamental qui se produit dans le latin impérial est la
substitution de distinctions qualitatives aux vieilles distinctions quantitatives,
soit par l'addition d'une règle phonologique comme (7) :


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c'est-à-dire que les voyelles longues, dérivées par (2), deviennent tendues,
les brèves relâchées; soit par une réinterprétation de la règle (2), par l'introduction
d'un trait nouveau :


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Quelle que soit l'analyse qu'on préfère (addition d'une règle ou réinterprétation
d'une règle déjà existante, et j'inclinerais à choisir cette deuxième
solution), le résultat du changement sera représenté par le schéma (9):


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ou V désigne la voyelle [— tendu], les autres étant [4- tendu]. On sait que la longueur d'une voyelle est souvent accompagnée d'une tension, comme la brièveté d'une laxité, sans que pourtant les traits [± long] et [± tendu] soient identifiables (cf. Jakobson et Halle (1961)). De même, la réinterprétationd'une règle phonologique constitue un type d'évolution linguistique assez courant, cf. l'anglais moderne dont les voyelles tendues, réalisées

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comme des diphtongues, représentent les voyelles longues du moyen anglais.
Roger Lass (1969) suppose en effet que le trait pertinent du latin républicain
est [± tendu] plutôt que [± long].

J'émettrai donc l'hypothèse que le système sous-jacent (1) et la règle (2)
ont été peu à peu remplacés par le système (9') dans le latin impérial:


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(9')

4. C'est à partir de ces données, qui, au fond, sont conformes aux analyses traditionnelles, qu'il faut comprendre l'évolution du système vocalique dans les différentes régions: et c'est le rôle que jouent dans la grammaire phonologique les règles (2) et (7)/(8), ainsi que les résultats de leur évolution ultérieure, qui détermineront si et dans quelle mesure la future langue romane participera à la diphtongaison romane.

La réponse à cette question me semble assez simple: là où l'évolution phonétique crée des oppositions eje, ojo, il y a possibilité de diphtongaison. Il n'est peut-être pas inutile de souligner que les explications phonologiques de l'évolution linguistique ne peuvent pas prédire s'il y aura un changement phonétique, mais elles peuvent, une fois qu'il y a changement, prédire quels changements seront possibles, cf. Kiparsky (1965), p. 36: «... we cannot predict what spécifie sound changes wiii iake place but merelv delimit a set of possible sound changes. « II en est comme de l'eau de pluie qui doit prendre un chemin prévu (gouttières, égouts, conduits) une fois qu'il pleut. Mais la pluie n'est pas une nécessité.» (Kurylowicz, 1949).» J'esquisserai plus bas une réponse à la question: pourquoi est-ce que ce sont justement les voyelles eeto qui sont diphtonguées? Pourquoi pas moua? Et, si la diphtongaison est un moyen de sauvegarder les oppositions e/e, ojo, comme le pense Spore (avec raison, je crois), pourquoi est-ce que ce sont justement partout e et o qui sont diphtongues, pourquoi pas e et o, ce qui aurait le même effet ?

4.1. Comme le sarde (avec le lucanien et le calabrais) a été isolé du reste de la Romania d'assez bonne heure, on peut être tenté de présumer que le latin de la Sardaigne n'a pas connu le développement qui consiste dans l'introduction de (7)/(8). Au contraire, c'est la règle (2) du latin républicain qui est simplifiée en (10):

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ce qui donne le schéma bien connu du vocalisme sarde


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Comme on le voit, des oppositions eje, o/j n'existent pas; il n'y aura donc pas de diphtongaison puisqu'il n'y a pas d'oppositions menacées (cf. Spore op. cit., p. 32, et p. 260, où le vocalisme sarde est qualifié de «très archaïque

4.2. Le latin régional de la Sicile (et de quelques régions de la péninsule) a
développé le système vocalique que voici :


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Là non plus, pas d'opposition eje, ojo. Et par conséquent, pas de diphtongaison, sauf dans le cas d'une métaphonie déclenchée par un -u ou un -i final, ce qui est probablement tout autre chose que la diphtongaison romane (voir ci-dessous).

