Revue Romane, Bind 9 (1974) 2

La langue romane commune: latin vulgaire ou latin classique?

PAR

WITOLD MANCZAK

Cette question peut paraître paradoxale sinon absurde, puisque depuis le temps de Frédéric Diezl on enseigne que les langues romanes proviennent du latin vulgaire, et non pas du latin classique. Cette opinion est même antérieure à la naissance de la grammaire comparée des langues romanes, comme en témoigne, entre autres, l'affirmation de P.-N. Bonamy2, érudit du XVIIIe siècle: «C'est du langage vulgaire des provinces que se sont formées les langues Françoise, Espagnole et Italienne, et non pas du Latin que nous lisons dans les ouvrages des bons auteurs. » Quant à l'italien, dès le XVe siècle on le faisait remonter au latin vulgaire.

Ce qui nous a encouragé à poser la question qui constitue le titre du présent article, est le fait que la notion de «latin vulgaire» est des plus controversées. On sait qu'au XIXe siècle une divergence profonde opposait, sur ce point, les opinions de Schuchardt et de Meyer-Liibke. Après, la situation n'a point changé, puisque L. F. Sas3 a pu compter, jusqu'en 1937, environ dix-neuf termes souvent définis différemment pour désigner le latin non classique employé entre 200 avant notre ère et 800 de notre ère. En ce qui concerne la période d'après-guerre, rien n'indique que les chercheurs, romanistes et latinistes, aient eu envie de se mettre d'accord sur la notion en question. Voici quelques opinions prises au hasard qui en témoignent.

Tandis que C. Battisti4 estime que

«con «latino volgare» s'intende l'ultimo stadio unitario del latino parlato
durante la crisi evolutiva che portò al passagio al neolatino delle lingue romanze »,



1: F. Diez, Grammatik der romanischen Sprachen, Bonn, 1836, p. 3 suiv.

2: P.-N. Bonamy, Sur Vintroduction de la Langue Latine dans les Gaules, sous la domination des Romains, Mémoires de littérature, tirés des registres de l'Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres, XXIV, 1756, p. 597.

3: L. F. Sas, The Noun Declension System in Merovingian Latin, Paris, 1937, p. 9 et 491.

4: C. Battisti, Avviamento allo studio del latino volgare, Bari, 1949, p. 23.

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E. Coserius considère que la linguistique romane

«se ha aclarado, sobre todo en los últimos decenios, con el abandono del
latín vulgar como lengua unitaria y homogénea y su sustitución por el concepto
de una unidad latina relativa y que sólo sirve como base metodológica».

D'après G. Rohlfs**,

«der Ausdruck 'Vulgârlatein' ist ein seit Jahrzehnten eingebiirgerter bequemer Generalausdruck, der in Wirklichkeit eine Vielheit von sprachlichen Verhâltnissen und Entwicklungen in sich schließt. Er umfaGt eine ganze Skala von Sprachformen, die von der ungezwungenen Alltagssprache der Gebildeten iiber die Umgangssprache der niederen Kreise bis zu dem Regionallatein ging, das in gewissen Provinzen. . . zweifellos schon friih in Aussprache und Wortschatz mancherlei selbstàndige, z.T. ethnisch bedingte Merkmale angenommen hatte. Diese Sprache konnte landschaftlich oder in gewissen sozialen Milieus ebenso verschieden sein wie in den schriftlichen Denkmâlern literarischer oder inschriftlicher Natur, wo der Grad der 'vulgaritas' durch vielerlei Umstânde bedingt war. Dennoch gab es gewisse Erscheinungen, die der gesprochenen Alltagssprache {sermo quotidianus) schon friih und allgemein angehort haben dürften. »

Par contre, G. B. Pighi7 est convaincu que

«le «latin vulgaire», dans son acception romantique, n'a jamais existé; le
terme de «latin vulgaire» ... indique d'une façon tout de même impropre et
équivoque une abstraction antiméthodique et antihistorique ».

Alors que J. HermanB affirme que

«la grammaire comparée des langues romanes ... découvrit ... d'une façon irréfutable que l'état de langue qui peut être considéré comme la source commune des langues romanes est - tout en étant du latin - sensiblement différent du latin dit classique, tel qu'il se reflète dans les œuvres d'un Cicerón ou d'un Virgile »,

J. B. Hofmann9 renonce à s'occuper du «Phantom des Vulgârlateins », con
sidérant que ce terme

«weder zeitlich noch ôrtlich einen einheitlichen Begriff vorstellt».



5: E. Coseriu, El llamado «latín vulgar» y las primeras diferenciaciones romances, Montevideo, 1954, p. 150.

