Revue Romane, Bind 8 (1973) 1-2

Codage et actuation du code dans la commedia dell'arte

PAR

KIRSTEN BECH

On a souvent parlé de la commedia dell'arte comme d'un théâtre très
spectaculaire rempli de jeux scéniques et reposant sur une alternance
entre scènes de lazzi et scènes plus sérieuses.

Les premières, très mouvementées, excluant les maîtres, seraient fondées sur les acrobaties des valets et auraient pour fonction d'alléger les pièces et de divertir le spectateur ; les secondes, plus calmes, excluant les valets, seraient constituées des discours des amants, ou à la rigueur de ceux des maîtres en général.

Envisagée par rapport au déroulement de l'intrigue, cette distinction - purement descriptive - perd sa pertinence: car l'intrigue se joue sur les deux plans, les nœuds de la comédie se nouant et se dénouant dans l'un et l'autre type de scènes. Mais l'analyse fait apparaître, à ce niveau précisément, une autre distinction, codage/actuation du code, qui, seule, semble-t-il, permet de structurer la comédie. En effet, contrairement aux distinctions classiques (jeux des valets/discours des maîtres - lazzi/scènes amoureuses - comédie pour l'œil/comédie pour l'oreille) qui ne se fondent sur aucune nécessité interne, cette alternance ne paraît pas fortuite ; elle est motivée de telle manière qu'aucune scène ne sera «agie» avant d'avoir été «codée». La vraie comédie ne se joue que par les actes, mais seules les scènes de codage peuvent assurer à ces actes leur caractère de jeu purement scénique.

Avant d'aller plus loin, besoin est de préciser certains traits particuliers à ce codage. La commedia dell'arte est un théâtre dit «improvisé». Cependant le public connaît d'avance les bases du jeu, la matière première:les personnages sont les mêmes d'une pièce à l'autre. Leur caractère,leurs faiblesses, leur situation sociale, leur costume, leur jeu et même parfois leur part de chance - ou plutôt de malchance! - sont connus. L'apparition, dans les pièces d'une troupe donnée, d'Arlequin face à Brighella, par exemple, suffit au spectateur pour deviner lequel

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des deux sera le fourbe et à qui sera réservé le rôle de dupe. Il sait que Pantalone sera non seulement avare, mais souvent cocu et ainsi de suite. Le spectateur, nanti de ces informations avant même la représentation, est pour ainsi dire pré-codé.

Sa situation rappelle assez celle de l'auditeur d'un conte populaire. Celui-ci, dans une région donnée, écoute les mêmes récits en nombre fort restreint; il connaît les personnages et même le contenu des séquences du conte. Ici le pré-codage est intégral. Dans la commedia dell'arte, au départ, il n'est que partiel: le spectateur ne détient pas le code des séquences, à part quelques lignes très générales. Ce code lui est fourni au fur et à mesure que se déroule la pièce : des scènes de codage expliquent soigneusement ce qui va se passer, et le spectateur arrive codé au jeu, sachant d'avance ce à quoi il va assister, exactement comme les auditeurs du conteur.

Ainsi le codage du spectateur de la commedia dell'arte est double: pré-codage, externe, acquis au moyen d'une longue tradition, et antérieur à la représentation ; codage interne, informant le spectateur sur la situation à venir. L'étude d'un canevas précis peut montrer comment la commedia dell'arte, partiellement codée au début, tend, par son mécanisme interne, à créer un spectacle entièrement codé, semblable au message transmis par le conteur populaire à ses auditeurs.

Le Pulcinella dis ammogliai o, du recueil Vat. Lat. 102441, offre un exemple de canevas bien classique. Son décor, très simple, est celui de presque toutes les pièces: une rue et une chambre. La liste des accessoires prouve la simplicité des moyens utilisés: le fait qu'on y lit «porta d'aprire, e chiudersi», laisse à penser que rien dans les décors, tels quels, ne permettaitde grands raffinements. Les autres accessoires sont traditionnels: une table avec ce qu'il faut pour manger et pour boire, un lit, une clef ei des couteaux. Les personnages, neuf en tout, se répartissent autour de deux pères de familles: Ponseneve, bien connu du public pour son avarice, et le Dottore, un peu plus effacé ici. Les amours des jeunes, comme toujours, se divisent entre amours partagées et amours non partagées. Pulcinella, dupe et grand mangeur, et Cola, rusé et fourbe, composent à eux deux le couple bien connu qui se dispute Rosetta, dans un jeu qui fait pendant à celui des maîtres. Les deux premiers actes s'achèvent en feu d'artifice, le troisième se clôt sur les traditionnelles



1: Manuscrit de la Bibliothèque Vaticane, feuillets 49-66.