Quels sont les changements dans le système vocalique du latin impérial qui produisent (12)? Le point de départ étant le système (1) et la règle (2), réinterprétés comme (9'), il semble que ces dialectes aient ajouté la règle (13):


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ce qui est une simplification (cf. plus bas, note 7)

4.3. Le latin balkanique, représenté aujourd'hui par les dialectes roumains,
a créé le système (14):


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Comme la distinction eje n'a pas de correspondant dans la série vélaire ([+ post]), on prédira la diphtongaison du seul é > je, mais pas de diphtongaisonde o, ce qui est la situation du daco-roumain, les autres dialectes roumains n'ayant pas exploité la possibilité de diphtonguer. On n'aura pas

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besoin d'importer la diphtongue je du daco-roumain des dialectes norditaliens(Spore,
op. cit., p. 251 ss.), on a même de la peine à se l'imaginer.

Le latin balkanique a donc connu deux innovations par rapport au latin impérial (9'): pour les voyelles [+ post] on substitue la règle (10) à (2), comme en sarde; pour les voyelles [— post], on connaît un développement identique à celui du latin occidental (voir (16) ci-dessous).

4.4. Le système vocalique de la majorité des parlers latins, ceux de Vouest,
est représenté par le schéma (15):


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Comme on le sait, il y a ici diphtongaison de e et o, sauf dans le cas du portugais3, du catalan et du provençal. Mais ainsi que je l'ai déjà signalé, la diphtongaison est une possibilité et non une nécessité. La distribution des diphtongues en syllabes fermées et ouvertes n'intéresse pas directement cet exposé, mais je suis d'accord avec Spore pour dire que la diphtongaison généralisée constitue l'étape primaire, la situation du français, une innovation.

L'innovation dans la grammaire du latin occidental qui se trouve à l'origine
de ce bVitème vocalique, est l'addition d'une règle comme (16):


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Si l'on applique cette règle aux voyelles de (9'), on obtient: a =+:/-> e, i{—>o;a= — : e —^ e, q -+ a. Un des traits qui caractérisent un son tendu vis-à-vis de sa contrepartie relâchée, c'est le fait que le son relâché «glisse» vers le milieu du triangle vocalique, le son tendu vers les extrémités. En traits distinctifs, on dira que le son [— poi, + tendu] devient [-f haut] (e, o fermés), le son [— poi, — tendu] devenant [— haut] (e, o ouverts), cf. Jakobson et Halle (1961). L'innovation dans la grammaire phonologique (16) comporte donc une restructuration dans les représentations lexicales; le trait [± tendu] disparaît:



3: Je ne peux pas adhérer à l'exposé de Spore en ce qui concerne le portugais. Si cette langue a en effet connu des diphtongues jé. wó, elles ont dû être de caractère métaphonique et remonter à une époque où -w et -ô étaient toujours distincts, cf. port.mod. porco [porkuj / porcos [purk."]"], dont les voyelles finales sont aujourd'hui absolument identiques.

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(17)

On voit donc ici que c'est à l'intérieur de la classe naturelle des voyelles [— poi] que se trouvent les oppositions menacées de confusion: e/e, ojo, qui se distinguent par le seul trait [± haut]. Les voyelles [+ poi], qui constituent en quelque sorte les dimensions fondamentales de tout système vocalique (cf. Liljencrants et Lindblom (1972), Jakobson (1944), Jakobson et Halle (1956)) ne sont pas menacées. Ce doit donc être le trait [± haut] et sa capacité de sauvegarder des oppositions fondamentales (sous-jacentes) qui sont enjeu ici. Selon H. Andersen (1972), une diphtongaison est toujours diphtongaison par rapport à un trait déterminé dont la valeur marquée fait partie de la spécification du segment en question. Et le phénomène est une distribution linéaire, sur le segment diphtongue, des valeurs non-marquée - marquée (dans cet ordre) du trait par rapport auquel le segment est diphtongue. La diphtongaison d'un segment par rapport au trait / s'exprime donc par la formule suivante (les traits autres que / restent inchangés) :


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Comme c'est justement le trait [-t haut] qui est en jeu ici, je proposerai que la diphtongaison romane est une diphtongaison par rapport au trait [dr haut], c'est-à-dire une distribution linéaire des traits [u haut] - [m haut] sur le segment en question, qui, par là, se scindera en deux.

