Revue Romane, Bind 9 (1974) 1

Dialectique et conflit chez Mallarmé

PAR

HANS PETER LUND

Tout se résume dans l'Esthétique et l'Économie politique.

Mallarmél

Pour retrouver les bases philosophiques des 'propos sur la poésie' de Mallarmé, nombre de critiques se sont déjà arrêtés au système de Hegel. Il est vrai que certains aspects de la philosophie hégélienne semblent avoir eu une influence sur la formation de la dialectique mallarméenne2 ; mais les études sur l'aspect dialectique de l'œuvre de Mallarmé3 doiventelles se limiter à voir dans ce système l'explication de sa pensée, voire l'origine de sa poésie ? A notre avis, une telle mise en relief ne pourra être définitive; elle constitue une référence toute relative, devant laquelle le critique ne devra pas faire halte.

Il nous semble, aujourd'hui, que certains des textes de Mallarmé, et parmi les plus «obscurs» (comme La Gloire) ou les plus inexplicables (comme Les Noces d'Hérodiade4), et surtout peut-être un grand nombre des Divagations, respectent certaines règles dialectiques : chacun formant une «paroi de grotte» (386), un système de signifiants clos, ils semblent n'admettre que des analyses immanentes; mais à l'intérieur d'une telle structure fermée sur elle-même, ils ouvrent sur leur propre dépassement et ne trouvent leur sens que par rapport à quelque chose en dehors d'eux. C'est ce que nous pensons avoir démontré dans un article précédents; en effet, au niveau textuel, le jeu entre intériorisation (le concret est intériorisésous



1: Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 656 (sans autre indication les chiffres renvoient à cette édition).

2: Par exemple, la phrase suivante pourrait être reprise dans une interprétation du Coup de dés: «... car le contingent est l'irréfléchi et l'étranger, et la conscience éthique se laisse sur ce point déterminer d'une façon irréfléchie et étrangère comme aux dés ». Phénoménologie de l'esprit, trad. Jean Hippolyte, t. 11, p. 232. Éd. Aubier Montaigne.

3: Par exemple celle de D. Steland sur Dialektische Gedanken in Stéphane Mallarmés «Divagations», Miinchen, 1965, et celle publiée par nous-même: Une trahison de la lettre, essai sur La Gloire de Mallarmé, Revue Romane VII, 1972.

4: Cf. notre article Les Noces d'Hérodiade, mystère - et résumé de l'œuvre mallarméenne, Revue Romane IV, i 969, pp. 28-50.

5: Dans l'article sur La Gloire.

Side 8

riorisésousforme d'abstractions) et extériorisation (l'abstrait est extériorisésous forme de concrétisations) est un jeu dialectique dans lequel la compréhension du réel joue un rôle déterminant. Or, à cette analyse, nous avons voulu en ajouter une autre qui devrait intégrer plusieurs contextes:il s'agit d'accéder à un autre niveau de l'analyse où nous abandonnerons les deux figures de la manifestation et de la réticence, à savoir celle qui se réfère manifestement à une réalité concrète, au monde «objectai»6, et celle qui, par des réticences, des déchirures dans cette manifestation, accentue une pensée abstraite, «subjectale» (aucun lecteur du Coup de dés ne niera l'importance du concept de 'pensée' chez Mallarmé).En revanche, nous allons étudier, selon l'antinomie conceptuelle objectal/subjectal, l'écriture de la poétique mallarméenne.

L'analyse, cependant, ne s'arrêtera pas là. Il faudra ensuite analyser, selon l'antinomie parallèle Moi/Réalité historique, la pensée sociale ou l'idéologie mallarméenne - non pas en la fondant sur la philosophie de Hegel, mais en tirant profit d'une Pensée dialectique telle que celle-ci se sera présentée à nous à travers les écrits de Mallarmé7. Il s'agit dans les deux cas de découvrir des procédés dialectiques. Nous avons essayé de montrer, en prenant La Gloire pour exemple, que tout texte - fût-il 'de nature ' - auquel est confronté Mallarmé écrivain, force celui-ci à assumer un rôle double: celui de spectateur, et partant d'homme ou probablement (car c'est là un rôle toujours à reprendre) d'écrivain isolé - sinon aliéné - et ceîui &'acteur sur «scène»B, de participant au «drame». Ces deux rôles ont été interprétés par D. Steland comme ce qui amène la médiation du sens («Idée»), concrétisée par exemple dans la danse9. Mais il faut se demander si la façon qu'a Mallarmé de lire (de voir), en même temps qu'il écrit (qu'il joue), le monde objectai, n'a pas influencé ou n'a pas été sous l'influence de ce qui se manifestait à lui à l'époque où il vivait, donc si le jeu entre l'objectai (manifestation) et le subjectal (réticence) suit toujours les règles de la dialectique. En d'autres termes: jusqu'à quel point les données d'une analyse de son écriture poétique sont-elles valables? Peut-on encore, aujourd'hui, limiter l'analyse à ce qui nous semblait naguère n'être que des principes de poétique, sinon de style? «L'hermétisme»,



6: Cf. Michel Zéraffa: Un aspect de la «crise des valeurs» dans la littérature ... in Analyse de la périodisation littéraire, Éditions universitaires, 1972, p. 56.

7: Qui a bien lu Hegel, cf. Jean-Pierre Richard : V Univers imaginaire de Mallarmé, éd. du Seuil, 1961, pp. 231-33.

8: Cf. Stéphane Mallarmé: Correspondance, t. Ili, Gallimard 1969, p. 358.

9: Steland op. cit. p. 48; cf. Œuvres complètes pp. 295-96.

Side 9

tisme»,«l'obscurité », «la pureté » de Mallarmé - que de mots consacrés, et qui ont été liquidés seulement au cours des vingt-cinq dernières années. Faut-il mettre en doute aussi l'inviolabilité de la poétique mallarméenne ? Nous essaierons d'élargir l'analyse, limitée jusqu'ici à la poétique de l'écrivain, à son idéologie.

1. L'écriture de la Poétique

S'il est vrai que le problème du sens est lié à l'intégration d'un champ signifiant dans une classe d'unités plus largelo, nous proposons de considérer les écrits de Mallarmé comme une tentative consciente pour assurer cette intégration. Celle-ci se joue sur deux plans: intégration au niveau syntagmatique (celui des signifiants)ll, de la syntaxe au sémantique (les fragments d'une théorie de cette forme se trouvent dans les essais 'quant au livre'), et intégration d'un monde-objet déjà existant à un univers-subterfuge pensé. Pour Mallarmé, la syntaxe et le monde extérieur sont également 'réels' ; bien que les attributs qu'il ajoute au 'monde' relèguent parfois celui-ci dans l'inexistant, c'est le sens du réel, résultat de l'intégration, qui assure sa vérité et réduit son caractère éphémère. Qui plus est, même les champs sémantiques peuvent être 'signifiants', impliquant les signifiés du domaine de la psychanalyse ou de la sociologie.

