Revue Romane, Bind 8 (1973) 1-2

Mikhail Bakhtine: L'oeuvre de François Rabelais et la Culture Populaire au Moyen-âge et sous la Renaissance. Coll. Bibliothèque des Idées, Gallimard, Paris

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Voici enfin traduit en français l'ouvrage capital de Mikhaïl Bakhtine sur Rabelais, écrit en 1940, mais publié pour la première fois à Moscou en 1965, et connu en Occident depuis 1968 par une traduction américaine.l Ce livre, qui a déjà inspiré directement le remarquable « Jeu de Rabelais » de Michel Beaujour2, marque une date décisive dans l'histoire des études rabelaisiennes.

Une traduction française était d'autant plus attendue que les travaux du savant soviétique suscitent depuis quelque temps un vif intérêt parmi tous ceux qui cherchent à promouvoir une Science de la Littérature. Connue depuis longtemps des slavisants, sa « Poétique de Dostoievski » (Moscou 1929) a été redécouverte par les structuralistes occidentaux en même temps que les travaux des autres formalistes russes, et traduite en français en 1970, avec une présentation de Julia Kristeva. Elle a donné lieu depuis à divers articles en France3, en Allemagne, et tout récemment à Copenhague4.



1: Mikhail Bakhtine, Rabelais and his World, M.1.T., Cambridge, Mass., 1968.

2: Michel Beaujour: Le Jeu de Rabelais, Essai sur Rabelais, éd. L'Herne, Paris

3: Julia Kristeva: Bakhtine, le Mot, le Dialogue et le Roman, in Critique, avril 1967. Tzvetan Todorov: Poétique, in Qu'est-ce que le Structuralisme, éd. Wahl, Paris 1968.

4: Poetik, 4. àrgang, no. 1, 1971. Munksgaard, Copenhague.

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Bikhtine a malheureusement été contraint à un silence de plus de vingt ans, comme bien d'autres critiques soviétiques taxés de « formalisme », et ses travaux, inédits, datant de la période 1929-1965, n'ont pas encore été tous recensés.

Il ne peut être question, dans ce compte rendu rapide, de situer le nouveau livre de Bakhtine dans le cadre des recherches sémiologiques contemporaines. La question est d'ailleurs extrêmement polémique, et les différents commentateurs de Bakhtine s'accusent mutuellement d'avoir trahi son œuvre pour l'annexer à leurs chapelles respectivess. Je me contenterai ici de présenter brièvement « L'œuvre de François Rabelais ...» et de souligner l'importance de ce livre pour l'étude du Rire et des mentalités collectives.

Si Rabelais rebute souvent, si son œuvre a donné lieu à tant de contresens, c'est, dit Bakhtine, que nous ne le comprenons plus. Sa thématique, son système d'images sont tout imprégnés d'une culture qui nous est devenue étrangère. Inversement, une compréhension de son œuvre pourra éclairer rétrospectivement cette culture, élaborée pendant des siècles, qui a joué un rôle considérable au Moyen-âge et à la Renaissance et que Bakhtine appelle la culture populaire carnavalesque. Dans « L'œuvre . . .», il s'applique à reconstituer cette culture populaire comme un tout organique, par un mouvement de va-et-vient continu entre l'œuvre de Rabelais, qui en constitue la plus pure expression littéraire, et ses manifestations non-littéraires (gestes, langages populaires, spectacles, rites, fêtes, etc.. . .). Alors que, dans son étude sur Dostoievski, l'auteur adoptait une méthode d'ordre linguistique avant tout, ce nouvel ouvrage fait largement appel à l'iconographie, à la sociologie et à l'anthropologie historique.

Dans un chapitre d'introduction très dense, Bakhtine pose le problème de cette
culture populaire et en expose les traits essentiels, grâce à l'analyse détaillée de
ses deux éléments fondamentaux: le Carnaval et le Réalisme grotesque.