Dans cette hypothèse, on peut expliquer la diphtongaison conditionnée (italien méridional devant -u, -i, provençal4 devant un élément [+ haut]) comme une assimilation «indirecte»: le voisinage d'un segment [+ haut] déclenche une diphtongaison par rapport au même trait, tandis que le castillan connaît, dans ce contexte, une assimilation «directe»: f. et o sont assimilés à un segment palatal (c'est-à-dire [-j- haut]) subséquent et deviennenteux-mêmes [-f- haut], e, o. On aura alors la hiérarchie suivante: 1. assimilationindirecte: déclenchement d'une règle dont le trait fondamental est le même que celui qui provoque l'assimilation; 2a. assimilation directe, sans contact: métaphonie «simple»: e -» e¡_Xu, i en sarde et quelques dialectes



4: II est sans importance pour mon propos ici que cette assimilation indirecte déclenche vraiment une diphtongaison en provençal, ou qu'elle constitue un environnement conservant la diphtongue lors d'une remonophtongaison générale, comme le pense Spore.

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de l'italien méridional; 2b. assimilation directe, avec contact: e, o -> e, o/
[+ haut], en castillan.

La diphtongaison romane consiste alors dans l'addition de la règle (19)
à la grammaire phonologique des futures langues romanes :


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ce qui représente les « semi-diphtongues » eé, gós (avec évolution ultérieure du premier élément devenant [— syll], c'est-à-dire une semi-voyelle, ceci formant la diphtongaison secondaire, selon la terminologie de H. Andersen, op. cit. C'est ici le trait [± syll] qui est en jeu: comme les traits [4- haut, + poi] sont les valeurs non-marquées des semi-voyelles, l'évolution ultérieure en je, wâ s'explique par le principe de «unmarked beginnings», - H. Andersen, op. cit., p. 43 -, sans recours à une dissimilation quelconque). Cf. H. Andersen, op. cit., p. 24 s.: «This is thè most usuai process of change in diphthongization : the initial portion of a segment is modified with respect to a feature whose marked value defines that segment. » Comme e est défini par rapport à e, par le trait [m haut], la partie initiale sera modifiée et deviendra donc [u haut], ce qui donne la diphtongue eé. Voici la définition de la «semi-diphtongue» que l'on peut lire chez Spore, op. cit.. p. 140 s.: «Par semi-diphtongue nous comprenons un son vocalique complexe, dont les deux constituants, ne se distinguant que par le degré d'aperture, présentent deux sons voisins. » II est curieux de constater, dans toute la discussion de l'œuvre citée, le recours qui est fait implicitement aux traits distinctifs marquant toute l'argumentation.

L'addition de la règle (19) peut être regardée comme une conséquence
des changements phonétiques antérieurs : substitution à (2) de (8), addition
de (16), qui ont créé le système vocalique (17), lequel, par recours aux



5: Dans cette hypothèse, on prédira que la diphtongaison, assez extraordinaire, des voyelles / et u par rapport au trait [± haut] (i et « sont [m haut]!) aboutira aux diphtongues ai, au (a étant [u haut]). C'est le cas du dalmate: dico > daik, lücet > loik (la diphtongue oi s'explique évidemment par l'évolution au > ou > oi, évolution parallèle à celle du portugais: causa > cousa > coisà). En ce qui concerne le résultat identique en anglais moderne des voyelles longues (ou tendues) du moyen anglais /. ü. ride, mouse (cf. danois ride. mus), les avis sont partagés, cf. la discussion chez Chomsky et Halle, op. cit., p. 252 ss. Mais on peut décrire la regie de diphtongaison synchronique de l'anglais moderne comme une diphtongaison par rapport au trait [_L haut].

