Revue Romane, Bind 9 (1974) 1

Réplique de Jorgen Schmitt Jensen à Palle Spore :

Jørgen Schmitt Jensen

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Le commentaire que j'ai fait, ici, à propos de la thèse de Palle Spore, n'est nullement un compte rendu normal. C'est la rédaction des objections et des observations que j'ai faites lors de la soutenance, avec l'approfondissement de quelques points et l'omission de quelques autres. Ceci explique la forme. Après la présentation générale du premier argumentateur, M. Togeby, je me suis attaqué à des détails qui me semblaient typiques, pour arrondir ensuite l'exposé par des aspects plus généraux en m'attachant particulièrement aux domaines sur lesquels M. Togeby avait moins insisté. Cela explique aussi le ton et le style: dans ce genre de critique par écrit, on ne peut évidemment pas rendre les parties dialoguées de la soutenance, ce qui est parfois dommage, mais, d'autre part, on ne doit pas non plus, à mon avis, tomber dans le compte rendu traditionnel. Je n'ai pas l'impression d'avoir été plus dur, dans mon jugement, en écrivant cet article, que lors de la soutenance, mais ni ici ni là je n'ai voulu mettre en doute l'honnêteté scientifique de Spore. Loin de là. Ce qui, néanmoins, m'a fortement inquiété, c'est la façon dont il se laisse emporter par sa théorie, voire par son enthousiasme, dans bien des cas. Cela est, me semble-t-il. très dangereux, et il y a dans son livre de nombreux exemples de ce genre qu'il faut bien soumettre à un examen critique. Mais ce n'est pas là l'accuser de malhonnêteté.

Je répondrai d'abord brièvement aux
points 1-5:

1. Ce qui importe pour la chronologie discutée par PS (p. 179), c'est que -iellu > -ilio, selon Orígenes, a commencé déjà au Xe siècle, ce qu'on ne trouve pas chez Bourciez, même dans les trois lignes ajoutées en 1946 (p. 730). C'est peut-être excusable sabledans un ouvrage relativement sommaire, mais non pas dans une discussion comme celle de PS (loc. cit.), - indépendamment du 'but qu'il poursuit dans ce cas-ci'. Car ce fait fait reculer l'évolution // > A de trois siècles, - au moins -, par rapport à la date indiquée, à ce propos, par Bourciez, et dont se sert PS dans son argumentation!

2. Pour la valeur - actuelle - de l'ouvrage presque séculaire de Cornu, je n'ai qu'à renvoyer le lecteur aux citations que PS en fait (pp. 179-180). Si PS avait employé une référence plus récente, il aurait évité de citer en vrac ce mélange de formes d'origine savante (medio, cf. meyo; precio, cf. pozo), dialectales (tebio) - ou fort curieuses (eri, solví (??)). Et il aurait trouvé une documentation plus complète et plus solide, avec des conséquences considérables pour sa discussion de ce problème.

3. Les hypothèses de Fabra (1906) et de Griera (1931) ont été mises sérieusement en doute par H. Kuen (1934) et par la suite par Badia Margarit (1951), qui se basent surtout sur une série de faits dialectaux. Donc, des faits nouveaux! On ne peut pas passer sous silence des arguments si bien fondés pour conclure que «les données appuient donc notre théorie . . . ». De trouver un "appui ...» dans Griera (1931) ne fait pas de la vieille hypothèse (qui pourra évidemment être vérifiée un jour) une «constatation indiscutable». La page 174 reste pour moi l'exemple d'un procédé inadmissible.

4. Je regrette si j'ai surestimé l'importancepour Spore de la citation de Bourciezà propos de la séparation entre le provençal et le catalan, dont la datation, en effet, est capitale pour l'existence d'une semi-diphtongue en provençal, étant donnéque celle-ci est «indiscutable» (voir ci-dessus) en catalan (cf. p. 161). Mais si

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j'ai pu avoir cette impression, c'est que PS se réfère à plusieurs reprises à la date proposée par Bourciez (le citant directementou non) selon son procédé normal, très fertile, de comparer les faits historiquesavec les faits linguistiques (cf. loc. cit., p. 191). Et s'il formule une fois des réserves à cet égard (p. 191), il le fait pourtantsans chercher d'autres sources historiques,plus dignes d'une monographie comme la sienne. Et c'est là ce que je lui reproche. On aimerait voir «si Bourciez a raison ». Ce que j'ai dit de cette datation n'a eu pour but que de souligner ce qu'il y a de vague et de peu fondé dans la date choisie par PS. Que tout semble indiquer que la séparation entre les deux langues est postérieure à celle préférée par PS, c'est évidemment là une grande chance pour sa théorie. Mais on aurait aimé une base autrement solide pour l'assertion que «la séparation n'a guère eu lieu avant 700» (p. 174). - Et si Bourciez s'était trompé dans l'autre sens!

