Revue Romane, Bind 8 (1973) 1-2

Sur le conditionnel-temps en italien

PAR

HANS NILSSON-EHLE

Le conditionnel-temps ou 'conditionnel temporel' exprime la notion du
'futur du passé': elle déclara qu'elle le ferait plus tard.

L'italien de nos jours exprime la même chose en employant, non pas
le conditionnel présent farebbe, mais le conditionnel passé: dichiarò che
l'avrebbe fatto.

Il est bien naturel que ce remarquable phénomène - si caractéristique de l'italien et même, sauf erreur, si spécifiquement italien - ait retenu depuis longtemps l'attention des linguistes et grammairiens. Les recherches ont été nombreuses pendant ces quinze dernières années où ont été publiés les articles de L. Mourin 1956, A. Leone 1962, B. Masreliez 1963, J. Ondraôek 1965, G. Herczeg 1969, A.-J. Henrichsen 1971 et O. Vàlikangas 1972.1 Il faut ajouter, bien entendu, les pages consacrées à ce problème par F. Ageno dans son ouvrage // verbo nell'italiano antico (1964). Et il y a lieu de signaler particulièrement une étude que jusqu'ici je n'ai trouvé mentionnée nulle part: l'ouvrage publié en 1966 à Belgrade par M. D. Savie sous le titre Temporalni kondicional u italijanskom jeziku, soit «Conditionnel temporel dans la langue italienne». Avec tout le respect dû à la langue serbo-croate, j'espère que ce livre sera bientôt traduit dans une langue encore plus répandue; cet ouvrage de 288 pages, copieusement documenté, constitue certainement l'investigation la plus énergique qu'on ait accomplie dans ce domaine.

j-^ans ce qui suit, nous appcucrons, scion ia terminologie qui s est uc
plus en plus imposée, la forme farebbe 'condizionale semplice' (es), et la
forme avrebbe fatto 'condizionale composto' (ce).

Il s'agit, en substance, du fait qu'en italien ces deux formes se sont
trouvées en concurrence pour exprimer le concept du 'futur du passé'
(FP). A l'origine, l'italien employait ici le es comme le français2; àun



1: Les références complètes se trouvent chez Henrichsen (Studia Neophilulogicci XLIII, p. 101 s.) et Vàlikangas (Neuphilologische Mitteilungen LXXIII, p. 545 s.)

2: Un ex. du Duecento: egli gii rispose che non vi poteva andare, ma egli vi manderebbe il suo nipote (cit. Ageno p. 346).

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moment donné, le ce a commencé à être employé avec le même sens;
après des siècles de coexistence des deux formes, le es a fini par succomber
et aujourd'hui le ce règne en maître.

La mort du es temporel - c'est-à-dire la date à laquelle le es italien est devenu uniquement modal (voir à ce propos surtout Henrichsen 1971) est naturellement impossible à situer d'une façon précise. Chez un historien du début de notre siècle (G. Ferrerò, Grandezza e decadenza di Roma) je trouve le es et le ce avec la fréquence relative approximative de 5:25; le es vit donc encore, mais 'a stento'. Mais il serait oiseux de chercher à établir un terme à l'aide de quelque exemple «dernier en date», car, comme l'ajustement remarqué M. Savie (p. 272), le es temporel pourra encore se rencontrer à notre époque comme archaïsme, «negli scrittori in vena di classicheggiare». Ajoutons qu'il est également susceptible de réapparaître à n'importe quel moment sous la plume de quelque lycéen appliqué qui sait son manuel de grammaire.

En effet, il y a des grammaires, même excellentes, qui ont curieusement conservé cet archaïsme - et non seulement en le donnant comme une alternative possible, mais aussi et surtout en lui attribuant un contenu d'idées particulier. Selon cette théorie, le choix entre le es et le ce dépendrait de la réalisation ou non-réalisation ultérieure de l'action présentée comme un FP: donc, en bon italien, il y aurait deux modèles corrects, d'un côté disse che lojarebbe (e lo fece), et de l'autre côté disse che l'avrebbe fatto (ma non lo fece).

Cette distinction m'a semblé digne d'un peu d'attention. Si elle ne correspond pas à l'usage vivant d'aujourd'hui (car disse che V avrebbe fatto y est la seule forme, employée donc également devant un e lo fece), a-t-elle été valable autrefois, pendant la coexistence des deux formes? Si oui, elle pourra aujourd'hui du moins refléter une tradition et de ce fait, aux yeux de quelques-uns, mériter d'être encore appliquée.

