Revue Romane, Bind 9 (1974) 1

M. Nojgaard: La diphtongaison romane et le système vocalique latin

Morten Nøjgaard

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Le livre de Palle Spore est le fruit de longues années d'études patientes que Spore a poursuivies aux universités de Copenhague, Nancy, Paris. Il les a menées à bout à l'institut d'études romanes de l'université d'Odense qui a ainsi pu accueillir son ouvrage dans ses «Etudes romanes de l'université d'Odense» (série qui comprend déjà les travaux de G. Boysen sur le subjonctif français et de J. Moestrup sur Pirandello). Le travail de Spore correspond pleinement au titre de la série. Il s'agit, en effet, dans le meilleur sons du mot, d'une «étude romane» qui s'inscrit dans la tradition la mieux assurée de la philologie romane: l'histoire de l'évolution phonétique des langues romanes. Il faut féliciter l'auteur d'avoir osé s'engager dans un projet aussi vaste et qui renoue avec les meilleures traditions de la philologie danoise. En effet, depuis une ou deux générations, aucun romaniste danois n'a entrepris de donner un exposé embrassant toute la Romania d'un problème capital de l'évolution phonétique en son ensemble. De par son titre la visée du livre peut paraître plutôt étroite: la diphtongaison d'e et d'ô, en particulier en syllabe fermée. Mais en réalité l'ambition de Spore est de donner une nouvelle explication cohérente de l'évolution de tout le système vocalique roman, depuis le latin jusqu'aux dialectes locaux d'aujourd'hui.

Voilà précisément le bon procede: a moins de considérer le changement phonétique particulier comme un témoin, parmi d'autres, des tendances générales qui président à l'évolution du système linguistique même, nous revenons simplement à la philologie diachronique préstructuraliste. Si l'on force un peu les choses, on peut dire que pour un Gaston Paris, un Bourciez, un Nyrop il s'agissait d'identifier les étapes évolutives d'un son particulier et de montrer comment celles-ci «expliquaient» le changement. «Expliquer » voulait dire : ramener la manifestation phonique actuelle à un archétype puisé normalement dans le latin vulgaire. Si, pour chaque son, on réussissait à établir des lignes évolutives ininterrompues, la tâche était accomplie. Les variations historiques des sons apparaissaient ainsi comme des phénomènes individuels isolables disposés sur une longue rangée chronologique. Dès lors, on pourrait comprendre l'histoire des sons à partir d'une causalité simple, linéaire: les variations succédant les unes aux autres, lat. ferrum aboutit à fr. fer.

Le problème qui se pose alors, dans une telle conception, c'est évidemment le fait fâcheux qu'à un moment donné de cette succession la transmission a «bifurqué»,en sorte que lat. ferrum aboutit aussi à esp. hierro. La causalité linéaire ne peut affronter ce problème qu'en introduisantdans la succession un troisième

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terme qui l'a fait dévier ou, mieux, bifurquer,créant ainsi une nouvelle chaîne generative ayant son propre principe - toujours linéaire! - de successivité.

En philologie romane cette immixtion mystérieuse a reçu beaucoup de noms: superstrat, adstrat, substrat; des habitudes phonétiques prélatines auraient engrendré les bifurcations. Serait-ce p.ex. le sang celte qui aurait empêché les Gaulois de mener à son terme l'évolution causale linéaire selon laquelle la semidiphtongaison affectant ë de fêrrum aurait dû aboutir à *fier (substrat), ou encore la pression franque qui ramène la semi-diphtongue au point de départ (superstrat) ? Voilà le genre d'explication - une causalité linguistique interne dont le cours logique est brisé par une causalité externe - qui est généralement invoqué pour rendre compte de lat. [u] > fr. [y]: si cette évolution ne se produit qu'en français, c'est que les Celtes ne connaissaient pas [u]! Or, avec l'évolution de ë en syllabe fermée nous avons un problème exactement analogue: comment se fait-il que l'espagnol diphtongue {ë > ie), alors que la plupart des autres langues romanes monophtonguent (ë >

