Revue Romane, Bind 8 (1973) 1-2Hugo Baetens Beardsmore: Le français régional de Bruxelles. (Université Libre de Bruxelles, Institut de Phonétique, Conférences et Travaux, volume 3). Presses Universitaires de Bruxelles, 1971, 468 pages, 640 FB.Suzanne Hanon
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Dans le numéro de mars 1972 de Revue Romane, je réclamais, à l'occasion de mon 1: Joseph Hanse, Albert Doppagne, Hélène Bourgeois-(jieien, Chasse aux Belgicismes, Bruxelles, 1971.
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langue française parlée en Belgique. Je crois que c'est aujourd'hui chose faite, du Le présent ouvrage veut être une «étude globale de la situation linguistique du français à Bruxelles» en même temps qu'un «portrait linguistique du français parlé actuellement dans cette ville». L'auteur étudie les aspects phonétiques et phonologiques, morphosyntaxiques du parler bruxellois. A ces chapitres, il a joint une esquisse socio-historique du cadre de Bruxelles, un aperçu de l'exploitation littéraire de cette langue ainsi qu'un gros lexique d'environ 90 pages. Enfin, une série abondante de documents (transcriptions phonétiques de textes enregistrés sur magnétophone, liste des informateurs, cartes, index verborum, tables statistiques) produits en annexes complètent agréablement cet important ouvrage. Cette étude, d'une ampleur considérable, veut en outre «souligner les aspects du français bruxellois qui le distinguent du français familier, populaire ou général de France» (p. 12). De visée synchronique, elle a pour but d'être une documentation contrôlée, un reflet du langage parlé, mais elle embrasse aussi la réalité humaine sous son point de vue sociologique et historique. Les méthodes de travail sont au nombre de deux: 1) enregistrements sur magnétophone de conversations prises sur le vif. 2) notations de faits linguistiques entendus au hasard. L'étude a duré deux ans et demi (1964-1967) et comporte l'examen approfondi du langage d'une trentaine d'informateurs dont celui de certains détenus d'une prison et de malades d'un hôpital gériatrique. Le premier chapitre est intitulé «Le cadre de Bruxelles» (pp. 19-56). Il décrit 3 points distincts: 1) Bruxelles, sa population en 1963, les dix-neuf communes officiellement bilingues du point de vue administratif et le problème du bilinguisme; 2) l'introduction du français à Bruxelles au cours des âges et le délicat problème de la frontière linguistique; 3) l'état actuel des langues parlées dans l'agglomération bruxelloise: français de plusieurs degrés de correction, flamand local (patois brabançon), néerlandais cultivé, marollien (langue mixte devant ses origines aux contacts entre Flamands et Wallons au cours des âges et parlée dans le quartier populaire des Marolles). Le «bargoensch», argot de malfaiteurs, semble avoir disparu. Quant au wallon et aux autres parlers romans, l'auteur ne croit pas qu'ils aient une vie très active dans la capitale. Il n'est pas impossible que ceci soit dû au choix (peut-être arbitraire) opéré par l'auteur, de préférer certains milieux, par exemple le quartier des Marolles pour son enquête. L'auteur conclut cet intéressant chapitre en affirmant que la réalité linguistique bruxelloise déborde les dispositions administratives pour endiguer l'expansion de la langue française et qu'il existe des communes presque entièrement francophones. De plus, il ajoute qu'il est impossible de parler d'un seul français de Bruxelles, mais qu'il existe au contraire toute une série de parlers dans cette ville. Le deuxième chapitre traite des sons, de l'accentuation et de l'intonation (pp. 56-108).Ce tout en nuances, est basé sur une foule de renseignements oraux recueillis auprès d'informateurs nombreux et d'âges différents, reflétant pourtant le plus souvent le langage de témoins âgés. Les phénomènes enregistrés affectent voyelles,consonnes, intonation et accentuation. Parfois les mêmes phénomènes ont été enregistrés dans d'autres régions de langue française, surtout en français populaire. M. Baetens Beardsmore ne manque pas de le signaler dans ses nombreux renvois aux