6: G. Rohlfs, Vom Vulgârlatein zum Altfranzôsischen, Tiibingen, 1960, p. 23.

1: G. B. Pighi, Les formes du latin dit «vulgaire». Actes du ler Congrès de la Fédération Internationale des Associations d'Études Classiques, Paris, 1951, p. 206.

8: J. Herman, Le latin vulgaire, Paris, Î967, p. 9.

9: J. B. Hofmann, Lateinische Umgangssprache, 3e éd.. Heidelberg. 1951, p. Vili.

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Et ainsi de suitelo. Enfin, la question se complique encore davantage par le fait que certains linguistes, dont R. A. Hallll et E. Pulgraml2, croient que les langues romanes proviennent d'une langue romane commune qui diffère à la fois du latin classique et du latin vulgaire. Cette langue commune devait avoir neuf voyelles, deux genres, cinq cas, etc. Chose curieuse, ces linguistes, tout en faisant remonter les langues romanes à cette langue, soutiennent qu'elle n'a jamais existél3. Voilà où l'on en est après des siècles de débats puisque, déjà au XVIe siècle, Bembo combattait l'opinion selon laquelle l'italien était une continuation du latin vulgairel4.

Comme romanistes et latinistes n'ont pas réussi à se mettre d'accord sur le problème de la langue romane commune, il nous semble avantageux d'étudier ce problème dans une perspective un peu plus vaste, de l'examiner, pour ainsi dire, du dehors. Nous croyons qu'un coup d'œil sur une autre branche de la famille linguistique indo-européenne, à savoir les langues slaves, pourrait être utile. Or, tous les slavistes sont d'accord pour dire que le vieux slave d'église, attesté dans des monuments remontant au IXe siècle, était très proche du slave commun. Pourtant, aucun slaviste ne fait remonter les langues slaves au vieux slave. Ce qui mérite de retenir particulièrement notre attention, ce sont les arguments invoqués en faveur de cette opinion unanime. On ne parle jamais de différences lexicales, bien que, à ne considérer les langues slaves que sous leur aspect médiéval, il existe des milliers de mots qui ne se retrouvent pas dans les monuments du vieux slave d'église, dont le vocabulaire était très restreint. On ne parle jamais de différences syntaxiques, bien que certaines constructions propres au vieux slave ne se retrouvent pas dans les autres langues slaves, et inversement. On ne parle jamais de différences relatives à la formation des mots, bien que certains affixes caractéristiques du vieux slave ne le soient pas pour toutes les langues slaves. Les seuls arguments qu'on invoque comme preuves de ce que les langues slaves ne proviennent pas de la plus ancienne langue slave attestée sont de nature phonétique et flcxionnelle. Voici quelques exemples.



10: Pour plus de témoignages de ce genre, v. G. Reichenkron, Histurische Latein- Altromanische Grummatik, I, Wiesbaden, 1965, p. 5 suiv.

11: R. A. Hall, Jr., The Reconstruction of Proto-Romance, Language, 26, 1950, p. 6-27.

12: E. Pulgram, Proto-Languages as Proto-Diasystems: Proto-Romance, Word, 20, 1964, p. 373-383.

13: E. Pulgram, /. c, p. 379: «our reconstruction of the proto-vowels proves nothing concerning the existence of a single, unique dialect»; «thèse proto-phonemes are not localized in time and space».

14: M. Raynouard, Grammaire Comparée des langues romanes de l'Europe latine, Paris, 1821, p. XLIX.

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Au mot v. slave mezda correspondent en bulgare mezda, en serbo-croate meda, en slovène meja, en slovaque medza, en tchèque meze, en haut-sorabe mjeza, en bas-sorabe mjaza, en polonais miedza, en russe, biélorusse et ukrainien meza. En tenant compte des tendances générales du développement phonétique ainsi que des données des autres langues indo-européennes, dont lat. media, il est impossible de considérer le v. slave zd comme antérieur par rapport à d, j, dz, z et z, qu'on trouve dans les autres langues slaves, et l'on reconstitue un slave commun *dj, auquel il est facile de faire remonter tous les phonèmes ou groupes de phonèmes mentionnés ci-dessus.

Il en est de même pour le groupe v. slave st, cf. bulg. svest, s.-cr. svijeca, slovène sveca, slovaque svieca, tchèque svice, haut- et bas-sor. swëca, poi. swieca, russe et biélorusse sveca, ukr. svica. Pour des raisons indiquées cidessus, il est impossible de considérer le v. slave st comme ancêtre de c, c. c connus dans les autres langues slaves, et l'on reconstitue un slave commun *tj.