Spore s'est proposé de montrer que cette différenciation n'est pas le fait du hasard, mais qu'eue remonte à une même tendance évolutive, savoir celle qui conduit à la semi-diphtongaison, et dont les réalisations historiques variaient conformément aux possibilités qui lui étaient ouvertes à l'intérieur des différents systèmes phonologiques romans. Ainsi Spore combine dans son explication la phonétique, qui rendrait compte de la tendance générale en montrant pourquoi la semidiphtongaison devait se produire dans le latin vulgaire, et la phonologie, qui inscrirait les réalisations historiques de la tendance dans chaque système linguistique particulier. 11 est caractéristique de Spore de se placer ainsi à mi-chemin de phonétique et de phonologie, d'histoire et de système. Sans aucun doute, la «tendance générale » de Spore est de préférer le premier point de vue au second, comme en témoignent les nombreux catalogues de son ouvrage, et, au bout du compte, il en revient à la causalité linéaire simple de la tradition préstructuraliste, puisqu'il pense possible de comprendre l'évolution phonétique romane comme une chaîne interrompue de changements individuels dont on peut dater chronologiquement les étapes avec une précision qui ne laisse pas d'étonner. Il ne se contente pas d'affirmer que la chaîne évolutive des sons est parallèle à la chaîne événementielle historique - parallélisme dont il y aurait gros à dire; selon Spore, ces deux chaînes se recouvrent, voire même s'identifient. Il faut vraiment posséder une belle foi « néophilologique » pour oser établir, comme le fait Spore pp. 117-18, cette série en vérité imposante de 24 étapes évolutives, successives et datées chronologiquement!

A mon sens, il est impossible de vérifier une telle série qui repose sur l'identificationabusive d'histoire et de système. Il aurait fallu procéder par deux temps. D'abord étudier, dans une optique structuraliste,les évolutions internes du systèmephonologique, ensuite traduire celles-ci en termes phonétiques afin de les confronter avec différents axes temporels et historiques pour voir où les coïncidencesentre système et histoire se présentent avec le maximum de vraisemblance. Lorsqu'ils'agit de changements linguistiques, le seul principe explicatif valable me paraît être ce qu'on pourrait appeler les déplacementssystématiques, c.-à-d. très simplementune causalité qui repose sur l'interdépendancedes facteurs phonologiques individuels, de sorte qu'à chaque changementparticulier

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mentparticulieron attribue toujours plusieurscauses convergentes, et que la suite des systèmes phonologiques ne peut être traduite en chronologie historique que par sa confrontation avec plusieurs axes temporelsqui sont le plus souvent décalés les uns par rapport aux autres. On verra plus loin que le fonctionnement de ce principe causal peut être illustré par l'évolution de lat. ae: par avance, nous pourrons poser en fait l'impossibilité de dater l'évolution [ai] > [e] (ou plutôt [à]): il s'agit d'une tendance du système vocalique latin, tendanceactive à travers trois siècles peutêtre(à partir du premier siècle av. J.-C.) et qui peut s'actualiser dans différents ensembles systématiques sur des plans chronologiques variables.

En réalité, les analyses de Spore suivent souvent une telle méthode synthétisante. Etudiant le système phonologique des voyelles latines, il y trouve la cause du fait qu'en latin vulgaire ce sont, non les voyelles fermées e et o, mais les voyelles ouvertes ç et g qui sont forcées de «se déplacer» à l'intérieur du système pour survivre en tant que phonèmes:

«Schématiquement parlant, on peut donc dire que, pendant les premiers siècles de notre ère, / et n se font «absorber» par e et o. Cette constatation n'a rien de bien nouveau. Mais ce que nous n'avons vu nulle part, c'est qu'ainsi la distance devient tellement grande entre /, u d'un côté et e, o de l'autre que toute confusion ultérieure dans ce sens est désormais impossible. sible.Par contre, la confusion ainsi décrite ne résout pas le problème des risques auxquels sont exposés e et g: leur distance de e, o est toujours la même. Et le risque d'une confusion pour ne pas dire d'une absorption devient d'autant plus pénible que e et o comprennent désormais non seulement les anciens ë et ô, mais même les anciens ï et ü qui, en latin classique, appartenaient au même groupe (celui des voyelles brèves) que ë > ç et ô > ç.