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études détaillées de Bauche, Frei, Gougenheim et Rosset2. Cependant la plupart des déformations par rapport au français normatif sont dues, nous dit l'auteur, à l'existencedu substrat flamand dans la région décrite. Pourtant, il convient que «le wallon manifeste beaucoup de phénomènes similaires: diphtongaisons, assourdissementdes finales sonores, addition de voyelles intercalaires, recul des voyelles antérieures,chute de voyelle atones, etc., mais nous sommes pourtant d'avis que l'influencedu wallon est minime à Bruxelles ...» (p. 60.), Est-ce là un postulat puisqu'il n'y a aucun informateur wallon pour vérifier les faits? De même, pour certains phénomènes, très peu de preuves à l'appui: argument prononcé [ar3ymâ] (p. 81), bilingue [btlè-3] (p. 81) (un seul exemple); un seul exemple aussi de la chute de [a] pour confirmer une thèse de Piron sur la différence de la chute des e caducs en France et en Belgique (sans référence bibliographique complète). Le troisième chapitre constitue la partie la plus ample de ce livre (pp. 109-288). Il traite de morphologie et de syntaxe. Beaucoup des traits observés ont un équivalenten français populaire: genre et nombre différents, emploi ou non-emploi des articles, neutralisation du genre, du mot «tout», adverbes employés comme adjectifs, extension de ils aux dépens de elles, emploi d'un que universel, adjonction de re- à certains verbes, emploi de temps surcomposés, uniformisation des verbes en -er, formation de subjonctifs en yod par analogie [vwaj, krwaj], remplacement du subjonctifpar l'indicatif ou le conditionnel, infinitifs substantives, participes passés invariables, empiétement de avoir sur être comme verbe auxiliaire, constructions prépositionnelles différentes du français normatif {demander après, chercher après quelqu'un), accord du verbe d'après le sens, chute de ne devant le verbe, emploi adverbial d'adjectifs ou de prépositions, pour ne rien dire de l'interrogation à l'aide de est-ce que qui n'est pas «un moyen «passepartout» pour formuler la phrase interrogative» uniquement à Bruxelles (p. 222) mais partout en France Tous ces traits ne sont donc pas typiques du français de Bruxelles, ils représentent des tendances générales et déjà anciennes du français puisque Bauche et Frei les ont notées déjà dans les années vingt. Cette constatation amène une discussion sur le but que se proposait l'auteur dans l'avant-propos : souligner les aspects du français bruxellois qui le distinguent du français familier, populaire ou général de France (p. 12). L'examen se voulait synchronique, ce qui aurait pu donner une marge plus large à l'auteur, mais il déclare qu'il n'a pas été dans son intention «de chercher à déterminer le «système» du Bruxellois d'après les méthodes de l'école structuraliste»(p. 12). Ces déclarations de principe semblent un peu éclectiques, voire contradictoirespuisque l'auteur a essayé de remplir les cases vides par des phénomènes déjà enregistrés ailleurs. Mais que ces vétilles ne cachent pas les côtés très pénétrants de l'étude de M. B. Beardsmore. Il existe en effet des phénomènes très caractéristiquesdu parler bruxellois comme les suffixes diminutifs en -je et en -ke, l'ordre des mots au niveau de la phrase, l'emploi de savoir pour pouvoir, l'emploi d'adverbes ou de locutions adverbiales quasiment vides de sens comme de nouveau, une fois, comme 2: H. Bauche: Le langage populaire, Paris 1920. H. Frei: La grammaire des fautes, Paris, 1921. G. Gougenheim• la langue populaire dans le premier quart du XIXe siècle, Paris, 1929. T. Rosset: Les origines de la prononciation moderne, Paris, 1911.