Du sémantique et de la 'pensée* découle toute possibilité d'intégration inverse: du sujet au monde objectai et signifiant, et du sémantique (Mallarmé dirait du «rêve» (298) ou de «quelque chose d'abscons, signifiant fermé et caché» (383)) à la syntaxe, que celle-ci soit 'publique' - de la nature ou du théâtre - ou 'unique' - de l'écriture («sitôt cette masse jetée vers quelque trace que c'est une réalité, existant, par exemple, sur une feuille de papier ...» (ibid.)).

Très souvent Mallarmé substitue au terme 'littérature' le mot 'lettres',
niant ainsi l'existence d'une institution et mettant l'accent sur la constitution
du texte en tant que formation concrète d'un signifié abstrait:

«Avec véracité, qu'est-ce, les Lettres, que cette mentale poursuite, menée,
en tant que le discours, afin de définir ou de faire, à l'égard de soi-même,



10: Voir l'article de Françoise Gaillard: La périodisation comme découpage de Pohjet. in Analyse de la périndiscition littéraire, p. 14.

11: C'est cette intégration, constitutive du sens, que nous avons étudiée à propos de La Gloire; Julia Knsteva traite de son aspect théorique dans Essais de it-miotiqut puétiijuc, Larousse, 1972, p. 214.

Side 10

preuve que le spectacle répond à une imaginative compréhension, il est vrai,
dans l'espoir de s'y mirer». (648)

Le langage, justement, veut conférer un sens à l'ldée «que l'écrit revendique de fixer» (ibid.). L'écriture devient ainsi l'étape ultime d'un processus qui lie, non seulement le Moi ou la «compréhension» ou «l'ldée», au «monde» ou à son «spectacle», mais encore le monde ou les choses aux «notions» qui y correspondent. Il s'agit d'un mouvement réciproque, voire dialectique, comme le montre la fonction de la syntaxe dans un poème en prose tel que La Gloirel2. Qu'il y ait vraiment 'dialectique* ressort du fait étonnant que, pour Mallarmé, les lettres sont «raffinement», c'est-à-dire l'achèvement, tantôt du «monde» (409), tantôt des «notions» (645). Donc, s'il est vrai que le monde, comme on sait, existe pour aboutir à un livre, il est non moins vrai que cette sorte d'affinement sous-tend une poétique qui se trouve à l'opposé du Naturalisme. Dans sa théorie de la fonction des lettres, Mallarmé s'oppose donc clairement à ses contemporains: «la Nature a lieu, on n'y ajoutera pas ...» (647); «les choses existent, nous n'avons pas à les créer» (871). Le Naturalisme correspond précisément à une conception de la littérature comme institution, se renouvelant d'elle-même et, paradoxalement, à l'écart de tout extérieur: «[Zola] a pris les mots, c'est vrai, mais c'est tout» (ibid.). Mais la littérature, selon Mallarmé, «a quelque chose de plus intellectuel que cela» (ibid.); elle implique un usage particulier du langage qui ne réduit pas le signifiant au 'journalisme'l3, selon lequel «n'est que ce qui est» (647):

«A quoi sert cela
A un jeu.

En vue qu'une attirance supérieure comme d'un vide, nous avons droit, le tirant de nous par de l'ennui à l'égard des choses si elles s'établissaient solides et prépondérantes - éperdument les détache jusqu'à s'en remplir et aussi les douer de resplendissement, à travers l'espace vacant, en des fêtes à volonté et solitaires.

Quant à moi, je ne demande pas moins à l'écriture (...)» (647)

Détacher les choses et faire des signifiants une «paroi de grotte», de sorte que les notions, nous dirions aujourd'hui les concepts, s'intègrent dans un champ d'unités clos, mais autre, c'est déjà leur donner un sens: voilà la dialectique de l'écriture chez Mallarmé.

Opposée au 'journalisme' et au Naturalisme, cette écriture peut se



12: Art. cit. p. 272. l'élude de ia syntaxe confirme l'existence d'un rapport réciproque entre le concret et l'abstrait.

13: Cf. 369.

Side 11

concevoir de deux façons: 1) comme «raffinement, vers leur expression burinée, des notions » (645), c'est-à-dire comme un mouvement qui part du signifié abstrait. Le signe 'buriné' ne prétend pas à un statut éternel, mais s'oppose à l'actualité dont il forme le point de rencontre avec la pensée abstraite; il est un double «accomplissement» (646); 2) comme le fondement d'une lecture ultérieure: l'écrit provoque un «envol tacite d'abstraction» (385); à la lecture c'est donc l'inverse qui a lieu:

«Un solitaire tacite concert se donne, par la lecture, à l'esprit qui regagne,
sur une sonorité moindre, la signification: aucun moyen mental exaltant la
symphonie, ne manquera, raréfié et c'est tout - du fait de la pensée.» (380)

Conséquemment, l'écriture montre deux faces: non seulement elle constitue «[les] preuves nuptiales de l'ldée» (387), car: «sont, en un reploiement noir soucieux d'attester l'état d'esprit sur un point, foulés et épaissis des doutes pour que sorte une splendeur définitive simple » (385). Mais aussi, l'écrit, face à «la réalité des choses (...) se contente (...) de distraire leur qualité qu'incorporera quelque idée» (366); leur extériorité se trouve ainsi complétée par «tout ce qui émane de l'esprit» (645). Notons que ce dépassement de l'antinomie intériorité/extériorité n'est rien moins que leur véritable réalisation. Cependant -

«Quel pivot, j'entends, dans ces contrastes, à l'intelligibilité? il faut une garaniie

La Syntaxe -» (.385)

La syntaxe, ou la forme de i écriture, peut ¿Lie l'application aur le papier d'un procédé dialectique, l'assemblage de parties disparates à travers l?s diverses formes d'adjonctions. Sujet et prédicat, termes concrets et abstraits, forment ensemble une idée qui existe, mais comme une intériorité, une spiritualité: «la Littérature existe et, si l'on veut, seule, à l'exception de tout » (646). La proposition peut constituer un mouvement dialectique en présentant dans le prédicat l'essence du sujet et en rejetant la pensée vers le sujet dont le prédicat venait de nier l'existence. Selon Hegel, ce mouvement n'est qu'une forme vide; pour comprendre sa réalité spécifique chez Mallarmé on doit considérer la forme des thèmes inclus dans cette écriture.

