Revue Romane, Bind 8 (1973) 1-2

Toujours à propos de l'infinitif prohibitif roman

Leena Löfstedt

Dans son article V infinitif roman et V impératif roumain (Revue Romane IV, 1970 pp. 74 sqq.), K. Togeby a rouvert le débat sur l'origine de l'infinitif prohibitif roman. Il préfère (avec Lausberg et d'autres) le dériver du subjonctif parfait prohibitif latin ou de la confusion de l'infinitif avec celui-ci. P. 81 sqq. il présente sept remarques contre ma thèse (Les expressions du commandement et de la défense en latin et leur survie dans les langues romanes, Helsinki 1966) où je dérive l'infinitif prohibitif roman de son homologue latin. Voici ses remarques, et mes réponses.

1. D'après M. Togeby, j'ai dit que le subjonctif parfait prohibitif était rare dans les textes tardifs, mais j'ai pourtant fait observer que Cicerón emploie ce temps, surtout dans ses lettres. - On ne peut pas utiliser Cicerón comme représentant du latin tardif, et même en examinant le latin classique, on doit se rendre compte que nous sommes là en présence d'un doctus utriusque linguae, et que ses lectures grecques ont pu inviter cet auteur à utiliser le s.p.p. un peu plus souvent que ne le faisait la langue parlée de l'époque : cela vaut surtout pour les lettres où les constructions et les termes grecs abondent.

2. M. Togeby signale que je constate la fréquence du s.p.p. dans la littérature ecclésiastique traduite du grec, et que je veux l'expliquer par l'influence du grec. - Oui, cette explication me semble toujours être la bonne parce que l'emploi des s.p.p. est limité, ou peu s'en faut, aux textes qui ont subi l'influence du grec.

3. M. Togeby demande comment alors expliquer que l'infinitif n'ait pas remplacé i'impératif partout, mais seulement dans les cas où le latin employait le subjonctif, à savoir avec une négation. - II faudrait dire «seulement dans l'expression de la défense», car le latin peut se servir du subjonctif au jussif aussi et il peut exprimer ia défense par des modes autres que le subjonctif, encore que le subjonctif, qui met deux temps à la disposition de la défense, soit numériquement le mieux représenté. Pour répondre à la question, je répète ce que j'ai dit dans ma thèse p. 202 sq. : «Au jussif . . . l'infinitif n'a pas réussi à évincer l'impératif, cette dernière forme étant courte et facile à employer.» La prédominance de l'impératif dans le domaine du commandement n'a jamais été sérieusement mise en question: s'il fut remplacé par d'autres formes, c'était que ces autres formes, précisément à cause de la rareté de leur emploi, pouvaient ajouter certaines nuances au commandement. En latin, le domaine de la défense n'était pas aussi bien organisé: au lieu d'une forme morphologiquespéciale, il y avait une concurrence libre entre l'impératif, le subjonctif, l'infinitifniés, eux-mêmes en rivalité avec d'autres expressions, telles que noli — inf., ne relis -f inf. et le futur nié. On préférait tantôt l'une, tantôt l'autre de ces exprèssions:l'impératif

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sions:l'impératifnié était fréquemment usité dans l'ancienne comédie, le subjonctif présent nié était recommandé par le bon usage du latin tardif - et l'infinitif s'était imposé en Italie comme à l'Est et au Nord de la Romania, parce que, affective et intensive, cette expression de la défense était probablement celle qui savait le mieux faire obéir les gosses de certaines générations. Ensuite, usé par l'emploi affectif, l'infinitif perdit sa force émotionnelle pour devenir une défense normale et grarnmaticalisée(cf. sous § 7).