En parcourant des textes des siècles passés, on s'aperçoit vite qu'il est facile de trouver des phrases cadrant parfaitement avec la distinction en cause. Et il est peut-être même possible qu'au début, à l'époque lointaine où le ce temporel a commencé sa carrière, il y ait eu une certaine répartition des deux formes, motivée par le contexte qui les suit. Voici un passage de Matteo Bandello (XVIe s.), avec un ce exprimant une action FP dont on apprend ensuite qu'elle ne fut pas réalisée :

Onde conoscendo che di straordinario aiuto gli era bisogno, gli cadde nell'animo
— di mettersi in corte ai servigi dei re Mattia suo signore, e quivi
tale di sé dar esperimento ed in modo adoperarsi, che egli e la moglie si

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sarebbero sì da lor pari potuti mantenere. Ma tanto e si fervente era l'amore che alla sua donna portava, che non gli pareva possibile poter vivere senza lei un'ora, non che star senza quella lungamente in corte; che di condurla seco, e tenerla ove la corte facesse dimora, non gli piaceva. Onde — ne divenne molto malinconico. (Nov. It. II 28.)

Mais on trouve aussi des exemples qui contredisent la théorie, des cas où le conditionnel employé est exactement le contraire de ce qu'il devrait être selon nos grammaires. D'un côté, nous trouvons le ce exprimant un FP réalisé, comme dans cet aimable exemple du XVIIe s. où la réalisation de l'action projetée ne laisse rien à désirer:

In tal guisa combattendo seco stessa tutta la notte, la conchiusione fu tentar
con prieghi, per allora, che per alcun giorno il cavalier si trattenesse; nel qual
mezzo tempo arebbe posto ogn arte ad allacciarlo nell'amor suo.

Così, levatasi la mattina di letto e chiamato lo specchio a stretto consiglio, stese con curiose dita nel suo volto le più dolci e allettataci panie che potessero impigliar al cuore del suo amato la libertà. Egli, già vestito di sue armi, veniva a tor congedo; ma Crisanta, palpitante d'amorosa febbre, tosto incontrollo. (G. A. Marini; Lett. It. XXXVI, p. 770).

Il est vrai que cet exemple permet une double interprétation du ce, qui pourrait avoir aussi le sens d'un conditionnel passé proprement dit (= fr. «aurait mis tout son art, etc. », non «mettrait»); en bonne logique, il faudrait dire alors qu'il exprime ici un 'futur antérieur du passé'. L'exemple n'est donc pas concluant, à notre point de vue. Mais en voici un autre, tout à fait clair, emprunté au siècle des lumières:

In tal guisa passai quella sera, fino a tanto che la compagnia si sciolse; e domandandomi ognuno s'io avessi cosa veruna osservata, e promettendo io a tutti che avrei fatto vedere le mie osservazioni stampate, andai a casa, scrissi, e stampo secondo la mia promessa. (Gasparo Gozzi; Lett. It. XLVII, p. 147.)

Inversement, le es peut très bien exprimer un FP non réalisé par la suite;
témoin p.ex. ce passage de Manzoni :

«Avresti fatto meglio a parlare un poco prima.»

«E vero; ma io andavo sperando che la cosa svanirebbe da sé, o che il frate tornerebbe finalmente in cervello, o che se n' onderebbe da quel convento, come accade di questi frati, che ora sono qua, ora sono là; e allora tutto sarebbe finito. Ma ...» (Prom. Sp. 274.)

Manzoni employait les deux formes es et ce avec une fréquence extérieure
à peu près égale (cf. Masreliez 1963, p. 130). Plus voisin de nous, Fogazzarose
sert également des deux formes; et chez lui également, le es

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peut très bien être 'non réalisé'. Un passage de son roman Malombra
(1881) nous présente une série de FP de ce genre, le premier exprimé par
le ce et les autres par le es3 :

A questo punto s'udî nel corridoio vicino uno scoppio di pianti e di lamenti. Era Fanny che singhiozzava disperatamente —. Ripeteva fra i singhiozzi di voler andar via, di voler andare a Milano subito subito. — Voleva andare a Milano a casa sua; casa sua, è vero, non l'aveva, ma sarebbe andata a casa di qualchedun altro: a Milano c'erano almeno cinquanta case di signori da carrozza, dove andare lei sarebbe corne pioverci la manna dal cielo, e le si erano già fatte, prima di lasciar Milano, délie magnifiche offerte; un luogo simile non lo avrebbe mai potuto immaginare; più di unasettimana non resterebbe per tutto l'oro del mondo; —. (P. 74-75.)

