Revue Romane, Bind 9 (1974) 1

J. Schmitt Jensen:

Jørgen Schmitt Jensen

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La thèse de Palle Spore traite d'un des problèmes fondamentaux de la linguistique romane. Les analyses et les solutions présentées par l'auteur servent en même temps, avec l'appui de l'histoire politique de la Romania, à établir une chronologie générale, absolue, des langues néolatines pendant leurs premiers MCciuâ u. CAidloiiCC jü-SqU ci i appuntici! *^CS textes écrits les plus anciens. Le phénomène spécial qu'est la diphtongaison de e et ó latins est donc présenté ici sous un angle très vaste: Le traitement de la diphtongaison romane comporte une vue générale sur l'histoire linguistique du territoire de la Romania et sur la différenciation des langues néolatines à partir du latin. Par les hypothèses avancées et par les conclusions proposées, ce livre a donc pour sujet une bonne partie des problèmes les plus discutés de la philologie romane et il aboutit à proposer une sorte de solution globale pour un grand nombre d'eux. L'intérêt de ce livre est par conséquent beaucoup plui générai qu'il ne lv pai ait d'après son titre. C'est un projet très ambitieux et qui exige une profonde connaissance sancedes langues romanes et de leur histoire, individuelle autant que collective. Palle Spore a le grand mérite d'avoir traité «globalement» ce thème difficile tout à fait central et passionnant.

M. Togeby a présenté la thèse générale et l ensemoie au iivre. Dans ma critique j'essaierai d'éviter trop de répétitions. Je crois, grosso modo comme Vf TogeHy, a la thèse générale de Spore sur retape intermédiaire entre la monophtongue originelle et la diphtongue pleinement développée («la semi-diphtongue»), sur la prétendue monophtongaison en syllabe fermée, en français p.ex., considérée comme un développement plus radical que la diphtongaison «généralisée» (à l'espagnole) avec toutes les conséquences que comporte une telle théorie. Elle me paraît résoudre un grand nombre de problèmes mieux que ce que Spore appelle«la tradition» (et à laquelle, d'ailleurs,il appartient pleinement). Mais je me sens, dans bien des cas, très inquiet à cause d.c la fayon dont il essaie de prouver sa théorie et aussi de l'inexactitude de nombreuses assertions dont il se sert dans

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son argumentation. Je commencerai donc par une critique de principe basée sur un certain nombre de détails et sur quelques cas types de ce que je considère comme une manière inadmissible de transformer une hypothèse vague en une constatation inébranlable, bref, par quelques exemples concrets de défauts typiques de l'exposé. Ensuite je discuterai très brièvement l'analyse de quelques langues isolées en laissant de côté celles que M. Togeby a traitées le plus en détail. Je m'occuperai ainsi des langues ibériques, surtout de l'espagnol et du portugais, du roumain et du dalmate. Finalement je dirai deux mots sur la thèse générale qui a déjà été examinée longuement par M. Togeby.

Parmi les défauts de ce grand livre qui concourent à amoindrir la confiance du lecteur vis-à-vis de la thèse générale, il y a le rapport souvent suspect de l'auteur avec ses sources. Je pense surtout à sa façon de les citer, - de les lire! -, et le caractère parfois bien secondaire des œuvres dont il se sert pour sa documentation. Si l'on discute avec ce qui est ici nommé la tradition (c'est-à-dire la partie de la tradition romaniste classique et philologique dans le meilleur sens de ces mots, contre laquelle polémique Spore), il est normal qu'on cite, à titre d'exemple, le manuel de Bourciez : Eléments de linguistique romane (voir p.ex., Dipht. rom. § 6). Mais le faire aussi comme documentation à propos de problèmes spéciaux - et comme source unique, - voilà ce qui nous donne une impression bizarre sur la solidité du travail. Bornons-nous à un seul exemple significatif: A la page 179, à propos de l'espagnol castillo (-iellu > -ilio). Là, il aurait naturellement fallu s'adresser aux sources primaires, en premier lieu aux Orígenes del español de Menéndez Pidal, où l'on lit (p. 128) que ce que Bourciez note comme un développement phonétique du XIIIe (B. § 332 c.) a commencé déjà au Xe siècle. Pour de telles questions on ne peut pas uniquement se baser sur un manuel qui, de plus, malgré quelques révisions ultérieures, date de 1930. Je ne ferai pas une longue énumération de tous les renvois à Bourciez à travers le livre; ils sont très nombreux et sont souvent utilisés aussi quand il s'agit de points centraux dans l'argumentation. Le lecteur, déçu à juste titre par cette documentation secondaire, se rappellera sans doute la distinction de Spore (p. 18) entre «... les manuels et ... les traités sérieux de philologie romane», tout en appréciant l'importance de Bourciez en son temps.

D'ailleurs, Spore ne se limite pas, dans ses références à Bourciez, aux faits linguistiques!Il est tout à fait inadmissible de se baser sur un vieux manuel de phonétiquehistorique au sujet d'une date aussi importante dans la problématique centralede la thèse que celle de la séparation entre le provençal et le catalan {Dipht. rom. p. 25, 174 et passim). Ce procédé est d'autant plus à rejeter que la citation ne provient même pas de la partie historique chez 8., mais d'une parenthèse insérée au milieu d'une discussion purement phonétique(B. § 154c), sans références ultérieures.Nous verrons plus tard que cette assertion, capitale pour la chronologie de Spore, est extrêmement discutable. Si l'on veut se baser sur des manuels, qu'on en prenne au moins de moins vieux! Celui de Lausberg, par exemple, ou celui de Tagliavini,pour n'en citer que deux parmi tous ceux qui ont paru ces dernières annéeset qui se basent sur des résultats plus récents. Il est vraiment inquiétant de voir dans quelle mesure Spore s'appuie sur des sources fort vieilles. Un seul exemple de ce défaut: la discussion des influences exercéessur les voyelles espagnoles par certainséléments palataux, y compris la métaphonie (p. 179-80). Cette discussion, pleine d'erreurs, de malentendus et de

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passages franchement incompréhensibles est tirée des Mélanges espagnols de Cornu, de 1884! Si l'on ajoute que ces phénomènesont été au centre des recherches depuis le tout début du XXe siècle et jusqu'à nos jours (Menéndez Pidal, Dámaso Alonso, Zamora Vicente, García Diego, Lausberg et bien d'autres), il est difficile de trouver des excuses pour une telle manière de traiter les problèmes et pour l'utilisation de telles références. Et ce n'est pas un cas isolé!