4. Comment expliquer que l'infinitif ne s'introduisit qu'au singulier et non au pluriel? - L'infinitif prohibitif, à l'origine tour brachylogique, comme défense générale d'une action donc comparable à une interjection (p.ex. le son [J] prolongé qui procure le silence sans être adressé, morphologiquement, à une personne définie), s'était spécialisé au singulier en raison de son intensité: j'imagine qu'une situation dangereuse au point de rendre le besoin de défense beaucoup plus grand que le souci de style ou de nuance, implique plus souvent un individu qu'une foule (un enfant veut sauter par la fenêtre, un cocher s'avance à une vitesse trop grande) et que, dans une telle situation, l'infinitif prohibitif latin fut une sorte de premier secours linguistique. Et c'était précisément ce caractère primitif intensif, voire impoli de l'infinitif prohibitif, qui interdisait son emploi dans les défenses adressées aux personnes vouvoyées ou aux foules: le respect dû à une personne de condition ou la présence de témoins imposent un certain souci de style. Ainsi, le domaine propre de l'infinitif prohibitif était la défense à la 2e personne du singulier. - Le fait même que l'emploi de l'infinitif était le plus souvent limité au singulier, que le type ancien roumain nu cintarefi ne se trouve pas en français ou en italien à côté du type nu cintare semble s'opposer à la théorie qui veut dériver ces formes roumaines de non cantaveritis, non cantaveris. En effet, pourquoi le subjonctif parfait n'aurait-il pas été aussi fréquent au pluriel qu'au singulier, pourquoi n'aurait-il survécu en règle générale qu'au singulier?

Comment expliquer que l'infinitif prohibitif soit emplové dans certaines langues et le subjonctif présent dans d'autres ? - La distribution, dans la Romania, de l'infinitif prohibitif et de son concurrent, le subjonctif présent prohibitif, peut être comparée à la survie inégale de certaines autres expressions qui se faisaient concurrence en latin: on observe p.ex. que manducare s'est conservé dans les pays qui se servent de l'infinitif prohibitif et cotnedere dans ceux qui se servent du subjonctif. Pour Ce cas-là, et il n'est pas le seul, la péninsule ibérique a conservé l'expression latine la plus ancienne, la moins vulgaire.

6 et 7. La syntaxe de l'infinitif prohibitif en ancien français (6), ainsi que les désinences du pluriel ajoutées à l'infinitif en bas-engadinois et en ancien roumain pour former une défense du pluriel (7), sont pour moi des indices de la grammaticalisation de l'infinitif. L'infinitif prohibitif, en tant qu'expression de la défense, devint directement comparable à son concurrent, l'impératif prohibitif, ou à son opposé, l'impératif jussif. Pour son développement, l'infinitif prohibitif peut être comparé à certaines interjections latines : p.ex. on a rapproché ave et cedo des impératifs en leur créant une forme du pluriel en -te (cf. ma thèse p. 90, note 1).

M. Togcby dit, p SV "Ce *'cintate étant incompatible avec la négation, on a employéle parfait du subjonctif nu cintarefi, etc., comme au singulier nu cintare. Au moment où l'infinitif a été réduit à nu cìnta, on a tout naturellement réduit nu cintarefi à nu cintafi, ce qui noub conduit à la forme moderne et à la confusion avec l'indicatif >•,

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mais on ne peut pas étayer cette opinion par des exemples puisés dans le latin tardif. La situation est plutôt l'inverse: l'impératif nié, surtout au pluriel (v. ma thèse pp. 63 sqq.), et l'indicatif présent volitif, équivalent direct des tournures roumaines cîntafi et nu cîntafi (ibid. pp. 175 sqq.), existent - l'infinitif prohibitif y figure aussi - tandis que le subjonctif parfait prohibitif est moribond. Si l'on admettait la théorie soutenue récemment par M. Togeby, on pourrait s'attendre à trouver, dans les textes du latin tardif, une foule d'exemples de non cantaveris et plusieurs exemples de la confusion ou de l'alternance de non cantaveris et de non cantare. L'examen détaillé des s.p.p. tirés de la Vulgate (cf. § 2) montre au contraire que la plupart des exemples concernent des verbes dont le radical du prétérit diffère de celui du présent: c'est le type ne dederis, ne feceris, ne dixeris qui prévaut, tandis que le type ne cantaverisn'est guère noté (v. ma thèse pp. 132 sqq., spécialement p. 135) encore moins non cantaveris (v. ibid. pp. 14 sq.). Du moment qu'une contamination entre dederis, feceris, dixeris et dare, faceré, dicere me semble peu probable et que fait défaut le type non canta{yé)ris, phonétiquement proche de l'infinitif correspondant et, pour Lausberg {Rom. Sprachwissenschaft 3:2 p. 192), catalyseur du procédé, je ne peux pas considérer comme bien fondée la théorie qui veut expliquer l'infinitif prohibitif des langues romanes comme le résultat d'une confusion du subjonctif parfait prohibitifet de l'infinitif.

LOS ANGELES