C'est pour contrecarrer les risques d'une nouvelle confusion que les sujets parlants commencent, inconsciemment, à faire bouger e et ç.» (Spore 297-98)

Or, je crois possible de pousser l'explication encore plus loin dans cette voie, si on soumet le système vocalique du latin à une analyse qui tient davantage compte des tendances évolutives que celui-ci portait déjà en son sein, et des époques historiques où celles-ci ont pu se manifester. Les lignes qui suivent présentent une analyse très rapprochée de celle esquissée dans le grand essai structuraliste de phonologie historique romane par A Haudricourt et A. Juilland, Essai pour une histoire structurale du phonétisme français. Paris 1949 (2e éd. la Haye 1970). Pour ceux-ci il faut supposer, entre le latin classique basé sur la quantité, et le roman commun, basé sur la qualité (le timbre), une phase intermédiaire caractérisée par la coexistence de la quantité et du timbre, ce qui donne les systèmes vocaliques suivants


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Pour ma part, si je ne doute pas de l'existence d'une phase où la quantité et ie timbre ont coexisté, je vois difficilement comment accepter une étape où ces caractères ont tous les deux une valeur de trait distinctif; il faudrait plutôt penser à une étape où l'un a pu suppléer aux déficiences de l'autre. C'est l'existence d'une telle phase instable, caractérisée par l'établissement velléitaire d'un système vocalique à la base de cinq degrés d'ouverture, que j'essaierai de montrer en étudiant le sort des diphtongues classiques latines.

Pressé d'en venir aux faits romans, Spore a malheureusement laissé les perspectives suggérées par les tendances évolutives latines un peu à l'ombre. Il est par trop cavalier de prétendre (Spore 295) que la question de savoir si les continuateurs de ë et ô en latin vulgaire représentaient des sons fermés ou non, serait peu pertinente à condition qu'ils fussent moins fermés relativement que les représentants du lat. e et ô (c'est la théorie de Fouché). Or, si Fouché avait raison (nous verrons plus loin pourquoi il n'a guère raison), l'explication systématisante de Spore deviendrait encore plus plausible,puisque l'hypothèse de Fouché suppose l'existence, en lat. vulg., de deux e fermés et de deux o fermés; un tel état des choses obligerait évidemment une des paires à «se déplacer», si elle devait sauvegarder sa fonction

II faut espérer qu'un romaniste phonéticien se propose d'examiner à fond les théories phonétiques de la diphtongaison romane à la lumière des données actuelles de la phonétique générale. Il n'est pas question de reprocher à Spore de se contenter d'utiliser sur ce point les recherches déjà faites, mais il ressort de son exposé que la théorie générale de la diphtongaison sur laquelle reposent les études des philologues romanistes souffre de nombreuses obscurités, probablement parce qu'elle n'a pas profité des immenses progrès grèsréalisés par la science phonétique moderne. Est-ce correct, comme le prétend Fouché (cf. Spore 280 sqq.), que la quantité vocalique joue un rôle déterminant dans la diphtongaison? Dans quelle mesure peut-on poser en règle générale que la dernière partie de la diphtongue peut être soit ouvrante, soit fermante? Spore 283 refuse catégoriquement une telle règle générale (élaborée par Straka), mais ce refus ne présupposerait-il pas l'existence de deux théories de la diphtongaison, une pour les voyelles ouvertes et une autre pour les voyelles fermées? Car il me paraît certain qu'en ce qui concerne les voyelles fermées, Straka a bien raison. J'ai pu constater moi-même, en 1968, qu'à Norrkòping, la voyelle fermée suédoise e diphtonguée pourrait se terminer sur une ouverture et sur une fermeture:

