Revue Romane, Bind 8 (1973) 1-2

Encore un Examen du Cid

PAR

KIRSTEN LUND HANSEN

A l'époque de la querelle, les détracteurs du Cid insistaient, dans leur critique de la pièce, sur le défaut que représentait à leurs yeux le rôle de l'lnfante. Dans les «Avertissements au lecteur» qui - à partir de 1648 - figurent dans les éditions antérieures à 1660, Corneille aborde ce problème sous une perspective technique peu satisfaisante pour les férus de l'Unité d'action: en discutant le principe de liaison entre les scènes, Corneille constate qu'Aristote le passe sous silence et que même les anciens l'ont souvent négligé. Il poursuit (éd. Pléiade, I, p. 4-5):

«J'aime mieux l'appeler un embellissement qu'une règle; mais un embellissement qui fait grand effet, comme il est aisé de le remarquer par les exemples du Cid et de l'Horace. Sabine ne contribue non plus aux incidents de la tragédie dans ce dernier que l'lnfante dans l'autre, étant toutes deux des personnages épisodiques qui s'émeuvent de tout ce qui arrive selon la passion qu'elles en ressentent mais qu'on pourrait retrancher sans rien ôter de l'action principale. Néanmoins l'une a été condamnée presque de tout le monde comme inutile, et de l'autre personne n'en a murmure, cette inégalité ne provenant que de la liaison des scènes qui attache Sabine au reste des personnages et qui n'étant pas observée dans Le Cid, laisse l'lnfante tenir sa cour à part».

Dans «L'Examen du Cid» - au lieu d'aborder de front la discussion du rôle de l'lnfante, comme il le fait sur tous les autres points controversés - Corneille ne fait que renvoyer le lecteur au «Discours de l'utilité et des parties du Poëme dramatique», paru en tête de l'édition de 1660, et où il déclare laconiquement (op.cit. p. 29) :

«Aristote blâme fort les épisodes détachés, et dit que les mauvais poètes en font par ignorance et les bons en faveur des comédiens pour leur donner de remploi. L'lnfante du «Cid» est de ce nombre et on pourra la condamner ou lui faire grâce par ce texte d'Aristote suivant le rang qu'on voudra me donner parmi nos modernes». (Ici comme dans les citations suivantes, c'est moi qui souligne).

Plus classicisant que bien des Classiques, le XVITIe siècle supprime carré
ment le rôle de l'lnfante: le respect pour le dogme de l'Unité d'action

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prévalait sur le respect pour les capacités créatrices de Pierre Corneille. Or, celui-ci avait été amené à apporter un certain nombre de modifications à son texte initial consécutivement aux «Sentiments de l'Académie». Pour quelle raison s'est-il obstinément refusé à modifier quoi que ce soit en ce qui concerne cette «pitoyable Infante», comme Voltaire l'a caractérisée?Pour y répondre, on est tenté de citer Guez de Balzac:

«Corneille a un secret qui a mieux réussi que Part même».

Ce «secret» pourrait bien se situer au niveau de la structure du texte: Le Cid est aussi géométrique qu'un jardin de Le Nôtre, et sans le rôle de l'lnfante, tout ce bel équilibre serait rompu et l'une des portées du texte perdue. En effet, la structure du Cid correspond à une figuration schématique de la transformation sociale en cours dans la France de Louis XIII et de Richelieu. Le fidèle soutien à la monarchie absolue que représentait alors la haute bourgeoisie anoblie - c'est-à-dire la noblesse de robe - pouvait directement s'identifier à Don Diègue, dont le respect pour le Roi Fernand, Premier de Castille, est presque religieux. Par contre, la haute noblesse - noblesse féodale ou noblesse d'épée-nourrissait à l'égard du roi et de ses ministres des sentiments analogues à ceux exprimés par Don Gomès, Comte de Castille, pour le Roi de Castille:

«Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes» (v. 157)

et par Don Sanche, son substitut :

«Vous savez qu'elle [la justice du roi] marche avec tant de langueur Qu'assez souvent le crime échappe à sa longueur Son cours lent et douteux fait trop perdre de larmes Souffrez qu'un cavalier vous venge par les armes Lit voie en est plus sûre ci pius prompte à punir», (v. 703 ss.)

Par la nomination de Don Diègue comme gouverneur du prince, le roi
Fernand vieni de donner un témoignage éclatant de sa bienveillance
personnelle, puisque Don Gomès déclare:

«(...) la faveur du Roi
Vous élève en un rang qui n était dû qu'à moi», (v. 151 s.)

Don Gomès porte effectivement le titre de Comte de Gormas, alors que Don Diègue n'a pas de titre nobiliaire dans le texte. Dans l'intuition de sa colère, le Comte entrevoit même la possibilité d'une union si étroite entre la maison royale et celle de Don Diègue qu'elle pourrait être confirmée par un mariage:

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«A des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre
Et le nouvel éclat de votre dignité
Lui doit enfler le cœur d'une autre vanité»
[que celle d'épouser Chimène] (v. 170 ss.)

