Revue Romane, Bind 9 (1974) 2

Eros et cosmos dans La Mort heureuse de Camus

PAR

RENÉ ANDRIANNE

Nous analysons trois passages de La Mort heureuse de Camus dans la structure identique qui les organise et dans le réseau d'images qui les couvrel.Il s'agit d'une analyse textuelle qui voudrait trouver dans le seul discours les axes de cohérence indispensables au dévoilement du i>ens. La biographie, la structure mentale de l'auteur, la cause occasionnelle de l'œuvre devraient confirmer l'analyse, encore que nous n'excluions pas que leur connaissance préalable - elle est inévitable - joue le rôle de révélateur, dans la permanence de certaines images par exemple. La superposition, la comparaison et l'observation des chaînes associatives constituent les moyens privilégiés d'atteindre le fantasme2. Car c'est bien un mécanisme imaginaire qu'il s'agit de restituer. Nous entendons par là le mouvement intérieur qui transforme une expérience sensorielle en discours imagé. L'imaginaire apparaîtcomme une activité transformatrice d'un matériau puisé dans l'expériencesensorielle et orientée par l'activité pulsionnelle du sujet. Autonome il l'est donc en ce sens qu'il ne s'offre nullement comme un souvenir déformé mais comme une trame cohérente de fantasmes. Ces derniers sont déterminéspar la pulsion mais informés par le verbe. Le silence d'une mère, la



1: Cahiers Albert Camus I, Paris, Gallimard, 1971, 231 p. Introduction et notes de Jean Sarocchi. Camus n'a jamais publié ce roman écrit de 1936 à 1938. Peut-être parce que mal construit ou trop autobiographique. On y trouve beaucoup d'éléments de l'Etranger dont il peut paraître comme une première version. Résumé: Patrice Mersault tue l'infirme Zagreus pour s'emparer de son argent. Désormais libre, il voyage en Europe Centrale dont il revient épouvanté par la vue d'un cadavre joint à la grisaille nordique; il s'installe à Alger avec quelques amies et vit une expérience de liberté «solaire». Après un bain, il contracte une pleurésie et meurt heureux de retourner «à la vérité des mondes immobiles».

2: Nous prenons la définition de Laplanche et Pontalis: «Scénario imaginaire où le sujet est présent et qui figure, de façon plus ou moins déformée par les processus dcfciibifi», l'accomplissement d'un désir et, en dernier ressort, d'un désir inconscient». (Vocabulaire de la psychanalvse, p. 152.)

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chaleur d'une plage, le plaisir physique sont parmi les expériences premières de Camus mais nous ne voulons les atteindre qu'à travers un discours formé d'un tissu d'images et en tant que véhicules d'un nombre considérable de fantasmes. C'est la forme discursive de ces derniers qui nous intéresse. Plus loin encore, ils occultent des structures fantasmatiques typiques et universelles: scène primitive, vie intra-utérine, castration, etc. Tout au moins est-ce là que devrait aboutir l'analyse. Seul son stade intermédiaire, textuel, la forme de son matériau nous retiendra dans trois textes courts. C'est de lecture qu'il s'agit.

Le texte A est, dans le roman, un flash-back: tandis que Mersault passe
une après-midi de farniente avec quelques amies, un souvenir fait surface:
le baiser donné la veille à sa fiancée Lucienne.

Le texte B détaille un bain de mer. Le dernier, car à sa sortie de l'eau il
est pris d'un malaise, s'alite et meurt quelques jours après.

Le texte C décrit un soir dans La Maison devant le Monde, villa où Mersault vit un certain temps avec Rose, Catherine et Claire. L'analyse qui suit concerne principalement les deux premiers passages. Le troisième est moins significatif à plus d'un égard, en tant que tel, mais confirme les résultats obtenus par la superposition des deux premiers3.