1) ouverture: léka > lcaka

2) fermeture: Erik > Éirik >
[changement d'accent:
*Éirik] > Jirik

Spore adopte, lui, la théorie de Menéndez Pidal et de Schmitt selon laquelle la diphtongaison, nécessairement ouvrante, dépendrait du degré de tension de la voyelle affectée par l'accent d'intensité: «(. . .) une hypertension qui amène une fermeture plus grande suivie d'une correction de cette fermeture. L'hypertension serait alors le résultat de l'introduction de l'accent d'intensité (. . .)» (p. 286). Comment savoir, cependant, si ce résultat de l'«hypertension» d'une voyelle ouverte relâchée est conforme à une règle phonétique générale - n'y aurait-il pas d'autres possibilités?

Revenons maintenant à l'analyse concrètede é: quelle était sa qualité au momentoù le trait distinctif de la quantité disparaissait? J'ai toujours été frappé par le fait que les diphtongues latines ae et au s'identifiaient en latin vulgaire à des phonèmesmonophtongues

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nèmesmonophtonguesrésultant de voyelleslatines brèves. Autant que je sache, le résultat des monophtongaisons extrêmementnombreuses du latin a invariablement été une voyelle longue. P.ex. oinos > ünus, laidos > lüdus, deico > dico, Loucina > Lücina, etc. Le même résultat de la réductiond'un son double à un son simple s'observe d'ailleurs, d'une façon tout aussi constante, dans la contraction vocalique, qu'il s'agisse de deux voyelles brèves identiques:có + ëmo > cómo, ou de deux brèves différentes: cô | âgo > côgo. Comment expliquer alors que caelum > fr. ciel, c.-à-d. que les continuateurs de [ai] soient traités d'une façon absolument identique aux continuateurs de [e] ? Autrementdit, comment rendre compte de l'évolution:ai > ae > e7 Avant d'exposer la seule hypothèse explicative que j'entrevoisà ce problème, il convient de préciser la chronologie même de l'évolution.

Spore ne s'y est pas attaché, sans doute à cause du schématisme avec lequel il traite les problèmes latins et du fait que, u.aiiò x CLUV4.C pilOllCtiqUC vj-C CCUX-Cï, Ia SC contente d'utiliser le vénérable manuel de Seelmann. estimable certes, mais qui a l'inconvénient de dater de 1885, c.-à-d. d'ignorer la science proprement phonétique. C'est ainsi que, suivant Seelmann, Spore 41, place la monophtongaison de ae au IVe siècle après J.-C, bien que tout le monde s'accorde aujourd'hui à reconnaître l'existence dès le premier siècle avant J.-C, d'une tendance vers la monophtongaison. Plus loin Spore (p. 277) mentionne, d'après Vaananen, les nombreuses inscriptions pompéiennes présentant e pour ae; seulement il en déduit étrangement que cette graphie importe plutôt à la connaissance de la prononciation de ae que dV: elle apporte évidemment un témoignage de la prononciation populaire des deux sons!

Passons à l'hypothèse de la monophtongctiboii do ae. Aux alentours du début de notre ère la quantité vocalique était en pleine dissolution, de sorte que le degré d'ouverture des voyelles prenait de plus en plus la fonction de trait distinctif décisif pour l'organisation d'un nouveau système vocalique. Au moment où le continuateur de ae monophtongué devait s'intégrer au système, son degré d'ouverture (voyelle ouverte) s'avérait bien plus pertinent que sa qualité (voyelle longue). Voilà pourquoi ae > e ne s'identifie pas à la voyelle prépalatale longue la plus rapprochée (e), mais avec la voyelle prépalatale qui s'y apparentait le plus par son degré d'ouverture: e. Par conséquent Fouché se trompe en affirmant que ë était fermé en latin classique. Comme le continuateur de ae est nécessairement une voyelle très ouverte et que celui-ci est absorbé par le continuateur de ë, cette dernière voyelle a nécessairement été ouverte elle aussi.

