Revue Romane, Bind 9 (1974) 1

Réponse à Knud Togeby :

Tout d'abord je tiens à remercier M. Togeby du vif intérêt qu'il porte au problème de la diphtongaison romane et plus particulièrement à la théorie que j'ai exposée dans mon livre. L'article de Knud Togeby est plein de remarques du plus haut intérêt, auxquelles je ne peux malheureusement pas répondre sans dépasser le cadre d'une petite réplique comme celle-ci. Je me limite, par conséquent, à relever dans la critique de KT ce que je considère comme les deux points essentiels et à effleurer certains éléments annexes.

1. L'ltalien

Selon la proposition de KT, la péninsule italienne, à l'instar de la Romania occidentale, a connu la semi-diphtongaison, et celle-ci serait à l'origine des résultats obtenus par la métaphonie dans cette partie de l'ltalie. Ainsi, la Sardaigne serait seule à échapper à la semi-diphtongaison.

Si tel était le cas, le roumain poserait des problèmes, parce que cette langue ignore la diphtongaison dans la série vélaire, et rien ne nous fait croire qu'il y ait eu là une semi-diphtongaison. KT veut avancer la date de la formation de la semi-diphtongue, mais celle de 6 doit en tout cas être postérieure à 271. Si la théorie communément admise d'une évolution de ë antérieure à celle de Ô est exacte, il est en tout cas difficile de placer la semidiphtongaison de ë longtemps avant 250 (d'autant plus que la Sardaigne ne semble pas s'être détachée de l'Empire romain avant 200), et étant donné l'évolution commune des deux voyelles ou semidiphtongues dans la Romania occidentale, il faut supposer que leur sort a été commun à partir de la formation de oç, c'està-dire à partir de la fin du IIIe siècle. Sur le plan chronologique, la différence entre mon point de vue et celui de KT est minime. On pourrait alors admettre que cette semi-diphtongaison de Ó, comprenant également l'ltalie, se soit produite entre 271 (sécession du roumain) et 293 (séparation des deux Gaules).

Je ne peux pas contester une telle explication, et dans mon livre, je ne l'ai pas refusée du tout. Au contraire, j'ai dit à plusieurs reprises (voir par ex. pp. 200 et 240) que je ne conteste pas la possibilité d'une semi-diphtongaison dans l'ltalie centre-méridionale, et que j'ai simplement opté pour la solution que j'ai présentée. Je l'ai fait pour plusieurs raisons, et la raison historique (une sorte de «semisécession» de la péninsule dès le lIIe siècle, cf. pp. 213 ss. et 239 ss.) est certainement la moins importante. Mes deux motifs principaux sont les suivants:

a) La Zone 1 de l'ltalie du Sud (Lucanie-Calabre) a un vocalisme identique à celui du sarde. Il est vrai que cette zone (contrairement à ce qui est le cas en sarde) connaît la diphtongaison par métaphonie, alors qu'en sarde la métaphonie ne provoque que la fermeture de la voyelle. Or, cette métaphonie n'atteint pas que f, g latins, mais également ê et o du latin classique, par ex. mécum > miecu, *scÔpulu > scuopulu (Rohlfs, HGIS I § 2, cit. p. 196). Si la semi-diphtongaison est antérieure à la métaphonie, la fusion ë/ë, ó/ó doit de son côté être antérieure à la semi-diphtongaison, alors que, partout ailleurs, la semi-diphtongaison a dû se produire à une époque où ë et ô étaient distincts de ë, ô. Ainsi, cette zone ultraconservatrice serait plus radicale que le reste (ou peu s'en faut) de la Romania, ce qui serait pour le moins étonnant. Le mélange de systèmes dont parle KT (4 in fine) se comprend difficilement pour un dialecte aussi isolé que celui-ci.

b) D'autre part, on peut se demander

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ce qu'est devenue la semi-diphtongue devant les voyelles finales qui ne provoquentpas la métaphonie. On aurait alors eu novem > *noçve > nove avec retour au point de départ (compte non tenu du m final). Il est vrai que, pour d'autres idiomes, j'ai soutenu qu'un tel détour donne l'explication la plus plausible, mais pour y arriver, il faut avoir des points d'attache, par ex. une diphtongaison dialectale.Nulle part dans l'italien central et méridional, on ne rencontre la diphtonguecomme résultat de e, o devant a, e, o. Bien sûr que cela ne prouve rien, mais c'est à mon avis un indice important.