A Dans la nuit il sentit sous ses doigts les pommettes glacées et saillantes et les lèvres chaudes d'une tiédeur où le doigt enfonçait. Alors ce fut en lui comme un grand cri désintéressé et ardent. Devant la nuit chargée d'étoiles à craquer, et la ville, comme un ciel renversé, gonflé des lumières humaines sous le souffle chaud et profond qui montait du port vers son visage, lui venait la soif de cette source tiède, la volonté sans frein de saisir sur ces lèvres vivantes tout le sens de ce monde inhumain et endormi, comme un silence enfermé dans sa bouche. I! se pencha et ce fut comme s'il posait ses lèvres sur un oiseau. Lucienne gémit. 11 mordit dans ses lèvres et durant des secondes, bouche contre bouche, aspira cette tiédeur qui le transportait comme s'il serrait le monde dans ses bras. Elle cependant s'accrochait à lui, comme noyée, surgissait par élans de ce grand trou profond où elle était jetée, repoussait alors ses lèvres qu'elle attirait ensuite, retombant alors dans les eaux glacées et noires qui la brûlaient comme un peuple de dieux, (p. 145)

B II lui fallait maintenant s'enfoncer dans la mer chaude, se perdre pour se retrouver, nager dans la lune et la tiédeur pour que se taise ce qui en lui restait du passé et que naisse le chant profond de son bonheur.Il se dévêtit, descendit quelques rochers et entra dans la mer. Elle était



3: Pour plus de clarté nous soulignons les mots-clés. Les chiffres entre parenthèses renvoient à l'édition de La Mort heureuse citée plus haut. Les autres citations de Camus sont faites d'après l'édition des œuvres complètes en deux volumes dans La Pléiade.

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chaude comme un corps, fuyait le long de son bras, et se collait à ses jambes d'une étreinte insaisissable et toujours présente. Lui, nageait régulièrement et sentait les muscles de son dos rythmer son mouvement.A chaque fois qu'il levait un bras, il lançait sur la mer immense des gouttes d'argent en volées, figurant, devant le ciel muet et vivant, les semailles splendides d'une moisson de bonheur. Puis le bras replongeait et, comme un soc vigoureux, labourait, fendant les eaux en deux pour y prendre un nouvel appui et une espéranceplus jeune. Derrière lui, au battementde ses pieds, naissait un bouillonnementd'écume, en même temps qu'un bruit d'eau clapotante, étrangement clair dans la solitude et le silence de la nuit. A sentir sa cadence et sa vigueur, une exaltationle prenait, il avançait plus vite et bientôt il se trouva loin des côtes, seul au cœur de la nuit et du monde. Il songea soudain à la profondeur qui s'étendait sous ses pieds et arrêta son mouvement. Tout ce qu'il y avait sous lui l'attirait comme le viscigc d'un mende inconnu, 1? prolongement de cette nuit qui le rendait à lui-même, le cœur d'eau et de ciel d'une vie encore inexplorée. Une tentation lui vint qu'il repoussa aussitôt dans une grande joie du corps. Il nagea plus fort et plus avant. Merveilleusement las, il retourna vers la rive. A ce moment il entra soudain dans un courant glacé et fut obligé de s'arrêter, claquant des dents et les gestes désaccordés. Cette surprise de la mer le laissait émerveillé; cette glace pénétrait ses membres et le brûlait comme Vamour d'un dieu d'une exaltation lucide et passionnée qui le laissait sans force, (p. 192-193)

c C'est comme si la rosée soudain plus fraîche de la nuit lavait sur leurs fronts les signes de leur solitude et les délivrant d'eux-mêmes, par ce baptême tremblant et fugitif les rendait au monde. A cette heure où la nuit déborde d'étoiles leurs gestes se figent sur le grand visage muet du ciel. Patrice lève le bras vers la nuit, entraîne dans son élan des gerbes d'étoiles, l'eau du ciel battue par son bras et Alger à spc niprk anfrmr rl'pnx comme un manteau ctincclant et sombre de pierreries et de coquillages, (p. 148)

Baiser et bains - considérons le texte C comme un bain de nuit - se déroulent dans un champ limité vers le haut par un espace sidéral vaste et nocturne et vers le bas par un abîme. La nuit, et la ville elle-même comme un ciel renversé (A), bornent vers le haut un firmament auquel répond le trou où Lucienne est jetée et le manteau que forme la cuvette d'Alger (A et C). Au ciel et à la nuit au-dessus du nageur, des amants et des jeunes gens, s'oppose une profondeur (A et C) qui n'est du reste que le prolongement de cette nuit (B).