Comme Don Diègue et le Comte sont précisément les plus hauts dignitaires du royaume, le Comte ne peut faire allusion qu'à l'lnfante. Celle-ci, toutefois, s'est interdit de penser à ce que le Comte exprime tout haut, par dépit. Cependant, dans la structure de la pièce, il y a un parallèle très net entre l'lnfante et Rodrigue: eux seuls possèdent cette dimension intérieure nécessaire pour que leur créateur leur accorde le monologue en stances. Dans la réalité littéraire, ces deux êtres-là sont seuls dignes l'un de l'autre, alors que Chimène se range bien plus bas. A aucun moment, sa raison n'a raison de sa passion, et - incapable de stoïcisme - Chimène dit « cent choses dignes d'une prostituée pour l'obliger à battre ce pauvre sot de Don Sanche,» constate Scudéry (Pléiade, p. 1268).

Les stances de Don Rodrigue et de l'lnfante sont situées avec une symétrie parfaite : celles de Don Rodrigue dans la sixième scène, celles de l'lnfante dans la sixième scène en partant de la fin de la pièce qui en a, en tout, trente-deux.

La symétrie des stances n'est pas la seule symétrie significative du Cid. Les deux exploits sanglants de Don Rodrigue ont lieu, l'un - la vengeance sur le Comte - entre la douzième et la treizième scène, et l'autre - la bataille contre les Maures - entre la douzième et la treizième scène en partant de la fin. Cette symétrie suggère quelque analogie entre les ennemis extérieurs et les ennemis intérieurs du royaume: la haute noblesse pourrait représenter une menace aussi grave qu'une armée ennemie. Fidèle soutien du Roi, Don Rodrigue conjure les deux dangers, et il le fait, comme il se doit: hors-scène.

Par contre, toute une série d'infractions aux Règles sacro-saintes est commise par le Comte, par Don Sanche et par Chimène. Deux infractions à la règle de Bienséance sont situées, l'une dans la troisième scène - où le Comte administre un soufflet à Don Diègue devant les spectateurs - l'autre, dans la troisième scène en partant de la fin, où le substitut du Comte, Don Sanche, introduit sur la scène l'épée sanglante du duel. Mais ce n'est pas tout: dans la scène centrale de la pièce, Chimène blesse la bienséance en s'autorisant un tête-à-tête avec le meurtrier de son père - infraction qu'elle renouvellera au début du dernier acte comme si d'une fois ce n'était pas assez!

C'est encore Chimène qui - après l'armée ennemie - entre en conflit

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avec la partie de la règle de Vraisemblance qui repose sur l'Unité de temps.
En discutant la règle des «vingt et quatre heures», Corneille dit, dans
l'«Examen» (Pléiade, p. 704):

«Cette même règle presse aussi trop Chimène de demander justice au Roi la seconde fois. Elle l'avait fait le soir d'auparavant et n'avait aucun sujet d'y retourner le lendemain matin pour importuner le Roi, dont elle n'avait encore aucun lieu de se plaindre, puisqu'elle ne pouvait encore dire qu'il lui eût manqué de promesse».

Comme par hasard, les maladresses apparentes qui lui sont imposées par les règles, Corneille les fait retomber sur les personnages les plus ambigus de la pièce: ceux précisément qui appartiennent à la haute noblesse et qui contestent l'autorité du Roi, dont Corneille dit ceci :

«La manière dont ce dernier agit ne paraît pas assez vigoureuse, en ce qu'il ne fait pas arrêter le Comte après le soufflet donné, et n'envoie pas des gardes à Don Diègue et à son fils. Sur quoi on peut considérer que Don Fernand étant le premier roi de Castille, et ceux qui en avaient été maîtres avant lui n'ayant eu titres que de comte, il n'était peut-être pas assez absolu sur les grands du royaume pour le pouvoir faire.» (op.cit.p. 703.)

De ce passage de l'«Examen», il ressort clairement:

1. Que le titre de comte, détenu par Don Gomès, lui avait permis jusqu'à une date récente d'espérer régner un jour sur la Castille. En prenant le titre de roi, Don Fernand a usurpé un trône qui revenait aussi bien au Comte.

2. Que les grands du royaume étaient les ennemis du Roi et les alliés du
Comte.

3. Que le Roi n'était pas assez absolu (en 1636, alors que, en 1660, où
Corneille écrit ces lignes, l'absolutisme est assez fort pour qu'on puisse
évoquer sa faiblesse passée).