La culture populaire, incarnant une conception du monde, de l'homme et des relations humaines radicalement différente de celle de l'idéologie féodale, s'est trouvée reléguée par celle-ci à un niveau non-officiel. Elle n'en existe pas moins, constituant une seconde vie à laquelle le peuple médiéval dans son ensemble participe plus ou moins, notamment sur la place du marché, et qui l'absorbe entièrement pendant certaines parties de Tannée - lors des nombreux carnavals qui, dans les grandes villes, occupaient parfois jusqu'à trois mois par an.

Le Carnaval.

Contrairement aux mythes, aux rites magiques, aux créations collectives épiques ou lyriques, les festivités et autres formes du Rire ont été très peu étudiées par les anthropologues. Or la Fête est, selon Bakhtine, un élément fondamental de la réalité humaine, qu'il serait faux de vouloir réduire à sa fonction biologique ou sociale de répit nécessaire après le travail. La Fête ne prend tout son sens que par l'introduction d'un contenu philosophique, et met en cause la finalité même de l'existence. Or la « fête » officielle du Moyen-âge, organisée par l'Eglise, est la négation même de l'esprit de fête. Loin d'être l'irruption momentanée d'une seconde existence, elle renforce au contraire le statu quo, et célèbre une vérité



5: cf. Beaujour, op. cit., à propos de Kristeva.

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déjà établie (hiérarchie sociale, valeurs religieuses, politiques, morales ...) qu'ellecherche à faire passer pour éternelle: d'où son ton sérieux, solennel. L'esprit de fête se réfugie dans le Carnaval, prototype de la réjouissance populaire, organiséepour et par le peuple. Avec sa licence débridée, son élection d'un « roi pour rire », son déchaînement dionysiaque, le Carnaval libère les participants de la vérité et de l'ordre établis; l'homme renaît momentanément à des relationshumaines plus spontanées. Et Bakhtine insiste sur le fait que ce caractère libertaire du carnaval, reconnu depuis longtemps, n'est ni rêvé, ni pensé abstraitement,mais vécu concrètement: l'utopie et le réel se rejoignent temporairement.Mais surtout, Bakhtine montre que toute véritable fête est liée au temps. Alors que la fête ecclésiastique n'a plus avec le temps que des rapports formels, reléguant dans un passé lointain les transformations qu'elle célèbre mais consacrantune perception figée du temps, le Carnaval a pour véritable héros le temps qui coule: c'est la fête du renouveau, d'un monde en perpétuel devenir. Il est hostile à tout ce qui e;>t « immortalisé », achevé, fossilisé. C'est pourquoi le rire est essentiellement lié à l'expérience carnavalesque.

Bakhtine met en lumière les deux caractéristiques essentielles du rire carnavalesque: son ambivalence et son universalité. Contrairement au rire des satires et parodies modernes, il a un aspect positif: s'il dénigre, c'est pour renouveler et vivifier. Et il est collectif; ce n'est pas une réaction individuelle à un événement comique isolé, mais le rire du peuple tout entier, dirigé contre tous (y compris les participants au carnaval), et contre tout: c'est l'univers entier qui est soudain considéré sous son aspect comique, avec la conscience joyeuse de sa relativité.

Situant ensuite Rabelais dans l'histoire du Rire, Bakhtine montre que la méconnaissance progressive de son œuvre à partir du dix-septième siècle va de pair avec une dévalorisation croissante du rire. A la Renaissance, le rire a une signification philosophique profonde, il exprime une conception du monde au même titre que le sérieux, et certains aspects essentiels de l'existence ne sont accessibles que par son intermédiaire. Au dix-septième siècle, le rire cesse d'être une catégorie universelle et ne peut plus s'appliquer qu'à des phénomènes individuels. Ce qui est essentiel ne peut être comique. Le rire, dont le domaine devient limité et spécifique, et réservé, en littérature, aux genres inférieurs, n'est plus qu'un amusement sans conséquence ou une « brimade sociale ». Parallèlement, le comique de Rabelais cesse dès cette époque d'être compris, et est réduit, dans le meilleur des cas, à un simple instrument satirique.

Le Grotesque.