L'espace ouranien est silencieux (A et B), muet (B et C) mais vivant (B) sous les étoiles (A, B et C). Il est même gonflé, comme une plénitude, de lumières humaines (A). Par contre le bas est un trou profond (A et B) qui figure la profondeur d'un monde inconnu (B), gouffre dantesque plein à'eaux glacées et noires (A et B) parcouru par des courants froids (B) ïe texte C échappe à ce caractère dantesque et effrayant, encore qu'Alger aux pieds des jeunes gens soit tout à la fois etineelant et sombre.

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Mersault agit dans une sphère cosmique dont les pôles ne sont pas indifférents. L'axe est vertical et le mouvement descendant. En haut l'Olympe chaud et stellaire, vivant et chaleureux, un souffle chaud et profond, en bas le monde inconnu qui attire et fascine au point d'inviter à la perte totale: «une tentation lui vint qu'il repoussa» (B). Mersault se penche pour embrasser et descend pour plonger. Le mouvement est double mais identique en son projet ontologique, épistémologique devrait-on dire, puisque s'il embrasse la femme c'est que fond sur lui soudain la soif d'une source tiède, la volonté sans frein de saisir le sens de ce monde inhumain et endormi (A) ; s'il nage c'est pour atteindre le cœur de la nuit et du monde en rejetant son passé, c'est aussi que le monde inconnu du gouffre, qui est aussi le cœur d'une vie inexplorée, l'attire (B). En C l'acte est purificateur, libérateur et fusionne les corps et l'univers.

Qui dit connaissance dit médiation entre l'objet et le sujet, un haut et un bas, le moi et le non-moi. L'écart des deux pôles cosmiques ne se réduit qu'en le parcourant par traversée. Celle-ci ne se fera pas dans le raisonnement mais dans la chair tiède et molle (A), dans l'eau chaude et tiède (B), dans Veau de la nuit et la rosée fraîche (C). La femme et l'eau permettent à Mersault de relier ciel et abîme dans l'acte unifiant et fusionnel de l'étreinte. Le baiser est cosmicisé et la nage érotisée4. Ce n'est pas la femme qui est saisie c'est le monde ; et l'eau n'est pas le support d'un mouvement physique mais un élément féminin que Mersault étreint. C'est le même acte, la même tentative de connaissance. La femme est un substitut du monde et l'eau un substitut de la femme: c'était «comme s'il serrait le monde dans ses bras» (A), l'eau «était chaude comme un corps et se collait à ses jambes d'une étreinte insaisissable» (B).

La perception sensible de la femme et de l'eau relève des mêmes catégories: qualifications physiques, particulièrement tactiles. Les lèvres de Lucienne sont chaudes comme la mer où nage Mersault, elles sont une source tiède comme l'élément où se fond le nageur. Elles sont molles, on y peut enfoncer son doigt comme le nageur qui s'enfonce dans la tiédeur de l'eau.

L'étreinte est bien ici l'acte de médiation, toujours fragile parce que le
gouffre appelle vers ses eaux noires et glacées. La femme Raccroche, surgit
du trou profond pour attirer les lèvres, les repousser ensuite et les reprendre



4: Le parallélisme ne peut être poussé trop loin pour C comme nous l'avons déjà dit. La structure cosmique s'y retrouve mais non l'érotisation du geste de Mersault. Pour l'essentiel la suite concernera les textes A et B.

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Le schéma suivant organise les données recueillies jusqu'à présent pour les textes A et B :

pour retomber enfin dans l'abîme. Mersault s'enfonce dans un corps liquide, nage, laboure l'eau comme un soc, la fend, nage plus fort et plus loin pour enfin retourner vers la rive. Le sommet orgasmique est atteint jusque dans le collapsus final : la tiédeur le transportait, Lucienne retombe et une exaltationlucide et passionnée laisse Mersault sans force.

Baiser cosmique et nage erotique ne sont que deux variantes d'un acte
unitif d'ordre sacré, l'étreinte, où la femme et l'eau médiatisent un acte de
connaissance exprimé sensoriellement. Acte toujours fragile parce que suspenduentre

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penduentredeux extrêmes opposés, quelque chose comme un équilibre
instable au-delà duquel c'est le néants.

Que l'étreinte et le désir sexuel soient ici le schème imaginaire fondamental ressort de l'analyse d'une métaphore énigmatique commune aux textes. La femme retombe dans les eaux glacées et noires «qui la brûlent comme un peuple de dieux» et le nageur voit ses membres pénétrés d'une glace qui «le brûle comme l'amour d'un dieu».

