Revue Romane, Bind 9 (1974) 1

Knud Togeby:

Knud Togeby

1. La thèse de Palle Spore. - La diphtongaison romane est celle de ë > ie et de ó > uo, qui s'est produite un peu partout dans les langues romanes. On en a donné surtout deux explications, qui ont en commun d'y voir une diphtongaison conditionnée à l'origine, plus tard généralisée. Selon l'une, la diphtongaison appartient primitivement à la syllabe ouverte, comme en français pëdem > pied, mais herba > herbe, tandis qu'on a en espagnol une généralisation: pie, hierba. Selon l'autre, la diphtongaison est, à l'origine, due à une métaphonie devant -u et -/, comme dans les dialectes de l'ltalie du Sud: môrtuum > muortu, mortiti > muorti, mais môrtua > morta, môrtuae > morte, par rapport à quoi on aurait une généralisation en français mort, espagnol muerta.

La thèse de Palle Spore consiste à renverser les termes de ce raisonnement et à faire d'une semi-diphtongaison ë > ee, ó > oc un phénomène général, réalisé pleinement par les diphtongues espagnoles ie et ue, par rapport auquel on a eu secondairement des monophtongaisons dans certaines conditions. Mais pour Palle Spore, qui écarte la diphtongaison par métaphonie, cette semi-diphtongaison n'appartient en propre qu'à la Romania occidentale, c'est à dire à l'ouest des Alpes. On pourrait résumer sa thèse en en changeant le titre ainsi: «La semidiphtongaison

Ce nouveau modèle de l'histoire de la diphtongaison romane a beaucoup d'avantages. Il fait de l'espagnol, où ë et ô se diphtonguent partout, une langue relativement conservatrice, voisine du portugais, où ils ne se diphtonguent pas. Il fait en revanche du français, où la diphtongaison n'a lieu qu'en syllabe libre, une langue à développement radical, par rapport à laquelle le wallon, dialecte périphérique, présente un vocalisme à l'espagnole. Il fait comprendre pourquoi en français la diphtongaison a eu lieu dans certains cas en dehors de la syllabe ouverte. Il coupe le lien qui semble étrangement exister entre le français et le toscan, où l'on a également des diphtongues en position libre: piede, nuovo. Il rend possible un rapprochement entre le catalan, où une diphtongaison a dû avoir lieu, et le provençal, où l'on n'en a guère trouvé trace.

Bref, le modèle de Spore me paraît fertile.Il rend plus simple et plus cohérente la description de l'histoire des langues romanes. C'est une hypothèse digne de devenir thèse. Mais si l'on peut accepter la théorie de Spore dans les grandes lignes, on ne peut pas cependant ne pas rester sceptique à l'égard de bien des détails, ce



1: Les pages qui suivent reproduisent, sous une forme écrite, les critiques adressées à Palle Spore lors de la soutenance de sa thèse, à l'Université d'Aarhus le 3 juillet 1972, et les réponses qu'il y a apportées. (N.D.L.R.)

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qui se comprend aisément d'ailleurs quand il s'agit d'un sujet aussi vaste. Or, les critiques que j'ai à formuler ont ceci de curieux qu'elles reprochent à PS de n'avoir pas exploité à fond sa propre théorie, une théorie qu'il aurait pu rendre encore plus générale. On peut donc critiquer ses détailsau nom de sa propre thèse. Pour se défendre, il se trouvera ainsi dans un drôle de dilemme.

2. Historique de la question. - Puisqu'il s'agit d'un aussi grand ouvrage, consacré à un problème si fondamental de la philologie romane, on aurait pu s'attendre à ce que l'auteur nous présente un historique tant soit peu complet des théories de ses prédécesseurs: il se contente malheureusement d'un à-peu-près (chapitre 9: La genèse de la diphtongaison, p. 265-305).

1 La théorie de la diphtongaison primitive en syllabe ouverte est pour PS celle des traditionalistes (qu'il orthographie obstinément avec deux n, par exemple p. 35, 57), parmi lesquels il se contente de citer Bourciez. C est en etîet nistonquement la première théorie, celle de Diez, d^iii M grammaire des langues romanes de 1836, élaborée ensuite par Schuchardt dans son grand ouvrage sur le vocalisme roman en 1867, et représentée de nos jours par un grand article de Julius Purczinsky: A Neo-Schuchardtian Theory of General Romance Diphtongization (Romance Philology 23, 1970, p. 492-528).