En procédant d'une manière semblable, on admet qu'en slave commun il existait trois vélaires (*k, *g, *ch), qui ont subi trois palatalisations. S'il a été nécessaire d'admettre l'existence de *ch en slave commun, c'est que, comme résultat des 2e et 3e palatalisations, certaines langues (y compris le le v. slave) présentent s, tandis que les autres présentent s, et rien n'indique que s soit plus ancien que s ou vice versa.

Au mot v. slave gradò correspondent: buig., s.-cr., slovène gtad, tchèque hrad, haut-sor. hród, bas-sor. grod, poi. gród, kachoube gard, polabe gord, russe gorod, ukr. horod. Pour des raisons deja mentionnées, on reconstitue, pour la position interconsonantique, un groupe slave commun *or, d'où proviennent les groupes attestés or, ar, oro, ro, ra, etc.

Le mot v. slave mlëko a pour pendants bulg., slovène, polonais mleko, s.-cr. mlijeko, slovaque mlieko, tchèque mlëko, haut- et bas-sor. mloko, russe, biélo-russe et ukr. moloko. Une fois de plus, on reconstitue, pour le slave commun, un groupe interconsonantique *el, qui diffère du groupe le, connu du v. slave.

Il en est de même pour la flexion. Il existe des désinences v. slaves qui ne peuvent pas remonter à l'époque du slave commun. Il est sûr que la désinence v. russe de la 3e personne -tb est plus ancienne que la désinence v. slave -tb. Il en est de même des désinences de la lre pers.plur. -me, -mo, qu'on trouve, entre autres, en tchèque et en slovène, par rapport à la désinencev. slave -mb. La désinence du dat.plur. -mo, attestée sporadiquement dans quelques monuments v. russes, est. elle aussi, plus ancienne que la désinence v. slave du dat. plur. -mb. Tl en est de même pour le nom.plur.

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du type v. russe dusë et v. slave dusç. La déclinaison composée des adjectifs varie d'une langue à l'autre, et le seul moyen de la ramener à un dénominateurcommun consiste à postuler des formes du slave commun du type dat. plur. *bosonib-jinib, loc.plur. *bosêchb-jichb, etc., sensiblement différentes de celles qui sont attestées en v. slave (bosyimb et bosyichb).

Somme toute, il faut constater que Io les slavistes sont d'accord pour dire que les langues slaves proviennent non pas du vieux slave, mais du slave commun, qu'on reconstitue par la méthode comparative; 2° cette opinion unanime s'appuie uniquement sur des faits phonétiques et flexionnels.

Une telle manière de procéder peut-elle paraître étrange aux romanistes ? Absolument pas. Ils sont unanimes Io pour constater que le français littéraire d'aujourd'hui provient de l'ancien dialecte de l'lle-de-France; 2° pour appuyer cette opinion uniquement sur des faits phonétiques et flexionnels. Il suffit, pour s'en convaincre, de consulter un chapitre là-dessus dans Brunotls. Si personne n'ose prétendre que la langue littéraire moderne provient, par exemple, du wallon, c'est que le wallon présentait le passage de bl à vl > ul (faule en regard de fable), le développement de /, ë tonique libre devant nasale à oi (poine en face de peine), le passage de a tonique libre à ei (veriteit en regard de vérité), etc. ; en outre, le wallon se caractérisait par la désinence de la 3e pers.plur. du parfait -areni {donarent en face de donnèrent), la désinence de la lre pers.plur. du présent -ornes (et non pas -ons), etc. Si tout le monde est convaincu que le français est né à Paris et dans la région avoisinante, c'est que personne ne s'inquiète des nombreuses différences entre le francien et le français en ce qui concerne le vocabulaire, la syntaxe et la formation des mots; personne ne considère non plus comme un contre-argument le fait qu'en français, à côte de la majorité de vieux mots d'origine francienne, il y en ait qui proviennent d'autres dialectes, cf. tôle (en face de table) ou foin (en regard de peine).

Si nous revenons maintenant au problème de savoir si les langues romanes proviennent du latin vulgaire ou du latin classique, il faut commencer par constater que la première erreur commise par tous ceux qui se sont penchés sur ce problème, consiste à prendre en considération le vocabulaire, la syntaxe et la formation des mots. En réalité, il convient de tenir compte uniquement de la phonétique et de la flexion, qui constituent le noyau de toute langue. Examinons donc les faits phonétiques qui distinguent le latin



15: F. Brunot, Histoire de la langue française, I, nouv. éd., Paris, 1966, p. 309 suiv.