Bornons-nous au thème de la solitude, par lequel nous avons conclu
l'analyse de La Gloirel4. Si Mallarmé confesse un sentiment de solitude



14: Ce thème n'a rien à voir avec «l'impuissance» de Mallarmé, si souvent et injustement citée comme le centre de son œuvre, et dernièrement par Claude Abastado : Expérience et théorie de la création poétique chez Mallarmé, Minard, 1970, pp. 8 ss.

Side 12

(664), c'est délibérément en prenant conscience de l'usage particulier qu'il fait du langage. La chaîne des symboles qui lierait la conscience de l'écrivainà son environnement socialls est peut-être, nous le verrons, rompue; mais le monde des phénomènes non alourdi par l'Histoire, «l'espace objectai », ne s'oppose pas à ses procédés de dialecticien. Toute distance entre le subjectal et l'objectai est subsumée dans la création poétique.

«Instituer une relation entre les images exacte, et que s'en détache un tiers aspect ...» (365). Cette phrase bien connue montre à quel point la dialectique domine la poétique de Mallarmé. Il fait preuve de beaucoup d'ironie pour s'expliquer; d'une part il entasse les synonymes pour préciser en quoi consiste cette «transposition» des choses: «évocation», «allusion», «suggestion» (366) - et partout c'est le mot mystère qu'il préfère. D'autre part il ajoute une nouvelle attaque contre le Naturalisme: «Abolie, la prétention, esthétiquement une erreur (. . .) d'inclure au papier subtil du volume autre chose que par exemple l'horreur de la forêt, ou le tonnerre muet épars au feuillage; non le bois intrinsèque et dense des arbres» (365-66)16. A cela il oppose: «Quelques jets de Yintime orgueil véridiquement trompetés [qui] éveillent l'architecture du palais, le seul habitablel7; hors de toute pierre, sur quoi les pages se refermeraient mal » ! La réalité brute, la seule extériorité n'a que faire dans un volume, où ne s'intègre que l'intimité, l'intériorité. La représentation des choses par leur seul nom ne leur donne aucun sens, mais, à coup sûr, «l'immunité du résultat nul» (369), à quoi Mallarmé, poursuivant l'image concrète de la page et du livre, oppose le fait que «le sens enseveli se meut et dispose, en chœur, des feuillets» (372). Dans sa recherche d'un «texte véridique» (367) Mallarmé entend écrire une manifestation du réel, mais une manifestation réfléchie par le jeu des mots qui aboutit à ce qu'il appelle la «fiction». La fiction, chez lui, c'est la forme et le contenu de la réalité, son existence et son essence.lB

En ce qui concerne le rôle du subjectal dans la fiction mallarméenne,
c'est bien dans le concept d'ldée, entendue comme unité de l'abstrait et



15: Cf. Michel Zéraffa, art. cit. p. 54.

16: C'est nous qui soulignons.

17: C'est-à-dire la forêt, cf. La Gloire.

18: Que le lecteur veuille bien considérer ce passage par exemple comme une réponse à la réplique de M. Tassing insérée dans le numéro VÍlÍ, 1-2, de la Revue Romane, à propos de mon article sur La Gloire de Maliarmé (VII, 2). L'article présent étant déjà sous presse lorsque cette réplique est venue à ma connaissance, je n'ai pu y répondre directement.

Side 13

du concret («la nature, Idée tangible» (402)), telle qu'elle est formée par l'écriture (387), que le Moi se constitue; dans La Gloire la nature figure précisément, sous une forme extériorisée, l'intérieur du Moi; on peut citer de nouveau le principe théorique: «le spectacle répond à une imaginativecompréhension» (648). Mais ceci demande une complicité de l'écrit et de l'écrivain, complicité qui sous-tend la théorie de la représentationdu Livre, où «l'écrivain (...) doit s'instituer, au texte, le spirituel histrion» (370). La forme liant syntaxiquement le concept à la réalité, c'est dans l'unité écrite que le subjectal retrouve une authenticité:

«Au contraire d'une fonction de numéraire facile et représentatif, comme le traite d'abord la foule, le dire, avant tout, rêve et chant, retrouve chez le Poète, par nécessité constitutive d'un art consacré aux fictions, sa virtualité. » (368)

La dialectique, ici, se trouve momentanément rapprochée de la théorie
des «correspondances», puisque le «rêve» du poète est le concept qui
correspond le mieux à la «notion pure» du concret.

En ce qui concerne le rôle de l'écriture, on peut dire d'abord, à propos de la différence entre ce que Mallarmé appelle le rêve (abstrait) et les choses (concrètes), que, philosophiquement, elle est le mouvement qui intègre ces deux côtés l'un à l'autre en dépassant la différence entre la conscience et la realité objective. L'acte qui établit le dépassement peut donc être d'abord considéré comme un acte spirituel. Mais Mallarmé parle, analogiquement, de ce mouvement en disant que «le hasard//, terme par lequel il interprète le monde des formes, est «vaincu mot par mot» dans l'écriture, où «l'homme poursuit noir sur blanc» (370). Le blanc est la négativité qui, formant un entourage vide, met en relief les signes burinés de l'ldée. Et le noir, l'écriture, forme, nous le savons, la signification des lettres, qui non seulement désignent le réel (l'être), mais encore lui confèrent un sens.

Ce qui, chez Hegel, appartient à l'esprit, la phénoménologie ne pouvant
être que pensée, se concrétise ainsi chez Mallarmé dans la praxis de
l'écriture, dans ce qu'on appelle, de nos jours, le travail sur le signifiant.

Compliquées dans leur structure, étant donné l'échafaudage syntaxique d'adjonctions, d'inversions, et de parenthèses, les phrases de Mallarmé sont le résultat d'un tnuail minutieux sur le signifiant. L'intérêt que témoignaientles écrivains de son temps au langage comme 'médium' a été souligné par Hermann Broch: nous citons le passage suivant de ses

Side 14

pages pénétrantes sur les rapports entre la peinture, la musique et l'écritureà
l'époque de Mallarmé:

«Où est donc le critère de la perfection atteinte puisque la beauté ne peut quand même pas être sa propre instance critique? On a alors découvert, en s'appuyant sur la musique, qui possède déjà ses règles codifiées, l'instance du médium, du moyen d'expression et l'on a attendu de celui-ci que, si l'identification s'oriente radicalement vers lui, il révèle, avec une perfection croissante, à peu près comme une fugue bien construite, l'achèvement de l'œuvre d'art comme forme en soi, comme langage en soi. A la mystique originelle de l'intuition se joint une seconde mystique, celle de la forme, du langage et de sa perfection. »19