KT appuie son hypothèse sur la plus grande homogénéité que présenterait ainsi la Romania et sur l'identité phonétique entre les deux phénomènes: qu'il y ait métaphonie (en italien) ou non (dans la Romania occidentale), c'est à ie et uo qu'on arrive. A mon avis, cette explication est très séduisante, et j'ai longtemps cru que l'ltalie prenait part à la semidiphtongaison, idée que j'ai abandonnée pm ici ?>uiic jJuui ita muuid tjuv jC YiCiiS de mentionner. 11 faut se mener de ce qui et trop évident. T1 est également trop simpliste do que la semi-diphtongue s'est manifestée un peu partout dans la Romania, à une même époque. Il est communément admis que la langue était assez différente dans les diverses parties de l'Empire, et nombreux sont les romanistes qui comptent avec les voyages des diphtongues. Cela ne prouve pas que nos semi-diphtongues aient voyagé à leur tour, mais cela montre en tout cas que le déplacement d'une innovation linguistique est courant.

A mon avis, les arguments de KT ne constituent pas des preuves en faveur de son hypothèse, mais je reconnais (et je pense l'avoir suffisamment souligné dans mon livre) que je n'arrive pas non plus à prouver le contraire. Restent les indices en faveur d'une théorie et de l'autre. A mon avis, ce qui sépare avant tout KT et moi, c'est l'importance que nous attribuons à nos indices respectifs.

Mais je veux bien admettre que j'aurais pu souligner davantage la possibilité que KT expose dans son article au lieu de me limiter à la réfuter, arguments en main, il est vrai (voir p. 240).

2. Le Français

KT est - c'est le moins qu'on puisse dire - sceptique vis-à-vis de l'apocope comme cause de la monophtongaison de l'ancienne semi-diphtongue, et, à la place, il propose de réintroduire le critère quantitatif suivant lequel la diphtongaison serait due à l'allongement de la voyelle libre.

Si l'on accepte la théorie de la semidiphtongue - et c'est le cas de KT - le principe quantitatif se heurte à de sérieux problèmes. KT mentionne déjà celui des monosyllabes, et on pourrait ajouter celui des mots ayant el devant une consonne. Mais il y a plus: peur qu'il puisse y avoir diphtongaison par allongement, il faut tenir compte de la position des voyelles. Or, celle-ci a été fondamentalement modifiée depuis le latin classique par les syncopes successives. Ces syncopes peuvent se situer chronologiquement par rapport à la sonorisation des consonnes intervocaliques (§ 18). L'interdépendance entre syncope et sonorisation montre que les trois premières syncopes sont antérieures à la sonorisation (p. 95). Or, certains mots syncopés très tôt - bien avant qu'il puisse être question d'un début de diphtongaison - sont diphtongues, les plus évidents parmi ces mots étant ebulum, nébula et môbilem, qu'on ne peut pas expliquer par l'allongement de la voyelle, mais justement par 1a non-apocope.

Si l'on veut attribuer à la quantité vocaliquela
cause de la diphtongaison, on est

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forcé de recourir à la chronologie de Georges Straka, qui s'occupe de la situationlinguistique au IIIe siècle. KT ne remonte pas aussi loin, et il a raison, mais il parle «du parallélisme avec la diphtongaisonfrançaise» (celle de a, ç, o), alors que ce parallélisme n'est qu'apparent: la diphtongaison française se produit partout où la voyelle tonique est restée libre après toutes les syncopes, alors que les «exceptions»sont fort nombreuses dans le cas de la diphtongaison romane.

KT s'étonne que, selon moi, l'apocope provoque la monophtongaison de la semidiphtongue en français, alors qu'il y a apocope sans monophtongaison en espagnol. Il n'y a aucune raison de s'étonner: il suffit qu'en espagnol la diphtongaison complète se soit produite avant l'apocope pour que la monophtongaison ne puisse se produire. Ce qui peut tout simplement être dû à un retard par rapport au français, dans la réalisation de l'apocope. A mon avis, il n'y a aucune contradiction dans ces deux évolutions différentes.