Un des procédés les plus inquiétants dans l'exposé de Palle Spore - et en général dans sa façon d'étayer sa thèse - est la manière avec laquelle une hypothèse, un indice ou une preuve de probabilité se métamorphosent en une constatation irréfutable, souvent avec une vitesse surprenante. Il est évident qu'un livre comme celui-ci doit forcément contenir toute une série d'hypothèses qui seront examinées quant à leur cohérence interne et à leur rapport avec des faits extérieurs. Et c'est bien grâce à des réseaux d'hypothèses de ce genre que nous faisons des progrès dans notre science. Mais nous assistons ici a un abus vertigineux du mot donc et d'expressions synonymes. 11 peut s'agir de décalages parfois presque imperceptibles (cf. p.ex. le début du paragraphe 5 avec la conclusion du § 3), mais il peut aussi être question d'une technique rien moins que scientifique. Je me bornerai à deux exemples qui, quoique extrêmes, illustrent bien cette façon de procéder :

A la page 172, l'auteur nous présente le fait qu'en catalan e en syllabe ouverte, «a généralement abouti à une voyelle fermée, e, alors que ë/î dans certains dialectes ... est devenu e. » Spore explique ce «croisement» par la semi-diphtongaison. Il peut avoir raison, mais l'explication que nous trouvons dans la Gramática histórica catalana de Badia Margarit, § 49, semble plus conforme aux faits dialectaux. BM se base surtout sur les articles de H. Kuen: El dialecto de Alguer y su posición en la historia de la lengua catalana (1934), qui réfutent la théorie de Fabra, théorie qui, avec celles de Fouché et de Rokseth, est entièrement acceptée par Spore. Puis (p. 173), toujours en s'appuyant sur Fabra et Fouché, Spore passe à la diphtongaison conditionnée (devant une palatale), sans même discuter la critique de Badia Margarit et d'autres. Il déclare (p. 173): «Nous avons vu que le «changement de place» entre les deux e ne s'explique guère sans une semi-diphtongaison» et, à propos des objections de BM (à la diphtongaison conditionnée), il se borne à proclamer (p. 174): «Les arguments que Badia Margarit oppose aux remarques de Fouché (Gram. § 48, II) sont si faiblement fondés qu'ils n'arrivent pas à nous convaincre. » Quoi qu'il en soit, la situation est bien plus compliquée qu'il ne ressort de la lecture de Spore, et il y a de nombreux cas dialectaux du catalan qui devraient ou convaincre - ou être diputes. Néanmoins, immédiatement après la citation précédente, Spore continue: «Les données phonétiques appuient donc notre théorie d'une semidiphtongaison généralisée en catalan . . . » (p. 174). Quelques lignes après nous lisons: «Cette constatation indiscutable (sic!) d'une semi-diphtongaison en catalan ...» (ibid.).

Avant cette série de conclusions nous
apprenons (p. 161) dans la conclusion de
Spore à propos du provençal:

«Il est vrai que le provençal ne fournit qu'une preuve indirecte à la théorie, mais il faut ajouter que dans les premiers siècles du moyen-âge, le provençal et le catalan ne faisaient qu'une langue; nous verrons plus loin (§ 36) que, pour des raisons purement phonétiques, il faut compter sur une ancienne diphtongaison en catalan, et il est évident que si le catalan a pris

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part à la semi-diphtongaison survenue
avant la séparation des deux langues, le
provençal a dû y participer également. »

Donc: On postule la semi-diphtongaison en catalan - qui a pu exister - sans effleurer les grandes difficultés que comporte une telle théorie. On incorpore la diphtongaison conditionnée devant palatale (qui semble, il est vrai, plus probable que la semi-diphtongaison généralisée «prouvée» par l'évolution des deux e) sans discuter la critique de Badia Margarit, pour arriver à une «constatation indiscutable» à propos de la semi-diphtongaison généralisée en catalan. Et par là on arrive à l'évidence que le provençal a dû y participer aussi. Car le provençal, tel que Spore l'a décrit, a une évolution «nettement plus radicale que celle du catalan» (p. 174). Il est donc amené à constater, à cause du passé commun des deux langues et puisqu'il s'agit d'une évolution commune à un grand nombre de langues romanes, que «le provençal et le catalan ont connu un début commun de l'évolution ...» (p. 175). Comme personne ne nie la diphtongaison devant un élément palatal en ancien provençal, la preuve de la semi-diphtongaison («l'évidence») doit donc se baser sur le croisement des deux e en catalan. Or, cela est justement très douteux. Je passe sur l'incertitude de la chronologie en question. Spore affirme (p. 175) que la réduction des semi-diphtongues non exposées à l'influence palatale a dû se produire entre la sécession du français et le Xle siècle. Après quoi il cite - comme une exception -un exemple du provençal du Xle s. : uel < Ôculil On voit difficilement le rapport avec la diphtongaison non-conditionnéel (La source - non indiquée - de cette forme est B. § 154c. Je renvoie le lecteur curieux à ce paragraphe et au § 264c, ibid.).