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«reconnaissances» et les mariages qui s'ensuivent. Les scènes de lazzi abondent, culminent dans une scène de nuit - excellent label de la vieille comédie italienne - et semblent équilibrer les scènes amoureuses pour éviter tout effet de longueur.

L'intrigue elle-même se réduit, comme toujours, à une histoire extrêmement simple, commune dans ses grandes lignes à bien des canevas. Elle peut se résumer ainsi: Ponseneve destine sa fille, Vittoria, à Pulcinella. Mais Vittoria aime Valerio et décide de fuir avec lui. Flaminia, trahie jadis par Valerio, mais désirant toujours l'épouser, le poursuit, tandis qu'Edoardo, qui aime en vain Vittoria, voudrait empêcher sa fuite avec Valerio. Le meneur de jeu est Cola. Il poursuit deux objectifs: aider Flaminia en lui donnant Valerio ; aider Vittoria à se débarrasser de Pulcinella en le démasquant auprès de Ponseneve: c'est un goinfre (trait qui indispose l'avare!) et un satyre. Une scène de nuit entraîne quelques méprises lors de la fuite prévue: Valerio part avec Flaminia à la place de Vittoria. Celle-ci se croit trahie et se décide à prendre Edoardo pour époux. Ponseneve accepte l'union, après que Cola a démasqué Pulcinella. Quant à Flaminia, elle se révèle comme la fille du Dottore et épouse Valerio. Cola, de son côté, épouse Rosetta. Seul Pulcinella reste «disammogliato».

Telles sont les données de base qui constituent les séquences de la
pièce. La présente étude vise à démontrer le mécanisme interne qui règle
et structure ces séquences.

Le canevas s'ouvre sur une scène de codage nécessaire à la compréhension de l'action. La comédie classique présente rapidement les personnages et leur histoire. Elle éveille la curiosité du spectateur en signalant les difficultés en jeu, sans proposer aucun moyen de les lever. Le canevas, lui, s'arrête longuement sur ces préliminaires.

La première scène est un codage «classique»: 1,1: Ponseneve et son intention de donner sa fille à Pulcinella, dont il attend la venue. La seconde (le Dottore et les motifs de sa venue : il cherche sa fille, Flaminia, partie à la poursuite d'un amant) exige une remarque. Alors qu'elle pouvait être vite expédiée, elle est longuement développée: le Dottore «prega Ponseneve di sua assistenza, Ponseneve l'assicura, egli esibbisce sua casa. Cerimonie del Dottore, che in fine accetta». Tout porte à croire que la pièce confère à ce codage une importance peu habituelle aux autres théâtres.

La scène 1,3 est tout autant caractéristique. Son codage explique, très

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en détail, l'entrée de Cola au service de Ponseneve. La scène est peu utile pour l'action et sans intérêt pour le jeu. Il aurait suffi que Cola arrive sur scène et se déclare le cuisinier de Ponseneve quand le jeu l'exigeait. Ainsi il aurait pu divertir le public dès son entrée en scène. Avec le procédé utilisé ici, ses lazzi ne manquent pas, mais ils sont étouffés par les codes. L'attention du spectateur se porte sur les informationsqu'on lui livre; l'aspect visuel des lazzi passe au second plan.

La scène 1,4 est bien différente. Pulcinella arrive, ridicule et vaniteux. Si l'impression donnée diffère de celle que laisse la scène précédente, c'est que le public est déjà codé sur l'arrivée de Pulcinella et les motifs de sa venue: on assiste à l'actuation du code donné en 1,1. Comme la scène n'apporte aucune information nouvelle, le spectateur ne peut s'intéresser qu'au jeu lui-même, ou plus exactement à la forme qu'il revêt ici. Sur ce point, la comédie classique se sépare nettement de la comédie improvisée: optant pour la simultanéité du codage et du jeu visuel, et non pour sa successivité, elle aurait montré le comportement ridicule de Pulcinella en même temps que quelques répliques auraient exposé les projets de Ponseneve.