2° La théorie de la diphtongaison primitive par métaphonie a également été lancée par Schuchardt, qui a changé d'avis une dizaine d'années après sa première théorie. Elle a ensuite été représentée, comme notre auteur le dit bien, par Juret, Schiirr et Lausberg.

3° En revanche, PS ignore de parti pris toutes les iheorici bascos òur un subitratum : son index des matières contient comme seule référence «substratum protorhétique» torhétique»(cf. p. 24). En réalité son texte effleure le problème à plusieurs reprises (pp. 38, 220, 277, 312, 320), mais sans le prendre au sérieux. Et cela est quand même étonnant quand on pense au rôle qu'on a voulu attribuer au substrat osco-ombrien dans la transformation des voyelles latines, et à la diphtongaison espagnole, que Alarcos Llorach a voulu expliquer à partir d'un substrat apparenté au basque. Le comble est le passage où PS dit que «les colonies grecques ... n'ont guère eu beaucoup d'influence sur l'évolution des parlers latins» en Italie du Sud (p. 23). PS est d'ailleurs tout aussi sceptique à l'égard de l'influence des superstrats (p. 24). Le seul strat auquel il croit est l'adstrat, l'influence d'une langue sur une langue voisine.

4° Une autre catégorie de théories que PS ne daigne presque pas mentionner est celle des explications structurales, inaugurée par l'Essai de Haudricourt et Juilland, et représentée récemment par un livre de Luigi Romeo. The Economy of Diphtongization in Early Romance (La Haye 1968) Ft cela est d'autant plus curieux que PS finit lui-même par formuler un argument structural pour expliquer la genèse de la diphtongaison : les risques de confusion (p. 297).

5° PS parle de sa propre théorie en employant, très naturellement, le pluriel d'auteur nous, mais en faisant accorder, assez singulièrement, les attributs au pluriel,par exemple «et nous ne sommes pas les premiers à le prétendre» (p. 320). Comme prédécesseur il reconnaît Albert Dory (Contribution à l'étude de la voyelle accentuée, Revue des Langues Romanes 67, 1936, p. 373-445), et avant lui Salverda de Grave (1928), mais ne souffle mot de Goidanich (Le origini e le forme della dittongazione romanza, Zeitschrift für romanische Philologie, Beiheft 5, 1907),

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chez qui on trouve cependant une théorie
d'une diphtongaison générale.

3. La genèse de la diphtongaison. - Tout le monde est d'accord pour voir dans la diphtongaison un phénomène qui présuppose le passage du vocalisme quantitatif du latin classique au vocalisme qualitatif du latin vulgaire. PS veut expliquer la genèse de la diphtongaison par une réaction phonologique, le scrupule de se faire comprendre. Il y aurait eu un rapprochement fâcheux entre /, ë, e~ dans la série palatale et entre ô, o, ü dans la série vélaire, et la diphtongaison aurait eu pour but d'éviter les risques de confusion (p. 297).

J'ai déjà dit ailleurs que je considère comme impossibles de telles explications phonologiques historiques. PS prétend que sa théorie d'une semi-diphtongaison échappe à mes objections (p. 304). Je ne le crois pas. Si ce scrupule de se faire comprendre a déclenché la diphtongaison à l'ouest des Alpes, pourquoi pas aussi à l'est? Et pourquoi n'a-t-il pas aussi déclenché une diphtongaison de /? Et pourquoi la semi-diphtongue nécessaire à la compréhension est-elle dans bien des langues (portugais, provençal) et dans bien des cas (syllabe fermée en français) redevenue une monophtongue ?

Je trouve beaucoup plus simple de considérer la diphtongaison (ou la semidiphtongaison) de ë et de ô comme un phénomène commun à la Romania continentale (et non seulement à la Romania occidentale), résultat de la rencontre entre les deux seules voyelles exclusivement brèves à l'origine (cf. f, û, i -f- ë, ù + ô et â + â) et le nouvel accent tonique des langues romanes.