Un exemple encore plus net de cette façon inacceptable de «constater» est fourni par la discussion sur la non-diphtongaison en français des mots terminés en -a en latin. (Cf. Knud Togeby, § 10, ci-dessus). Le produit de bèlla, selon Spore prononcé *bçe/-/a, devrait, selon sa théorie, diphtonguer. Pourquoi avons-nous eu *bcla > 6e/<?'?(p. 71). «Il faut . . . prendre en considération tous les mots en -a. » On trouve, parmi les substantifs paroxytons, seulement des exemples pertinents en ó - a. Les trois mots qui diphtonguent (voir Togeby ci-dessus) sont subtilement écartés tandis que les cinq qui ne diphtonguent pas doivent constituer la preuve de l'hypothèse. M. Togeby a déjà prouvé (loc. cit.), ce qui est évident, que le seul mot qui puisse appuyer l'hypothèse de Spore est rose. Il s'en doute lui-même d'ailleurs, car il déclare (p. 75) que son analyse est appuyée «notamment» par rosa > rose.

Dans la même conclusion sur les mots (paroxytons) en -a, il avoue que «le nombred'exemples est malheureusement si peu élevé qu'on ne peut rien savoir avec certitude» (!) (p. 76). Suit une analyse des formes verbales (p. 76-78) qui ne prouve rien (cf. Togeby, loc. cit.). C'est aussi le cas des noms de lieux (p. 79), où Spore essaie de retrouver «la non-diphtongaison de Ô devant un -a final, constatée (sic!) dans les substantifs et en partie dans les verbes.» Qu'on compare cette «constatation»avec le manque de certitude à la page 76 (ci-dessus)! - A la page 82, il n'y plus aucune réserve: La diphtongaison complète «n'a eu lieu ni dans rosa ni dans un nombre considérable d'autres mots en -a (tant substantifs que noms propres et verbes).» On admire la progression! Et cette certitude, sans aucune trace des réservesfaites auparavant, se manifeste aussi dans la Vue d'ensemble des mots en -a. Surtout à la fin (p. 84;, où Spore se demande si cette prétendue non-diphtongaisonpourrait être due à une sorte de

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métaphonie ou assimilation. Il ne peut pas l'exclure, mais, dit-il, «nous préférons nous en tenir aux constatations déjà faites de peur de nous perdre dans des conjectures qui risqueraient d'enlever le poids de notre argumentation des cas sûrs». Et ces cas sûrs ont été préalablement énumérés comme«7 noms, plusieurs noms propres et 17 verbes» (p. 83).

Voilà comment on constate! C'est presque de la démagogie. Pourtant, il ne reste que la rose, comme Spore s'en doute bien (cf. la citation de la page 75, ci-dessus). En effet, on aurait attendu rosa > *reuse. Or, YÔ ne diphtongue pas. Selon Spore, c'est la preuve de sa théorie. Avec une certaine ironie, Spore refuse de croire à l'explication traditionnelle selon laquelle rose est un mot d'emprunt du latin qui a ainsi échappé à la diphtongaison. Il évoque «le paysan ou le petit bourgeois qui cultive quelques fleurs dans son jardin» (p. 74), pour conclure, contre l'étymologie courante, qu'il «est plus normal de penser que c'est un mot populaire» (p. 75). Voilà ccíiiinicíit notre auteur sûuvc sou rncî le plus sur. S'il s'était donné la peine de creuser encore un peu la question, il aurait pu voir comment «la coltivazione della r. ricomincia infatti colla civiltà carolingica (Diz. etim. ital., rosa), et s'il ne croit pas aux explications des étymologistes, on peut le renvoyer à l'étude de l'histoire de la rose. Même dans un livre «populaire» comme Den store Rosenbog (Politikens forlag), il trouvera des informations làdessus. La condamnation par l'Église, au premier Moyen Age, de la rose, considérée comme une fleur païenne, celle de Vénus, et la reprise probablement tardive de sa culture (Childebert, 558, et surtout Charlemagne) expliquent bien que ce mot se présente dans une forme non-populaire, en italien, en espagnol, et en français ià l'encontre de Yéglantier). Et ainsi tombe le seul appui d'une théorie dont les présuppositions suppositionsauraient dû être examinées d'une manière plus critique et plus sobre.

La rose nous fournit l'occasion de passer des «constatations» trop rapides à deux autres exemples d'assertions historiques peu fondées:

A la page 25 nous apprenons que «si
les monastères sont nombreux en Provence,
il n'en est pas de même à cette époque
dans la moitié nord du pays». Aucune
indication de la source de cette constatation!
On ne se trompe pourtant pas si
l'on devine que c'est Meyer-Liibke, Zentripetale
Kraft e im Sprachleben (1922)
qui «malheureusement ... arrête son
analyse au Ve siècle» (Spore, 161). Or, a
l'époque qui nous intéresse davantage ici
(Spore estime que la séparation entre le
provençal et le français a eu lieu aux environs
de 550), vers 590, le nombre de
monastères au Nord est plutôt légèrement
supérieur à celui du Midi! Au nord de ia
Loire, il y en a environ 70 contre environ
60 au sud de ce fleuve. Et pendant le
siècle suivant, la supériorité numérique
du Ncrd s'accentue très nettement
ser Historischer Weltatlas, 11, Miinchen
1970- p. 65. carte élaborée par Friedrich
Prinz, Saarbriicken).