L'image est insolite et sibylline. Pourquoi cette comparaison entre l'action des eaux glacées et celle d'un peuple de dieux? Et cet amour d'un dieu qui brûle comme de la glace? L'image d'une glace brûlante ou d'un soleil glacé n'est pas rare chez Camus6. Elle ne nous retiendra pas malgré son intérêt. Le mot inducteur de notre recherche sera dieu poursuivi dans la chaîne associative qu'il déclenche.

Une héroine de La Mort heureuse se dore au soleil: «Les yeux fermés, Catherine éprouve la chute longue et profonde qui la ramène au fond d'ellemême, où doucement remue cet animal qui respire comme un dieu» (137). Sous l'image d'une bête respirante il faut entendre ici le désir sexuel. En effet plus réaliste, nous lisons ailleurs une autre évocation. Mersault se promène dans la tiédeur d'un soir d'été et regarde les passantes: «c'était les mêmes femmes qu'il regardait dans la rue et qu'il suivait avec, dans les reins, la bête chaude et lovée du désir qui remuait avec une douceur farouche » (122). Remue est ici le chaînon qui relie bête et désir sexuel dans l'évocation très physiologique du mouvement testiculaire.

Lové conduit à la même chaîne. Un animal sensuel, le chat, est assis sur les genoux d'une jeune fille: «Rose laisse remonter en elle le ronronnement de Gula lovée au creux de son corps» (142). Cet animal lové au creux du corps appelle la bête chaude et lovée du désir dans les reins. C'est le lieu



5: L'image d'équilibre, de balance, de poids est banale chez Camus dans le style comme dans ia pensée. L'attitude de l'homme absurde est décrite comme l'arrêt sur une «arête vertigineuse». On pense encore à cette phrase mystérieuse du Mythe de Sisyphe: «L'homme absurde entrevoit ainsi un univers brûlant et glacé, transparent et limité, où rien n'est possible, mais où tout est donné, passé lequel c'est l'effondrement et le néant» (P. 11, 142).

6: Parmi tant d'autres: «Le soleil coulait à longs traits glacés dans ma gorge» (L'Eté, P. 11, 883). L'oxymoron et les figures apparentées sont une constante stylistique chez Camus. Une étude pourrait les mettre en rapport avec celle d'équilibre, de poids et, au niveau philosophique, avec la pensée de midi. Dans La Mort heureuse on trouve: la magnifique inutilité (52), un pouvoir exaltant et sordide (60), une douceur amere (166), une vérité humiliante et inappréciable (167), une lassitude heureuse (168), une éternité fugitive (196), etc.

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de relever les notations cinétiques. Mersault se penchait pour embrasser le visage qui surgissait et retombait dans un trou profond, il descendait et plongeait dans la mer avec, sous lui, des profondeurs fascinantes. Catherine éprouve une chute longue et profonde et Rose laisse remonter en elle le ronronnement du chat.

A propos des notations cinétiques une note pertinente de D. Baril trouve sa place ici qui étudie un aspect de l'imagination spatiale chez Camus. La cave, les bas-fonds, les fosses sont des lieux clos et restreints à l'influence trouble. Le balcon, les hauteurs, construites ou naturelles, permettent de contempler autrui ou l'espace et d'y sentir le vent, la nuit ou le soleil.

«Un emplacement supérieur et découvert favorise la contempiation ei la méditation. Il permet aussi le contact, la communion avec la nature, le monde et ce qu'ils ont d'infini. Voilà pourquoi, dans ses fictions, Camus décrit rarement un endroit précis et limité, privilégié dans un paysage, mais préfère mettre sous nos yeux un ensemble, un large horizon»7.

Ainsi en est-il dans La Mort heureuse. Le même critique relève aussi l'élément
cinétique :

«Le corps et l'imagination de Camus appelle ce mouvement du bas vers le haut, du clos à l'ouvert. Mais l'élévation verticale et l'extension spatiale qui en est la conséquence ont aussi une valeur philosophique et un sens moral. Sisyphe doit gravir la montagne»B.

Ainsi dans ie lexie C Pauiuc lève le bra^ vers le ciel. L'imaginaire de Camus comme aussi son style, s'ordonne selon un axe bipolaire qui figure l'envers et l'endroit des choses, l'exil et le royaume de l'homme, la chute et le redressement.