Après le jeu de la scène 1,4, les discours de codage reviennent. En 1,5 Pulcinella est présenté à Rosetta; en 1,6 Ponseneve le désigne à Vittoria comme son futur époux. Le spectateur, depuis 1,1, sait déjà tout cela: il est en possession des codes avant même que les personnages soient instruits. Il est l'«omnisciens» obligé de toute comédie italienne ancienne. En fait, il assiste au codage successif de chacun des personnages comme si la comédie tenait, par la répétition, à s'assurer une connaissance des codes solidement enracinée chez le public. Le procédé retarde l'action. Une comédie classique aurait renvoyé ce codage pléonastique dans les coulisses.

La scène 1,6 continue sur le refus catégorique de Vittoria à prendre Pulcinella pour mari. Ce «non» a de quoi surprendre: il n'a pas été directement codé. On attendait une scène où Vittoria aurait expliqué ses sentiments par un discours de codage, puis une scène qui aurait traduit ces sentiments en jeu direct.

Malgré cela, la scène 1,6 donne l'impression d'un jeu pur, impression qui ne peut résulter que de la connaissance du code de ce jeu. Le «non» de Vittoria n'a pas été codé dans la pièce, mais en dehors: le spectateur de l'époque sait fort bien que Ponseneve ne choisit jamais le bon mari pour sa fille et qu'un Pulcinella ridicule n'épouse pas une Vittoria. Au reste, la pièce confirme ce pré-codage en insistant plusieurs fois sur le

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côté vil et ridicule de Pulcinella (cf. 1,4,1,5 et surtout 1,6 avec les «espressioniridicole di Pulcinella verso Vittoria»). Pré-codé, le «non» n'a plus rien d'inattendu; et dès lors il se joue, plus qu'il ne se dit: le discours est étouffé par la comédie de gestes: «essa (Vittoria) dice non dovere non potere, non volerlo amare e Lazzi di Pulcinella sopra il non dovere».

Une deuxième séquence commence ensuite (seconde partie de 1,6): c'est la première ruse de Cola accomplie aux dépens de Pulcinella. La première étape de cette ruse est d'abord mise en code: «Rosetta accostatasi à Cola, questo gli dice avvisare Vittoria, che in apparenza acconsenta», puis mise en actes (en partie jeu sérieux, en partie lazzi): « Rosetta avvisa Vittoria, che mutata fa scuse à suo Padre, e Pulcinella ; Lazzi di questo nel rispondere. Espressioni di contentezze di Ponseneve ».

La scène 1,6 s'achève sur un nouveau discours de codage, intéressant comme codage de lazzi : Pulcinella explique son grand désir de manger. Ses lazzi de goinfrerie (se. 1,16 et 1,17) ne viennent pas à l'improviste, sans lien avec ce qui précède ou suit, comme le veulent les théories habituelles. Préparés et codés d'avance, ils ôtent toute surprise au spectateur. Ce seront les gestes de Pulcinella qui divertiront le public, et non pas le fait comme tel qu'il soit un goinfre. La différence est fondamentale.

Après ces lazzi, nouveaux discours de codage. Seules les informations données à la fin de 1,8 et au début de 1,9 sont vraiment nécessaires à l'intrigue: présentation de Haminia, puis de Valerio. Les autres informations, toutes superflues, pouvaient être renvoyées dans les coulisses: 1,7: Cola répète qu'il veut aider Vittoria: 1,8: Vittoria instruit Vaíeno de l'arrivée de Pulcinella. Ces répétitions - ou re-codages - dénotent l'effort constant de la comédie pour assurer au spectateur une connaissance solide des codes.

La scène 1,10 est occupée par un intéressant discours de codage. Cola a promis plusieurs fois d'aider Vittoria, mais il est resté muet sur les stratégies qu'il envisageait. Le théâtre italien ne peut laisser le spectateur dans une telle ignorance, contraire à ses principes (un jeu non codé est un jeu mutile). On voit alors Cola étaler ses intentions précises, détailler son projet. Le jeu codé ici par Cola sera exécuté point par point dans les scènes 1,14-15-16 et 17.