Nous avons deux fois nommé le problèmede la datation de la séparation entre le catalan et le provençal, datation d'une importance extrême pour les chronologies utilisées dans le livre. A la page 25, Spore cite une parenthèse en forme de relative chez Bourciez (§ 154, c) en faisant une certaine réserve («à en croire Bourciez . . . «vers le VIIIe siècle»»), et sans approfondirles raisons qui pourraient justifier cette assertion. A la page 174, Spore dit que «nous avons dit que la séparation [entre le catalan et le provençal] n'a guère eu lieu avant 700». On aimerait en savoir davantage, d'autant plus qu'on voit difficilementquels événements historiques auraient pu séparer les deux territoires à

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cette époque-là. Spore propose (p. 191) l'invasion arabe. Or, les Arabes n'ont guère provoqué de nouvelles divisions: Le royaume des Wisigoths en Espagne inclut la Septimanie avec Narbonne et sous les Arabes, après 71 1, l'union entre la Septimanieet le pays au sud des Pyrénées continue.La séparation due aux conquêtes de Pépin le Bref, en 759, ne dure qu'une quarantaine d'années, et à la suite des conquêtes transpyrénéennes de Charlemagne,la Marche d'Espagne assure encore(jusqu'au Xle siècle), des liens étroits avec le royaume des Francs, dont elle fait partie, et ce n'est qu'à partir du Xe siècle que la Catalogne commence à se tourner vers le Sud. S'il faut trouver une date nette, on pourrait proposer l'union avec l'Aragon (XIIe siècle). La longue appartenancede la Catalogne à l'archevêché de Narbonne a certainement joué un rôle important aussi. Toute la question est bien compliquée, comme il ressort aussi des discussions des linguistes sur «l'appartenancedu catalan». (Meyer-Liibke, Menéndez-Pidal, Griera, Amado Alonso, etc.). Il est inadmissible - étant donné surtout l'importance qu'on a attribuée à ces problèmes - qu'on se contente d'une référence aussi vague à propos d'une date primordiale dans toute l'argumentation. Comment peut-on baser une chronologie sérieuse sur des suppositions aussi peu fondées?

Je viens de relever un petit nombre de questions dont quelques-unes sont des détails qui n'affectent pas sérieusement les thèses principales de l'auteur. Pourtant je tiens à souligner que si je l'ai fait, c'est parce que je ne les considère pas comme des cas isolés ou sporadiques, comme des bagatelles telles que des énumérations de fautes d'impression (il y en a, il faut le dire, très peu). Ce sont malheureusement des exemples typiques, symptomatiques. Ce n'est pas sans une certaine déception que j'ai regardé de près de nombreuses références et examiné un certain nombre d'arguments, de conclusions - de «constatations». Il y a, en effet, beaucoup d'inexactitudes et de malentendus. Un livre de ce type et de ce niveau doit être plus précis dans le détail, plus critique dans l'examen des sources - et s'occuper davantage de bien les choisir.

On a l'impression, de temps en temps, que la base générale - en dehors du cas spécifique étudié - n'a pas suffi, surtout pour les autres langues que le français. On ne peut pas toujours se contenter de savoir (plus ou moins!) où trouver des renseignements. Il faut bien connaître l'histoire de chacune des langues romanes pour pouvoir écrire un livre comme celuici, non seulement à travers des manuels, mais en allant directement aux sources primaires. C'est une exigence énorme, mais elle s'impose. Spore s'est vérifié être un bon avocat pour les diphtongues et pour les semi-diphtongues. Et quelquefois, quand son dossier est trop faible, sa défense se base plus sur la rhétorique et sur sa foi que sur des faits solides. C'est dommage, car cela défigure vraiment son œuvre.

Après avoir montré quelques défauts typiques de ce livre, je passerai plus particulièrement à l'analyse de quelques langues

L'analyse présentée par Spore de l'espagnol(§ 38) contient plusieurs points obscurset laisse aussi le lecteur perplexe quant à l'idée exacte que se fait l'auteur sur l'évolution des parlers de la péninsule ibérique. Le soupçon qu'il nous laisse d'un manque de familiarité avec les faits en général et surtout avec les résultats obtenus par les linguistes au cours du XXe siècle en dehors du domaine directement lié à la diphtongaison, est confirmé par le traitement des influences palatales (p. 1 80), qui se base sur Cornu (¡884), et que j'ai

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déjà mentionné. L'exposé de Spore est
encore rendu plus vague par la façon dont
il se sert du terme espagnol.

Le fait que «l'espagnol» diphtongue aussi bien en position libre qu'en position entravée s'accorde bien, à première vue, avec la théorie générale. «L'espagnol» est ainsi considéré comme une langue assez conservatrice, ce qui cadre bien avec le voisinage du portugais ultra-conservateur. Spore s'oppose ici à «la tradition» en suivant Dory - et Lausberg ! ! Cette évolution présuppose donc les semi-diphtongues çç et çç, qui ont pu se développer librement en diphtongues complètes, à l'encontre de ce qui s'est passé en français, langue plus radicale, en syllabe fermée, grosso modo à cause de la chute («Yaltération») des voyelles finales. Tout confirme ainsi la théorie générale. Sauf un seul fait, très important celui-là, à savoir la nondiphtongaison de e et Ó devant un élément palatal en castillan (pecho < pectus, noche < noctem, etc.) Ici Spore se fait esclave de sa propre théorie. A cause des semi-diphtongues supposées de très vieille date, partout, il ne peut qu'y voir une monophtongaison de ee et oo - due à l'influence de la palatale. Donc un effet tout a tait opposé à celui enregistré pour le français, le provençal et le catalan, où un élément palatal justement provoque la diphtongaison pleine. Cela est gênant, et Spore s'en rend compte dans la conclusion (p. 183), sans, pour cela, accepter l'explication courante, d'une «simple fermeture» qu'il qualifie, sans discussion, de «peu probable» (p. 180). Dans une telle situation on ne manquera pas d'apprécier le commentaire de Spore à propos de l'opinion de Meyer-Lübke (GLR, I, § 156) (p. 181): que «devant / la diphtongaison n'a pas eu lieu»: «C'est effectivement la conséquence logique d'une analyse qui ne prend pas en considération l'existence d'une semi-diphtongue (ce qui est la théorie de Spore, - à prouver!). Spore continue: «l'élément palatal aurait eu en espagnol l'effet diamétralement opposé de celui qu'il a eu en français ! On ne manque pas d'en être étonné et d'apprendre à se méfier des apparences». On est tenté de se demander à quelle théorie s'applique cette ironie mordante! -