Récusant les travaux déjà parus (notamment celui de Schneegans)6 qui voient dans le grotesque une simple caricature satirique, Bakhtine analyse la représentationgrotesque du corps à partir des figurines de terre cuite de Kerch qui représentent des vieillardes seniles, enceintes et en train de rire, et lie par là le thème du grotesque à celui du Carnaval. Le canon grotesque s'oppose en tous points au canon classique (littéraire, pictural, social) qui prévaudra dans la société polie à partir du dix-sepiicme siècle. Le Giutesque exprime l'abondance



6: Schneegans: Geschichte der Grotesken Satyre, 1894.

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matérielle, la fertilité. Il insiste sur les parties inférieures du corps, sur les fonctionsde digestion, d'excrétion, de reproduction. Il valorise les cavités et les protubérances du corps, c'est-à-dire les organes qui sont en interaction avec l'extérieur, par lesquels le corps semble vouloir sortir de ses propres limites, avaler le monde et accoucher d'un autre corps. Pour l'imagination grotesque, le corps n'est pas circonscrit à l'individu biologique, il est lié aux autres corps, aux animaux, aux éléments naturels, il est cosmique et représente l'univers entier. Le corps est toujours décrit en plein devenir, surpris à un moment d'une métamorphoseéternellement inachevée; une même image montre les deux pôles de cette métamorphose: la décrépitude et l'accouchement, la mort et la vie nouvelle, le passé et l'avenir. Le réalisme grotesque dégrade, mais cette dégradation est ambivalente. Il rabaisse tout ce qui est élevé, idéal, abstrait, non pour le rejeter dans le néant, mais pour le transférer à un niveau matériel, le retremper dans les régions inférieures du corps et de la terre. Le Grotesque ne connaît pas d'autres régions inférieures que la matrice et la terre fertiles. Pour lui, la matière est toujours vivifiante.

Après avoir ainsi décrit la « culture populaire carnavalesque » dans ses grandes
lignes, Bakhtine s'attache à en retrouver les éléments dans l'œuvre de Rabelais
et à en préciser le sens.

Etudiant d'abord le langage de la foire (boniments de camelot, cris de la rue, insultes et jurons, etc.), il montre que celui-ci est d'essence grotesque, c'est-àdire que son contenu est toujours corporel et toujours ambivalent. Par exemple, l'insulte chez Rabelais est toujours l'évocation verbale plus ou moins transposée d'un geste concret attesté dans presque toutes les formes connues de carnaval: la souillure à l'aide d'excréments. Ce geste, par ailleurs présent sous sa forme directe dans les innombrables compissages des quatre premiers livres, dégrade et glorifie. L'excrément a évidemment une fonction régénératrice. De même, les Prologues de Rabelais, structurés comme une harangue de camelot, présentent un mélange inextricable d'insultes et d'éloges également hyperboliques. Lorsque les deux pôles, négatif et positif, de ce langage sont perçus séparément, celui-ci cesse d'être compris en relation avec un tout et acquiert le sens trivial qu'il a dans notre culture contemporaine.

Dans le cadre d'un chapitre consacré à l'imagerie des festivités populaires, l'épisode du Seigneur de Bâché et des Chicanous7 donne lieu à une analyse approfondie du thème de la bastonnade: celle-ci, chez Rabelais, n'est jamais administrée ordinairement dans le cadre de la vie quotidienne, elle a un sens plus large, symbolique, et s'intègre dans l'image carnavalesque par excellence du «monde à l'envers»; deuxième étape de l'élection du «roi pour rire», la bastonnade parfait son découronnement symbolique, dirigé en fait contre le roi réel et l'autorité qu'il représente. Ainsi le Carnaval, déjà présent sous une forme directe dans bien des épisodes, est implicite dans la plupart des motifs de l'œuvre, et détermine de plus la structure de chaque image.

Bakhtine examine ensuite le thème du Banquet, très fréquent chez Rabelais
sous forme d'épithètes et de métaphores, quand il ne sert pas de cadre ou de
conclusion à l'intrigue, et le relie aux thèmes voisins de la Fête et du Grotesque.



7: cf. Quart Livre, ch. 12 et suivants.