Dans l'intervalle (se. 1,11 et 1,12) est inséré le début d'une séquence centrée sur Edoardo. Elle s'ouvre en 1,11 par un discours de codage (rendu nécessaire par l'entrée d'un nouveau personnage), suivi d'une mise en actes, se. 1,12: «Scena Undécima. Edoardo Solo Si lagna della perduta corrispondenza di Vittoria (a codage classique), pure, che anche

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per una volta vuoi tentare e batte (b. discours de codage). Scena Duodecima.Vittoria, ed'Edoardo. Edoardo prega Vittoria di corrispondenza (mise en actes de b.), Vittoria ricusa (a. traduit en jeu), e fatta scena Vittoria entra, ed Edoardo parte ».

La scène 1,13 revient sur l'avarice de Ponseneve et au début de la scène 1,14 Cola informe Rosetta qu'il veut aider Flaminia. On retrouve là des caractéristiques déjà signalées. En 1,13, re-codage qui dénote une fois de plus le besoin constant de rappeler au spectateur les codes déjà donnés. En 1,14, codage, sur scène, d'un personnage par un autre, alors que le public sait à quoi s'en tenir.

Quant à l'exécution des projets de Cola (fin de la se. 1,14 jusqu'à la se. 1,17), elle est dénuée de tout élément informatif. La forme du jeu s'y fait de plus en plus dépouillée et aboutit, dans la scène 1,16, à des lazzi très chers à la commedia dell'arte: la goinfrerie de Pulcinella, codée en 1,10 (comme élément de la ruse de Cola) et en 1,6 (trait naturel de Pulcinella). La scène 1,17 se poursuit sur le plan du jeu pur. Le spectateur assiste au feu d'artifice final (Pulcinella inculpé d'avoir mangé tout ce que Cola avait donné à Flaminia). Son plaisir, contrairement à l'interprétation traditionnelle, n'est pas constitué par la surprise, puisque Cola a révélé l'issue de sa ruse en 1,10, mais par les effets purement scéniques du jeu.

Pour clore l'acte, la pièce recourt à un procédé très utilisé par la comédie italienne et qui élimine, dans le contenu, les dernières traces du non-codé: le jeu du manger est répété à propos du boire, et cela textuellement: «si rinovano le smanie, ed'i lazzi da ogn'uno». Tout est ainsi inévitablement connu d'avance dans cette répétition du jeu, contenu des discours et signification des gestes. Reste seule la forme de ces gestes.

Avant de passer au second acte, il convient de parler des amours de
Rosetta et Cola, une séquence à part, dont les scènes apparaissent
épisouiquement tout au iong de ia pièce.

La scène 1,5, la première de la séquence, est une scène de codage classique : Rosetta rejette Pulcinella et se sent attirée par Cola. La scène étonne par ses nombreux lazzi, mais, comme en 1,3, les lazzi sont écrasés par les éléments d'information.

La séquence des valets revient dans la seconde moitié de 1,9. Deux petits discours de codage sur l'amour de Cola pour Rosetta, et viceversa,rappellent de façon systématique le code déjà connu. La scène peut ensuite passer à la phase «agie»; des répétitions donnent un jeu

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encore plus dépouillé: «Si vedono l'un l'altro. Loro Lazzi senza mai accostarsi, facendogli modesti. Rosetta per mezzo termine piglia il tabbacco, e sternuta. Cola non ardisce pigliarne. Essa fa à parte le sue smanie. Cola piglia il tabbacco, e sternuta. Rosetta corrisponde, e s'avvanzaà pigliare il tabbacco da Cola. Si comincia la scena d'Amore».

On retrouve dans les deux actes suivants des détails semblables. Il suffit
donc de relever quelques points intéressants.

Une seule et même séquence constitue pratiquement tout le second acte: la seconde ruse de Cola, liée à la fuite organisée par Valerio. Quelques petites scènes seulement sont dédiées aux projets d'Edoardo et aux amours des valets.

Le plan de la fuite est solidement codé d'avance: codage détaillé en 11.2, répété par Rosetta (fin 11,6), puis par Valerio (début 11,7). L'actuation suit immédiatement: fin 11,7 et 11,12. L'intervention d'Edoardo dans ces projets de fuite (11,14) est codée elle aussi: codage vague en 11.3, détaillé en 11,7.