Le sous-paragraphe sur le mozárabe contient de nombreuses inexactitudes et passages obscurs. On a l'impression que notre auteur ne se rend pas compte de l'unité linguistique, bien relative, il est vrai, de la Péninsule, vis-à-vis du castillan, surtout en ce qui concerne le léonais, le mozarabe et l'aragonais - malgré leurs différences dialectales (Cf. aussi les lignes énigmatiques p. 25). Mais on constate qu'il arrive par une comparaison entre la carte I dans Zamora Vicente, Dialectología et la carte II du même livre, sur la diphtongaisonspontanée, à la conclusion que «là où l'on rencontre la monophtongue, il s'agit d'une régression due à l'arabe (p. 182). Ceci ne peut pas être vrai. D'abord: Spore interprète fautivement la première carte, qui ne représente pas, comme il le dit, «les régions reconquises seulement à partir du XIVe siècle», mais ies itrre:» «castellanizadas a partir del siglo XIV», ce qui est tout à fait différent! (A cette époque, il n'y a que le royaume de Grenadesous domination arabe - les autres territoires «castillanisés» sont ou léonais ou aragonais-catalans). Ensuite: les témoignagesde la non-diphtongaison ne datent pas seulement des derniers siècles de la domination arabe (cf. Zamora Vicente,op. cit. p. 20 [2. éd., p. 25]), mais aussi des mêmes époques où nous trouvons la diphtongaison dans le Nord mozarabe de la Péninsule. Cette explication est donc difficile à soutenir. Mais elle devient importantepour Spore, car «une telle analysemène a la constatation (sic!) que la diphtongaison a dû s'accomplir au plus

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tard au début du VIIIe siècle», (p. 182).
En effet, pour Spore elle doit, en Espagne,
dater d'environ 600 (ibid.).

En tout ceci, il faut probablement défendre la thèse de Spore contre ses essais pour la prouver. D'abord révolution normale de l'espagnol. Si nous considérons les cartes de Zamora Vicente (et, plus détaillées, de Menéndez Pidal,dans Origenes) nous voyons une assez grande régularité. A part les zones qui ne diphtonguent pas (j'y reviendrai), nous avons la «diphtongaison spontanée» et la diphtongaison devant palatale (qu'elle soit spontanée ou accélérée par la palatale), comme on s'y attendrait, - sauf pour deux petites zones, y compris celle du castillan, qui ne diphtonguent pas devant palatale. Le léonais et l'aragonais (non cité par Spore), comme la vieille langue dans la mesure où elle se révèle à nous à travers le mozarabe, sont donc «réguliers». Cette unité relative - avec ses nuances dialectales - ne surprendra personne. C'est le castillan qui apparemment a brouillé la situation en imposant son comportement irrégulier devant palatale aux anciennes zones «régulières» - mozarabes, léonaises ou aragonaises. Reste donc à expliquer 1 : la raison pour laquelle certaines zones ne diphtonguent pas du tout ou, comme le catalan, seulement devant palatale, et 2 : I_e mécanisme '"ui empêche en castillan la diphtongaison devant palatale.

Tout d'abord, il faut constater, selon les exemples de Menéndez Pida! et de Zamora Vicente, que les diphtongues mozarabes (c'est-à-dire de l'état le plus ancien de l'espagnol) sont très hésitantes. La langue savante - écrite et parlée dans les milieux cultivés - ne les accepte pas (Zamora Vicente, op. cit. p. 27 [p. 22]), ce qui, selon Menéndez Pidal {Orígenes 493) constitue aussi l'explication de la nondiphtongaison en Catalogne (Tarraconense) et en Lusitanie: «Las zonas más cultas de la Península, lo mismo que las del sur de Galia, conservarían la pronunciación clásica latina, sin diptongación general». Cette explication ne devrait pas être étrangère à Spore - et elle peut fournir une explication de l'hésitation. Ensuite, on s'aperçoit, malgré l'absence de cohésion entre les diverses zones, que la diphtongaison spontanée occupe surtout la zone centrale (sur la carte II de Zamora Vicente, qui montre la situation mozarabe), tandis que ce qui est devenu la Catalogne, le futur Portugal, y compris la Galice avec l'Estramadure limitrophe, et une zone le long de la côte andalouse se prolongeant presque jusqu'à Valence ne diphtonguent pas.

Si nous voulons regarder des cartes politiques, je propose qu'on jette un coup d'œil sur celle de la Péninsule ibérique vers 600: Dans la zone non-diphtonguée andalouse, nous trouvons la domination byzantine qui a duré de 554 à 615 (624), pendant une période très importante pour la diphtongaison, selon Spore. En Galice, d'où est partie l'expansion du portugais, nous trouvons le royaume des Suèves (409-585). De plus, dans le nord-est nous trouvons, à l'intérieur du royaume des Wisigoths, une tendance à former groupe à part de la Tarraconnaise et de la Septimanie(au nord des Pyrénées (cf. p. ex. l Vliuil kJUIUVf IIU, Alt^llStll* WC *— tlítíí W/íJ'U, p. 27)). Evidemment, il faudrait savoir exactement quels étaient les rapports entre les divers territoires, l'importance des diverses populations, les divisions administrativeset ecclésiastiques, etc. et surtoutavoir des informations plus sûres sur la répartition des diverses zones diphtonguéesou non, pour pouvoir prouver des théories de ce genre. Mais on devrait, à la suite de la théorie de Spore, examiner s'il n'est pas possible de voir un premier mouvement de la diphtongaison, encore hésitante et populaire, émaner d'un centre

