Revue Romane, Bind 9 (1974) 1

Quelques remarques sur la valeur stylistique des noms de personnes

PAR

ANKER TEILGÅRD LAUGESEN

C'est une règle fondamentale, aussi vieille que la littérature même, que l'onomastique doit être appropriée au sujet. On donne aux personnes fictives des noms qui marquent leur époque, leur origine géographique, leur milieu social ou religieux, ou bien, ce qui revient souvent au même, qui correspondent au niveau stylistique de l'œuvre. Le nom propre est évocateur: «Les prénoms de nos grands-mères: Adélaïde, Aménaïde, nous font sourire comme de vieilles photographies», dit Marouzeau (Précis de stylistique française, 125). Qu'il s'agisse de noms (pseudo) réalistes ou de noms fantaisistes, inventés de toutes pièces, c'est toujours dans un but précis, en vue d'un certain effet, que le vrai artiste les aura choisis.

L'aspect social du nom entre dans le domaine du snobisme. Une petite boutiquière parisienne de noblesse douteuse a mis, bien en vue dans sa vitrine, son «nom prétentieux d'Angelina Le Mire», «Le Mire en deux mots», comme ne manque pas de le faire observer l'auteur (Daudet: Fromont jeune et Risler aîné, ch. III).

Voici comment on s'arrange pour acquérir des titres de noblesse. Ce n'est qu'un jeu d'enfant. A l'occasion de leur mariage, Mme Forestier prie Georges Duroy de «s'anoblir un peu», et, devant ses hésitations, déclare :

«Tout le monde le fait et personne n'en rit. Séparez votre nom en deux:
«Du Roy.» Ça va très bien.»

Il répondit aussitôt, en homme qui connaît la question: «Non, ça ne va pas. C'est un procédé trop simple, trop commun, trop connu. Moi j'avais pensé à prendre le nom de mon pays, comme pseudonyme littéraire d'abord, puis à l'ajouter peu à peu au mien, puis même, plus tard, à couper en deux mon nom comme vous me le proposiez.» Elle demanda: «Votre pays c'est Canteleu?

- Oui. »

Mais elle hésitait: «Non. Je n'en aime pas la terminaison. Voyons, est-ce que
nous ne pourrions pas modifier un peu ce mot ... Canteleu?»

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Elle avait pris une plume sur la table et elle griffonnait des noms en étudiant
leur physionomie. Soudain elle s'écria: «Tenez, tenez, voici.»
Et elle lui tendit un papier où il lut «Madame Duroy de Cantei.» (Maupassant:
Bel-Ami, II ch. 1)

Cependant, l'onomastique ne participe pas seulement de la catégorie compréhensive de la couleur sociale. Elle peut avoir une fonction expressive plus personnelle, si je puis dire, qu'il n'est pas toujours aisé de séparer de l'autre, mais qu'on devrait tout de même étudier indépendamment de celle-là.

On peut affirmer que le nom a son air à lui, un coloris propre qui déteint
sur la personne qui le porte:

«Comme elle portait ce nom pompeux d'Adélaïde, il (c'est-à-dire son mari,
un baron) le faisait toujours précéder de «madame» avec un certain air de
respect un peu moqueur.» (Maupassant: Une Vie, ch. I)

II en est des noms comme des personnes: il y en a qui nous plaisent immédiatement, il y en a d'autres qui nous déplaisent, sans qu'il nous soit toujours possible de justifier nos impressions par des raisons valables. Parfois ce sont des associations phonétiques et sémantiques plus ou moins vagues qui sont en jeu, parfois des souvenirs refoulés ou presque effacés.

(Maigret recommande au garçon de bureau:) «Quand le Fumai viendra, tu l'introduiras directement chez moi. - Le quoi ? - Fumai ! C'est son nom. »... Cinq minutes plus tard .. . Joseph annonçait, avec l'air de prononcer un mot pas très correct : - M. Fumai. » (Simenon : Un échec de Maigret, ch. I)

Dans ce cas, le nom de Ferdinand Fumai (fume + mal, fumade?) rappelle au célèbre commissaire un souvenir désagréable et laisse prévoir des événements encore plus désagréables. On remarque aussi l'article de mépris.