Par contre, je donne entièrement raison à KT dans son scepticisme vis-à-vis de l'évolution des mots en -a, car ils posent effectivement de sérieux problèmes; j'y reviendrai d'ailleurs pour les généralités dans ma réponse à Jorgen Schmitt Jensen. Les difficultés soulignées par KT sont à peu près les suivantes:

a) J'aurais dû ajouter des mots comme fera et laeta, mais j'ai fait exprès de ne pas le faire, parce que Íes risques d'une influence de la forme masculine sont trop grandes. 11 en va de même pour nova. Mais je veux bien admettre que j'aurais dû signaler ce fait.

b) Quant à hósa, j'ai délibérément écarté ce mot, parce qu'il est germanique, et il en va de même des autres mots germaniques: ils n'ont pas pu participer à la semi-diphtongaison.

c) J'aurais pu ajouter preuve, comme le propose KT, mais seulement pour refuser d'en parler, parce qu'il s'agit d'un substantif postverbal, dont on ignore toute trace avant 1200 (FEW IX 404, s. v. probare).

d) La forme ruée < ròta mentionnée par KT, n'est pas particulièrement ancienne: à part la forme difficilement explicable roors du Saint Léger, que Gaston Paris a eu l'audace de transformer en mode, la forme courante en ancien français en est roe, et les formes diphtonguées appartiennent toutes aux textes dialectaux du Nord de la France (y compris la Lorraine) à partir du XIU* siècle (FEW X 490), ce qui ne manque pas de laisser des doutes sur l'originalité et surtout la «francité» de la diphtongue.

Là où je m'incline humblement, c'est
devant l'explication fort astucieuse de la
non-diphtongaison du mot école.

Ceci dit, je n'arrive pas à comprendre comment KT peut arriver à la conclusion que «Tout ce raisonnement ne tient pas debout». Mais il m'est d'autre part impossible de me défendre sans me répéter, et je regrette que KT n'ait pas exposé sous un angle critique mon argumentation point par point. Sa conclusion n'aurait peut-être pas été différente pour autant, mais j'aurais du moins eu l'occasion de me défendre.

3. Varia

Ces deux points, je l'ai dit, constituent pour moi l'essentiel dans la critique de KT, mais son article est plein de passages intéressants et importants, dont certains me laissent confus, alors que d'autres suscitent la contradiction. Pour rester dans les limites d'une réponse, je me bornerai à quelques points.

a) II me paraît difficile de caractériser
la fusion êji comme antérieure a celle de

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o/ü à partir de la description de Vaananen, qui souligne une hésitation parallèle dans la série vélaire. D'ailleurs, Vaananen ne tire pas de conclusion chronologique des résultats latins, mais c'est uniquement à partir des résultats romans (c'est-à-dire du roumain en réalité) qu'il déduit que «Ceci semble prouver que l'évolution de ü en [o] n'a commencé qu'après celle de ï en \é]y> (p. 43 dans l'édition 1937).

b) Je regrette de le dire, mais la description de KT de l'engadinois (6 in fine), basée sur le REW, n'est pas correcte. Le é s'y maintient effectivement, voir par ex. les cartes suivantes de PAIS: 163 pëdem (> pe), 85 Petrus (> pé(j)dar), 771 festa (> fô(j)fta), 180 bêllus (> be(l), où l'on remarque la chute de la voyelle finale), 287 septem ( > set) et une vingtaine d'autres. Compte non tenu de centum, décrit p. 235, auquel on peut ajouter gëlu (AÏS 383) et gelât (AÏS 382), PAIS ne mentionne aucun cas de diphtongue autre que celle de ferrum > fiar (AIS 403), sur laquelle KT a eu la malchance de tomber; il faut dire que déuò, dont l'évolution peut être particulière à cause de l'hiatus, ne figure pas dans TATS.

c) Dans ma transcription du sursilvain, il s'est glissé une erreur fâcheuse, que je remercie KT d'avoir relevée: le è des mots cités decem et tepidum n'aboutit pas à id, mais à /a, c'est-à-dire diaf(AlS 288) et tíavi (AIS 1040). C'est donc entre deux accentuations à l'intérieur de la diphtongue qu'il y a surtout opposition, la en face de iá. (Par contre, le ie dont parle KT ne semble pas exister : pour ferrum, PAIS 403 ne connaît que fiar, et le fier du REW doit être erroné). D'après KT, la diphtongue n'existe que devant un u final, mais c'est Lausberg qui se trompe, témoin les mots suivants: decem > diaf(AlS 288), hêri ~~ irr (ATS ?49), fâsta - fiâftr' fefta/féafta (AIS 771), septem > siát/set/ sçat (AIS 287), martelli > martiáls¡-tils¡ -tçals (AIS 223). L'explication correcte semble être celle-ci:

1° En syllabe ouverte, on a icc (sauf devant nasale et après palatale, cf. p. 237) ; pedem > pe(j)lpQj (AIS 163) m'échappe. La couleur de la voyelle finale latine est sans importance, cf. Pëtrus > piadar et alii (AIS 85), tepidus > tíavi{s) (AIS 1040).