4. La non-diphtongaison: le sarde. - J'ai dit Romania continentale, puisque la seule région romane qui ne montre pas trace de la diphtongaison est la Sardaigne. Le sarde a en effet été isolé du reste de la Romania avant la confusion qualitative i-ë et ù-ô; ainsi, il n'y a pas eu de e et o ouverts, et par conséquent pas de diphtongaison. Cette opinion courante, PS l'adopte aussi (p. 260-61), mais il oublie de mentionner que le sarde connaît la métaphonie, phénomène qu'il faut donc considérer comme plus ancien que la diphtongaison: on a e, o fermés devant -/ et -«, mais e, o ouverts devant les autres voyelles: caelum > kçlu, pëdem > pede.

PS dit (p. 260) que le vocalisme sarde est celui de la zone 1 de l'ltalie du Sud (p. 196). Mais ce n'est pas tout à fait exact, puisqu'on y trouve la diphtongue par métaphonie: mëcum > miecu, etc. Dans ce dialecte on a donc la diphtongaison sans avoir de e et o ouverts, ce qui est un argument contre la théorie du lien entre la diphtongaison et l'existence de ces voyelles. On peut cependant se figurer que la diphtongaison par métaphonie, qui caractérise en général l'ltalie, a été mélangée avec le système original.

5. Métaphonie et diphtongaison. - Dans le même passage, et dans bien d'autres, PS déclare que la diphtongaison par métaphonieest «une évolution sans rapport aucun avec la diphtongaison romane» (p. 196), ce qui est tout à fait incompréhensiblepuisqu'il s'agit presque toujours des mêmes voyelles ë et ó et de la même diphtongaison en ie et en uo. On a l'impressionque PS, en écartant la théorie d'une diphtongaison métaphonique généralisée,a écarté aussi la diphtongaison métaphonique tout court. Mais elle est là. Et ne serait-il pas beaucoup plus naturel qu'elle fasse partie d'une théorie de la diphtongaison au lieu d'être rejetée? Ne pourrait-on pas considérer la métaphonie et la diphtongaison comme deux phénomènesen principe indépendants, mais

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dont l'un, la métaphonie, a exercé une influence sur l'autre? Dans le cadre d'une diphtongaison romane commune, la métaphonieaurait pu favoriser la conservation de la diphtongue, qui, autrement, se serait monophtonguée.

N'est-ce pas là au fond exactement ce que propose PS à propos du français: une diphtongaison générale, conservée dans certaines conditions et suivie d'une monophtongaison dans d'autres? La ressemblance devient encore plus grande quand on pense au rôle que PS veut faire jouer au a de la syllabe post-tonique en français.

L'attitude de PS est d'autant plus incompréhensible que dans le cas du portugais, il reconnaît parfaitement la possibilité d'une interaction de la métaphonie et de la semi-diphtongaison romane: «on ne peut pas exclure la possibilité de la monophtongaison d'une semi-diphtongue ee, oc, dont l'élément qui se rapproche le plus de la voyelle suivante (-iï), s'est maintenu» (p. 185): morto, mçrta. PS compare lui-même cette situation à celle de certains dialectes italiens, où il y a monophtongaison. Mais on ne saurait quand même pas distinguer ces derniers de ceux qui possèdent la diphtongaison métaphonique.

On aurait donc, après l'étape ultraarchaïque du sarde, une étape archaïque représentée par le portugais et les langues de la Romania orientale, ou plutôt à l'est des Alpes, puisque la diphtongaison métaphonique ne se rencontre pas seulement en italien et en roumain, mais aussi en rhéto-roman, et peut-être même en franco-provençal.

6. L'italien et le rhéto-roman. - Pour PS, il y a eu diphtongaison métaphonique en Rhctie (p. 238) et en Italie du Sud (p 240). d'où elle aurait été importée en Romagne, ce que rien ne prouve (p. 228-30), mais une semi-diphtongaison spontanée en Italie du Nord, d'où elle aurait été importée en Toscane - par voie maritime pour éviter l'Apennin! Cette manière de voir les choses est discutable à bien des points de vue.