Le plus souvent, il s'agit d'appellatifs authentiques dont le sens lexical,
associé à une personne, prête à rire ou à sourire, au moins:

«- Pour le moment, Lognon est encore sur un lit d'hôpital ... - De qui
parlez-vous, qui a un si drôle de nom?» (Simenon: Maigret et le fantôme,
ch. V)

Le pauvre Lognon est un policier que certains appellent l'inspecteur Malgracieux à cause de son air grognon, mais que Maigret, lui, appelle l'inspecteur Malchanceux parce que, en effet, il a le don d'attirer sur lui tous les malheurs.

C'est par exception, en signe de confiance, qu'un vieux raté qui s'est

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cramponné à Salavin lui confie, dès leur première rencontre, son nom
dont il n'a pas lieu d'être fier:

«Moi, je m'appelle Lhuilier. Je vous dis ça tout de suite, bien qu'en général
je ne le dise pas; c'est un nom qui m'a causé des désagréments.» (Duhamel:
Confession de Minuit, eh. VII1)

Voici, chez Balzac, une scène de présentation au bal masqué de l'Opéra:

«- Cher monsieur Chardon, dit le préfet de la Charente ... je vous présente
une personne qui . ..

- Cher comte Châtelet, répondit le jeune homme, cette personne m'a appris combien était ridicule le nom que vous me donnez. Une ordonnance du Roi m'a rendu celui de mes ancêtres maternelles, les Rubempré. »2 (Splendeurs et misères des courtisanes, ch. I)

Ce Chardon, nom disgracieux, sert ici à marquer la couche sociale. Dans
« Mateo Falcone » de Mérimée il est porté par le seul « Français » authentique,
à qui échoit le rôle ingrat d'être blessé par le bandit :

«II a cassé le bras au caporal Chardon; mais il n'y a pas grand mal, ce n'était
qu'un Français ... », dit l'adjudant Gamba.

Maupassant reconnaît franchement que, au contraire de Balzac, il n'a
pas l'imagination onomastique:



1: Le procédé littéraire trouve sa justification, sa raison d'être dans le même phénomène bien connu de la vie réeUe Pendant la première guerre, la petite Simone de Beauvoir voit partout des espions; elle se méfie surtout d'une dame qui lui offre des bonbons: «et pour comble, elle s'appelait Madame Malin.» (Mémoires I, 39) Aristide, dans le Figaro Littéraire, n° 1110, écrit: «J'ai connu autrefois, dans les assurances, un chef de service qui s'appelait M. Sallot: on prononçait Saillot, par courtoisie. D'ailleurs, un très brave homme. » Inutile de rappeler que pour les personnages «en vedette», artistes, écrivains, publicistes et autres, le nom est une chose de première importance, et si celui qu'ils portent selon l'état civil risque de leur faire tort en quoi que ce soit, ils l'échangent contre un nom de guerre neutre ou plus brillant. C'est ià une des raisons, et non des moindres, de cette longue liste de pseudonymes qui jalonnent l'histoire de la littérature, du théâtre, du cinéma, etc. Un exemple littéraire: «Jacques Sainval n'est pas son vrai nom. Il s'appelle en réalité Arthur Baquet, ce qui ne sonne pas bien pour un publiciste. Alors il a pris un pseudonyme.» (Simenon: Maigret et les témoins récalcitrants, ch. V)

2: Cp. ibid., un peu plus loin: «De même que les dieux se changeaient en de singuliers légumes et autres, pour séduire les femmes, ii a changé le Chardon en gentilhomme pour séduire, quoi?»