II est vrai que Mallarmé, parlant de la poésie, emprunte bien des termes à la musique; mais quand il appelle récrit «chant» (366), il ne fait qu'établir une «concordance » (403) entre le texte et la musique. Les deux formes dégagent ce qui est «abscons», révèlent donc un «mystère», mais il demeure une différence fonctionnelle. La musique - comme la danse2o et la nature - est une écriture 'ouverte' qui se poursuit sans cesse dans son rapport au Moi. Le rapport Moi - non-Moi s'établit partout, mais le sens de ce rapport n'existe que dans le texte écrit. La dialectique Moinature est essentiellement spirituelle: il faut la concrétiser dans l'écriture, finalement dans celle du Livre. La constitution du Livre, ainsi que sa représentation (lecture à haute voix) devrait reprendre ainsi la confrontation du Moi au non-Moi et le mouvement par lequel est dépassée cette confrontation2l. L'intégration ressort clairement de la citation suivante, extraite des notes pour Le Livre, où Mallarmé hésite entre le mouvement du dehors au dedans et le mouvement inverse, nécessaires tous deux pour effectuer la médiation:

«Éviter quelque réalité d'échafaudage demeuré autour de cette architecture spontanée et magique (...) Le chant jaillit de source innée, antérieure à un concept, si purement que /réfléchir à soi même tous/ fbarré] refléter au dehors les mille rythmes d'images.»22

Images, nature, musique; voici un point qui va nous rapprocher de
l'idéologie de Mallarmé: dans ses essais théoriques celui-ci se sert de
certains thèmes ou symboles qui reviennent - est-il besoin de citer - dans



19: Hermann Broch: Création littéraire et connaissance, Gallimard, 1966, p. 157.

20: Cf. Steland op. cit. p. 21, et l'expression «l'écriture corporelle» (304).

21 : Pour ce mouvement, cf. notre Itinéraire de Mallarmé, Revue Romane, numéro spécial 3, 1969, pp. 136 et 168.

22: Jacques Scherer: Le Livre de Mallarmé, Gallimard, 1957, feuillet 2.

Side 15

ses fictions ou poèmes. C'est d'ailleurs là une manière de penser dialectique:briser le texte discursif par des termes ' illustratifs ' afin qu'une dialectique intérieure à l'écrit dispense l'écrivain d'y participer personnellement:

«Impersonnifié, le volume, autant qu'on s'en sépare comme auteur, ne réclame
approche de lecteur. Tel, sache, entre les accessoires humains, il a
lieu tout seul: fait, étant.» (372)

Les essais, de même que le Livre, maintiennent à cause des thèmes le
rapport avec «la réalité extérieure», comme dit Hermann Broch23; Mallarmé
a donc parfaitement raison en disant:

«Coupable qui, sur cet art, avec cécité opérera un dédoublement: ou en
sépare, pour les réaliser dans une magie à côté, les délicieuses, pudiques -
pourtant exprimables, métaphores. » (400)

La présence des «métaphores» est significative. En elles s'atteste l'opération, sur chaque page des Divagations, par laquelle le Moi récupère le non-Moi. Broch - sans être dialecticien - a vu l'importance du langage comme «pivot» de cette opération: «le symbole naît de la confusion des eaux de la vie et du rêve (...) Dans le langage la réalité extérieure est conservée «formellement» pour devenir de l'intemporel, mais la réalité verbale est encore une fois absorbée par le rêve, cette fois par le rêve ouvert sur le langage, par le rêve-poète, elle est re-symbolisée pour être une nouvelle fois conservée (conservée «dans son contenu») sur le plan immédiatement supérieur ... »24. En d'autres termes: la symbolisation veut dire d'abord l'intégration des thèmes dans un système formel, celui des signes qui, de leur côté, par une influence réciproque amenée par la syntaxe (tropes, attributs, etc.) donnent aux thèmes une forme spécifique2s. Évidemment, les symboles, par exemples les «ténèbres» du Catholicisme (390), ne correspondent pas aux désignés ni aux choses, mais ne sont que la forme qu'en prennent les notions, les concepts, selon la syntaxe. Quand, à propos du Livre, Mallarmé se réfère au Catholicisme, il ne donne pas un exemple tiré tel quel de la réalité, mais il forme, à partir de la présentation textuelle spécifique d'une certaine religion avec tout son attirail concret, une Idée, celle qui se concrétisera à son tour dans le Livre.

Cet exemple atteste le rapport, cette fois non seulement dialectique,



23: Op. cit. p. 143.

24: Op. cit. p. 142 43.

25: Cf. Broch op cit. p. 294.

Side 16

donc abstrait, mais aussi extrêmement concret, qui existe entre le texte et le code extra-textuel. Le mouvement suivi par Mallarmé est caractéristiquede son «art»: aune réalité posée négativement, c'est-à-dire en face d'un manque de sens (la caducité du Catholicisme (390)), il ajoute des abstractions, mais il glisse dans son texte un mouvement vers le positif:

«Un rite s'extériorisera-t-il de la pratique quotidienne, comme pompes et
sceau: ou, en est-ce fait d'un genre grandiose de distraction.» (392)

Ce transcodage d'un code extra-textuel (le Catholicisme) en un code d'une extrême abstraction26 («rite», «genre») amène néanmoins la possibilité d'introduire le même thème sous une forme nouvelle: «Une magnificence se déploiera, quelconque, analogue à Y Ombre de jadis» (394). Par le contraste il y a changement, non pas cependant du thème (Catholicisme), mais de sa forme. Cette substitution correspond à ce que Mallarmé propose dans son essai. Il veut «exhumer d'anciennes et magnifiques intentions» (397) pour remplacer le Catholicisme par une «élévation et transparence à ce que la rumeur dénomme édifice social » (394).

«Je ne crois, du tout, rêver -» (ibid.). De fait, il n'y a pas de rêve, ni d'illusion, car la référence à ce code extra-textuel très précis assure le sens du Livre. Dans ses essais il anticipe donc sur ce qu'aurait été sa pratique dans son Œuvre. Faute de celle-ci on aimerait savoir si, à l'écriture de la Poétique, correspond une écriture de l'ldéologie, où s'écrirait alors un dépassement de l'antinomie Moi/Réalité historique.

2. L'écriture de l'ldéologie

Bucolique décrit, dans un mouvement rétrospectif, l'état spirituel de l'écrivain
devant la nature et la musique, ce double fondement de la pensée
poétioue de Mallarmé:

«Esthétiquement la succession de deux états sacrés, ainsi m'invitèrent-ils - primitif, l'un ou foncier, dense des matériaux encore (...): l'autre, ardent, volatil dépouillement en traits qui se correspondent, maintenant proches la pensée, en plus que l'abolition de texte, lui soustrayant l'image. » (402-03)

La 'densité des matériaux' invite directement à une lecture, car la nature



26: Ce mouvement correspond à ce que nous avons appelé hyperbole, mouvement analysé dans certains poèmes de Mallarmé, voir L1 Itinéraire de Mallarmé, pp. 136-140.