5. Personne ne reproche à PS de s'être engagé dans une discussion à propos des mots en -a. Mais on lui reproche la façon dont se déroule cette discussion. Et les dernières remarques de PS ne me convainquent nullement de ce que j'aurais eu tort de relever, dans le § 17, un glissement dangereux allant d'une absence de certitude (des exemples qui ne prouvent rien sur la généralité d'une non-diphtongaison des mots en -a, car c'est bien là de quoi il s'agit!) à une constatation. Pour les détails des faits, je renvoie de nouveau à l'exposé de M. Togeby. Pour ma part, ce que je critique particulièrement ici, c'est l'exposé même de PS, la façon dont il arrive aux constatations: qu'on se reporte à une lecture détaillée du § en question! - Et puisque la rose joue un rôle primordial dans tout ceci, qu'on me permette d'exprimer ma surprise de voir qu'une lorme dialectale (roza) (l'ltalie du Nord) protiverait raitque soit rose, soit, par conséquent, rosa, en italien et en espagnol (au lieu de *ro-z, *ruosa, *ruesa) seraient d'origine populaire! C'est une façon bizarre de renverser le raisonnement normal ! Ne seraitce pas plus systématique d'essayer de trouver une explication locale pour raza, dans le domaine de la phonétique ou dans celui de l'histoire? C'est roza {ruòs'a, rièssa, vegl. : ruosa, cit. d'après Battisti! Alessio: DEI), phonétiquement «régulière», qui constitue une exception par rapport aux langues officielles. Sinon, il fallait présenter une explication phonétique valable pour l'italien et l'espagnol aussi !

Pour l'évolution de nos deux voyelles devant une palatale en espagnol, PS a lui-même qualifié la théorie d'une simple fermeture comme «peu probable» (p. 180). Or, maintenant il constate qu'il n'y a pas de contradiction entre sa théorie à lui (ee > ee > e) et celle de la fermeture simple (e > e), qui, chez Menéndez Pidal, entre dans un vocalisme plus général. Non, évidemment, mais il y a une dilïérence essentielle, - la semi-diphtongue, justement, — qui li tal pas du tout ilCCCiiairc pOi-ii expliquer cette évolution (cf. le cas des autres voyelles), et dont la présence (possible) à cette époque reste à prouver.

Le fait que la diphtongaison dialectale en portugais affecte aussi e et o la signale naturellement comme tout à fait différente de la diphtongaison romane.

Pour le roumain: Premièrement : La théoriede PS est en contradiction avec toute la tradition roumaine et romane. On ne présente pas des points de vue aussi révolutionnairessans, au moins, invoquer quelques arguments à l'appui d'une telle théorie. Deuxièmement: Dans dzer (mégi, roum.) etc., il ne s'agit pas d'une monodiphlongaibon,mais de 1 absorption de la première partie de la diphtongue par la

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consonne palatale précédente, absolumentcomme en dacoroumain ger (cf. aussifarà, sapte) - ou comme en français: afr. giel (< gelu) > gel. Il n'y a donc aucun «danger» ici. La nouvelle théorie de PS reste sans fondement.

Finalement pour le dalmate: II me semble toujours curieux de citer Popovic en faveur d'une théorie concernant les rapports entre le dalmate et le serbocroate, même si l'on se borne à des faits qu'il relève, sans y ajouter les autres faits qu'il y rattache (rareté des diphtongues serbo-croates en question, différences structurales entre les deux systèmes vocaliques, autres évolutions du vocalisme s.-c, influences magyares éventuelles dans la Voïvodine) et son refus même de la théorie de Guberina. - En ce qui concerne l'extension du dalmate, je me suis évidemment trompé en citant PS. J'ai voulu signaler que le dalmate a été parlé aussi loin vers le sud qu'à Dubrovnik et à Antivari, à l'encontre de ce que dit PS. (Pour les sources de cette indication - qui se trouve donc même dans un manuel - voir la bibliographie de T., pp. 388-389).

Pour la conclusion de PS, dans sa réponse: Je n'ai pas pu cacher ma perplexité vis-à-vis du traitement que PS réserve à l'espagnol. Je n'ai pas voulu la traduire par des «propos désobligeants», et je regrette si j'ai pu blesser Spore par mon commentaire. Dans l'analyse «selon Spore» que je propose moi-même, les spécialistes trouveront de nombreuses banalités - et des théories peut-être hasardées. Par la critique que j'ai faite de l'exposé de PS à propos de la péninsule ibérique, j'ai voulu corriger un grand nombre de malentendus et d'erreurs et protester contre un procédé aussi peu fondé sur les faits qu'est celui qu'utilise PS pour prouver ses théories. Je n'ai rien voulu y «glisser» d'autre.