L'irascibilité de la noblesse d'épée et son profond enracinement dans des traditions et des attitudes jugées dangereuses pour l'Etat n'empêchaientpas que son éthique représentât un idéal dont la noblesse de robe pouvait aspirer à se montrer digne. Les stances de Rodrigue montrent que des hommes de sa trempe et de sa souche (et cela signifie aussi bien la noblesse de robe française des années trente) sont capables d'atteindre à une morale stoïque équivalente à celle incarnée par l'lnfante (lire: la maison royale) et infiniment supérieure à celle de Chimène (lire: la

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noblesse d'épée) dont la faiblesse est justement mise en relief par son
contraste avec la force intérieure de l'lnfante.

Richelieu lui-même s'y est mépris. Scudéry aussi. La rage de ce dernier lui fait dénigrer Corneille au nom de principes littéraires; sa jalousie personnelle l'aveugle à tel point qu'il prétend défendre la bienséance dans l'art, alors qu'en réalité il s'est engagé en plein dans une lutte des classes - lutte d'autant plus furieuse que son issue semble devoir être fatale à la haute aristocratie féodale. La noblesse d'épée ne veut pas s'en rendre compte, mais la noblesse de robe - classe à laquelle appartient Corneille, ne l'oublions pas - pressent que la société qui est en train de se faire, lui appartiendra. C'est cette lutte des classes qui se reflète dans Le Cid.

La liste des personnages comprend, dans l'ordre indiqué par Corneille:


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A n'en pas douter, cette liste des personnages du Cid est établie d'après le Code de la hiérarchie politique. Etablie d'après leur ordre d'entrée en scène, la liste des personnages correspondrait par contre au protocole courtois (les dames d'abord, le roi en dernier, etc.). La distribution purement sociale des personnages est celle-ci :


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Chacune des trois catégories sociales est représentée par deux générations. Mais si l'lnfante et Don Rodrigue sont dignes de leur père, et même leur sont supérieurs, on ne peut pas dire la même chose de Chimène et de Don Sanche, par rapport au Comte. Son «jaloux orgueil», son «sang un peu trop chaud» et la nécessité pour lui vitale d'un honneur sans taches en font un personnage de grand format auquel la génération suivante s'avère très inférieure. Dans la distribution scénique, seule l'lnfante s'avère supérieure à Rodrigue. Malgré de fortes tentations sentimentales, l'lnfante ne se départ jamais de son majestueux isolement (souligné précisément par le manque de liaison entre ses scènes à elle et les autres scènes), et son stoïcisme donne toute la mesure de la faiblesse de Chimène. Perroquet sans personnalité, Chimène répète ce qu'on lui a appris, sans jamais réussir à faire coïncider ses sentiments avec son devoir.

La structure du Cid contient donc une promesse au Roi (ou à Richelieu, ce qui en 1636 était la même chose): la haute bourgeoisie (— la noblesse de robe, classe de Corneille) est capable de prendre la relève de la noblesse féodale (= la noblesse d'épée). La nouvelle classe dominante absorbera les anciens rivaux du Roi, tout en conservant les plus hautes valeurs morales de ces derniers. Ensemble, le Roi et la noblesse de robe gouverneront

Le «secret» de Corneille, dont parle Balzac et qui a suscité tant d'enthousiasme et fait couler tant d'encre, se trouve en grande partie au niveau de la structure du Cid, qui dessine un sens allégorique. A l'espoir et à l'enthousiasme de la grande bourgeoisie correspondait cette promesse sous-jacente dans Le Cid d'une victoire prochaine sur la noblesse féodale, et cette affirmation d'un accord sur le fond entre la maison royale et la noblesse de robe. Mais que le public méconnaisse les qualités morales de l'lnfante pour aller jeter son dévolu sur Chimène, voilà ce qui a peutêtre pu surprendre l'auteur. Son attitude évasive en ce qui concerne la discussion du rôle de l'lnfante semble l'indiquer, et sa défense tardive de tous les faux pas de Chimène semble constituer une concession aux goûts romanesques du public. Il me paraît difficile de penser que Corneille ait conçu, sur le tard, une subite inclination pour le genre de caractère que représente Chimène, et je crois que son mépris aurait été grand pour ceux qui iraient jusqu'à supprimer la femme idéale de sa pièce, par respect pour le dogme de l'Unité d'action.

Kir sten Lund Hansen

ÀRHUS

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RÉSUMÉ

Dans ses écrits auto-critiques, Corneille n'aborde qu'avec beaucoup de réticence le problème que pose - du point de vue de l'Unité d'action - le rôle de l'lnfante dans Le Cid. Au XVIIIe siècle, ce rôle fut carrément supprimé dans les représentations - mais un examen des structures du texte révèle que le rôle de l'lnfante est indispensable à une des portées sous-jacentes de la pièce, à savoir celle qui consiste à affirmer la fidélité de la noblesse de robe - classe à laquelle appartenait Corneille - à la maison royale.