Je pense qu'on peut analyser l'évolution de la diphtongue latine oe d'une façon tout analogue. On sait que le latin classiquela prononçait [oi] (notons que la plupart des mets du latin préclassique qui présentaient oi avaient monophtongué en û vers 150 av. J.-C. cf. supra"). Comme la monophtongaison de oe [oi] doit résulteren un son fermé, il est logique, si nous supposons que l'évolution de oe soit à peu près contemporaine de celle de ae, que oe > e s'identifie à la voyelle fermée la plus rapprochée dans un système où la quantité a perdu son rôle déterminant. Au contraire de ae, cette identification ne pose pas de problème phonologique, puisque e résulte de <? et que donc la quantité(oe résultant en une longue) et la qualité (fermée) concordent. Il n'en reste pas moins que cette analyse montre qu'il faut récrire l'évolution proposée par Togeby(dans un manuel du vieux français publié en danois) pnena ~> *pëna ~> peine. en poena > *pena > peine, puisque la forme "¦péna n'a probablement jamais existé (d'un point de vue phonologique;

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phonétiquement il faut supposer [pena],
forme où la longueur n'a qu'une valeur
«stylistique »).!

Alors que pour oe le trait distinctif nouveau recouvre l'ancien, l'évolution de un pose le même problème que celle de ae. Nous savons qu'à l'époque de Cicerón (voir p.ex. les lettres de celui-ci) au se transforme en un g très ouvert; par conséquentle latin vulgaire lui accorde une place non parmi les voyelles représentant les longues classiques (malgré la quantité intrinsèque de diphtongue monophtonguée)mais parmi les brèves, transformées en ouvertes. Comme pour ae il est impossiblede donner une date précise à cette évolution qui s'est manifestée à plusieurs époques. L'actualisation de la tendance à la monophtongaison dépend, entre autres, de facteurs sociaux et géographiques: il suffit de renvoyer aux railleries cinglantes que Cicerón adressait à l'aristocrate démagogiqueClaudius



1: cf. la remarque de Haudricourt et Juilland «Beaucoup plus décisif [pour la preuve de l'existence de la phase intermédiaire, v. supra] s'avère en revanche le traitement de la diphtongue \ae\, qui aurait dû normalement s'intégrer au système des voyelles longues et se confondre avec je/ en /f/. Le fait que cette diphtongue a été traitée partout en roman comme /<?/, donc Ici, prouve l'existence d'une époque où l'ancienne /«// se réalisait comme phonème long et ouvert à la fois, donc /(>/, prononciation qui, cumulant quantité (longueur) et timbre (ouverture) s'est simplifiée en /çl lors de la disparition de la quantité». Comme je l'ai signalé plus haut, Haudricourt et Juilland attribuent ainsi une valeur phonologique aux deux facteurs à la fois. Il me semble très difficile d'attribuer si longue vie à la fonction distinctive de la quantité, mais l'inconvénient majeur de cette conception est de rendre moins compréhensible le point de départ de la diphtongaison romane, puisqu'elle sépare /à/ et /A/ des séries palatale et vélairc (résultant des voyeiies brèves), et qu'elle se borne à parler de simplification pour l'évolution /à/ > /cl. Si ce n'est pas une complexité nouvelle des séries des ouvertes, quel serait alors le facteur qui a mis en branle leur diphtongaison? 11 semble d'ailleurs que l'idée abusive de la persistance phonologique de la quantité fait se contredire nos deux auteurs. P. 32 l'évolution de ¡ci/ ¡e¡ est présentée comme une simplification lors de la disparition de la quantité. Mais comme cette hypothèse placerait la prétendue simplification à une époque chronologique beaucoup trop tardive pour convenir aux faits historiques, ils adoptent p. 36 une autre explication: «Le timbre ouvert de la nouvelle voyelle longue ù (VI) étant plus proche de la brève ë il) que celui de sa corrélative fermée ë (II), la longue provenant de la diphtongue ¡ae¡ devient la corrélative de la brève issue de la voyelle latine ¡é¡: l'ancienne corrélation opposant ¡é¡ bref à ¡e¡ long, donc ç (2) à ë(ll), se trouve remplacée par une corrélation nouvelle opposant les voyelles provenant de ¡ë/ bref et de la diphtongue Jae/, donc ç (2) à ë (VI)». Dans un système où coexisteraient comme traits distinctifs la quantité et le timbre, on voit difficilement pourquoi ae > à ne pourrait aussi bien «se simplifier» en ë. L'explication de Haudricourt et Juilland revient ainsi à donner la priorité au timbre, et cela dès leur «phase intermédiaire», ce qui concorde parfaitement avec mes analyses.