Side 17

apparaît comme un texte27, signifiant, par analogie, le Moi-spectateur (ou -lecteur). Cette correspondance instable et non-fixée revient dans la musique, mais sans les lettres et ne présentant une image que par des «traits». La troisième forme, Y écriture, même si elle aboutit à une «abréviationmentale» et vise «l'irréductibilité», est incapable de reproduire la «page rurale» (404), car «rien ne transgresse les figures du val, du pré, de l'arbre»2B.

Quelle conclusion tirer de ces rapports qui contredisent apparemment le mythe de l'art pour l'art et de la poésie pure ? La nature est une sorte de code, puisqu'elle est capable de sous-tendre un sens, et l'écriture de Mallarmé maintient des rapports positifs avec ce qu'elle désigne (la nature concrète devenue images) ; et le non-Moi ne représente donc pas, exclusivement, une provocation à la fuite. Ce qui est intéressant, cependant, c'est ce qui sépare l'écriture de la musique, forme idéale de la pensée. Tandis que, dans la musique, le signifiant et le signifié se recouvrent, il demeure, dans l'écriture, un décalage, un espace vide entre les deux; au moins, il en est ainsi selon la conception de Mallarmé qui dégage consciencieusement les signes de leur emploi habituel, 'journalier'. Ce décalage est propice29: il permet à l'écrivain, et même il exige de lui, de travailler sur le sens, entendu comme le dépassement de la division entre la forme réelle et la forme textuelle. Il arrive que cette division soit remplacée par une «parité», comme celle qui existe entre le Catholicisme et le Livre: en partant d'une telle parité, l'écrivain peut donner au subjectal une existence vraie, à condition que son écriture reflète la dialectique Moi-non-Moi. Certes, la consolidation existentielle qui peut en résulter, n'est pas toujours sans un certain ton pathétique. Quand, devant le spectacle de la nature, Mallarmé constate l'authenticité de l'existence concrète, il souhaite

«que le bruit [du train] puisse cesser à une si faible distance pour qui coupe,
en imagination, une flûte où nouer sa joie selon divers motifs celui, surtout,
de se percevoir, simple, infiniment sur la terre. » (404-05)

Ce thème de la solitude représente-t-il un désir de bâtir un univers-subterfugepensé?
Le caractère abstrait de la poétique ne nous autorise pas à
conclure dans ce sens, car n'oublions pas que la dialectique implique que



27: Cf. «lecteur d'horizons >> (402).

28: Cf. aussi l'excellente explication de Bucolique donnée par D. Steland, op. cit. pp. 68-79.

29: Cf. Broch op. cit. p. 57.

Side 18

l'objectai ou l'univers des phénomènes soit intégré au subjectal. Dans La Gloire, l'extériorité de la nature prend un sens quand elle est transcendéepar le Moi comme l'expression de l'intériorité de celui-ci. Or, l'objectai se manifeste aussi dans ce qu'on pourrait appeler l'expérience théorique de Mallarmé, telle qu'elle se présente dans ses essais. Ce n'est donc pas un pur hasard si on y trouve des passages qui renvoient explicitement à ses œuvres de fiction. Citons le passage de Solitude, où Mallarmé s'explique sur sa conception du secret, c'est-à-dire de ce qui constitue la spécificité de l'être face au monde3o:

«Neutre, le nôtre [secret], qui, l'oubli de débouchés, quels qu'ils soient,
frelatés et criards, se mène à l'ombre de feuillages étendant une forêt, ou
sur l'asphalte indifférent pourvu qu'on porte la solitude. » (408)

Mais la poétique dialectique force-t-elle l'écrivain à la solitude sociale?3l
Mallarmé pose lui-même cette question capitale dans les termes suivants:

«L'existence littéraire, hors une, vraie, qui se passe à réveiller la présence,
au-dedans, des accords et significations, a-t-elle lieu, avec le monde, que
comme inconvénient -» (405)

Le pur naturalisme, représentant à la lettre du réel, se situe «à un imperturbable premier plan » et ne fait qu' «étaler la banalité; plutôt que tendre le nuage, précieux, flottant sur l'intime gouffre de chaque pensée, vu que vulgaire l'est ce à quoi on décerne, pas plus, un caractère immédiat» (384). Si la dialectique joue sur «chaque pensée», toute pensée doit être distraite à la réalité; mais cela implique-t-il l'isolation, voire l'aliénation?

Chez Mallarmé, la division entre l'être isolé et l'existence dans le monde extérieur est fondamentale32. Un des écrits les plus importants en ce qui concerne l'idéologie mallarméenne, Conflit, témoigne de cette division: «Toujours le cas: pas lieu de se trouver ensemble; un contact peut, je le crains, n'intervenir entre les hommes» (358). Le problème est de savoir si celle division, sociale aussi bien que phénoménologique, peut être remplacée, mieux: dépassée, par un rapport dialectique. L'aspect phénoménologiquese trouve réglé par la poétique de Mallarmé; mais l'aspect social demeure objet de doutes, d'hésitations. Conflit, publié d'abord comme poème en prose, contient des scènes 'dramatiques', dialoguées;



30: Cf. «fonds» (392), «quelque chose d'abscons, signifiant caché et fermé» (383).

31: Cf. «Ainsi l'Action, en le mode convenu, littéraire, ne transgresse pas le Théâtre; s'y limite, à la représentation - immédiat évanouissement de l'écrit. Finisse dans la rue (. . .)» (371).

32: \oír L"ltinéraire de Mallarmé, pp. 122, 140, 145.

Side 19

mais il ne s'agit à aucun moment de rapporter une rencontre entre des gens : les scènes sont plutôt l'illustration du rôle - défini négativement - de l'écrivain à la fin du siècle dernier; les réflexions qui suivent ces scènes témoignent de l'effort de la part de Mallarmé pour «distraire», autant que possible, à la réalité concrète, une représentation «idéale» de l'existence.

Le premier problème que pose ce texte rejoint ce que Mallarmé avait noté dans sa lettre autobiographique à Verlaine: «je considère l'époque contemporaine comme un interrègne pour le poëte qui n'a point à s'y mêler» (664); citons aussi, dans l'enquête de Jules Huret: «le cas d'un poëte, en cette société qui ne lui permet pas de vivre, c'est le cas d'un homme qui s'isole ...» (869); et, dans l'essai L'Action restreinte: «on traverse un tunnel - l'époque - celui, long le dernier, rampant sous la cité avant la gare toute-puissante du virginal palais central, qui couronne » (371-72). Ces trois passages sont autant d'arguments en faveur de l'art pour l'art, pour la création d'une belle forme exempte de toute désignation concrète. On peut les rapprocher d'un autre passage dont le rythme donne, si l'on peut dire, une image de la division: «La Nature a lieu, on n'y ajoutera pas; que des cités, les voies ferrées et plusieurs inventions formant notre matériel » (647).