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vulgaire du latin classique. D'après un récent manuel de latin vulgairel6, ce
sont les suivants (dans beaucoup de cas, nous tenons à ajouter un commentaire):

1) Passage des dix voyelles latines à i, e, e, a, ç, o, u, qui n'est valable que pour
une partie de la Romania.

2) Tendance à abréger la voyelle tonique des mots du type frïgidus, lûridus,
qui n'est pas générale, cf. froid, mais esp. frio.

3) Tendance à reporter l'accent sur le radical des verbes composés: calefâcis,
patefâcis. (En réalité, c'est un changement analogique, et non pas phonétique.)

4) Déplacements d'accent dans des mots d'origine grecque dont témoigne la
comparaison de fr. beurre avec it. butirro (burro est emprunté au français);
il en est de même pour a. fr. enque et it. inchiostro.

5) Déplacement de l'accent dans les proparoxytons où la voyelle tonique est
suivie de l'occlusive 4- r.

6) Déplacement de l'accent dans les proparoxytons où i, e est immédiatement
suivi d'une voyelle.

7) Déplacement de l'accent du préfixe d'un verbe composé sur le radical.
L'auteur le range parmi les changements phonétiques, tout en se rendant
compte du fait que ce phénomène est dû à «l'analogie du verbe simple».

8) «Les noms de dizaines semblent reporter l'accent sur la syllabe initiale sous l'effet d'une intensité initiale expressive: vïgintï contracté en vinti, trïgintâ en trienta, etc. » La règle est infirmée par it. venti, trenta (où é peut provenir de *", et non pas de ï), quaranta, cinquanta, sessanta, settanta, ottanta, novanta (où la voyelle initiale est atone).

9) Flottement entre -ar- et -er- en position atone. Il y a pourtant bien des cas
ou ii; vieil Ctdl de ciiobca d persiste, cf. ùvf^ir^ _ servir.

10) Passage deya- a. je-: it. gennaio. Il est impossible quand même de se passer
de la vieille forme Jânuârius pour expliquer fr. janvier.

11) Action fermante de n + consonne. Pourtant les formes du type it. vendere
s'expliquent par le classique vëndere, et non pas par vindere, attesté à la
basse époque.

12) Tendance à affaiblir, à l'initiale protonique, e en i et o en u. C'est une tendance
très restreinte, cf. esp. senor ou molino.

13) Changement de ï en m: pëdiculus > peduclus > it. pidocchio.

14) Monophtongaison de ae et oe, évolution non homogène, cf. saepem «haie»
> it. siepe, mais a. fr. soif.

15) Monophtongaison de au, qui, dans une partie de la Romania, est «tardive
et, dans chaque langue, indépendante».

16) Dissimilation de au devant u: Augustum > it. agosto.

17) Naissance d'une diphtongue secondaire au, due à la disparition d'une consonne
labiale. C'est un changement irrégulier, comme en témoigne parabola



16: V. Vaananen, Introduction au latin vulgaire, nouv. éd.. Paris, 1967.

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> *paraula > fr. parole en face de tabula > table, ou bien cantâvit > cantaut
> it. cantà, en regard de fr. chanta.

18) Syncope, qui «n'est pas un développement qui se produise avec la régularité
d'une loi phonétique».

19) Changements du type vetulus > veclus.

20) Changement de e à / devant une voyelle plus ouverte.

21) Changement parallèle de //, o devant voyelle, cf. Jânuârium > janvier,
coagulclre > cailler.

22) Disparition, en position posttonique, de u devant u, o: mortuus > mortus.

23) Fermeture, en position tonique, de i, e et u devant voyelle: it. via, mia, due
(en face de fr. voie, a. fr. meie, fr. deux).

24) Apparition d'une voyelle prothétique devant s f- consonne.

25) Naissance de formes du type Spania < Hispânia, strumentum < instrûmentum.

26) Confusion de b et v, par ex. baliat pour valeat (ce qui n'est pas un phénomène
général, cf. fr. vivre < vïvere, mais boire < bibere).

27) Perte de l'appendice labiale dans la labiovélaire sourde devant o, u.

28) Réduction de qu devant les voyelles autres que o, u, mais cette réduction n'est
pas générale: qui > chi, quid > che, mais quercea > quercia, quïndecim >
quindici. (Il est possible que le premier développement soit dû à la fréquence.)

29) Dissimilation de quïnque en cinque.

30) Passage de j à dj.

31) Confusion dey, dj et gj. Font exception le roumain, le rhétique et des parlers
de l'ltalie septentrionale.