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(17')

notions marqué ¡non-marqué (m/u au lieu de -f/—-), sera répété comme (17'):

L'emploi des marques m/u vis-à-vis de +/— correspond à la distinction
que Troubetzkoy a faite entre oppositions privatives et oppositions équipollentes.

La théorie des marques vise à établir: «... an extension of the theory to accomodate the effects of the intrinsic content of features, to distinguish «expected» or «natural» cases of rules and symbol configurations from others which are unexpected and «unnatural»» (Chomsky et Halle (1968), p. 402).6

Comme il semble généralement admis que la valeur [-f- tendu] soit nonmarquéedans
les systèmes vocaliques qui connaissent l'opposition [4; tendu]
tel que (9'), et que c'est le trait [4- haut] qui, dans le système (17), remplace



6: Que les voyelles i et e soient d'une complexité égale (complexité relevant des mesures d'évaluation de systèmes phonologiques, cf. Chomsky et Halle, op. cit., p. 409 (8): «The complexity of a System is equal to the sum of the marked features of its members.»), [u poi, m haut] et [m poi, u haut], pourra peut-être surprendre. Mais si l'on se rappelle que les traits constituent un système hiérarchique (cf. (21)), on s'apercevra qu'une voyelle [u poi] est toujours moins «complexe», en termes de marques, qu'une voyelle [m poi], même si elles ont une complexité égale par ailleurs (les voyelles [u poi] sont les premières apprises par l'enfant - comme membres d'un système phonologique, bien entendu -, les dernières qui disparaissent chez l'aphasique, cf. Jakobson (1944), ch. 13, 18). Ainsi, ; est moins complexe que e, qui à son tour est moins complexe que y [u poi, m haut, m rond]. C'est une faiblesse du système proposé, et de toutes les théories des marques présentées jusqu'ici, qu'il ne fasse pas ressortir plus clairement ce principe, alors qu'il me semble primordial. Ainsi, dans le système proposé par Chomsky et Halle, op. cit., e, o et i sont de complexité égale, alors que ü est moins complexe que o. Il faut pourtant ajouter que dans ce système, qui n'emploie pas le trait [± poi], la complexité de a est O, celle de /, u 1. En tout cas, le compte de m's ne me semble pas suffisant: ce qui importe, ce n'est pas seulement de dire combien de traits sont marqués, mais aussi de savoir quels traits sont marqués. Le fait que les règles d'interprétation des marques (ici (20), Chomsky et Halle, op. cit., p. 403 ss.) doivent être appliquées dans un ordre déterminé (p.ex. [a haut] n'aura d'interprétation qu'après qu'une règle a interprété [a poi], oc étant ici m ou u) présuppose tout simplement une organisation hiérarchique des marques. L'ordre des règles doit donc, pour aboutir à une signification linguistique, exprimer une hypothèse sur la constitution de cette hiérarchie.

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(20)

le [-f- tendu], j'attribue au trait [+ haut] la valeur non-marquée pour les voyelles [—poi], donc: [m poi, u tendu] -> [m poi, u haut], e tendu > e fermé7. Voici les règles d'interprétation des marques que je propose. L'expression[u f] -> [a f] implique par convention [m f] -> [— af]:

qui donnent (17) à partir de (17')

On voit que la diphtongaison frappe justement les seules voyelles qui
soient doublement marquées: e et o\ celles en effet qui sont les termes
marqués des oppositions eje, oh:


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(21)

Comme les systèmes vocaliques des autres régions n'ont pas de ces voyelles doublement marquées, à l'exception des voyelles [— post] du roumain, où il y a justement diphtongaison de e, la possibilité de la diphtongaison que je viens de décrire ne se présente pas, à l'exception du cas de la métaphonie (voir ci-dessus).