Voilà, du coup, qui correspond à l'image que la bourgeoisie s'était formée de l'écrivain33. La dialectique, dans ces textes, est supprimée par le domaine social en pleine expansion: construction de bâtiments, rues, chemins de fer, usines ... La bourgeoisie est depuis longtemps établie, mais à la fin du 19e siècle cet établissement veut s'ériger en empire, en perpétuelle expansion34. Cependant, devant cette extériorité, Mallarmé réagit profondément, avec force et acuité:

«L'attitude du poëte dans une époque comme celle-ci, où il est en grève devant la société, est de mettre de côté tous les moyens viciés qui peuvent s'offrir à lui. Tout ce qu'on peut lui proposer est inférieur à sa conception et à son travail secret. » (870)

«je rentre mes aspirations à la solitude nécessaire quand ce ne serait que
pour paraître songer. Il faut cette fuite - en soi; on put encore: mais, soi, déjà
ne devient-il pas loin, pour se retirer?» (637)



33: Cf. Broch op. cit. p. 135.

34: Nous pensons à l'expansion coloniale soni Tules Ferry l'affaire du Canal de Panama fut largement commentée par Mallarmé qui en disait aussi ceci: «Je me trouve nu pour l'expliquer» (1577), selon sa modestie habituelle - qui était peut-être plutôt un bignè d'incompréhension totale.

Side 20

Ainsi, la solitude n'est pas provoquée par la dialectique, mais par l'extérieur qui force l'écrivain à chercher l'intériorité. L'extérieur devient alors un «flux de banalité charrié par les arts dans le faux semblant de civilisation» (541). Comment remplir ce vide contemporain? Il faut à la fois en rendre compte et s'en dégager - mais voilà de nouveau la possibilité ou peut-être la nécessité de réagir dialectiquement. Mallarmé y arrivet-il?

Il faut chercher la réponse dans le second aspect du texte de Conflit: les ouvriers y sont interprétés comme une partie du «peuple» ou comme l'expression de «la condition humaine»; ils se trouvent donc à l'aide de «notions pures» intégrés à l'idée que l'écrivain se forme de l'homme - ceci en vue d'un dépassement de l'opposition ou de la division esquissée dans les scènes 'dramatiques'. Comme, cependant, les ouvriers ne le rejoignent pas dans ses réflexions idéales, cette idée n'acquiert pas d'actualité. Mallarmé était conscient de ce décalage, d'où aussi son attitude hostile envers le 'journalisme'. «Il n'est pas de Présent», disait-il, «non - un présent n'existe pas ... Faute que se déclare la Foule, faute -de tout. Mal informé celui qui se crierait son propre contemporain» (372). Ne visant qu'une réalité inactuelle, la dialectique est transformée en vision utopique - ou en rêve; quant aux chemineaux, il ne leur reste que l'espoir. L'écrivain, dans cette situation (qui, conséquemment, n'en est pas une), est ce que Broch appelle «un homme créateur qui a vigoureusement aperçu le vide de valeurs qui l'entoure et lui oppose sa propre personnalité ».35 Mais le texte ne dépasse pas cette division:

«Les constellations s'initient à briller: comme je voudrais que parmi l'obscurité qui court sur l'aveugle troupeau, aussi des point de clarté, telle pensée tout à l'heure, se fixassent, malgré ces yeux scellés ne les distinguant pas - pour le fait, pour l'exactitude, pour qu'il soit dit.» (359)

Ce sont bien là les derniers mots de l'art pour l'art. A l'opposé de cette esthétique révolue, l'écriture devient désormais réaliste: «la dissolution de la validité universelle des attitudes éthiques en vigueur jusqu'alors commença, les instincts qu'elles refrénaient alors par leur éthique commencèrent àse déchaîner»36. Pour Mallarmé, c'est le libéralisme débridé, exorbitant, qui est à l'origine du sentiment de solitude devant des ouvriers qui, eux, ne comprennent rien à leur propre situation de salariés:



35: Op. cit. p. 109.

36: Broch op. cit. p. 78.

Side 21

«Je dis» une voix «que nous trimons, chacun ici, au profit d'autres.» - «Mieux», interromprais-je bas, «vous le faites, afin qu'on vous paie et d'être légalement, quant à vous seuls.» - «Oui, les bourgeois», j'entends, peu concerné «veulent un chemin de fer. » - «Pas moi, du moins» pour sourire «je ne vous ai pas appelés dans cette contrée de luxe et sonore, bouleversée autant que je suis gêné.» (358)

On sait que Mallarmé a contesté la valeur des institutions politiques de son époque. Bien qu'il y ait, comme l'a dit Julia Kristeva37, contradiction dans certains textes de Mallarmé entre l'idéologie réactionnelle d'une part3B et le travail novateur sur la signifiance d'autre part, Mallarmé s'est lui-même exprimé sur le décalage entre poétique et politique - sur un ton d'ailleurs exceptionnel chez lui:

«dans une société sans stabilité, sans unité, il ne peut se créer d'art stable, d'art définitif. De cette organisation sociale inachevée, qui explique en même temps l'inquiétude des esprits, naît l'inexpliqué besoin d'individualité dont les manifestations littéraires présentes sont le reflet direct. » (866-67)

Mais cette inquiétude n'est rien d'autre que l'aliénation devant une organisation
sociale oppressante. Il est alors question d'un rôle politique de
la poésie:

«Minez ces substructions, quand l'obscurité en offense la perspective, non -
alignez-y des lampions, pour voir: il s'agit que vos pensées exigent du sol un
simulacre. » (653-54)

«Pour voir», ... «pour qu'il suit dit// (359) ... pour «l'acte d'écrire (637) ... : partout il importe à Mallarmé d'exprimer, d'extérioriser, d'exiger de l'extérieur qu'il corresponde à l'intérieur, aux «pensées». La possibilité de «renaître, héros» (654) de cette correspondance, ou plutôt de ce rapport dialectique hypothétique, comme c'est le cas dans le poème en prose La Gloire, c'est l'ultime espoir dans l'aspect politique de sa pensée:

«Si, dans l'avenir, en France, ressurgit une religion, ce sera l'amplification à mille joies de l'instinct de ciel en chacun; plutôt qu'une autre menace, réduire ce jet au niveau élémentaire de la politique. Voter, même pour soi, ne contente pas, en tant qu'expansion d'hymne avec trompettes intimant l'allégresse de n'émettre aucun nom; ni l'émeute, suffisamment, n'enveloppe de la tourmente nécessaire à ruisseler, se confondre, et renaître, héros. » (654)



37: Lors du 2e colloque de Cluny (cité d'après Analyse de la périodisation littéraire, p. b».)