La seconde ruse de Cola est la reprise de la première, à quelques détails près. Un jeu repris n'exigeant pas autant de codage que son modèle, la ruse de Cola n'est pas codée directement. Mais le codage indirect utilisé ici diffère de celui qui a été employé au premier acte.

Au premier abord, la scène 11,4 paraît un intermède de lazzi sans rapport avec l'intrigue: «Infine Pulcinella tocca la corda del mangiare, et il Dottore investisce contro Pulcinella per il suo troppo mangiare. Lazzi di Pulcinella con dire d'aver fame per non aver mangiato cosa alcuna. Lazzi, e smanie di Ponseneve per avaritia contro Pulcinella. Lazzi dello stesso ».

La reprise de la gourmandise de Pulcinella et le parallélisme étroit
entre cette scène 11,4 et la scène 1,10, ainsi qu'entre la scène 11,5 et la
scène 1,15 constituent un premier codage.

Le codage par système de rappel réapparaît dans le feu d'artifice final du second acte. La deuxième ruse a suivi pas à pas la première: simplement, le dormir s'est substitué au manger. Pulcinella, accusé d'avoir trop mangé, devait être inévitablement dénoncé pour avoir dormi. La scène 11,15 se trouve ainsi codée.

La séquence vaut aussi par un élément nouveau: la scène de nuit
(se. 11,13 à 15). Fondée sur le jeu des méprises par définition imprévisibleet
donc impossible à coder d'avance - elle paraît incompatible

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avec la nature même de la comédie. Or elle a beaucoup de succès auprès des Italiens. C'est que la scène de nuit fait partie d'un code préétabli: elle signifie: «confusion totale avec multiples méprises». Rien de «surprenant»donc à voir Valerio fuir avec Flaminia à la place de Vittoria (11,13).

Grâce à ce code, l'attention du public porte sur la forme du jeu et non sur le contenu. Le texte même confirme ce rejet du contenu: il ne fait aucune mise au point immédiate sur la situation nouvelle des personnages. Vittoria et Edoardo, qui auraient pu faire une sorte de bilan, en constatant, sur scène, l'absence de Valerio et de Flaminia, disparaissent dans les coulisses sans motif apparent. De même Cola reste sans réaction quand il s'approche du lit «per vedere se vi è Flaminia, che non trova». Et toute la fin de l'acte est constituée de scènes de jeu pur. Le spectateur conserve ainsi l'impression d'avoir assisté à un ballet, et se désintéresse du contenu des méprises.

Désintérêt provisoire. La mise au point apparaît au début de l'acte 111, prouvant ainsi que la comédie ne cherchait pas à l'éviter et que son renvoi était pleinement conscient. La séparation de la forme et du contenu est ici systématique.

Pour en terminer avec le second acte, une dernière remarque à propos de la se. 11,8: «Dottore con lume viene à vedere la stanza e letto apparecchiato per lo sposo, sue approvationi poi dicendo sentirsi aggravato dal sonno rientra». Au prime abord, un intermède par excellence. Par ailleurs intermède bizarre: dépourvu de lazzi (le protagoniste est le Dottore) tout en conservant une certaine légèreté. Un examen attentif montre que l'intermède sert ici une fin précise: il met en code la chambre et le lit utilisés par la suite,

L'intermède perd la gratuité que l'on prête d'ordinaire à cette notion.

Le troisième acte s'ouvre sur la réaction de Vittoria qui se croit trahie par Valerio. Cette réaction présente deux temps: un monologue de «lamenti» (111,1) et une scène où Vittoria, en présence de Valerio, donne libre cours à ses lamentations (111,2). Cette seconde scène offre une particularité:Vittoria, excitée, essaie de tuer Valerio, à la grande surprise du public, démuni de ce code, alors que le monologue précédent pouvait le lui fournir. Que ce soit ici l'exception qui confirme la règle du codage est prouvé par la scène 111,7: même tentative de meurtre, mais présentée en deux temps bien distincts: 111,6: «il Dottore dice à Ponseneve, che

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bisogna ammazzare Pulcinella»; 111,7: «Ponseneve et il Dottore si avventanocon
armi à Pulcinella trattandolo da traditore ».