J'abrège cette plainte de la servante, qui se termine dans la résignation
qu'on peut imaginer.

De tels exemples - qui se laisseraient aisément multiplier - prouveraient
déjà par eux-mêmes le mal-fondé de la théorie dont nous parlons. En
fait, pas même la tradition littéraire n'est là pour l'appuyer.

D'ailleurs, dans nombre de cas concrets, la question du «réalisé ou non réalisé» ne trouve point de réponse dans le contexte immédiat. Je lis p.ex. dans un roman de R. Bacchelli4: disse aß.di aver preparata una sorpresa, che avrebbe dato molto piacere a lui e a C. e a tutti quanti. C'est 28 pages plus loin qu'on apprend que la surprise eut en effet lieu, avec le succès attendu; cela aurait donc dû, en bonne grammaire, amener l'écrivain à exprimer son FP par le es darebbe?

Et il y a encore ceci que dans certaines situations la distinction peut devenir pratiquement impossible à opérer. Je suppose la phrase «Pierre m'a dit qu'il viendrait à midi ». Il se montre par la suite que Pierre arrive avec dix minutes de retard. Qui de nous dira si en italien il aurait fallu, correctement, commencer par verrebbe ou sarebbe venuto ?

Mais laissons là ce qui deviendrait, à la longue, d'inutiles exercices. Ce qui compte, ce sont les réalités documentées. Et il reste, à ce propos, un fait très important à noter: c'est que simplement, dans un très grand nombre des cas qu'on trouve dans les textes, la question de la réalisation ou non-réalisation ultérieure ne s'actualise pas du tout. L'écrivain, à un moment donné, nous présente un personnage concevant une espérance, formant un projet, faisant un présage; et c'est tout, et le lecteur avide de



3: La combinaison formelle ce + plusieurs es a été relevée par M. Savic (v. son résumé p. 272).

4: II diavolo a Pontelungo (1929), éd. Mondadori 1965, p. 199.

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savoir si ces vœux ont vraiment été exaucés, etc., ne trouve rien. Je me
dispense d'en citer des exemples; cela remplirait des pages.

Conclusion: dans l'analyse descriptive, tout conditionnel-temps devra
s'expliquer uniquement par les facteurs immédiats du contexte donné.

Quant à savoir quels facteurs ont été vraiment en jeu pour déterminer la distribution des formes es et ce pendant leur longue coexistence, c'est un problème sans doute pas encore tout à fait résolu. Je serai bref sur ce point. Certaines observations faites sont très exactes et en même temps d'une portée naturellement limitée: M. Savie p.ex. a très justement noté le rôle de la construction passive pour le maintien tardif du es {sarebbe fatto est un es mais en même temps une forme composée). D'autres questions sont aussi attrayantes qu'épineuses, notamment celle des contacts entre les idées temporelle et modale. De son côté, M. Savio a introduit dans la discussion les termes «postériorité objective» et «postériorité subjective» pour le es et le ce respectivement; il y aura plaisir à revenir sur cette théorie lorsque la démonstration faite par l'auteur nous aura été rendue pleinement accessible.

Mais il y a en fin de compte ce fait: l'italien, après avoir longtemps possédé deux formes «synonymes» pour le FP, a finalement supprimé l'une d'elles. Cela montre, au fond, que celle-ci était devenue inutile. Et cela ne montre-t-il pas en même temps que la notion même du FP - quoique sujette parfois à des distinctions internes et capable d'assumer des nuances subtilement variées - est, à tout prendre, un seul concept, qui n'a besoin que d'une seule expression?s S'il en est ainsi, la distribution des deux formes, au cours des siècles passés, se laissera peut-être expliquer, non seulement par des raisons d'ordre sémantique ou stylistique6, mais aussi, dans une certaine mesure, par le fait du fractionnement régional de la langue italienne. Cela resterait à étudier; en attendant, constatons simplement que la victoire finale du ce coïncide d'assez près, dans le temps, avec la prise du pouvoir par la lingua nazionale.



5: On objectera peut-être que le subjonctif peut aussi exprimer un FP, comme dans speravo che lo facesse. Il y a évidemment des points de contact intéressants entre l'emploi du conditionnel et celui du subjonctif; aussi cet aspect de la question a-t-il été plusieurs fois traité, en dernier lieu par Vàlikangas 1972. En principe pourtant, le subjonctif n'est point l'expression de la «pure prédiction», du moins pas dans les propositions complétives.