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magogiqueClaudiusqui voulait gagner la faveur de la populace en se faisant appeler Clodius; ajoutons que certaines provinces s'avéraient plus conservatrices que les autres, témoin la ténacité de au en Gaule.

Pour préciser davantage la qualité de ces nouvelles monophtongues, il vaut la peine, je crois, de relire les «testimonia» des grammairiens latins. Il est vrai qu'ils sont énigmatiques, mais on peut peutêtre en obtenir une information plus précise que Spore ne paraît le penser. Je suis d'accord sur le point de vue fondamental (Spore 271): impossible de voir dans ces testimonia la preuve que le latin vulgaire était engagé dans une diphtongaison (cf. ce que j'ai dit supra sur la tendance persistante vers la monophtongaison de au, ae et oé); les commentaires des grammairiens attestent, en revanche, l'existence de deux séries de voyelles, basée surtout sur les différences du degré d'ouverture. Seule cette hypothèse permet à mon avis de faire accorder les témoignages entre eux. Les termes de Servius (cit. Spore 269) "ère sublatox* et de Sergius r"i 27f^ «intra palatum>> signifient ainsi que le son s'articule pour ainsi dire à l'intérieur de la bouche («avec la bouche relevée"), c.-à-d. comme un son fermé, en sorte que l'étrange expression de Servius « de labris » pourrait représenter une tentative pour décrire l'impression auditive produite par le son ouvert où l'oreille ne perçoit pas d'entrave (ou, mieux, de cavité de résonance) à Vintérieur de la bouche. Selon cette analyse il faut rejeter l'hypothèse de Straka (discutée par Spore 270-71, cf. 127) selon laquelle «primis labris» (Servius) signifierait «d'abord avec les lèvres»; il s'agit évidemment de l'usage local normal de «primus» (cf. «médius», etc.), donc «du bout des lèvres », expression parfaitement compatible avec la description donnée par Servius du son ouvert: «de labris».

Il est plus difficile de deviner ce que reco u\rc le terme énigmatique diphthongus gus», puisque le latin vulgaire connaissait trois diphtongues écrites correspondant à trois monophtongues. Par conséquent on ne peut pas écarter complètement l'interprétation (Spore 269 sq.) selon laquelle ce passage servien serait un témoignage du fait que ë serait prononcé «comme une diphtongue», hypothèse qui appuierait celle de Straka (pour qui les grammairiens attestent que la diphtongaison romane s'amorçait dès le IVe siècle après J.-C). Je crois pourtant avec Spore qu'il est beaucoup plus vraisemblable de voir dans le passage un écho de révolution ae > a, donc de l'existence d'une voyelle palatale très ouverte, voyeile qui apparaissait aux grammairiens comme distincte (par son degré plus grand d'ouverture) de la voyelle palatale ouverte e, par ailleurs très similaire à a.

Cette interprétation permettra peutêtre de mieux comprendre le passage intéressant de Pompeius, cité par Spore 271. J'ai de la peine à croire avec Spore 272 que «Ruoma» (pour «Roma») serait une simple faute de copiste* comment celle-ci se serait-elle donc produite? Ici encore Spore se réfère au vieux Seelmann : le u énigmatique serait le résultat d'une mauvaise lecture du trait marquant la voyelle brève: «Róma», de l'original! Explication impossible du simple fait que les copistes de l'époque impériale ou même médiévale n'employaient pas un tel trait! (Je ne connais pas la date de son invention). Dans l'original le copiste avait évidemment lu: «Rôa», graphie qu'aucun copiste sain d'esprit (et de main!) n'a pu recopier en «Ruoma» (d'ailleurs, à accepter cette hypothèse, on s'attendrait plutôt à «Rouma»!). Je crois plus sage de suivre l'explication de De Poerck: uo est une graphie reproduisant un o très ouvert i[Ap. Or, dans ce cas. tout indique que l'expression servienne «diphthongus» reflète ie fait que le graphème ae du latin tardif représente le phonème a, donc un

