Revue Romane, Bind 9 (1974) 1Réponse à Morten Nojgaard :Palle Spore
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Inutile de dire que je suis très flatté de l'intérêt que Morten Nojgaard porte à ma théorie, et je lui suis reconnaissant d'avoir essayé de l'améliorer et de l'appuyer. Malheureusement, je dois avouer que je n'arrive pas à le suivre sur tous les points. A vrai dire, je crois qu'il commet la même erreur que celle qu'il me reproche, à savoir d'avoir trop schématisé le vocalisme latin à ses différentes époques. A mon avis, ii faut distinguer irès nettement mentle sort des trois diphtongues du latin classique. La monophtongaison de oe était presqueréalisée quand le latin classique s'est figé. Contrairement aux deux autres diphtongues,oe avait connu le début de sa monophtongaison dès le latin préclassique, et il est normal que cette évolution continue.Le gros problème est évidemment attaché au résultat de cette monophtongaison(d'aboid ii, ensuite e), mais c'est là
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un mystère, quelle que soit la théorie qu'on adopte par ailleurs; penser à une différencedans l'accentuation à l'intérieur de la diphtongue n'est pas trop hasardeux, mais les preuves nous manquent. Tout laisse à supposer que oe s'est monophtonguéavant les deux autres (pourquoi cette évolution se serait-elle arrêtée pour reprendre un siècle ou deux plus tard?), d'autant plus qu'une diphtongue aussi rare que oe a beaucoup plus de chances d"ètre modifiée que au et ne, diphtongues relativement courantes. Si oe a abouti en latin vulgaire à e et non pas à e, ce serait alors en passant par c comme le pense Togeby, puisque le passage de la quantité à la qualité comme trait vocalique distinctifest bien postérieur à la fixation du latin classique. Contrairement à Nojgaard, je ne vois pas pourquoi il faut introduire la différenciation qualitative dans le cas de oe. Par contre, ae a dû aboutir à e à une époque où la différenciation vocalique était devenue qualitative, car, sinon, on ne comprendrait pas comment cela a pu donner e. Il est vrai que quelques mots - très rares, j'en conviens - ont e, mais il est certainement trop osé d'en tirer des conclusions chronologiques, bien qu'il soit tentant de proposer que la monophtongaison de ae venait de commencer quand ia distinction vocalique changea de caractère. A. propos de au, je crois que Nojgaard attache trop d'importance aux manifestations monophtongues en latin classique. Il ne faut pas oublier que certaines langues romanes ignorent cette monophtongaison, et que l'évolution de c devant au en français suppose le maintien de la diphtongue. 11 s'agit plutôt d'un phénomène éphémère en latin classique, phénomène qui ne semble pas s'être prolongé dans les langues romanes. Mais je reconnais que Nojgaard a raison, de souligner qu'une évolution n'est pas forcément ponctuelle, mais qu'elle peut s'étendre sur des siècles. Ces considérations ne m'empêchent pas d'attacher beaucoup d'intérêt à l'hypothèse d'un à < ae, hypothèse qui n'a pas besoin d'être appuyée par une évolution correspondante dans la série vélaire. Une telle réduction de la théorie phonologique beaucoup trop poussée d'Haudricourt et Juilland me paraît autrement pertinente: les deux savants français ont incontestablement exagéré l'importance qu'ils attribuent à la monophtongaison de oe, diphtongue trop rare pour pouvoir ébranler tout le système vocalique. 11 a parfaitement bien pu y avoir un à sans qu'il existe un A ( < au), mais une telle hypothèse réduite apporte-t-elle également un appui à ma théorie? Disons que les sujets parlants ont eu tendance à prononcer leur e d'une façon trop fermée pour éviter la confusion avec le a de Nojgaard (par ex. aequusjequus), et nous arrivons à la théorie de Menéndez Pidal. Ainsi, la semi-diphtongue vélaire serait postérieure à la semi-diphtongue palatale, et seule leur évolution ultérieure serait parallèle. Cela donnerait évidemment une explication différente de celle que j'ai exposée pour le roumain (§ 64,4°), et mes réflexions physiologiques seraient superflues: il suffirait de supposer que le contact entre l'ltalie du Nord et la Roumanie a été interrompu au moment où la semi-diphtongaison n'avait pas encore atteint ia série véiaire. Mais le problème devient vraiment épineuxquand nous passons au vocalisme de la Zone 2 de l'ltalie du Sud (§ 41). Cette zone a un système vocalique asymétrique,comparable à celui du roumain, et je ne crois pas que la semi-diphtongaison puisse y entrer en ligne de compte (cf. ma réponse à Knud Togeby). Je continue donc à croire que le branle a été donné dans la série vélaire (du moins dans la
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Romania orientale) avec la fusion des deux o, ce qui n'empêche évidemment pas une évolution palatale plus rapide en Gaule. On peut dire que le à est superflu pour ma théorie, du moins pour expliquer les régions où l'asymétrie existe, mais je crois que l'idée est bonne quand même, s'il s'agit d'expliquer la genèse de la semidiphtongaisonen Reste malgré tout un problème, cette fois d'ordre chronologique: si cette semidiphtongaison est due à la monophtongaison de ae constatée dès le premier siècle de notre ère (et peut-être même entamée taméeplus tôt), comment se fait-il qu'elle ne prenne ses débuts qu'au IIIe siècle? Mais c'est là un mystère, je l'avoue, même sans le a de Nojgaard. Il reste certainement encore beaucoup à dire sur la genèse de la diphtongaison - ou simplement de la semi-diphtongaison. On aimerait connaître l'avis des latinistes, car je suis convaincu que pour pénétrer davantage dans ce problème épineux, il faudra une collaboration étroite entre latinistes et romanistes. |