Un détail de la scène 111,3 mérite un bref exposé. A la fin de la scène 111,2, Flaminia essaie de gagner le cœur de Valerio; en vain, car Valerio sort en courant rejoindre Vittoria. Sur quoi la scène 111,3 débute ainsi : «Lamenti di Flaminia, che infine si sviene». La comédie classique aurait fait de l'évanouissement un coup de théâtre, conséquence de la sortie de Valerio. La commedia dell'arte atténue la surprise. Les «lamenti» préparent le geste; accompli «infine», il ne déconcerte pas. La signification de la scène est contenue dans les «lamenti»; l'évanouissement est jeu pur.

Dans la scène suivante (111,4), Vittoria accepte d'épouser Edoardo. C'est une possibilité à laquelle Vittoria n'a jamais réfléchi directement devant le public mais dans la scène même on lit d'abord: «Essa (Vittoria) promette anzi non volere più pensare à Valerio ... Vittoria conta à Rosetta l'occorsogli con Valerio, e quell'altra Sig.ra, Rosetta fa buone parti per Edoardo». La décision de Vittoria se trouve indirectement codée d'avance.

La troisième ruse de Cola recourt à des procédés déjà relevés auparavant.
Seuls quelques exemples caractéristiques méritent d'être cités :

- un minutieux discours de codage à propos d'un tout petit détail. Cola déclare «volere avvisare Vittoria, perche non parli del succedo» (se. 111,3). Un «il faut que je trouve Vittoria» eût suffi dans la comédie classique, puisque le jeu de la scène suivante propose: «coia incontrandosi con Vittoria ... la prega tacere l'accidente ».

- un second coup de théâtre esquivé. Cola, pour révéler à Ponseneve les vices scandaleux de Pulcinella, désire montrer ce dernier enfermé avec Flaminia dans la même chambre. La révélation pourrait être bouleversante si elle était inattendue ; mais elle est préparée par les discours que Cola tient aux deux pères (se. 111,6) : «... dice, che Pulcinella se ne è fuggito con altra Donna ... Cola essagerando la propria fedeltà dice avere trattenuto Pulcinella con quella Donna, ed'avergli chiusi in quella stanza. Ringratiamenti de Vecchij, che pregano Cola far'venire Pulcinella». La scène 111,7 introduit le jeu proprement dit. Ni Ponseneve, ni les spectateurs ne sont « bouleversés ».

-un codage indirect: «Pulcinella .. .fà lazzi à Cola per la buona
cena, e letto» (se. 111,5). Voilà qui appelle une ruse de Cola et un Pulcinelladupe,
compte tenu des deux premiers actes. Quant à la scène 111.3

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où «Cola fà ritirare (Flaminia) nella solita stanza», elle code directementla
scène 111,5: «egli (Cola) fà ritirare (Pulcinella) nella stanza».
Cependant codage plus gestuel qu'oral.

Reste à commenter un point du dénouement, la scène où le Dottore retrouve Flaminia, sa fille (se. 111,8). La «reconnaissance» ne peut être codée par les personnages de la pièce: aucun d'eux ne tient la clef du mystère. Cela n'est pas nécessaire, pour deux raisons. La reconnaissance finale est un dénouement si courant dans la comédie italienne qu'il ne peut surprendre le public. Par ailleurs la scène 1,2 où «il Dottore dice (essere venuto) per inseguire sua figlia Flaminia fuggitagli da casa» est presque un codage: le Dottore cherche une Flaminia, Cola en cache une; le spectateur devine qu'il s'agit de la même personne.

Enfin le dénouement présente encore un détail particulièrement révélateur. Au moment où Cola s'apprête à appeler Flaminia, le Dottore répète son code de la scène 1,2 : «... esagerando di non avere anche lui mai saputo nuova della sua figlia» (se. 111,6); sur quoi le texte ajoute entre parenthèses : « (senza nominare il nome) ». Comme si le texte, en somme, voulait éviter un sur-codage sur le nom. Ce procédé montre assez bien que la comédie reconnaît l'existence d'un problème du codage.