La bête du désir remue et cet animal respire comme un dieu. On trouve l'animalité et la divinité conjointes dans une autre scène de baiser: «Après un moment il s'assit à côté d'elle et se penchant sur ses lèvres entrouvertes, chercha les signes de sa divinité d'animal et l'oubli d'une souffrance qu'il jugeait indigne» (61). Quelle est cette divinité d'animal? C'est le plaisir sexuel et singulièrement l'orgasme. La confirmation en est donnée dans une scène où Mersault, en promenade avec Marthe, est suivi par un ancien amant de celle-ci :



7: D B::ri! Fa rave et h halmn. note sur un aspect de l'imagination spatiale dans les récits d'Albert Camus, in Circé, Le Refuge, Paris, Lettres Modernes, 1970, 293-304, p. 299-300.

8: Ibidem, p. 303.

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«A l'idée que cet homme, à la minute même, revoyait des gestes précis de Marthe et sa façon de mettre son bras sur ses yeux au moment du plaisir, à l'idée que cet homme aussi avait essaye d'écarter ce bras pour lire la levée tumultueuse des dieux sombres dans les yeux de la femme, Mersault sentait tout crouler » (53).

Ces dieux sont sombres comme est noire l'eau glacée dans laquelle retombe Lucienne en lâchant les lèvres de Mersault. L'image des dieux s'éclaire ainsi comme aussi se dévoile le sens de l'amour du dieu qui exalte le nageur. Ailleurs encore la nage figure l'assouvissement sexuel. Lorsque Mersault s'éloigne vers le rivage: «il avait soif, faim d'aimer, de jouir et d'embrasser. Les dieux qui le brûlaient le jetèrent vers la mer, dans un petit coin du port » (121). Outre ce fantasme sexuel, le bain, chez Camus, en véhicule d'autres9.

Une même cohérence imaginaire s'impose encore, toujours axée sur la même métaphore, lorsque Mersault alité contemple la mer: «De son lit Mersault perçut ce choc et cette offrande et il ouvrit les yeux sur la mer immense et courbe, rutilante, peuplée du sourire de ses dieux» (203). Par l'image-relai du parfum et du liquide huileux, la chaîne associative aboutit encore à l'étreinte. En effet, la phrase précédente est celle-ci:

«La mer se couvrit de ce jus doré comme d'une huile et renvoya sur la terre
écrasée de soleil un souffle chaud qui l'ouvrit et laissa monter des parfums
d'absinthe, de romarin et de pierres chaudes. De son lit. . . » (203).

Ces parfums et cette huile en appellent directement au plus net réalisme
sexuel, mieux avoué encore ici:

«A la fin de l'été les caroubiers mettent une odeur d'amour sur toute l'Algérie, et le soir ou après la pluie c'est comme si la terre entière reposait, après s'être donnée au soleil, son ventre tout mouillé d'une semence au parfum d'amande amere» (185).

Mersault consacre ses noces avec le monde en s'enivrant du parfum vital et cosmique qui le plonge au cœur des unions charnelles. Au couple terresoleilrépond le couple mer-soleil. «Le soleil se brisait en mille morceaux et Mersault respirait une odeur lourde et étouffante qui montait de la mer



9: Le bain revient dans les Carnets, p. 62 où il est une catharsis. De même dans le texte C: lavait, baptême. Le texte B est un brouillon de la scène du bain dans La Peste, p. 1426. Camus, par un mécanisme de censure bien connu dans la correction textuelle par l'auteur, en a enlevé le côté erotique, lui laissant son aspect cathartique.

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comme une respiration» (171)10. «Mersault aspira violemment Y odeur
amère et parfumée qui consacrait ce soir ses noces avec la terre» (186).

Le baiser à Lucienne et les bains se déroulent entre deux pôles spatiaux mais aussi dans la nuit. Nuit chargée d'étoiles (A et C), tiède, solitaire (B). La nuit est presque toujours étoilée chez Camus, elle est silencieuse, elle est aussi laiteuse, ainsi dans La Mort heureuse: «Une lueur laiteuse entra dans la pièce et Mersault reconnut (...) le visage familier et fugitif des nuits d'étoiles et de lune qu'il aimait tant» (75). A deux reprises on lit encore la nuit «comme un lait sur le monde» (75 et 191). Ce stéréotype usé de la poésie dissimule une expérience intime bien plus qu'il ne transcrit une sensatio nll. Bachelard l'a bien dit dans ce qui constitue un excellent commentaire des images marines et nocturnes chez Camus bien qu'énoncé comme théorie générale.