Tout d'abord la théorie même d'importation et d'exportation de diphtongues (surtout par voie maritime) n'est guère probable en soi. Elle va d'ailleurs encore plus loin puisque PS suppose que la semidiphtongaison est venue de Gaule et a progressé en Italie du Nord de l'ouest à l'est (p. 241). Tout ce transport de diphtongues n'est plus nécessaire si l'on considère la diphtongaison comme un phénomène du roman commun.

Il y a cependant une importation, et par voie maritime, qui ne peut guère faire de doute, et c'est celle de la diphtongaison générale dans les grandes villes de Sicile (p. 195), mais là on sait qu'il y a eu aussi importation d'hommes, venus de Gênes. A son tour, c'est là une bonne preuve de l'existence primitive d'une diphtongaison générale en ligurien (p. 224). prouvée aussi par certains dialectes isolés (p. 222). PS veut qu'il y ait eu ensuite monophtongaison en syllabe fermée (p. 223). mais rien ne le prouve, et il n'y a donc pas de base pour faire venir la diphtongaison toscane de Gênes - par bateau. Et il n'y a pas non plus de raison de faire venir la diphtongaison ligurienne de France, où cette monophtongaison s'était produite.

La grande énigme est la diphtongaison en syllabe ouverte du toscan (p. 207-19). PS la considère comme importée du ligurien,ce dont nous avons déjà prouvé l'improbabilité. Pour ce faire, il s'appuie sur le texte de Rohlfs, qu'il cite cependant incorrectement: «Selon Rohlfs, la diphtongaisontoscane proviendrait incontestablementde l'ltalie du Nord et vraisemblablementde la Ligurie» (p- 211). Mais Rohlfs (§ &5) dit en réalité, «ùann

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muss der Diphtong entweder aus einem diphtongierenden Gebiet eingedrungen sein, oder aber er ist (unter fremden Einfliissen)in der Oberschicht der toskanischenStadie zur Ausbildung gelangt». Il se décide ensuite pour la deuxième possibilité:«in dem ie der Schriftsprache so etwas wie eine literarische Modestròmung zu sehen».

Dans les dialectes centraux de l'ltalie du Nord, il y a de si fortes traces d'une métaphonie (p. 224-28) qu'il semble naturel d'y voir le pont qui relie par le romagnol l'italien du sud au rhéto-roman, au lieu de les interpréter avec PS comme une influence venue du romagnol. Une conséquence de cette attitude de PS est qu'il attribue la métaphonie rhéto-romane à des «origines plutôt germaniques qu'italiennes» (p. 239). Pourquoi ne serait-elle pas tout simplement romane?

Les dialectes rhéto-romans sont décrits par PS d'une manière peu précise, probablement parce qu'il s'est contenté de consulter les déconcertantes notations de Gartner au lieu de recourir à des manuels historiques ou à des grammaires. Cette impression commence déjà avec la terminologie. Pour rhéto-roman, PS dit le plus souvent rhétique (p. 17), terme qu'il faudrait réserver au substrat (p. 219). Et, erreur amusante, il écrit sudselvain au lieu de subsiivain (p. 235-36).

En engadinois, ë ne se maintient pas, comme le dit PS (p. 235), mais aboutit devant un -u (perdu) à ie, de même que ó > ô, aussi bien en syllabe ouverte qu'en syllabe fermée, ainsi que le montre le REW : dëum > dieu, fèrrum > fier, mais pëdem > pe, hérba > erva. En revanche, en sursilvain, on n'a pas ë > id en syllabe ouverte et ë > iú en syllabe fermée (p. 237j, mais ë > ie devant -u: fèrrum > fier, et ë > ici ailleurs: fësta > fiasta (selon Lausberg, Romanische Sprachwissenschaft, p. 169).

7. Le roumain. - En roumain, où /'se confond avec ê, mais ñ avec û, et ó avec ô, et où il n'y a donc pas eu de ó isolé, c'est le seul ë qui se diphtongue en ie: fèrrum > fier, tandis que ôssum > os, de même que -ôstts > -os, ce qu'on explique traditionnellement par le fait que le développement de ë serait en avance sur celui de ó. PS veut totalement renverser ce raisonnement en supposant que les deux o ont commencé par fusionner sans qu'il y ait eu, dans un premier temps, de mouvement dans la série palatale. L'angle sous lequel il voit le vocalisme roumain fp. 245) est celui de l'ouverture de la bouche, où il y aurait moins de distance entre les voyelles vélaires qu'entre les voyelles palatales et par conséquent fusion des vélaires plus tôt que des palatales (p. 301).