32) L'assibilation et la confusion de tj et kj. Le phénomène n'est pas général,
cf. platea > it. piazza, mais *facia > faccia.

33) Palatalisation de c devant voyelle antérieure. Font exception le sarde et le
dalmate (devant i).

34) Amuïssement de h.

35) Sonorisation des occlusives sourdes intervocaliques, restreinte à une partie
de la Romania.

36) Spirantisation des occlusives sonores intervocaliques, restreinte elle aussi.

37) Simplification des géminées (fait exception l'italien).

38) Gémination expressive: tôtus > tôttus, pourtant l'esp. et port, todo provient
de tôtum.

39) Réduction de net à nt: sanctus > santus. Pourtant les mots français comme
saint ne peuvent provenir que de sanctum.

40) Chute de r devant s: sûrsum > sùsum. (Mais ce n'est pas une règle puisque
dans la plupart des cas, r se maintient devant s, cf. ours, cours, vers.)

41) Vocalisation de / devant consonne, restreinte à une partie de la Romania.

42) Passage de mn à nn: alumnus > alunnus. Changement également restreint,
cf. somnum > fr. somme.

43) Amuïssement de n devant s.

44) Passage de pt à tt, sauf en roumain et en provençal.

45) Passage de ps à ss, sauf en provençal.

46) Changement de et en tt et de x en ss (très restreint).

47) Passage de gm à um: sagma > sauma.

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48) Substitution de cl à tl, né à la suite d'une syncope: vetulus > veclus.

49) Changement de si en sel: pessulus > *pesclus > it. dial. peschio.

50) Chute de m final dans les polysyllabes.

51) Chute de n final dans les polysyllabes. Ce changement n'est pas général,
cf. nômen > esp. nombre, sarde nomen, nomene.

52) Chute de s final, restreinte elle aussi.

53) Disparition de t final (qui persiste pourtant jusqu'à nos jours dans fr. est-il).

54) Apparition d'une voyelle paragogique après les liquides finales: cor > it.
cuore.

55) Dissimilations, par ex. proprius > propius.

56) Insertion d'une liquide adventice: ballista > ballistra.

57) Métathèses, par ex. palùdem > padûlem.

Et voici une liste de différences flexionnelles enregistrées dans le manuel en
question :

1) Passage du neutre au masculin. Pourtant certains neutres subsistent même en
ancien français : il est escrit.

2) Passage de certains neutres plur. au féminin sing.

3) Passage des neutres d'origine grecque en -ma au féminin.

4) Formation du pluriel collectif en -a et en -ora: it. i mûri - le mura, a. it.
luogora.

5) Passage des noms d'arbres en -us, -ï au masculin.

6) Passage sporadique de noms abstraits en -or au féminin.

7) Changements de déclinaion du type socrus remplacé par socra.

8) Passage de thèmes en faux thèmes en -â" *ffig'ë* ~> effigia. Pourtant certaines
formes se sont maintenues: rem > rien, fidem > foi, diem > a. fr. di.

9) Passaee de thèmes en -u aux thèmes en -o. Quelques traces de vieilles formes
subsistent cepnedant: a. it. le mano < illae manûs.

10) Passage de thèmes imparisyllabiques aux thèmes parisyllabiques: mentis
pour mens.

11) Pasasge de thèmes consonantiques àla2e déclinaison: ossum pour os.

12) Passage de thèmes consonantiques àla lre déclinaison: *tempesta pour
tempestas.

13) Passage de thèmes en -ï àla2e ou àla lre déclinaison: trïstus, trlsta pour
trïstis.

14) Formation du nom.plur. en -as au lieu de -ae.

15) Naissance de la déclinaison en -a, -ânis, analogique avec celle en -â, -ônis.

16) Naissance de formes du type socerus pour socer.

17) Confusion du vocatif avec le nominatif. Pourtant le vocatif (du type doamne)
se maintient en roumain.

18) Réduction de la déclinaison.

19) Disparition des formes synthétiques du comparatif et du superlatif.

20) Formation du numéral dut.

21) Disparition de duodêvïgintï et ûndëvïgintl.

22) Anomalies de prononciation dans les noms de dizaines : sexûginiû -> m-

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xanta. (En réalité, ce sont là des changements phonétiques, et non pas morphologiques).

23) La substitution de hic et Me à is, qui ne s'est conservé que dans it. desso <
id ipsum.

24) Remplacement de hic par iste.

25) Substitution de illôrum à suus, qui n'est pourtant pas générale.

26) Renforcement de Me et iste par ecce.

27) Substitution de ipsimus à ipse.

