Revue Romane, Bind 8 (1973) 1-2

Un Dit d'amour inédit du XIVe siècle (Bibl. roy. de Copenhague, anc. fonds royal 2061-4°)

PAR

SVEND HENDRUP

Comme le professeur Poul Hoybye, outre ses activités multiples dans d'autres domaines de la philologie romane, s'est toujours intéressé vivement à l'ancien français et à la littérature manuscrite du moyen âge, il serait bien naturel de lui rendre hommage en publiant ici un petit poème inédit, provenant d'un manuscrit en ancien français de la Bibliothèque royale de Copenhague.

Ce petit poème, ou plutôt dit, en 98 vers, n'est conservé que dans un seul manuscrit, le ms anc. fonds royal 2061-4° fol 154a-d de la Bibl.roy.de Cop., manuscrit picard datant du second tiers du XIVe siècle. Le manuscrit, qui comprend 161 feuillets à deux colonnes de 36 lignes, est assez ordinaire, mais non dépourvu d'intérêt: outre le Dit d'amour, il contient une version particulière du Roman de la Rose (la-149d; Langlois 1910 p. 248-9 et 410-11, Lecoy 1965 p.xli-note, Jung 1968 p. 106ss), le texte unique du Dit de Vempereur Constant en vers (149d-154a; éd. Coveney 1955), etLeplait de Droit et de VEvesque (154d—161b; version plus courte que celle du ms B.N.nouv.acq.fr. 10056). - Le manuscrit est depuis longtemps assez bien connu grâce aux descriptions d'Abrahams (1844 p. 142-46) et de Langlois (1910 p. 175-77); ces descriptions seront d'ailleurs complétées par l'édition, que prépare actuellement un groupe de nos étudiants, de deux des autres œuvres du manuscrit: la première partie du Roman de la Rose et Le plait de Droit et de VEvesque. Je me contenterai donc de faire quelques brèves remarques au sujet du texte qui nous occupe ici, le Dit d'amour.

Le manuscrit a été écrit par un seul copiste: c'est la même main, la même langue, la même mentalité. Dans le petit morceau qu'est le Dit, ces particularités dialectales et individuelles sont naturellement moins évidentes; mais on ne saurait pourtant pas méconnaître ni les traits picards (v. 1 singnour,\ boins,2 iiestes,\l carge, 25 gentius, etc. ; voir aussi Langlois 1910 p. 176-77), ni un certain génie de copiste ou d'auteur

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peut-être (génie qui se voit plus nettement dans le morceau le plus long
du manuscrit, le Roman de la Rose, mais qui ne reste pas tout à fait
inaperçu dans le texte transcrit ci-dessous).

Notre Dit, dont nous ne connaissons ni l'auteur (il pourrait bien être identique au copiste) ni la date précise (probablement début du XIVe siècle) est signalé par Lângfors dans son répertoire (1917, p. 38-39). Le texte en a déjà été transcrit, en partie, par Abrahams (v. 1-8, 84-98) et par Langlois (v. 1-5, 49-68, 84-98): en tout, 40 vers sur 98; on pourrait penser qu'il ne reste plus rien ou pas beaucoup à faire, mais d'une part personne ne s'est jamais donné la peine de transcrire le texte dans son entier, d'autre part les vers jusqu'ici non transcrits sont sinon les passages les plus intéressants du poème, au point de vue littéraire, du moins les plus difficiles à comprendre, ainsi qu'on en pourra juger d'après notre transcription. - C'est pour ces raisons que nous avons choisi de reproduire exactement le texte du manuscrit, en n'y apportant qu'un minimum de ponctuation et de signes diacritiques. De même, dans nos notes, nous ne ferons qu'un minimum de remarques relatives à la transcription du manuscrit et à l'interprétation du texte.