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«Je n'ai pas comme Balzac le don des noms. Je fais un peu comme Flaubert:
je prends le nom de mes bonshommes, au hasard, dans le Bottin, où Ton
trouve Homais, Hurel, Duval, Le Sénécal et bien d'autres noms bovaryens.»

Armand Lanoux, son biographe le plus récent, qui cite cette affirmation (Maupassant le Bel-Ami, 1967, 227), commente à propos des «Sœurs Rondoli » : « Ou il choisit avec une volonté déterminée de banalité, comme ce Pierre et ce Paul, ou il les fabrique, comme Rondoli. Bien sûr, il a pensé au jeu de mots!» (suit la description de Francesca Rondoli étendue toute nue sur son lit en Vénus du Titien)3.

Et pourtant, n'est-ce pas ce même Maupassant qui est responsable du
bavard Saint-Potin, rédacteur de la chronique scandaleuse de Paris?
Duroy, touché au vif par ses révélations, l'interroge:

- C'est votre nom, Saint-Potin?
L'autre répondit avec simplicité:

- Non, je m'appelle Thomas. C'est au journal qu'on m'a surnommé Saint
Potin. (Bel-Ami, ch. IV)

On se demande aussi si ce n'est pas par ironie, en vue d'un effet burlesque par contraste, que l'auteur de «Pierre et Jean» a baptisé Gérôme Roland ce bonhomme qui n'a absolument rien d'un saint ni d'un preux. Du reste, n'oublions pas que le nom incolore, banal, intéresse lui aussi le style.

André Gide est un des grands virtuoses du nom caractérisant. Les noms qu'il prête à ses personnages sont parfois d'une cruauté allant jusqu'à la crudité, et dans le cas où le malheureux porteur ne se méfierait pas tout seul, la malice humaine ne tardera pas à le détromper: Arnica, dernière-née du botaniste enragé Péterat, vient d'entrer dans la pension de Mme Veuve Semène,

«(elle) n'avait jamais imaginé jusqu'à ce jour que son nom pût porter à rire. Elle eut, le jour de son entrée dans la pension, la brusque révélation de son ridicule; le flot de moqueries la courba comme une algue lente; elle rougit, pâlit, pleura ... et quand Mme Semène indiqua: - Sur le troisième banc de gauche, mademoiselle Péterat, - la classe repartit de plus belle en dépit des admonestations. »



3: Et que dire du nom de cette petite mercière «très ronde, très grasse» qui se fait prendre par le garde champêtre en «flagrant délit de mauvaises mœurs» (avec son mari!), madame Beaurain? [bore]? ce nom ne fait-il pas image? Voici enfin à quoi peut faire penser Le Horla: «(ce titre) représente d'une part l'incompréhensible, puisqu'on ne comprend pas le mot, et d'autre part le terrible, parce qu'il fait penser à «horrible » et à «hors », éventuellement à «hors la loi ». K. Togeby: L'Œuvre de Maupassant, 146.

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Cette expérience laisse Arnica traumatisée. Ayant plus tard à choisir
entre deux soupirants également assidus, voici à quelles préoccupations
elle se livre :

«Arnica, retirée dans sa chambre, écrivait sur des bouts de papier qu'elle brûlait soigneusement ensuite à la flamme de la bougie, et répétait inlassablement tour à tour: Arnica Blafaphas? ... Arnica Fleurissoire? incapable de décider entre l'atrocité de ces deux noms. - Puis, brusquement, certain jour de sauterie, elle avait choisi Fleurissoire; Amédée ne venait-il pas de l'appeler Arnica, en accentuant la pénultième de son nom d'une manière qui lui parut italienne? . . . (Les Caves du Vatican 111, ch. II)

Dans «La porte étroite», ch. Í, l'amant de madame Bucolin s'écrie:

«Bucolin! Bucolin! ... Si j'avais un mouton, sûrement je l'appellerais
Bucolin. »