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L'acte de manger n'est pas une fonction biologique, mais un événement social; la nourriture est à la fois le but et le symbole du travail humain; dans l'acte de manger, le corps triomphe de la nature et s'accroît à ses dépens. Victoire et triomphe sont des éléments essentiels du banquet.

Dans le chapitre suivant, l'auteur examine l'œuvre de Rabelais sous l'angle du Grotesque, tel qu'il l'a analysé dans son Introduction. Bien des épisodes généralement tenus pour accessoires acquièrent ainsi un sens nouveau: par exemple la procession qui sort du ventre de Badebec à la naissance de Pantagruel, symbole du corps grotesque en gestation perpétuelle.

Etudiant attentivement l'épisode du torche-cul, Bakhtine montre que le cycle de thèmes et d'images par lequel il débute - la substitution dégradante / vivifiante du cul au visage - est directement lié au thème de la mort et du voyage infernal (image inversée et comique de la montée au ciel): le discours du petit Gargantua se termine d'ailleurs par une évocation de la béatitude, dont la genèse, de l'anus jusqu'au cerveau, est précisément localisée. Les voyages sous terre sont nombreux chez Rabelais: séjour d'Alcofribas dans la gorge de son maître, descente curative dans l'estomac de Pantagruel, séjour aux Enfers d'Épistémon ... Bakhtine assigne àce mouvement vers le bas une signification philosophique double; il s'agit d'abord d'un « retrempement » grotesque aux sources vivifiantes des entrailles de la terre, conçue à l'image du corps humain comme un ensemble de protubérances et de cavités. Mais il s'inscrit aussi dans le contexte plus vaste de la cosmologie médiévale; dans la représentation du monde au Moyen-âge le haut et le bas ont une valeur, géographique et spirituelle, absolue. L'âme individuelle s'élève progressivement selon une échelle de valeurs verticale, à laquelle le temps, déroulement horizontal, échappe complètement. Pour l'imagination grotesque, l'échelle de valeurs est au contraire orientée en sens inverse, vers le centre de la terre, source de richesses infinies encore inexplorées. Rabelais se s>eit aniM des images populaires de contraste et de négativité positive pour détruire la conception du monde médiéval et réintroduire dans l'image de l'univers une dimension temporelle.

On voit que Bakhtine s'attache surtout aux épisodes de l'œuvre de Rabelais qui sont généralement passés sous silence par la critique traditionnelle. Mais cette œuvre, toute imprégnée de « culture carnavalesque » qu'elle soit, n'en est pas moins l'œuvre littéraire d'un savant du seizième siècle; à ce titre, elle participe nécessairement de plusieurs cultures différentes. C'est ainsi que l'interprétation que donne Bakhtine de la lettre de Gargantua à Pantagruel, dans laquelle il voit l'illustration d'une conception exclusivement grotesque du progrès humain, peut sembler excessivement partiale. La critique rabelaisienne postérieure à Bakhtine s'attachera justement à retrouver dans ce passage la convergence de plusieurs systèmes de pensée9.

Même en ce qui concerne le Rire, l'étude de Bakhtine est loin d'être exhaustive.Elle laisse entièrement de côté - ce n'est d'ailleurs pas son propos - l'élément ludique, c'est-à-dire gratuit, absurde, du rire rabelaisien, essentiel notamment au personnage de Panurge, dont Bakhline paxlc finalement très peu. Et il y a



8: Gargantua, ch. 13.

9: cf. Jean Paris: Rabelais au futur, Paris 1970.

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certainement, dans l'emploi que fait Rabelais du langage, un jeu cérébral, recouvrantsouvent une véritable réflexion linguistique, tout à fait irréductible à l'imagination carnavalesque. Par exemple, il me semble que ce n'est pas le grotesque, mais la rencontre explosive du grotesque et du non-sens, qui fonde le comique de la description de Quaresme-Prenant.

Mais nous sortons là du cadre d'un ouvrage qui demande certes à être complété,
mais qu'aucune recherche sérieuse sur Rabelais ne pourra plus désormais
ignorer.

COPENHAGUE

Michèle Simonsen