Dit d'amour
A vous, singnour, qui des boins iestes,
ouvrés les ieus, dreciés les tiestes;
regardés moi ens ou visage,

4 escoutés la parolle sage dont li fait sont plaisant et dous. Quant amours fait un coer de tous, amours est viers nous prescieus

8 et li fait en sont grascieus; de Dieu vient une grant partie des fais d'amours, de sa partie. Si le vous prouverai brieument

12 que coers qui ayrne loiaurnent
ne feroit pas desloiauté
pour l'avoir d'unne roiauté,
ains se travaille de bien faire,

16 d'iestre courtois et deboinnaire; si se carge de mauvais visées et pourcace tous ses delisces qui aparitiennent a honnour,

20 de ce sont il bien en tenour; et qui autrement le maintient, je di c'a boinne amour n'atient de li ne de cose qu'il face,

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24 mais fors desones kieles sace.
Amours est viers gentius mestiers,
et si vous di que cevaliers
qui ayme bien sans vilonnie

28 mainne assés plus joieuse vie;
et cil qui ayment fausement -
ayme? - non fait, par foi, je ment:
ains est desloiaus volentés,

32 ja boins coers ont entalentés d'acomplir mauvais desirier qui ame et corps fait empirier. Bacelers doit par droit amer,

36 que nuls hom ne poroit esmer com il conquert d'amendement et de courtois ensengnement; bacelers doit îestre jolis

40 de coer, de corps nés et polis,
simples de fais et de manière,
et tenir sa parolle ciere.
Et boinne dame doit avoir

44 francise en coer et recevoir la requeste de fin amant; voelle respondre lïement, si en doublera sa vaillance

48 et sa proecce et sa poissance. Quant Fneas vint en Cartage. Dydo trouva o son barnage; a li remest, bien le retint,

52 s'amour li quist, tant l'en avint
que courtoisement li donna.
Et Eneas tant se pena
que ses gueres et si maisfait

56 furent amendé et deffait;
ce dist Dydo par son savoir
et Eneas proecce avoit.
D'amours vint mainte gentil oevre:

60 ja fist la roïne Geneuvre mains chevaliers par ses boins dis sages, vaillans, preus et hardis, Lanselot dont oy avés,

64 Ysant, Tristant que bien savés,
Palamedet le palasin,
si amanda moût Calhadin
pour un joial qu'il li donna

68 et ce que biel l'araisonna. Par les dames en costui monde grant fuison de bien nous abonde, toute joie, toute valours

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72 en viennent, et chi et aillours; benois soit qui les amera et qui honnour leur portera. Et si proi a toutes boines gens

76 que le mestier, qui tant est gens, d'amer aprendre en jovenece et maintiennent jusk'a vielece tant que la mors les y atiengne;

80 s'iront tout en la campaingne le dieu d'amours par signourie, mais qu'il aiment sans trecerie. Autrement ne le di ge pas,

84 et je vous doins isniele pas
une bracïe de pardon
de par Venus, qui fist le don
Paris, le fil Priant, d'Elainne,

88 dont cil de Troie orent grant painne. Et se vous avés riens maisfait, si vous pardoinst cestui mal fait amours et ses commandemens;

92 proumetés li amendemens: si vous enjoinc em penitance que vous ayiés en astinence maisdit, vilenie et vanter.

96 Et qui ore voira canter par courtoisie une canchon, bien desiervira le pardon. .Explicit.

Titre ajouté ici, le manuscrit n'en comporte pas- 17ss la pensée de l'auteur ne ressort pas avec une netteté évidente; si l'on n'admet pas la possibilité d'une lacune dans le ms, on verrait dans ce passage ou bien qq. vers de nonsens (dus à un copiste peu intelligent, peut-être) ou bien une ironie ou satire voulue dont la raison immédiate nous échappe, à moins qu'on n'attribue à se carge de un sens peu habituel - 19 aparitiennent sic, il faut évidemment supprimer ie premier /-20 //' ie sujet est-ii ie même qu'aux vers i7 ou 29? (pour le changement de nombre cf. 29-30) - 24 pour ms desones on pourrait lire de sones («soines» = 'excuses') ou d'esones («essoines» = 'peines'), de même pour ms kieles on pourrait garder la leçon telle quelle (interjection) ou lire k'il ¡es (etc.); de la sorte on obtiendrait sinon un sens très satisfaisant du moins un vers (des vers) plus intelligible, comme p.ex. mais fors de sones k'il les sace, etc. - 32 si l'on ne corrige pas ms ont en est, ou n'est, boins coers reste l'objet du verbe; le sujet, alors est-il identique à celui du vers 29 ou faut-il comprendre les fins amants dont il est question au vers 45? - 49ss pour l'histoire de Didon et Enéas, cf. Roman de la Rose v. 13143-80 - 57 ms dist, est bien entendu une faute banale pour fist 58 ms avoit, à corriger en avoir (le copiste semble avoir préféré une lectio facilior à une rime correcte) - 60 la roine Langlois lit baronie, mais la panse du b original a été grattée