2° En syllabe fermée, on a également ia, mais seulement devant un u final latin disparu: ferrum > fiar (AIS 403); si l'apocope provoque la position finale de la diphtongue, celle-ci perd son second élément: bellum > bi (AÏS 180), martëllum > martî(AXS 222). Devant les voyelles autres que u, on a iá qui alterne avec §/à, peut-être par la réduction d'un ancien ça, qui subsiste dans la vallée du Rhin postérieur, au sud-ouest de Coire. Ainsi : festa, septem, martelli, déjà cités.

Cette description (qui ne ressemble ni à celle de KT, ni à celle que j'ai donnée à la page 237, sans pour autant être fondamentalement différente de l'une et de l'autre) semble appuyer mon hypothèse (p. 238) d'une diphtongaison «à l'espagnole», modifiée (l'accentuation!) par l'influence du u final. Ce qui est peut-être le plus intéressant, c'est que le Rhin postérieur a ça, qui ressemble étrangement à ce eâ que je propose (p. 299) comme première étape de la (semi-)diphtongaison. Je m'en veux de ne pas avoir fait ce rapprochement dans mon livre.

d) Ma description du frioulan n'est pas basée sur Gartner seul (et même à peine sur Gartner, quoi qu'en pense KT), mais principalement sur PAIS, parce que les indications linguistiques qu'on y trouve - contrairement à ce qui est le cas pour le romanche - sont beaucoup plus différenciéesque dans Gartner. Marchetti, mentionnépar KT, est encore moins différencié,parce qu'il ne prend pas en considérationla diversité des parlers frioulans; quand on ajoute que c'est une source

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secondaire par rapport à l'atlas, on comprendaisément pourquoi je n'ai pas travaillé dessus. C'est vraisemblablement le fait que Marchetti cherche à donner une forme unique qui explique les différencesentre ses descriptions et les miennes.Parmi ces différences, la plus notable est certainement celle qui a trait à l'évolutionde é en syllabe ouverte, où I'AIS montre effectivement la diphtongue je, par ex.: fébrem > fjére/-ra (AÏS 697), Pëtrus > pjérij-re (AIS 85). De même dans les proparoxytons latins: mediáis > núedijmjédijmíocdi (AIS 705), léporem > (n)jewr (AIS 521); dans tepidus, où la pénultièmesubsiste, il est vrai qu'il y a hésitation entre te'pii et tjqpit (AIS 1040), mais Marchetti n'en connaît que la forme tint. Je reconnais que l'on trouve un i dans deux mots (mais je les ai mentionnés, p. 232), à savoir pedem et decem, mais en alternance avec e et je pour le premier (AIS 163) et avec ej pour le second (AIS 288). La description de ó n'est pas moins différente (et certainement pour les mêmes raisons): il est vrai qu'on a souvent we dans les mots restés paroxytons (rota > rwéde (AI S 1227), *sola > swéle/-la (AIS 1568)), mais on l'a aussi devant consonne

- j quel que soit le sort de la syllabe finale: hôdie > we (AIS 346), fólium > fw('ç (AIS 562J, Óleum > wéli (AIS 1012), ce que Marchetti - chose bizarre - considère comme un retour à la diphtongue. D'autre part, la monophtongue apparaît même là où la syllabe finale subsiste: bòna > bunej-na (AIS 710, mais avec o au masculin, donc sans influence analogique), sónant > súni/¡/-n<x(ri) (AIS 787) à côté de prôbat : • prÇve/-vi (AIS 263), tônat > tçne (AIS 396), novas > nó-¡ñóxis (AIS 1579).

Nous ne sommes pas entièrement d'accord, Monsieur Togeby et moi, et, devant l'ampleur du problème, le contraire eût été plus étonnant. Mais ce qui compte le plus pour moi, c'est de constater que KT est convaincu que la semi-diphtongue a existé. Je le remercie encore une fois de l'accueil favorable qu'il a réservé à ma théorie tout en souhaitant que ce petit duel incitera d'autres romanistes à se prononcer sur un problème, dont le dernier mot n'a certainement pas encore été dit.

ODENSE

Palle Spore