J'ai déjà dit qu'il faut rester sceptique à l'égard de tels raisonnements phonologiques en l'air. Tout dépend de la situation linguistique particulière. Or, on sait que l'ouverture de i précède historiquement celle de w, ce qui suffit pour expliquer la différenciation. D'après Vaananen, (Le latin vulgaire des inscriptions pompéiennes, 1969, p. 21), dans le latin populaire, le timbre de / a dû être, anciennement déjà, très proche de ë, comme il ressort de la graphie E pour / depuis les inscriptions archaïques, et de la transcription fréquente de ï latin dans les textes en langue grecque par e. La prononciation ouverte de /passait pour rustique, d'après Varron et Cicerón. Ceci tient sans doute, dit Vaananen, au fait que les dialectes italiques faisaient une distinction encore plus nette que le latin entre le son de 17 et celui de I'/', si bien que dans l'orthographe osque il avait en commun avec e un signe spécial /', à la différence de 17, noté par /', //'.

Pour PS, il n'y a pas du tout eu de
diphtongaison en daco-roumain à l'origine.Eue
y serait une importation tardive,

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venue d'ltalie du Nord par la route d'Aquilée ou par le Danube. PS soutient donc la thèse du contact ininterrompu avec l'empire après la fameuse année 271, thèse également chère à Eugène Lozovan, qui y a consacré de nombreuses études, auxquelles PS ne renvoie cependant pas. Mais un tel contact ne suffit pas pour rendre probable le transport de diphtongues.Il me paraît beaucoup plus simple de considérer la diphtongaison comme autochtone.

PS cite comme un argument de sa thèse que la diphtongaison, transportée en Daco-Roumanie, n'est pas parvenue aux dialectes qui s'en étaient détachés de bonne heure, le macédo-roumain, le mégléno-roumain et l'istro-roumain (p. 247, 254). Or, c'est là une conception contraire à tout ce qu'enseignent les manuels sur l'histoire de la langue roumaine, et PS ne donne pas des exemples convaincants pour étayer son argumentation.

8. Le frioulan et le dalmate. - En frioulan et en dalmate, géegraphiquement très proches l'un de l'autre, on trouve une diphtongaison générale tout à fait comme en espagnol. Je ne comprends pas pourquoi PS ne pourrait pas tout simplement regarder ces deux langues comme des aboutissements normaux de sa semidiphtongaison, au lieu de faire état en frioulan d'une influence venue de l'ouest (p. 242) et en dalmate d'une importation de diphtongues d'Aquilée par mer (p. 256, 259).

La description du frioulan (p. 232) est incomplète parce que basée sur Gartner. D'après Marchetti, Gramática friulana (Udine, 1952, p. 49-52), ë donne en syllabe ouverte î: grëvem > grîf, en syllabe fermée ie : festa > fiesta, tandis que ó devient û en syllabe ouverte devenue finale: sóror > sûr, mais ue en syllabe ouverte mediane: rota ruede, scuoia .-* scuele, et ue en syllabe fermée: fòssa > fuésse. Il n'y a donc pas de mystère, comme le croit PS. Et qui plus est, la diphtongaison se révèle absolument identique à celle du dalmate (p. 255).

9. Lu Rumania occidentale. - J'ai eu bien des réserves à formuler à propos de la description donnée par PS de la Romania orientale, et, chose paradoxale, parce qu'il n'a pas voulu y appliquer sa propre théorie. En revanche, je n'ai guère d'objections à propos de la Romania occidentale, où sa théorie convient bien aux faits. C'est avant tout le cas de l'espagnol, où la diphtongaison est générale (p. 175-84). Ensuite, la théorie d'une semi-diphtongaison s'est déjà imposée pour expliquer en catalan le croisement des deux évolutions ë > ee > e et ë > e sans qu'il y ait eu confusion (p. 171-75). Le catalan reste ainsi près du provençal (appelé curieusement français méridional, p. 17), où il y a également eu une monophtongaison générale, abstraction faite de quelques restes devant palatale de la semi-diphtongaison originelle (p. 159 70).