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comme Tolède et peut-être d'autres villes comme Séville. Ceci est conforme aux faits tels qu'ils sont présentés par MenéndezPidal et par Zamora Vicente. Notons surtout le fait que Valence, qui après la reconquête catalane ne connaît que la diphtongaison palatale, et qui déjà à l'époquemozarabe semble entourée de régionssans diphtongues spontanées, est territoire mozarabe à diphtongaison spontanée,peut-être à cause de sa dépendance civile et ecclésiastique de Tolède (cf. ZamoraVicente, op. cit., p. 17 [22]). C'est dans la future Catalogne seulement que ce qui, selon Spore, constitue la première (ou: la plus forte?) vague de la diphtongaisoncomplète arrive à s'imposer. Probablementpour les mêmes raisons qu'en Provence, et probablement dans une évolutioncommune, qu'elle provienne du nord ou du centre! En tout cas, l'initiative centrale tolédane que je propose, a dû y rencontrer une entrave forte - comme, sporadiquement, un peu partout, même à Tolède. Cette entrave s'est fait plus fnrtement sentir dans la zone d'occupationbyzantine qui pendant presque 75 ans - juste «au bon moment» - a dû se rapprocher administrativement de l'Afriqued'où aucune innovation phonétique - au moins de ce genre - ne pouvait venir: l'Afrique avait un vocalisme de type sarde! (Lausberg, R.S., I, § 159). Finalement,la domination des Suèves pendant 175 ans adû contribuer largement à l'isolementde la Galice, déjà périphérique. Ce qu'il y a de gênant, évidemment, c'est la non-diphtongaison de l'actuel Portugal - déjà avant la reconquête des Galiciens non-diphtonguants, qui par ailleurs y apportentleurs particularités phonétiques (comme p.ex. la perte de -/- et -n- intervocaliques(voir M.P., Orígenes, § 90i). Ici une documentation ultérieure s'impose : En ce qui concerne ce territoire, qui a été reconquis par la Galice, ce qui pouiiuit expliquer l'absence de diphtongues «vieilles»(voir ci-dessous), sait-on sûrement (comme pour l'Estramadure, «diphtonguée»par la reconquête, léonaise et castillane) que la diphtongaison n'y a pas eu lieu du tout? - Ou est-ce, comme le suppose Menéndez Pidal, que la «résistancesavante» de Braga et de Mérida a empêché son accomplissement, à peu près comme en Catalogne et en Provence pour les diphtongues spontanées? Les coïncidencesentre la carte linguistique et la carte politique pendant notre période-clef méritent en tout cas d'être examinées sous l'angle des théories de Spore. Jusqu'à nouvel ordre, elles sont bien plus intéressantesque les (fausses) coïncidences auxquellesse réfère Spore (p. 182).

En ce qui concerne notre second problème,celui de l'évolution phonétique de noche, etc. en castillan, il n'y a qu'à se référer aux analyses du yod de Menéndez Pidal (cf. p.ex. Manual, § 8 bis). Il faut accepter cette chronologie relative des effets du yod et l'arrivée de la diphtongaisondans le territoire où s'est développé le premier castillan entre les niveaux 1 et 2. Pourquoi Spore ne discute-t-il même pas cette explication - qui s'impose, ne fût-ce que pour le développement analogue d'p> e et a au lieu de s'en tenir à Cornu (1884) et à Meyer-Lübke (1890)? Et pourquoi rejetercet effet de la palatale sur une voyelle non (encore) diphtonguée dans deux territoiresde la Péninsule? Le phénomène qui fait qu'une palatale ferme la voyelle précédenteexiste non seulement pour les autres voyelles non-fermées en castillan (cf. a 4- pal. > e + pal.), mais aussi sporadiquement dans d'autres langues romanes (cf. Lausberg, [R.S., § 204J, qui entre autres cite fr. cil (it. ciglio) et ôstium > ûstiu > uscio/huis/uço/usa (< üstia). On ne voit pas pourquoi cet état des choses, l'apparition d'un phénomène phonctiquenìcnt naturel dans un dialecte

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espagnol, serait incompatible avec la théorie de Spore. Les difficultés éventuellesque cela comporte pour la chronologie des semi-diphtongues ne doivent pas être résolues en niant le phénomène! L'hypothèseque les semi-diphtongues ou simplementles diphtongues seraient arrivées relativement tard dans le noyau primitif de la Castille n'a en soi rien de gênant (cf. Men. Pidal, Orlg., p. 494). Mais on se rend compte avec Spore que la solution proposée par lui et qui se base sur un effet de la palatale, en espagnol, diamétralementopposé à celui qu'il a eu en français, n'est pas commode.