28) Perte de certaines formes casuelles de pronoms, qui n'est quand même pas générale.
Par exemple, le dat. nôbîs, vôbïs s'est maintenu en sarde et en roumain.

29) Réduction de ego à eo.

30) Emploi du pronom réfléchi dans les constructions du type fugere sibï.

31) Emploi de unde comme pronom relatif.

32) Remplacement du passif par la construction se + verbe.

33) Élimination des verbes déponents.

34) Disparition du passif.

35) Naissance de la construction du type habeô scriptum.

36) Naissance du plus-que-parfait et du futur périphrastiques.

37) Changement de sens du plus-que-parfait du subjonctif.

38) Disparition du futur de l'impératif.

39) Substitution du présent de l'indicatif à l'impératif. Ce phénomène n'est pas
général, cf. chante < cantâ.

40) Substitution de la construction non + infinitif ou subjonctif à la construction
nôlï + infinitif.

41) Passage de verbes de la 2e conjugaison et de verbes en -iô de la 3e à la 4e
conjugaison.

42) Passage de verbes de la 3e àla2e conjugaison et vice versa.

43) Régularisation de posse, velle, offerre et sufferre.

44) Réfection de verbes d'après la conjugaison inchoative.

45) Changements dans esse.

46) Changements dans les désinences de l'imparfait.

47) Changements dans les désinences du parfait.

48) Changements dans les autres temps formés à partir du radical du parfait.

49) Changements dans le participe passé.

il y a deux choses qui frappent dans ce reievé:

Io tous ces traits phonétiques et flexionnels qui distinguent le latin vulgaire du latin classique témoignent de ce que le latin classique représente un état de langue plus ancien que le latin vulgaire; même si un trait est attesté dans Plaute ou Térence, comme domnus, domna, l'essentiel est l'innovation par rapport aux formes du latin classique;

2° parmi les innovations phonétiques et flexionnelles qui distinguent le latin vulgaire du latin classique, il y en a très peu qui s'appliquent à toute la Romania, telle la disparition de h ou la chute de n devant s, tandis que la grande majorité est géographiquement restreinte.

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La situation étant telle, on complique inutilement les choses en indiquant *populu, *patre comme étymons de père, peuple, ou bien en affirmant que l'esp. lobo vient de *lopg, tandis que le roum. lup provient de *lupu. Il est beaucoup plus simple de dire que les mots en question sont des continuations des formes classiques et attestées populwn, patrem, lupum.

Beaucoup de romanistes sont convaincus qu'il faut faire remonter les
langues romanes au latin vulgaire parce que, comme le dit W. Ball7,

«il serait faux ... de considérer le latin vulgaire comme une couche linguistique plus récente et décadente, c'est-à-dire comme formé exclusivement d'innovations postérieures à la fixation de la langue classique, innovations survenues par exemple au Iflo siècle après J.-C.. . . Bien sûr, les vulgarismes se manifestent surtout à partir du lIIe siècle après J.-C, mais beaucoup d"entre eux avaient eu latin une grande ancienneté; certains remontaient même à la période archaïque. »

La même opinion est partagée, entre autres, par E. CoseriulB, qui considère
comme «bastante aceptable» le schéma suivant de Grandgent:


DIVL4502

En ce qui concerne les faits concrets mentionnés à l'appui de cette thèse, on
peut cìicr l'avi;- suivant de R. A. Ha!!'9:

«Romance shows a use of the relative kûiu 'whose' as an adjective which was not accepted as a normal feature of Classical Latin, where cuius was an invariable; and we hâve to go back to Plautine Latin to find cuius -d -uni normally inflected as an adjective. Clearly Romance is hère continuing an old Latin feature which was lost in Classical Latin. Similarly, Classical Latin gave to the word baro baróne 'strong man', which in Romance has meliorative meaning, a péjorative turn in the sensé of 'lout, oaf, which has continued only in the Italian words baro and baróne 'knave, rascal'; Classical Latin baro-n- cannot be considered as the direct ancestor of the Romance words built on this stem and meaning 'man, husband, nobleman'. From thèse and similar instances, we must conclude that Classical Latin and Proto-Romance were not 'mother* and 'daughter', but rather 'sister' languages.»



17: W. Bal, Introduction aux études de linguistique romane, Pans, lybb, p. ib9.

10: L. v^uj^nu, c. C, p. —y¦

19: R. A. Hall. Jr.. /. c. p. 19.