En franco-provençal, qui a une diphtongaisonà la française, PS suppose, chose étrange, qu'il y a eu à l'origine une diphtongaison métaphonique (p. 155). C'est qu'il a mal lu sa source: Hafner, Grundziige einer Lautlehre des Altfrankoprovenzalischen(Bern, 1955, p. 41-43). Hafner dit, en effet, à propos de la différenceentre sóror > suer et nova > nova, que « Man kônnte geneigt sein ...» (cf. Spore p. 155: On est donc tenté . . .) de l'expliquer par une diphtongaison métaphoniquedevant -o et -u, mais au lieu de céder à cette tentation, comme le fait PS, Hafner conclut qu'il n'en est rien, qu'il y a eu diphtongaison dans les deux cas, comme pour ë > ie, puisque Yo de nova est un o fermé, donc une monophtongaiijüiide uo. Encuio uiïi; exception a la.

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théorie de Spore, qu'on peut écarter malgrélui.

Le cas du wallon (p. 146-52), où l'on trouve une diphtongaison à l'espagnole, aussi bien en syllabe fermée qu'en syllabe ouverte, est un des meilleurs arguments pour voir dans cette diphtongaison généralisée d'un dialecte périphérique un phénomène conservateur, archaïque, par rapport au développement du français, qui, lui, a connu une monophtongaison en syllabe fermée. Pour PS, qui n'a travaillé qu'avec l'Atlas Linguistique, ce phénomène serait réservé au seul wallon. Au moyen âge, il appartenait aussi au picard, comme on peut s'en rendre compte en consultant Gossen, Petite grammaire de l'ancien picard (1951, p. 45): «Cette diphtongaison de e ouvert entravé est une des caractéristiques principales du wallon, gaumais (dialecte lorrain du sud-est de la Belgique) et rouchi (le dialecte du Hainaut). Elle existe aussi dans une partie de la Picardie». Les lecteurs d'anciens textes français le savent d'ailleurs.

10. Le français. - PS commence son ouvrage par le français, qu'il considère comme une langue-témoin (p. 43). J'ai trouvé plus naturel de commencer par la langue la plus conservatrice, le sarde, pour terminer par la langue la plus évoluée, le français, d'autant plus que pour ce problème, comme pour tant d'autres, le français est peut-être la langue la plus énigmatique. Loin d'être une langue-témoin, c'est une langue exception.

Si PS commence par le français, c'est que son prédécesseur, Albert Dory, y a appliqué sa théorie d'une semi-diphtongaison générale suivie d'une monophtongaison dans certains cas. C'est cette théorie que PS veut vérifier et réhabiliter. Soulignons tout d'abord que l'idée d'une semi-diphtongaison générale primitive donne une série de résultats très heureux en expliquant pourquoi une diphtongaison sona eu lieu dans plusieurs cas en syllabe fermée: dans les monosyllabes: cor > citer > cœur (p. 57-59), devant palatale: nôctem > nueit > nuit (p. 53-57), devant un / vélaire vocalisé: bellos > beaux (p. 59-62). Mais dans le cadre de cette théorie, le grand problème est le conditionnement de la monophtongaison.

Pour Dory et pour PS, la raison de la monophtongaison est l'apocope, qui laisse la diphtongue intacte si une seule consonne la suit: nove m > neuf, mais la réduit en monophtongue si deux consonnes la suivent : fôrtem > foorte > fort. Une première objection très sérieuse contre cette théorie purement phonétique est qu'on ne comprend pas pourquoi une monophtongaison n'a pas eu lieu dans les mêmes conditions en espagnol, où l'on a également eu des apocopes: ancien espagnol siet (siete), fuert (fuerte), puent (puente).

Mais la véritable pierre d'achoppement, dans ce raisonnement ingénieux, est formée par les mots en -a: hërba devrait donner *hierbe, puisque Ve est suivi d'une seule consonne, comme dans mal > miel, mais le résultat est en réalité herbe. PS en tire audacieusement la conclusion que Y-a final provoque aussi la monophtongaison (p. 70-84), en s'approchant ainsi dangereusement de la diphtongaison métaphonique (p. 84), dont ii a i'habitude de se détourner.