L'analyse que présente Spore de notre phénomène en portugais, mériterait aussi une longue discussion. Bornons-nous à ceci: Rien dans l'exposé de Spore ne prouve, à mon avis, que la semi-diphtongaison romane ou la diphtongaison romane complète ait eu lieu dans le territoire où l'on parle galicien ou portugais. A l'époque qui précède la reconquête, nous l'avons déjà vu, on n'a pas enregistré de diphtongues, ce qui, d'ailleurs, peut surprendre. Spore aurait dû mieux lire Dámaso Alonso (ELH, I, suppl.), qu'il cite pourtant, sans donner ses arguments! Il se limite à dire (p. 187) :« Nous ne sommes pas d'accord avec Alonso dans cette analyse» (selon D.A. il s'agit d'une diphtongaison conditionnée par les consonnes précédentes et relativement moderne). «A notre avis, en nous basant sur les principes généraux de la dialectologie, un phénomène géographiquement disparate et linguistiquement homogène demande une explication historique commune» (!) (p. 187). (Cf. à cet égard Spore, p. 185 en haut de la page!) Or, il aurait dû se rendre compte par ses propres exemples dialectaux (p. 185) que cette diphtongaison diffère de celle qu'il a traitée jusqu'ici, par le fait qu'elle affecte aussi é et ó fermés: míenos ( < minus), vuòto < < vôtiim). Ni les

arguments chronologiques ni les renvois au mirandais (dialecte léonais) et à l'état des choses dans le Minho (d'où Men. Pidal, Orlg., § 24, cite aussi aguora, tuodal) ne prouvent l'existence d'une diphtongaison originale. Spore conclut que son analyse «appuie incontestablement notre théorie ...» (p. 188). il faudrait renverser les termes: «ne s'appuie que sur notre théorie -». D'ailleurs, on voit mal pourquoi la théorie sur une semidiphtongaison romane souffrirait de l'absence d'une participation portugaise. Ou, pour être prudent: du fait qu'une province, particulièrement isolée et périphérique, ne l'a pas reçue. Attendons, patiemment, avec Spore, l'apparition de diphtongues dans la Lusitanie d'avant la reconquête. Et renvoyons-le avec le lecteur à une lecture attentive du chapitre cité de D. Alonso, où celui-ci réfute la théorie de Schiirr, et avec elle, celle de Spore, sur le portugais. -

M. Togeby a déjà nommé l'analyse de Spore à propos du roumain - et la nouvelle sensationnelle qu'elle apporte à propos de la non-diphtongaison des dialectes en dehors du daco-roumain. Comme ceci est contraire à toute la tradition linguistique roumaine et romane, on aurait attendu une discussion avec «la tradition». Or Spore se borne à citer des Atlas linguistiques (modernes) et des dictionnaires de ces dialectes. Le mystère devient d'autant plus grand qu'on note l'existence en macedo-rournain ci en rnégleno-rournain. (mais, selon Spore, pas en istro-roumain) de la diphtongaison roumaine par métaphonie qui est beaucoup plus récente.

II est très difficile de trouver des exemples pertinents pour les dialectes roumains, puisque l'évolution ie > e qui a lieu en roumain «comme une absorption de l'élément diphtongal / par la consonne palatale ou palatalisée précédente (cer < caelu, ger < gêlu) . . . s'est produite ulté-

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rieurement dans les dialectes qui palatalisent les labiales en les transformant en consonnes internes: *mele > miere > nere, . . . *fele > fiere > Kere, pelle > píele > k'ele ... etc. » (cit. Nandris : Phon. hist. du roum., p. 62-63). Ajoutons-y la tendance, mentionnée par Rosetti (ht. limbii romane, p. 359) «de a iodiza pe einitial care a avut drept urmare diftongarea lui » en macédo-roum. (Cf. aussi Nandris, op. cit., p. 61). Rosetti (loc. cit.) cite les exemples dialectaux d'<? > ie: (i(i)eri <~ hëri, Ver < ferrum (mac.roum.) et iïarlâ < merula, qu'il considère, donc, sans discussion comme des preuves de la diphtongaison dans ces dialectes. Les contre-exemples de Spore (p. 247-48) ne prouvent rien: pergurâ vient du français ou de l'italien et a une forme non-diphtonguée en daco-roum. aussi. Geanâ (< gêna, d.-r. : geanâ) et dzer (< gelu, d.-r. : ger), k'eptu ( < pëctus) et k'eadicâ ( < pédica) ont tous pu absorber la première partie de la diphtongue à cause de la consonne

A cause du traitement spécial généralisé de Ve initial en mac.roum. (voir Rosetti, cit. ci-dessus), il faut aussi se méfier de mots comme iarbâ (^ herba) et îapâ ( < equa), cités d'après le dictionnaire de Papahagi. Pour le mégi.roum., nous trouvons chez Capidan (Megienoromânii, p. 103, § 15) ier, h'er (< ferrum) avec d'autres exemples du même type. Mais l'auteur dit, sans commentaires, que e, âe latins aboutissent à ie «ca si în dialectul dacor. » Le cas de l'istro-roumain (cf. Puscariu, Studii istroromâne) est aussi très compliqué. Au fond, il semble très difficile de prouver directement la diphtongaison de e dans ces dialectes - comme on ne peut pas non plus la rejeter. Pourtant, indirectement on peut conclure qu'elle a eu lieu (\\ n'est question, évidemment, en roumain que de e): la palatalisation des labiales dans les Uiaiecles doil la présupposer posercar celle-ci se produit seulement devant / et l, et devant e, qui doit, donc, avoir atteint une forme contenant un /. (Cf. Puscariu, Etudes de linguistique roumaine, p. 79-82, où l'on trouve aussi des exemples comme mierg {mergo) en mégi, roum.). De plus, des raisons chronologiques (voir ci-dessus) nous contraignent aussi à considérer la diphtongaison spontanée de è comme un phénomène commun à tous les dialectes roumains. Malgré les difficultés mentionnées, il faut donc rejeter cette hypothèse sensationnelle de Spore. Tout spécialement pour des cas pareils, il faut examiner davantage les problèmes - et mieux choisir ses exemples - avant d'arriver à des «constatations» (p. 250).