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Comme nous l'avons déjà dit, les faits de vocabulaire doivent être écartés d'une discussion concernant l'origine de n'importe quelle langue. Autrement, on risque de considérer le français comme une continuation du champenois, du gaulois ou du pré-indo-européen, étant donné qu'en français il existe, en effet, des mots provenant du champenois, du gaulois et du pré-indo-européen.

Pour ce qui est des pluriels féminins en -as au lieu de -ae, V. Vaananen2o pense que «très probablement l'analogie du singulier nova, f¡lia - ace.//"//a(m) et du pluriel de la 3e déclinaison nom.-ace. mâtrës n'est pas à exclure. Mais l'analogie à elle seule ne saurait suffire pour expliquer la fortune de cette forme. On a plutôt affaire à un provincialisme qui a fait tache d'huile, sorti du contact avec des parlers italiques, qui avaient conservé le nom.pl. indo-européen en -as, cf. osque scriftas, ombr. urtas 'ortae'.» Cette hypothèse nous paraît peu convaincante parce que si, au lieu d'examiner un cas particulier, nous envisageons une masse de faits, nous serons obligés de constater qu'il n'existe pas un seul cas sûr où il soit nécessaire de faire remonter une forme romane au latin archaïque; au contraire, tout indique que les formes attestées dans les parlers romans les plus divers proviennent de dico, et non pas de deico, de ünum, et non pas de oino, de multum, et non pas de moltom, de bonus, et non pas de buenos, de jumenta, et non pas de iouxmenta, de vultus, et non pas de voltos, etc.2l.

E. Coseriu22 considère la désinence du parfait -ërunt comme venant du latin archaïque. En réalité, il est difficile de dire s'il y a un lien génétique entre les formes du type laudàvërunt, attestées dans Plaute, et les formes romanes du type louèrent. Le déplacement de l'accent peut être dû soit à l'analogie des formes laudavi, laudavit, laudâvimus, soit àla chute irrégulière de -ve- (cf. laudàvisti > louas), qui, à notre avis, s'explique par un développementdû à la fréquence. Ce développement n'épargne pas même les voyelles toniques, cf. inde > it. ne, ibi > vi, quadràgintâ > quaranta. - L'assertion d'E. Coseriu disant que «vester vuelve, por analogía con noster, a ia forma arcaica voster»23 est un peu ambiguë. Aussi faut-il constater expressément que fr. votre, it. vostro, etc. proviennent d'une forme qui, tout en ressemblant, par hasard, à une forme du latin archaïque, est une innovation par rapport au classique vestrum. Enfin, le même auteur fait remarquer que «en los



20: V. Vaananen, o. c, p. 115-116 et 118.

21: C. Battisti, o. e, p. 40.

22: E. Coseriu, o. e. p. 96.

23: E. Coseriu, o. e, p. 116.

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casos oblicuos de iste, Ule, el acento final tiende a pasar a la última sílaba (en Plauto se encuentran íllum e illuni) »24. Une fois de plus, il faut constater que, bien que ce trait se rencontre déjà dans Plaute, l'accentuation illúm constitue une innovation par rapport à l'accentuation classique íllum.

Outre les différences de vocabulaire, de syntaxe et de formation des mots, qui n'ont aucune importance pour ce qui est de l'origine d'une langue, et outre les traits qu'on a tort de faire remonter au latin archaïque, on mentionne encore une troisième catégorie de particularités qui doivent témoigner de ce que les langues romanes ne viennent pas du latin classique. Il s'agit de nombreuses irrégularités de développement du type habeô > ai, cônsobrînum > cousin, scrïb-ëbat > écriv-ait, cant-âvit > chant-a. Faute de savoir les expliquer, on les met sur le compte du latin vulgaire, en inventant légion de formes à astérisques, mais sans entrer dans le détail. Par exemple, personne n'a essayé d'expliquer par quel miracle *cantát a pu devenir en français chanta et en roumain cìnta, si cantàtum a abouti respectivement à chanté et cîntat. En réalité, toutes ces formes proviennent du latin classique, tandis que leur aspect anormal s'explique par un développement phonétique irrégulier dû à la fréquence2s.

Somme toute, notre réponse à la question posée dans le titre du présent article est nette: comme, dans les langues romanes, tous les phonèmes26 et tous les morphèmes flexionnels remontent au latin classique (abstraction faite, évidemment, des phonèmes et des morphèmes empruntés à une date postérieure comme le phonème a. fr. h ou la désinence roum. -ó), les langues romanes proviennent du iatin classique. Le:> différences entre le latin classique et le latin vulgaire sont les suivantes :

1. Le latin classique est plus ancien que le latin vulgaire.

2. Le latin classique est homogène, tandis que le latin vulgaire est différencié
dans le temps et dans l'espace.

3. Le latin classique est attesté, alors que les formes du latin vulgaire
sont partiellement attestées et partiellement reconstituées, et par là sujettes
à caution.