38: Cf. Correspondance, t. ÏTT, p. 291. où Mallarmé vote pour Boulanger.

Side 22

Une différence essentielle surgit alors entre le conflit qui éclate entre la
poétique et la société d'une part, et le rapport dialectique entre le Livre
et le monde d'autre part : ici l'intégration s'établit, là la division demeure39 :

«La Société, terme le plus creux, héritage des philosophes, a ceci, du moins, de propice et d'aisé que rien n'existant, à peu près, dans les faits, pareil à l'injonction qu'éveille son concept auguste, en discourir égale ne traiter aucun sujet ou se taire par délassement.» (419)

Le lien avec l'attaque contre le Naturalisme est assez évident pour que
nous n'ayons pas à y insister. La citation suivante montre le processus
de dépassement réalisé par la pensée poétique:

«L'orchestre [analogue aux feuillets du Livre] flotte, remplit, et l'action, en
cours, ne s'isole étrangère et nous ne demeurons des témoins: mais, de chaque
place, à travers les affres et l'éclat, sommes circulairement le héros.» (393)

Ceci, n'est-ce possible que dans l'utopie? A une époque où l'individu et la politique se désintègrent, un essai traditionnel ne peut avoir de fonction vraiment critique; il fallait en faire un «poème critique», comme Mallarmé appelait ses 'essais' (1576). D'autre part, l'art pour l'art devenu absurde, il lui fallait faire de ses poèmes des analyses critiques. La totalité disparue, la dialectique elle-même souffre d'un mal de devenir qu'illustre excellemment Conflit. Revenons-y.

Le titre semble indiquer un rapport irréparablement rompu, mais il s'agit plutôt d'un conflit entre deux manières d'interpréter ce rapport: comme une division Moi-non-Moi ou comme un rapport dialectique. Le premier paragraphe présente de nouveau le contraste - tiré de la poétique - entre un univers-subterfuge pensé et le «hasard», c'est-à-dire l'extériorité. Le paragraphe suivant ajoute, comme analogue d'idée, «le pays (...) tout de solitude», et comme analogue de hasard, la manifestation,au niveau textuel, de «vacarme, refrains, altercations». A côté de celle manifestation, on note une réticence à l'égard du réel, exprimée dans: «mon idée [exempte] d'aucun accident même vrai». Mais le code extra-textuel (dans le cas présent: les conditions sociales des ouvriers) provoque des réflexions subjectives sur 'le progrès'. Ce qui, au début, était perçu comme un conflit, cède la place - au niveau textuel - à l'esquisse d'une dialectique: le vêtement des ouvriers, «la rayure bleu et blanc transversale des maillots», prend un sens par la comparaison: «comme la nappe d'eau», et amène la réplique qui intègre l'autre pôle



39: Cf. aussi l'ouvrage de D. Steland, pp. 45-46

Side 23

du conflit à la réflexion subjective: «que l'homme est la source qu'il cherche». De cette façon, la réflexion intérieure, gardée jalousement, devient une réflexion sur soi, puisque l'image extérieure des ouvriers rejoint la pensée de l'individu en se révélant identique à l'image que celui-ci se fait de l'homme. Qui plus est, un troisième mouvement, dirigé de l'intérieurvers l'extérieur, est accompli, concrétisant une idée antérieure: «ce les sont, mes co-locataires jadis ceux, en esprit, quand je les rencontrai sur les routes, choyés comme les ouvriers quelconques par excellence ».40

En parlant de la poétique de Mallarmé, nous avons déjà rencontré l'idée que «l'homme est la source qu'il cherche», comme fondement du Livre, qui devait illustrer que tout homme porte en lui une «mélodie» qu'il module à son gré (363). Au moment où ce principe poétique se concrétise, il n'est pas surprenant de voir l'image concrète suivie par une description: «eux trouvent, en l'absence d'usine, sous les intempéries, indépendance». (356)

Suit alors ce que nous avons appelé la première scène ' dramatique ' ; l'expression convient à la fiction à laquelle l'imagination subjective entraîne le narrateur. Tl est indiqué explicitement d'abord que «cette cohue », manifestation évidente, «force à procéder, directement, d'idées dont on se dit c'est de la littérature». Mais le double mouvement, de l'extérieur vers l'intérieur et vice-versa, continue: la cohue incite, et le Je procède ... Évidemment, ce procès est celui d'une adjonction de sens, par exemple les outils sont comparés à des objets sexuels qui fécondent la terre. Cette adjonction est due au narrateur, el cest aussi lui qui proteste contre la présence des ouvriers, en alléguant son état spécial, privilégié, d'homme de la solitude:

«Vous ne supposez pas l'état de quelqu'un épars dans un paysage celui-ci,
où toute foule s'arrête, en tant qu'épaisseur de forêt à l'isolement que j'ai
voulu tutélaire de l'eau. » (356)

Pour comprendre l'image de la forêt, symbole de la solitude, on peut la
rapprocher de La Gloire, mais aussi du passage suivant sur 'la fuite en
soi', discutée ci-dessus:

«Longs faubourgs prolongés par la monotonie de voies jusqu'au central rien
qui soit extraordinaire, divin ou totalement jailli du sol factice en échange
des lieues d'asphalte, de nouveau, à piétiner, pour fuir. »41 (402)



40: C'est nous qui soulignons.

41: Selon Steland il faut lire le passage comme une proposition nominale avet «lieu qui . . . asphalte)) comme attribut de «1 ongs faubourgs ...» (op. cit.

Side 24

Cependant, le paragraphe qui précède cette citation nous donne à savoir qu'on prétendrait à tort «fonctionner (...) nonobstant le défaut de sociales bases». En dépit de la solitude, ces bases mêmes se présentent au narrateur de Conflit dans l'image des ouvriers qui acceptent sa protestation puisqu'ils ne voient «aucune démarcation strictement sociale pour leur ombrage». (356)

La fin de cette première fiction nous donne l'image d'une intégration parfaite, mais utopique. L'absence de division sociale assure l'ouverture vers la «Propriété» du narrateur, qui n'est pas telle que l'imagine «le vulgaire», pour la raison que le narrateur a voulu «satisfaire quelque singulier instinct de ne rien posséder». Mallarmé peut donc écrire que cette rencontre «n'est pas, tout à fait, le hasard, puisqu'il me rapproche, selon que je me fis, de prolétaires »42. Le hasard est supprimé en tant qu'existence aliénante; cependant, le jeu entre la manifestation du réel et sa réticence ne s'installe plus comme un jeu libre: il est amené nécessairement, puisqu'une confrontation a lieu au même niveau. Or, Mallarmé avait commencé le texte en reconnaissant qu'il croyait s'exempter des accidents venant de l'extérieur. Le rapport dialectique demeure donc, à partir de cette nécessité, plausible, mais est-ce la seule praxis réaliste? peut-on, demande le narrateur, prévoir des alternatives ?