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e très ouvert et qui, aux oreilles de Servius comme à celles de Pompeius, est apparu comme une voyelle longue. Comme les diphtongues sont toujours longues, quoi de plus naturel que de reproduire [a] par un digraphe?

Cette explication est corroborée par le fait que la quantité vocalique n'appartenait guère à la langue maternelle de Servius, mais au langage littéraire des mandarins que les futurs beaux-esprits devaient s'approprier à l'école en étudiant les «bons» auteurs. Peut-être même que déjà pour un poète aussi grand - et ancien ! - que Properce (ler siècle av. J.-C.) la quantité vocalique représentait un système appris et peu naturel, étranger à sa langue natale (ombrienne), si Ton pense à certaines particularités étranges de sa versification.


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Si nous essayons maintenant de dégager les conséquences des raisonnements précédents, il faut d'abord constater que le système vocalique qui est à l'origine de la semi-diphtongaison romane est plus compliqué que le schéma reproduit par Spore 297 pour le latin vulgaire:

Je pense avoir établi qu'il faut vraisemblablement compter avec l'existence de deux phonèmes supplémentaires: un e et un u très ouverts tous les deux. Par conséquent, si nous disposons le système vocalique du latin vulgaire d'après le degré d'ouverture et que nous placions a au milieu de l'échelle, nous obtiendrons le graphique suivant:


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En réalité je pense qu'une telle modification du point de départ latin de Spore ne fera que rendre plus vraisemblable sa thèse fondamentale. Il ressort du schéma que la nécessité d'introduire des modifications dans le système afin de préserver son intelligibilité phonologique était inéluctable. Je pense aussi que le schéma indique l'endroit particulièrement instable et exposé aux changements du système, savoir l'ensemble des voyelles ouvertes. En effet, l'existence d'une voyelle très ouverte aussi bien dans la série palatale que dans la série vélaire devait nécessairement entraîner des modifications dans les sons les plus rapprochés de ces voyeiles très ouvertes, c.-à-d. les continuateurs de ë et de ô. Tout naturellement les modifications porteront sur le nouveau trait distinctif, la qualité, trait qu'on exagère pour sauvegarder la distinction phonologique. Ainsi naît la semi-diphtongaison romane!

Personne ne peut s'étonner que sur de nombreux points les analyses de Spore prêtent le flanc à la critique; mais l'important, c'est qu'il semble trèc difficile d'ébranler sa conception fondamentale de la mécanique qui régit la diphtongaison romane. Curieusement, un reproche important qu'on peut adresser à Spore, c'est de ne s'être pas aventuré assez loin dans le chemin tracé par lui (à la suite de Dory). Dans ce qui précède j'ai essayé de montrer, sur un point précis, les fruits qu'un tel approfondissement semble pouvoir porter. Je m'empresse d'ajouter que mes remarques n'ont aucun caractère définitif, mais qu'elles ne font que présenter une hypothèse toute provisoire. Il est bien évident que le système vocalique du latin ne représente qu'une des perspectives à partir desquelles il conviendrait d'examiner, d'approfondir et de critiquer l'hypothèse de Spore. Ainsi il serait certainement pour le moins aussi fructueux de partir des difficiles problèmes posés par les dialectes roumains ou par ceux de l'ltalie méridionale. Le meilleur éloge que l'on peut faire d'un ouvrage scientifique n'est-ce pas précisément de constater qu'il ouvre des horizons nouveaux et qu'il soulève une foule de questions passionnantes qu'il nous incite à réexaminer à la lumière d'une grande synthèse qui organise d'une façon cohérente un immense ensemble de faits jusquelà très imparfaitement expliaués?

ODENSE