La haine presque morbide que Gide portait à la respectabilité bourgeoise sous toutes ses formes l'a amené, dans les « Faux-Monnayeurs », à affubler le pauvre juge d'instruction d'un nom dont Bernard, dans sa lettre d'adieu, ne manque pas de relever le grotesque :

«Je signe du ridicule nom qui est le vôtre, queje voudrais pouvoir vous rendre,
et qu'il me tarde de déshonorer. Bernard Profitendieu» (Les F.-M., Gallimard,

Le procédé se prête a des effets de pure farce, comme dans cette scène d'Octave Mirbeau : Le vagabond honnête a réussi à se faire admettre dans le bureau du commissaire de police, pour lui remettre un portefeuille bien garni trouvé dans la rue :

«- Comment vous appelez-vous? - Jean Guenille ... monsieur le commissaire. » Le commissaire leva vers le plafond enfumé de son bureau deux bras attestateurs: -Etil s'appelle Jean Guenille! ... C'est admirable .. . C'est à mettre dans un livre ...» (Briiel: Moderne franske Skribenter 11, 19)

Ce qui fut fait.

Il arrive qu'un prénom soit employé par euphémisme, pour éviter le mot propre, le mot choquant, ce qui est incontestablement un avantage pour l'objet ainsi dénommé, mais qui amène aussi, inévitablement, un fâcheux contrecoup pour le terme dénominatif. « Mon oncle Jules » rappellera à bien des Danois certain conte de Maupassant qu'ils auront lu en classe. Pour Marcel Pagnol ce nom évoque un autre souvenir que voici :

«Le plus étonnant, c'est qu'il ne s'appelait pas Jules. Son véritable prénom
était Thomas. Mais ma chère tante ayant entendu dire que ies gens de la
campagne appelaient Thomas leur pot de chambre, avait décidé de l'appeler

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Jules, ce qui est encore plus usité pour désigner le même objet. L'innocente
créature, faute d'avoir fait son service militaire, l'ignorait, et personne n'osa
l'en informer.» (La Gloire de mon père, I, 61)

Serait-ce pour la même raison que le commissaire Maigret avoue que, sans rougir de son prénom, il ne l'aurait pas choisi si on lui avait demandé son opinion? En tout cas, les filles du quartier Sebastopol que Jules Maigret, agent novice, est chargé de surveiller, ont vite fait de découvrir son point vulnérable et de s'en servir, sans méchanceté d'ailleurs:

«Le fameux Jules fut intégré à une chanson qu'on se mettait à chanter ou à
crier à tue-tête dès que je me montrais. » (Les Mémoires de Maigret, ch. V)

Le but visé par cet article est modeste. J'ai voulu seulement attirer l'attention sur un élément stylistique d'une expressivité indéniable, parfois trop indiscrète, souvent si subtile qu'elle échappe à nous autres étrangers, et qui, d'ailleurs, reste presque toujours intraduisible. Voilà pourquoi je m'en suis tenu aux exemples «sûrs», ceux pour lesquels la solution est donnée par l'auteur lui-même.

Il conviendra de terminer, je pense, en mettant mes compatriotes en garde contre les dangers que présente l'interprétation onomastique, même pour un Français: il ne faut pas se laisser prendre au jeu des noms. M. Roland Barthes ayant écrit sur la tragédie Britannicus: «Comment ne pas savourer la coïncidence onomastique qui fait d'Agrippine le symbole de l'agrippement? et de Narcisse celui du narcissisme?», M. Raymond Picard lui propose ces «thèmes de réflexion concernant la même tragédie: Junie, née en juin (importance zodiacale). Burrhus - bourru. Néron - nez rond4 (signification physiognomonique). Britannicus - caractère britannique (timidité, réserve), etc., etc.» (Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, 1965, 43 note 2).

Anker Teilgàrd Laugesen

Copenhague



4: Ce qui me fait penser à mon tour au prénom de Napoléon, prononcé à ia corse, «NapoUiorié », qui valut à son porteur le quolibet de «la paille au nez», à l'école militaire de Brienne.