«Quelle est au fond cette image d'une eau laiteuse? C'est l'image d'une nuit tiède et heureuse, l'image d'une matière claire et enveloppante, une image qui prend à la fois, l'air et l'eau, le ciel et la terre et qui les unit, une image cosmique, large, immense, douce» (3).

Pour l'amoureux (Ai et pour le nageur (B) la nuit est enveloppante. Elle
est comme un milieu vital.

L'eau et la nuit sont perçues sur un mode identique et d'ailleurs confondues. Ainsi dans le texte C: «Patrice lève le bras vers la nuit, entraîne dans son élan des gerbes d'étoiles, Veau du ciel battue par son bras.. .». En B la profondeur marine sous le nageur est le «prolongement de cette nuit». Le ciel nocturne est comme l'eau dans laquelle baigne le nageur, il est muet et vivant (B et C), il possède un grand visage muet. L'eau est le visage d'un monde inconnu, elle est tiède et chaude comme un corps.



10: Dans un ouvrage de psychanalyse sur Camus, A. Costes relève la chaîne associative de certaines odeurs et son rapport avec la mère de Camus: odeur aigrelette et vinaigrée d'une vieille femme vendant des concombres dans les rues de Prague, odeur du vinaigre dont on rafraîchit les tempes de la mère dans L'Envers et VEndroit, l'aigre odeur du plaisir dont parle Caligula, etc. Cf. A. Costes, Albert Camus ou la parole manquante, étude psychanalytique, Paris, Payot, 1973, 252 p., voir p. 89-90.

11: Camus use de peu d'adjectifs et ils sont banals. Ils ne deviennent signinants que rattachés a l'expérience qu'ils lïuiiscrivcnt. Ainsi silencieux, étoile, laiteux, muet, immense, chaud, tiède, etc.

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On devine sans peine le fantasme projeté dans ces mots et l'expérience première qu'ils traduisent: la mère silencieuse. Camus le savait qui écrivit en 1958 parlant de son œuvre future: «. . Je mettrai encore au centre de cette œuvre l'admirable silence d'une mère et l'effort d'un homme pour retrouver une justice ou un amour qui équilibrent ce silence»l2. Mais il ignorait à quel point son discours s'était imprégné d'un imaginaire commandé par le silence maternel et de combien de fantasmes il avait déjà peuplé ce silence.

La nuit, l'eau, le corps de la femme sont chauds, mous ou tièdes mais aussi silencieux et solitaires. Le ciel a un grand visage muet: «Du cœur de la nuit montaient vers lui des appels et des silences» (89). Mersault se sent envahi par «un grand lac de solitude et de silence» (109). Si l'immobilité catatonique de la mère se profile derrière ces images, on aurait tort de ne pas les croire ambivalentes.

Si Mersault plonge avec volupté dans la tiédeur marine, la profondeur le fascine comme une tentation qu'il faut repousser. C'est le monde de Tinconnu et l'inconnu n'est jamais rassurant. L'eau peut être brusquement glacée et désaccorder les gestes. Action néfaste s'il en fut sur un homme dont tout l'effort est la réconciliation des extrêmesl3. Le silence est oppressant et mystérieux: «... quelque chose d'oppressant dans ce silence. . . » (89). Lucienne, silencieuse, détient enfermé dans sa bouche un secret que Mersault, dans une volonté sans frein, veut forcer pour que lui soit révélé le sens d'un monde inhumain. Le baiser est une agression.

L'image primordiale chez Camus est celle d'une femme silencieuse et indifférente avec comme conséquence le trouble angoissé chez l'enfant désécuriséauquel aucune interprétation apaisante de ce silence ne s'offre. Il lui faudra dès lors dire quelque chose à cette femme prostrée et la forcer à parler. 11 faut ici citer UEnvers et VEndroit: «La mère de l'enfant restait silencieuse», revenue du travail «elle se tasse (...) sur une chaise et, les



12: Préface à la réédition de L'Envers et l'Endroit, P. 11, 13. Que signifie ici équilibrer! Ou bien une justice et un amour qui soient aussi forts et aussi grands que l'admirable silence de la mère ou bien, et c'est défendable comme interprétation, un amour et une justice qui puissent contrebalancer ce que ce silence avait d'effrayant et d'incompréhensible. Le silence de la mère de Camus a été source d'angoisse, on en trouve la trace tout au long de son œuvre. Voir à ce propos le livre de A. Costes déjà cité.