Il s'agit donc pour PS de prouver qu'il n'y a pas eu de diphtongaison de é, 6 en syllabe ouverte devant un -a. Il est vrai que la structure syllabique des mots latins lui facilite la tâche : la combinaison voyelle brève + consonne brève est moins fréquenteque la combinaison voyelle longue - consonne brève. Abstraction faite des formes verbales, PS n'a trouvé que deux mots latins très bizarres contenant ë — consonne simple ¦ -a (p. 73), mais on peut quand même ajouter des mots courantscomme fera > fière, laeta > anc.fr.

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liée. Sur 8 mots en ô + consonne simple + -a, trois se diphtonguent: mòla > meule, *nôra > nuere, rôga > rueve (mais on pourrait quand même ajouter proba > preuve, nova > neuve, hôsa > anc. fr. huese), et cinq non. Parmi ceux-ci, avant tout le mot rose, qui est le point de départ de toute cette théorie de PS, véritable roman de la rose. PS compte affôras > afors et foras > fors pour deux mots. Pour ròta > roue, il oublie de nommer l'ancienne forme régulière ruée. Enfin, si schôla donne école au lieu de *écuele, c'est peut-être à cause du mot écuellei Seulement quatre mots ont ë, ô -(- muta cum liquida + -a, mais tous ont une diphtongaison que PS a du mal à expliquer:*colôbra > couleuvre, cathedra > chaire, palbëbra > paupière, pëtra > pierre. Pour ce dernier mot, PS renvoie à la graphie perre de la Chanson de Roland, sans penser qu'il s'agit d'un manuscrit anglo-normand. Parmi les proparoxytons, PS cherche en vain à se débarrasser de fëmita > fiente et de ópera > œuvre (p. 99-101). Dans les verbes il y a. évidemment,a cause de l'analogie paradigmatiqi.ie.des former diphtoneuées et des formes non-diphtonguées. Mais PS dépassela mesure quand il veut prouver l'existence de la monophtongue par des formes comme lodet dans Alexis et Roland (p. 78), puisqu'il s'agit là de laudai.

Tout ce raisonnement ne tient pas debout. Et l'explication de Dory par l'apocope non plus. Ne serait-il pas beaucoup plus naturel, toujours dans le cadre d'une semi-diphtongaison générale (cf. p. 110), d'expliquer la conservation de la diphtongaison par l'allongement de la voyelle en syllabe ouverte, et sa monophtongaison par l'entrave, ce qui rendrait compte à merveille du parallélisme avec la diphtongaison française des voyelles fermée*; e > ei; o > ou; a > ae. Il reste, certes, la difficulté des monosyllabes, avec leur diphtongaison en syllabe apparemment fermée, mais cette difficulté reste la même pour la diphtongaison française, comme l'a bien vu PS: très > treis > trois; sal > sel et trans > très.

lì. La chronologie. - Un des aspects les plus intéressants de l'ouvrage est que PS y tente d'établir, après Elise Richter et Georges Straka, une chronologie des changements phonétiques à la fois relative et absolue. Il réussit ainsi à proposer des rapports plausibles entre le progrès des lois phonétiques et la dislocation de la Romania, et entre les étapes de celle-ci et les grands bouleversements historiques.

On peut rester bouche bée devant cette tentative ambitieuse de vouloir situer des changements phonétiques, dans le haut moyen âge, avec une fourchette d'à peine une vingtaine d'années («380 ou 400»), surtout quand on pense que l'étape transitoire de la semi-diphtongaison s'étend sur 400 ans. On peut se demander comment choisir les changements phonétiques qui dûivcat correspondre à une génération, et comment placer d'autres phénomènes, par exemple la métaphonie ou cette monophtongaison de au, qui semble échapper à tout schéma général. Quoi qu'il en soit, on ne peut qu'admirer que PS ait eu le courage et l'intelligence d'élaborer cette chronologie qui ne laissera pas de provoquer l'intérêt des romanistes dans les années à venir.

La seule date que je voudrais critiquer est celle de la semi-diphtongaison romane, que PS place assez tard, parce que, à son avis, elle n'est pas primitive en Italie (p. 114). En élargissant la théorie de PS à la Romania entière, on doit faire remonter ce phénomène phonétique plus haut, à l'époque où le sarde était seul à s'isoler du reste de la Romania

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