La commedia dell'arte se trouve devant deux exigences contradictoires: opérer un codage précis du contenu pour créer un théâtre centré sur la forme, sur l'essence même du jeu ; conserver cependant cette part d'imprévu, si minime soit-elle, sans laquelle il n'y aurait plus «théâtre». Elle résout la contradiction en déplaçant l'imprévu d'un niveau à l'autre. Peu importe au spectateur que le Dottore dise ou non le nom de Flaminia: il reste «omnisciens» et s'attend à voir une seule et même Flaminia. La parenthèse à ce niveau est vide de sens. Elle ne se justifie qu'an niveau des personnages. La surprise est maintenue pour Cola et le Dottore, et c'est la façon dont Cola et le Dottore jouent cette surprise qui réjouit le spectateur.

Cette parenthèse montre enfin que la commedia dell'arte est consciente du danger qui la guette: l'immobilité. A force de répéter des codes déjà connus pour les fixer dans l'esprit du spectateur, elle n'en est pas loin. Or les répétitions inutiles sont abondantes. Un bel exemple au troisième acte: scène 111,3: Flaminia fait à Cola le récit de la scène 111,2 - déjà vue par le public, donc -; et scène 111,4: Vittoria refait le même récit à Rosetta. La même scène, ainsi jouée trois fois, ralentit l'intrigue - et fait languir le spectateur.

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Un bilan de cette analyse conduit à plusieurs constatations.

Distinguer les scènes sérieuses d'amants et les intermèdes légers de lazzi exécutés par les valets est illusoire au niveau de la structure de la comédie, encore plus à celui de sa structuration. Les lazzi ne se présentent pas toujours à l'état pur. Certains sont pourvus d'informations sérieuses, d'un contenu qui leur ôtent leur caractère d'intermède et de jeu pur. Inversement, une scène amoureuse, délaissant son caractère sérieux (discours et informations), peut se transformer en jeu pur. Enfin tel type de scène n'est pas lié automatiquement à tel type de personnage: le Dottore est le centre d'un «intermède», Cola assume plusieurs scènes de discours sérieux.

Cependant la structuration des séquences n'est pas laissée au hasard.
Elle se fonde sur une alternance dynamique: codage/actuation du code.
Le canevas étudié ne présentait qu'une seule exception à cette règle

- niée pour ainsi dire par un contre-exemple codé - alors même qu'elle a été choisie pour ses nombreux cas limites (la plupart des pièces se conforment davantage à cette alternance; plusieurs ne souffrent ni exceptions, ni cas limites).

Une comparaison entre les discours de Cola (1,10) et ceux que Molière prête à Scapin dans la scène 111,1 des Fourberies de Scapin, montre combien la commedia dell'arte s'oppose à la comédie classique dans ce problème du codage. Opposition d'autant plus instructive que la critique de l'époque a considéré les Fourberies comme un retour - indigne du « Grand Siècle» - vers les italiens.

1) «Cola nel partire dice avere gusto di questo, perche facendo comparire
che Pulcinella mangi tutto, sostenere Flaminia».

2) «Scapin: .. . J'ai dans la tête certaine petite vengeance dont je vais
goûter le plaisir ... Sylvestre: A quoi diable te vas-tu amuser? Scapin:
De quoi diable te mets-tu en peine ? »

Cola révèle son code au public; Scapin s'y refuse explicitement, et le public perd son omniscience. En 1671, Molière revient, en surface, aux lazzi mais la structure est désormais celle des classiques. Au reste, les rares codes révélés en détail chez Molière, par exemple en 1,3, finissent par ne jamais être mis en actes. Tout se passe comme si un discours de codage bien précis dissolvait les événements dans la comédie classique, alors qu'il les provoque chez les Italiens.

Un tel mécanisme, créateur même de la comédie, permet la réalisation
d'un jeu épuré de toute information. Les actes, parce qu'ils ont été codés

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d'avance sont joués et appréciés non pour leur contenu, mais pour leur forme. La commedia dell'arte en arrive ainsi, dans sa comédie qui se veut une comédie des gestes, à une recherche constante de l'essence même de ces gestes.

Rien d'étonnant à cela: faute d'un texte littéraire, la commedia dell'arte
ne peut se tourner vers le contenu pour y mettre en lumière des valeurs
qui n'y sont pas.

Kirsten Bech

ÁRHUS