Terminons par le dalmate, qui présente une diphtongaison généralisée des deux voyelles. Spore exclut qu'il s'agisse d'une diphtongaison romane «d'origine». Il penche pour la théorie de Guberina, selon laquelle la diphtongaison de e et ó provient du cakavien, dialecte croate, sans exclure la théorie rhéto-romane de Hadlich, et lance même une hypothèse «de compromis»entre les deux. Néanmoins, il faut protester contre la façon dont Spore plaide pour la théorie cakavienne de Guberina, en se servant de I. Popovic, Geschichte der serbokroatischen Sprache. Il cite de Popovictous les arguments qui parlent en faveur d'une influence du croate sur le dalmate - sans dire aux lecteurs, qui prennentP. pour un partisan de cette théorie, que P. la rejette: pour lui il faut compter «mit einem rom. Einfluss» (op. cit. p. 564. cf. également p. 563 !) ! - A propos de la remarque de Spore, dans ce contexte, que le dalmate n'a jamais été parlé aussi loin vers le sud que dans l'archipel de Quarnero : Les historiens des croisades et les voyageurs du Moyen Age témoignent de sa présence jusqu'à Dubrovnik et Antivari(au Monténégro) (cf. Tagliavini, Originip. 316). MOiuc puui les objections

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sans une grande portée théorique, il faut
se documenter!

Si l'on embrasse un très grand sujet, on risque de ne pas le dominer dans toute son étendue, et on s'expose facilement à la critique. C'est ce qui est arrivé aussi à Spore - surtout en ce qui concerne le roumain et les langues de la Péninsule ibérique, mais aussi à propos des synthèses générales et dans bien des détails divers. On reste néanmoins impressionné devant sa tentative imposante d'unir une quantité énorme de faits en une construction cohérente et d'exposer soit sa thèse principale, soit les raisonnements qui y ont abouti, point par point, souvent avec perspicacité et élégance. Il faut lui savoir gré d'avoir osé cela. - Les faiblesses du livre sont pourtant évidentes, et je viens d'en critiquer quelques-unes. Elles sont d'autant plus agaçantes qu'elles rendent bien suspects quelques-uns de ses résultats. Examinons brièvement, pour finir, deux de ces résultats:

Premièrement: la thèse principale sur a semi-diphtongaison romane générale et généralisée - avec tout ce qu'elle comporte pour la compréhension de l'évolution des langues romanes. Malgré les graves erreurs commises pendant la démonstration de cette thèse, j'y crois, je le répète. Elle explique un grand nombre de faits - et il me semble que nous surprenons ici sur ie vif cette phase hésitante des semi-diphtongues p.ex. dans l'Espagne mozarabe. Je suis plus sceptique quant aux possibilités de les décrire phonétiquement. Pour moi ee et oç sont plutôt des formules pratiques bien que j'apprécie les hypothèses sur les causes de leur genèse, leurs fonctions distinctives, et sur les conditions phonétiques sous lesquelles elles se sont développées en vraies diphtongues, ou sur leur rapport avec l'apocope en français. Spore sera sans doute très indigné de ce scepticisme vis-à-vis de cette partie importante de sa thèse. Mais ce qui importe pour moi, c'est la présence d'une étape intermédiaire très longue, de diphtongue potentielle, conception nécessaire pour expliquer l'universalité romane du phénomène - et pour rendre compte du fait qu'il est déclenché pendant une longue période par des facteurs divers dans des territoires divers. Sa formule plus ou moins abstraite, de semiconsonne rend compte de ce mécanisme: l'énorme durée d'un changement phonétique! (Cf. Menéndez Pidal, le chapitre: Enorme duración de un cambio fonético (à propos de/- > h- en esp.) dans El idioma español en sus primeros tiempos, qui pour moi compte parmi les meilleures pages de la philologie romane). Dans la diachronie phonétique, il s'agit fréquemmemt de tendances plus ou moins latentes (syncopes, diphtongaisons, simplifications de consonnes doubles, sonorisations, palatalisation, etc.) qui parfois sont menées à fin, parfois ne se réalisent pas ou sont annullées. Ce qu'on enregistre, c'est souvent seulement leur pleine réalisation. - En tout cas, la façon dont Spore expose la propagation de la diphtongaison romane à travers les diverses zones est, à bien des égards, intéressante et pleine d'inspiration.

Deuxièmement: la chronologie de Spore, en forte contradiction avec celle de Straka - qui i"a inspirée. Là aussi: je n'y crois pas au pied de la lettre - c'est trop précis: On regarde, presque, le passage des semidiphtongues essoufflées, ou d'autres éléments innovateurs, par tel col alpin bien défini à un moment précis de l'histoire, à peu près avec l'indication de l'heure. Une telle précision semble en contradiction avec ce que je viens de dire à propos de la durée des changements phonétiques. Mais pas forcément: ce que Spore «enregistre», c'est le moment où le changement est arrivé à un tel degré (et à une telle stabilité) qu'il peut en déclencher un autre.

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Quoi qu'il en soit, tout cela se base sur trop d'indices et trop d'hypothèses - dont quelques-unes sont fausses -, sur trop d'incertitudes (dues à l'imperfection de la documentation, aux limites de nos connaissances ou simplement au trop grand nombre de facteurs enjeu), bref, le terrain est trop vague! Et pourtant, dans une grande mesure, cela marche! On a eu raison de parler de courage, ici, car l'impossibilité d'obtenir des résultats certains est évidente. Et pourtant, Spore a osé se mettre à ce travail, et il a par là réussi à nous donner un modèle de travail - à corriger, évidemment, mais utile pour examiner nos résultats. Et comme le modèle naïf des déplacements du soleil autour de la terre sert souvent pour décrire et «dominer» un grand nombre de phénomènes, de même, à mon avis, le modèle de travail construit par Spore, avec toutes les corrections qu'on y apportera forcément, sera utile à la philologie romane. Par là ce livre, ambitieux et courageux, certes, représente un progrès de grand intérêt. Dommage qu'il y ait tant de reproches à lui faire!

AARHUS