5. L'hypothèse avancée ici est donc ia suivante: C'est seulement là où ¡>oiit créées des oppositions eje, ojo, qu'il y a possibilité de diphtongaison. Celle-ci frappe le terme marqué de l'opposition en question, et le phénomène est une diphtongaison par rapport au trait qui constitue cette opposition: [± haut]. Les germes de cette diphtongaison se trouvent à l'intérieur du système vocalique même: les résultats des réinterprétations, dans le latin régional, de la règle (2) du latin républicain, constituent les points de départ des diphtongaisonsß. Tout compte fait, il n'est pas trop surprenant que les



7: C'est dans ce contexte qu'on doit regarder la règle (13) du latin sicilien comme une simplification de la grammaire: les voyelles [+ poi] étant non-marquées pour ce trait, (13) sera donc interprétée: toute voyelle [+ tendu] (= [u tendu]) est aussi [u poi]. Pour le rôle que jouent les marques dans l'évaluation de la simplicité d'une grammaire, voir note 6.

8: II n'est peut-être pas inutile d'attirer l'attention sur le fait qu'une des conséquences les plus importantes de ces changements phonologiques ((lì. (2) > (11)/ > (12), Í14), (15)) a été l'effondrement graduel du système casuel du latin républicain dans les parlers régionaux. Le segment V* et la règle (2) jouent en effet un rôle capital dans ce système flexionnel. Et comme on le sait, la création d'un système vocalique sous-jacent comme (9') a justement été accompagnée de la disparition partielle du système casuel.

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nouveaux sujets parlant le latin aient réinterprété une règle phonologique assez superficielle, (2), en d'autres termes, probablement par recours au trait [± tendu]: toutes choses égales, une voyelle longue est acoustiquement et articulatoirement plus tendue qu'une brève. Surprenante aurait été l'abolitionde distinctions plus profondes (confusion de / et a p.ex.) que celle entre voyelle longue, dérivée, et voyelle brève. La plupart des études générativesen phonologie diachronique montrent en effet que l'évolution linguistiquesemble comporter le plus souvent l'addition de règles nouvelles ou des réinterprétations de règles déjà existantes à la fin de la composante phonologique.

Les oppositions ainsi créées, e/e, ojo, [u haut] / [m haut] sont donc, sous l'accent (en position atone ces oppositions n'existent pas), renforcées par une diphtongaison du membre marqué: é/eé, ójoó, cf. H. Andersen, op. cit., p. 46 s.: «It is amazing, but true, that a feature value which is part of the distinctive feature définition of one segment (A), and thus serves to distinguish that segment from another segment (B) defined by the opposite value for that feature, should be able to occur within segment B beside its polar opposite. In other words, feature values whose phonemic function dépends on their being opposed (one being in absentia when the other is in praesentia) can be juxtaposed (both be in praesentia) within a single segment. But such is the nature of the segmentai diphthong. »

Michael Herslund

COPENHAGUE



8: II n'est peut-être pas inutile d'attirer l'attention sur le fait qu'une des conséquences les plus importantes de ces changements phonologiques ((lì. (2) > (11)/ > (12), Í14), (15)) a été l'effondrement graduel du système casuel du latin républicain dans les parlers régionaux. Le segment V* et la règle (2) jouent en effet un rôle capital dans ce système flexionnel. Et comme on le sait, la création d'un système vocalique sous-jacent comme (9') a justement été accompagnée de la disparition partielle du système casuel.

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RÉSUMÉ

L'article présente une description generative des changements phonologiques dans le système vocalique du latin aux langues romanes: prenant son point de départ dans une nouvelle analyse du système vocalique du latin, en ce qui concerne la quantité vocalique, il décrit les évolutions propres aux différentes régions de l'empire, et propose en conclusion une esquisse de réponse à la question : Pourquoi est-ce que ce sont justement les voyelles e et o qui sont diphtonguées ?

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