La seconde fiction se développe d'une façon contraire à la première. Alors que, dans le premier cas, le narrateur entamait le débat (fictif), c'est ici l'ouvrier, ivre-mort, qui commence. La compréhension du narrateur n'y gagne pas grand-chose: «la lutte des classes» ou la complicité du narrateur avec le mal de l'ouvrier en sont la suite inévitable. La division 'bourgeoisie - classe ouvrière' est une alternative possible.

La troisième fiction prolonge la première par une description du climat dans ce pays de solitude. Le coucher du soleil occupe ici le narrateur comme l'expression d'une «crise» (358): «J'aime assister, en paix, à la crise et qu'elle se réclame de quelqu'un»*'*l. Voilà de nouveau le rapport dialectique entre la nature et le moi, entre le monde objectai et le monde subjectal: que quelqu'un, c'est-à-dire le narrateur, voie dans l'extériorité du coucher de soleil sa propre intériorité, et le rapport devient un rapport de sens. Or, ce soir-là, il est impossible de percevoir ce rapport, à cause du vacarme. Écoutant une discussion entre les ouvriers, le narrateur ne répond qu'intérieurement, et sa conclusion demeure «vaine», trouvant



42: C'est nous qui soulignons.

43: C'est nous qui soulignons.

Side 25

un écho «dans la conscience seule»: «Tristesse que ma production reste, à ceux-ci, par essence, comme les nuages au crépuscule ou des étoiles, vaine». Les ouvriers peuvent bien admettre l'existence de son travail («occupation transférée des bras à la tête»), mais non son essence liée à l'image de la nature, donc au concept de 'solitude'.

On ne peut pas parler ici d'un dépassement du conflit: la dialectique ne sort pas du domaine de la poétique. Cependant, une autre issue se présente qui mobilise la poétique même pour régler le conflit: même si c'était «indûment», si sa vue «s'échapp[ait] dans la direction de l'horizon» en passant au-dessus des ouvriers endormis, il lui faudrait «en [sa] qualité (...) comprendre le mystère et juger le devoir». Faute d'être lié aux ouvriers par une éthique commune, le narrateur doit se tourner, seul, vers les bases sociales, «selon que je me fis», c'est-à-dire selon une volonté consciente, donc déjà selon une politique. Quant à eux, cependant, même s'ils ont une «connaissance» (359), celle-ci relève «de la fatalité plutôt que d'un vouloir». Le «désintéressement politique» [sic], dont Mallarmé parle ailleurs (369), tient surtout au fait du vide éthique qui influe sur les attitudes politiques. Ou c'est la lutte des classes, ou c'est l'utopie. Ou c'est «l'Économie politique», ou c'est «l'Esthétique».

Il est cependant remarquable que la fin de Conflit s'échappe vers une interprétation des ouvriers selon une Idée qui en intègre l'image telle qu'elle se présente à Mallarme. Pourrait-on parler de dialectique utopique, nous en aurions là un bon exemple.

«Pour le fait, pour l'exactitude, pour qu ii soit dit» - pour manifester un sens enfin, le narrateur voudrait voir dans les ouvriers non seulement le «peuple», abstraction pure, mais des êtres concrets avec qui dialoguer. Sans être capable de penser ce que pense, idéalement, l'écrivain devant le spectacle de la nature, «Idée tangible», ils forment un «élargissement de tous les siècles et, autant cela possible - réduite aux proportions sociales, d'éternité» (360). Cette interprétation a de quoi étonner, car elle exprime, non l'intégration, certes, ni la dialectique vraie, mais du moins une attitude compréhensive devant ce qui n'est pas la bourgeoisie, à laquelle appartenait Mallarmé; une compréhension de la Réalité historique, de ce lointain social qu'il fuyait, et une connaissance des limites de l'écriture. La poétique, pour solide et imperturbable qu'elle soit, ne transgresse pas son domaine. N'en doutons pas : « La solitude accompagne nécessairement cette espèce d'attitude// (664), mais c'est une attitude infligée et non pas choisie.

Nous pouvons donc conclure en disant qu'il faut distinguer, chez Mal-

Side 26

larme, deux attitudes correspondant à deux sortes d'écriture. La première se réalise dans ses œuvres dites de fiction où il emprunte une attitude libre devant la réalité à interpréter: son écriture y opère dialectiquement par les manifestations et les réticences, donnant un sens au monde objectai et certifiant la conscience subjective44. C'est une attitude dialectique dans son essence et dans sa forme. La deuxième attitude se révèle dans les écrits4s où il cherche à établir une écriture qui exprime l'intégration compréhensive du «social». Ces écrits sont autant de formes d'un conflit, et partant d'une négation de la dialectique. En eux se manifestent l'angoisse mallarméenne, son sentiment de devoir envers son époque, et sa conscience de l'éphémère de la fonction de l'écrivain-'journaliste'. La dialectique n'est qu'une des formes possibles que peut embrasser cet écrivain. Autant dire que dans une époque «en effervescence préparatoire» (664) aucun système de pensée n'est, à lui seul, valable; d'où l'angoisse profonde qu'on constate à la fois dans le conflit et dans la dialectique, cette dernière n'étant, après tout, qu'une tentative pour dépasser la division, caractéristique de la fin du siècle, entre le Moi et le non-Moi, tel que celui-ci se concrétise dans l'expansion et le progrès économiques, ces chimères du XXe siècle.

Hans Peter Lund

Copenhague

résumé

Le problème du sens de l'écriture poétique de Mallarmé est lié à la pensée dialectique de l'écrivain. Sans bâtir directement sur le système de Hegel, on peut dégager des écrits théoriques de Mallarmé (les Divagations) une dialectique qui vise au dépassement de l'antinomie intériorité/extériorité correspondant à l'antinomie subjectal/objectal. Ce dépassement aboutit, dans la Poétique, à ce que Mallarmé appelle Vidée. En cela, Mallarmé s'oppose au Naturalisme et au 'journalisme'.

L'analyse de ce rapport dialectique est poussée jusqu'à une analyse de l'ldéologie mallarméenne. Ici le décalage entre signifiant et signifié, exploité dans l'écriture poétique et dans l'écriture de la Poétique, n'est plus propice: l'intégration parfaite établie par la poétique dialectique est remplacée par une division qui n'est résolue que dans l'utopie. La solitude de Mallarmé ou l'isolement du subjectal tient à une distance insurmontable entre le Moi et la Réalité historique (absence de valeurs éthiques communes).



44: Cette praxis est au centre de l'évolution poétique de Mallarmé, cf. L'ltinéraire de Mallarmé, p. 122.

45: Conflit, Confrontation, Solitude, Sauvegarde, L'Action restreinte.