13: Accord, accorder sont parmi les mots les plus fréquents dans La Mort Heureuse: accord des pas chez les promeneurs, accord des corps et des cœurs, accord avec le monde et les moments du jour, accord avec soi-même, avec les éléments naturels.

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yeux vagues, se perd dans la poursuite éperdue d'une rainure du parquet». Elle aime ses enfants certes, mais d'un amour «qui ne s'est jamais révélé à eux». L'enfant Camus «reste alors de longues minutes à la regarder» et, plus tard, s'exclame à propos de cette scène: «L'indifférence de cette mère étrange». Il est attiré par elle, fasciné et tout à la fois effrayé: «Si l'enfant entre à ce moment, il distingue la maigre silhouette aux épaules osseuses et s'arrête: il a peur (...) Mais il a mal à pleurer devant ce silence animal»l4.

On voit le parallélisme entre la perception des éléments naturels féminisés et le face-à-face avec la mère jusque dans l'ambiguïté de la relation. Le sens du monde réside dans la mère et ce sens est simple comme une vieille femme enfermée dans son mutisme: «Ainsi chaque fois qu'il m'a semblé éprouver le sens profond du monde, c'est sa simplicité qui m'a toujours bouleversé. Ma mère ce soir et son étrange indifférence»ls.

Le secret qu'il faut forcer est un silence enfermé dans une bouche muette (A). C'est le silence d'une femme, de la nuit, du ciel nocturne et de l'eau. L'étreinte, si elle est la structure des textes A et B, n'est qu'un fantasme substitutif. Lucienne n'est pas réelle pas plus que les autres personnages féminins de La Mort heureuse, qui ont quelque chose d'évanescent. Nous atteignons ce qui pourrait bien être l'inconsciente justification de l'acte d'écrire chez Camus: trouver un langage pour parler à sa mère et lui arracher le secret de son mutismel6. Les fantasmes qui peuplent le silence maternel et dont l'écho atténué nous parvient par les scènes de i'étreinie et du bain ne sont que la transcription formelle d'une pulsion fondamentale.

L'analyse textuelle confirme et illustre les résultats d'une étude exclusivementpsychanalytique, encore faudrait-il livrer l'œuvre entière à l'analyse textuelle psychocritique. Nous transcrivons quelques lignes de force de l'ouvrage de A. Costes déjà cité. L'auteur note l'ambivalence de Camus à l'égard de sa mère sous une apparente tendresse. L'univers fantasmatique maternel naît de la fusion des deux images féminines qui accompagnèrent l'enfance de Camus: la grand'mère dominatrice qui «éduquait à la cravache»et la mère silencieuse totalement soumise à la grand'mère. La mère



14: VEnvers et VEndroit, P. 11, 25 et 26.

15: VEnvers et l'Endroit, P. 11, 28.

16: Cf. A. Costes, op. cit., 121 et 127. Ce travail, d'un freudisme très orthodoxe, est plutôt une psychanalyse de Camus qu'une étude textuelle. Parmi les récents ouvragc¿ sur Camus et s^n œ-ivre c'est l'un rie<= plus riches par les rapprochements inédits et originaux de textes. Repris et développé par la critique textuelle proprement dite, il pourrait être à l'origine d'un renouvellement des éluder eaiausienncs qui, il laui le dire, piétinent quelque peu.

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de Camus avait un défaut de prononciation et parlait très peu. De plus elle était quasi sourde. L'imago maternelle aura les deux versants: la mère mauvaisel7 et même sa représentation archaïque qu'est la mère phallique, et la mère bonne. Cette dernière apparaît surtout dans les mécanismes de défense contre les menaces que fait peser la première sur l'enfant. La mère bonne se situera dans les paysages vastes et la nature immense et enveloppante,dans la mer, le ciel, la terre. Il y a donc projection du bon objet incestueux sur le monde et tentative de fusion totale. Si Lucienne et la mer sont des fantasmes maternels, le baiser et le bain sont des actes incestueuxtout en étant des efforts désespérés pour rejoindre l'objet bon sans cesse évanescent et le protéger contre la mère mauvaise. Le châtiment de l'inceste est immédiat sous la forme d'absorption par l'abîme. Les noces avec le monde sont la possession de l'objet incestueux. Monde et mère sont reliés par Camus lui-même: «L'indifférence de cette mère étrange. Il n'y a que cette immense solitude du monde qui m'en donne la mesure»l9. On se souviendra aussi que Meursault condamné à mort «s'ouvrait à la tendre indifférence du monde».