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pour devenir un /, et la roïne convient aussi bien pour le vers, la syntaxe et le sens - 6Oss réminiscences du Lancelot en prose et surtout du Tristan en prose, mais Calhadin? = Kahedin? - 64 Ysant = Yseut et peut-être sujet avec unfist sous-entendu - 80 campaingne allusion au «parc du champ joli» du Roman de la Rose v. 19877 ss, ou bien une faute pour compaingne - 82 cf. Roman de la Rose v. 2231 - 93 cf. ibid. v. 2221.

Par la transcription et les notes données ci-dessus, nous ne prétendons pas avoir résolu les petits problèmes que présente le texte, ni en avoir épuisé le sujet. Pour arriver à une meilleure intelligence de notre Dit, il faudrait faire des comparaisons avec tous les dits d'amour des XIIIe et XIVe siècles, et surtout avec les dits picards (cf. Bossuat 1951 p. 260-61, 1955 p. 65-66, 1961 p. 71-72), ainsi que des rapprochements plus serrés avec la version du Roman de la Rose contenue dans notre manuscrit. - On voit cependant bien, par notre transcription, que l'auteur, ou le copiste, du Dit n'est pas un homme doué de qualités littéraires exceptionnelles et qu'il ne parvient qu'assez imparfaitement à réaliser sa propre promesse, exprimée dès le début du poème, dans le vers 4 escoutés la parolle sage. Le contenu de son poème est des plus banals, le style prosaïque, la syntaxe raboteuse, les vers souvent lourds ou faux; tout cet amas de lieux communs sur la fine amour, ces conseils amicaux adressés aux jeunes amoureux, cette exaltation des bienfaits de l'amour illustrés par des exemples plus ou moins conventionnels tirés de la littérature courtoise de l'époque, tout cela ne distingue pas notre Dit des innombrables petits dits d'amour dérivés des Arts d'aimer et du Roman de la Rosei - Le texte que nous avons transcrit ici n'est pourtant pas tout à fait indigne d'intérêt: c'est un nouveau specimen du genre, et de plus il pourra servir à nous éclairer sur la mentalité et les procédés des auteurs et des copistes, ou plutôt des copistes-auteurs, qui ont travaillé pendant un siècle ou plus dans le sillage laissé par les auteurs de ce grand dit d'amour qu'est le Roman de la Rose.

Svend Hendrup

COPENHAGUE

RÉSUMÉ

Édition d'un petit dit d'amour en ancien français, texte resté partiellement inédit et conservé dans un seul manuscrit, le ms Ane. fonds roy. 2061-4° de la Bibl. roy. de Copenhague. L'auteur est anonyme, mais il pourrait bien être identique au copiste qui a transcrit aussi la version assez particulière du Roman de la Rose figurant dans

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ce ms. Le dit est une sorte de centón de lieux communs sur l'amour, tirés surtout du Roman de la Rose; comme le texte est souvent assez obscur, on s'est borné ici à reproduire fidèlement le manuscrit pour rejeter en note un choix restreint de remarques destinées à faciliter la lecture du poème.

BIBLIOGRAPHIE

Abrahams, N. C. L. : «Description des manuscrits français de la Bibliothèque royale
de Copenhague», Copenhague 1844.

Langlois, E.: «Les manuscrits du Roman de la Rosé», Lille-Paris 1910.

Lângfors, À.: «Les incipits des poèmes français antérieurs au XVIe siècle», Paris
1917.

Coveney, J.: éd. «La légende de l'empereur Constant», Strassbourg 1955.

Jung. M.-R. : «Gui de Mori et Guillaume de Lorris», Vox Romanica 27-1968,
p. 106-37.