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ça, seulement, de retour ou de vocatifs d'origine flamande (zelle, zenne), etc. Certainescitations auraient gagné en objectivité à être transcrites en notation phonétique,ce qui aurait épargné à Fauteur de devoir prendre parti pour une forme ou une autre : p. 133: le jour avant / le jour ¿'avant, etc. p. 155: mais en quoi est ça? / est-ce ça p. 175: quand j'arrivai(s), j'achetai(s) une caisse . p. 181 : à moins qu'il est gelé: sur le remplacement du subjonctif par l'indicatif, p. 220: parce qu'ils dit (dient): sur l'accord du verbe. p. 220: parce qu'il y en a beaucoup qui se plaint toujours et qui vont le dépenser Baetens Beardsmore est convaincu à chaque page que telle ou telle construction doit être attribuée au flamand, mais alors comment expliquer que beaucoup d'entre elles sont identiques dans le parler wallon de la Gleize3 ? A maintes reprises, l'auteur reconnaît que ces tournures sont identiques mais il préfère presque toujours l'explication du substrat flamand (voir par exemple p. 138, note sur l'antéposition de l'adjectif; p. 189 sur l'emploi du conditionnel après si). Rarement il opte pour le résultat d'un développement interne (pp. 172-173 sur l'emploi de vouloir comme auxiliaire à la place de aller: ex. je veux t'expliquer ça). Il accuse même Remacle de minimiser l'influence germanique en wallon (p. 228). Le fait est que Baetens Beardsmore est parti de la thèse que Bruxelles est un immense substrat flamand et qu'en interrogeant surtout des sujets bilingues4, il lui était difficile de trouver d'autres origines à ses constatations. Encore une fois nous touchons au problème de la synchronie et de la représentativité du corpus; il eût mieux valu décrire un système que de se figer dans la raideur d'un postulat. Le quatrième chapitre sur «l'exploitation littéraire du parler bruxellois» (pp. 289-324) examine des écrits de genres mineurs, assez factices, à tendances satiriques (poèmes, paraphrases d'auteurs connus, etc.) et de périodes différentes. L'auteur discute le problème de l'authenticité et de la véracité de ces textes, qui sont farcis de constructions fantaisistes. En outre, il compare plusieurs versions d'une même parodie des fables de La Fontaine (Le loup et le lemmeke) ainsi que d'autres poèmes. Il conclut de cet aperçu que le Bruxellois est (et a été) une réalité vivante suffisamment caractéristique pour que des auteurs satiriques s'expriment dans cette langue très particulière, ce qui confirme aussi sa constatation (chap. I p. 46) que l'empruiii est souvent affectif: on insère un mot flamand dans la conversation pour obtenir un effet comique. Le cinquième chapitre est constitué par un lexique très détaillé (pp. 325-434), classé selon des aires sémantiques. Le vocabulaire a été recueilli soit dans des textes écrits (l'hebdomadaire Pourquoi Pas?), soit à l'aide d'exemples oraux. Des monographiesou des dictionnaires sur le même sujet ont complété les sources de l'auteur. 3: L. Remacle: Syntaxe du parler wallon de la Gleize, Paris, 1952-1960. 4: «Dans la pratique, ce sont presque toujours des Flamands qui sont bilingues» (p. 49 citant lui-même A. Van Loey Les problèmes du bilinguisme en Belgique in Etudes Germaniques, XXIII, 1958, 289-302).
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Enfin celui-ci a procédé à l'interrogatoire dirigé pour vérifier la connaissance active de certains termes. Le lexique a trois origines distinctes: dialectes flamands (60 % du corpus selon l'auteur), dialectes wallons, créations indigènes. Les groupements par aires sémantiques montrent une forte représentation de l'argot scolaire, des injures et des sobriquets et du vocabulaire domestique (maison et alimentation). Chaque terme est donné dans une ou plusieurs orthographes avec sa ou ses transcriptions phonétiques. Il est illustré par des exemples et souvent accompagné d'une étymologie ou d'un historique. On s'étonne de ne pas y trouver newo (néerl. niet waar) «n'estcepas?», et des mots courants comme escavèche, massepain, américain (filet américain)qui font partie du vocabulaire culinaire. Par contre, bon nombre d'expressions ou de mots ne sont pas caractéristiques du parler bruxellois: chiottes, faire le Jacques, pain perdu, donner sa langue au chat, je vous garde un chien de ma chienne, et indirectement l'interjection na et le mot pétoche, qui figurent tous dans le Petit Robert (1968). Une très bonne étude, extrêmement détaillée et instructive mais qui aurait peutêtre ODENSE |