24: E. Coseriu, o. c, p. 97.

25: W. Mañczak, Le développement phonétique des langues romanes et la fréquence, Cracovie, 1969.

26: J. Safarewicz, A quelle époque commence le latin dit vulgaire, Studi linguistici in onore di V. Pisani, Brescia, 1969, p. 872, essaie de prouver que «le latin littéraire de l'époque classique présentait dans son système phonologique au moins deux traiu qui le séparaient de la langue parlée d'alors», mais son argumentation ne nous convainc pas.

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Voilà les raisons qui expliquent pourquoi il faut asseoir la grammaire comparée des langues romanes sur la base solide que constitue le latin classique et regarder le latin vulgaire comme nom collectif désignant les phases intermédiaires entre le latin classique et les langues romanes27.

Nous avons eu grand plaisir à constater que certains chercheurs sont
arrivés àla même conclusion. Voici ce qu'écrivait F. Eyssenhardt2B il ya
presque cent ans:

«Bald wird behauptet, es sei in den Romanischen Sprachen ein bedeutender, um es mit einem Worte zu bezeichnen, barbarischer Bestandteil vorhanden, bald sollen die sammtlichen, hier in Frage kommenden Sprachen aus einer neben dem gebildeten Latein der hôheren Stânde und der Gelehrten herlaufenden «Volkssprache, lingua vulgaris genannt », entstanden sein. Dass die Romanischen Sprachen aus einem neben der Schriftsprache herlaufenden Vulgarjargon, einem Nebendialekte, entstanden sind, kann man nur behaupten, wenn man zwei Hauptgesichtspunkte vôllig ausser Acht lasst. Erstens miisste dieser angebliche Dialekt liberali derselbe gewesen sein, da eine grosse Anzahl von Worten sámmtlichen Romanischen Sprachen gemeinsam sind: war jener Dialekt aber in alien Provinzen derselbe, so konnte er nimmermehr aus den Sprachen jener Lànder entstehen; welchen andern aber konnten die Rômischen Beamten, Soldaten und Kaufleute den Provincialen wohl bringen ais den in Italien gesprochenen, das heisst das Lateinische? Wie es aber in Italien aussah, das lehren uns doch zur Geniige, um nur eins anzufiihren, die in Pompeji gefundenen Kritzeleien und Pinseleien an den Wànden so vieler Hauser.. . Niemand hat in ihnen irgend eine Spur von einem andern Idiom gefunden ais das war, dessen sich Virgil und Ovid bedienten. »

En outre, dans un livre plus récent, celui de H. F. Muller et P. Taylor29,
on trouve le schéma suivant:


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27: Ce qui est important, c'est le fait que le postulat de prendre le latin classique comme point de départ de la grammaire comparée des langues romanes ou de la grammaire historique d'une langue romane est réalisable, témoin notre manuel de Phonétique et morphologie historiques du français, Lódz, 1962, où nous nous sommes appuyé «aussi peu que possible sur des formes non attestées» (p. 4).

28: F. Eyssenhardt, Roemisch und Romanisch, Berlin, 1882, p. 127-128. Voir aussi son article Der Ursprung der Romanischen Sprachen, Nord und Sud, XII, 1880, p. 404-413.

29: H. F. Muller et P. Taylor, A Chrestomathy of Vulgar Latin, Boston, 1932, p. IV.

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Reste à expliquer comment est né le mythe selon lequel les langues romanes proviendraient du latin vulgaire, et non du latin classique. Pour répondre à cette question, il suffit de considérer que cette opinion est bien antérieure à la naissance de la grammaire comparée des langues romanes. Or, ce qu'oublient les structuralistes, générativistes, etc., c'est que le XIXe siècle a eu le grand mérite d'introduire, dans différentes disciplines, y compris la linguistique, la notion d'évolution, tandis qu'auparavant on avait une vision du monde plutôt statique. Avant Darwin, il était inconcevable que toutes les espèces végétales et animales n'aient pas existé dès le début du monde; de même, les hommes de la fin du Moyen Age avaient de la peine à admettre que la seule langue latine ait pu se scinder en plusieurs langues romanes. Il leur était plus facile d'imaginer que la différenciation de la Romania, dont ils étaient conscients, ne faisait que prolonger une différenciation remontant à l'antiquité. Par inertie mentale, ce mythe se maintient jusqu'à nos jours.

Witold Mañczak

CRACOVIE