A. Costes exprime ainsi la clé de La Mort heureuse:

«Ce que Mersault cherchait depuis la mort de Zagreus, ce qu'il atteint avec l'aide de ce monde dans ses derniers jours de vie, c'est la projection massive de son Moi physique sur l'objet incestueux, lui-même projeté sur le monde: la mort heureuse, c'est la fusion absolue et éternelle avec le bon objet, c'est le



17: Mère dévoratrice et castratrice: cf. le récit mal enchaîné à son contexte de la chatte dévorant ses petits que Camus découvre dans le coin de sa maison. «Ma mòre ce soir et son étrange indifférence. Une autre fois j'habitais une villa. . . » Suit le récit de l'activité cannibalique de la chatte qui se termine ainsi: «je regardai longtemps la flamme démente qui brillait dans les yeux de la chatte, immobile dans un coin» (P. 11, 28). Voir A. Costes, p. 39.

18: Ces menaces, entre autres celle de castration, sont très réelles dans la vie fantasmatique de Camus. A. Costes note: «Dans le même temps que Camus se choisit nombre de modèles littéraires, de pères spirituels, il produit des œuvres - des fantasmes donc - où les seules figures paternelles que l'on trouve sont châtrées» (Perez ¡e manchot, l'oncle unijambiste). C'est exagéré car dans L'Etranger par exemple, les substituts du père que sont l'avocat général, le juge d'instruction, l'aumônier ne semblent pas châtrés. Camus avait du ressentiment à l'égard de sa mère. Dans un papier personnel que nous a montré Madame Camus on lit: «... et cette nostalgie de la pauvreté et de l'humilité qui est la plus trouble vengeance qu'inconsciemment exerce cette mère étrange», ce qui semble confirmer l'interprétation donnée plus haut au mot équilibrer (une justice et un amour qui équilibrent ce silence).

19: LEnvers et /'Endroit, P. 11, 23.

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retour à l'univers narcissique fusionnel dont le paradigme est l'état prénatal où,
comme dans la mort, la différenciation entre le Moi et le Non-Moi est abolie»2o.

Mersault doit se perdre pour se retrouver (B), c'est-à-dire entreprendre l'abolition des frontières entre lui et la nature pour coïncider avec son moi profond et retrouver son identité qui est de n'en pas avoir. Par la nuit et le bain // est rendu à lui-même (B). La restitution de l'identité propre est un versant du mouvement intérieur de l'être. Un autre plonge le moi directement dans la nature: «c'est comme si la rosée (...) les délivrant d'euxmêmes, par ce baptême tremblant et fugitif les rendait au monde» (C). Un mouvement de désappropriation fonde une identité par fusion avec la mère, par projection sur la nature du versant bon de l'imago maternelle. Mersault recueille une moisson de bonheur car il sait que «dans cette vérité patiente qui va de l'étoile à l'étoile, se fonde une liberté qui nous délie de nous-mêmes et des autres, comme dans cette autre vérité qui va de la mort à la mort» (147). La dernière phrase du roman en illustre bien le projet: «Et pierre parmi les pierres, il retourna dans la joie de son cœur à la vérité des mondes immobiles» (204).

A. Costes, au terme d'analyses difficiles à résumer, reconnaît en Camus une structure schizoide et une fixation orale assez contraignante, du moins dans les premières œuvres. Pour dominer cet état Camus se livrera à la rationalisation. Ainsi la question fondamentale du Mythe de Sisyphe serait : «Comment vivre hors du bon objet originel et comment ne pas mourir en désirant y retourner?» (op. cit. p. 96). Mais il importe peu à notre projet d'aller si loin et nous ne voulons pas sortir des courts textes que nous avons analysés. Ces derniers nous semblent exemplaires pour illustrer les fantasmes qui donnent leur forme à maintes œuvres de Camus.

René Andrianne

Mayence



20: A. Costes, op. cit.; p. 64.