6: Je n'ai pas relevé ici l'aspect stylistique, mais il appartient d'évidence à notre complexe, cf. p.ex. les variantes du texte de Manzoni (v. Masreliez p. 130).

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Par ailleurs, il y a intérêt à signaler l'existence - et le problème - d'un 'futur du passé' bien différent de celui qui nous a occupés dans ce qui précède. Le type étudié jusqu'ici appartient par définition au discours indirect. Il exprime une prédiction de la part d'un «délocuté», d'un personnage du récit même, en général du sujet de la principale. C'est pourquoi, dans un article traitant du conditionnel-temps en français,7 j'ai proposé de l'appeler 'futur du passé subjectif - par opposition à cet autre que nous allons considérer maintenant et que j'ai nommé 'objectif. Celui-ci n'a rien à faire avec le discours indirect; il n'exprime pas une prédiction faite par un délocuté; il n'est qu'une manière d'exprimer ce qui est réellement «arrivé plus tard» (en y attachant l'idée d'une issue voulue par le destin) ; il s'exprime en français par la périphrase devait -f infinitif. Je cite ce classique exemple de grammaire: Après la mort de son époux, Marie Stuart quitta la France; elle ne devait pas revoir ce pays. L'italien emploie aussi cette périphrase, avec doveva:

Mi sposai a diciott' anni e tutto avrei potuto prevedere fuorché il cambiamento
che più tardi doveva verificarsi nel carattere di Caterina. (Moravia, Racconti
romani, p. 251.)

Mais on a vu aussi qu'en français moderne le conditionnel a pu occasionnellement usurper le rôle de cette périphrase: il arrive aux meilleurs narrateurs d'écrire Elle mourrait deux ans plus tard au lieu du traditionnel File devait mourir .etc. Or. cette tendance (ou, si on veut, cette incorrection) se retrouve aussi en italien, sauf que là, naturellement, c'est du ce qu'il s'agit. Un article récent du Messaggero, commentant l'initiative originale d'une exposition de lingerie pour dames dans le palais des Papes à Viterbo, trouve pour son esquisse de la perspective historique ce ce objectif:

Dico io, da provinciale ben s'intende, ma non si poteva trovare a Viterbo un'altra sala o salone per questa sfilata intima, che non fosse quella famosa Sala del Conclave che vide riuniti cardinali per ben due anni e mezzo alle prese con l'elezione di un difficilissimo Papa che fu poi Gregorio X?

Sapete già o ricorderete vagamente — la fine che fece quella riunione tra cardinali indecisi su tutto. Il podestà di quei tempi (i viterbesi hanno il loro caratterino) perse giustamente la pazienza e fece scoperchiare il tetto di quella sala che sarebbe diventata famosa. (M 21.10.1972 p. 3.)



7: Le conditionnel «futur du passé» et la périphrase de van -t- infinitif (Sludiu Xeuphilulogica XVI (1943) pp. 50-88).

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Autre exemple (c'est encore un commentaire tout récent, quelques lignes
d'introduction à un texte de Fogazzaro) :

Piero Maironi — viene ammesso in Vaticano, dove ha il colloquio col papa di cui riportiamo la parte essenziale. E un continuo richiamarsi a Cristo, all'esempio, alla vita di Cristo, contro storture che di cristiano non avevano nulla. Il libro parve allora eretico e fu messo all'lndice. Mezzo secolo dopo, quasi tutte queste istanze venivano accolte come legittime dal Concilio Vaticano 11, e certi atti consigliati in queste pagine al papa sarebbero poi siati realizzati, con gioia del mondo intero, da Giovanni XXIII. (Incontri e scontri col Cristo, a cura di D. Porzio [1971] voi. I, p. 82.)

Dans mon article sur le problème français, je me permettais de mettre un peu en doute l'utilité de cette innovation. Je pourrais le faire aujourd'hui aussi pour la variante italienne, véritable 'pendant' du type français. Mais, après tout, nos jugements ont peu de poids et mieux vaut se borner à l'observation tranquille des faits. Le ce italien a déjà remporté une victoire, et qui sait si un jour il n'en remportera pas une deuxième? L'histoire suit son cours, et les linguistes ne risqueront pas de rester désœuvrés.

Hans Nilsson-Ehle

GÔTEBORG

RÉSUMÉ

En italien, comme on le sait, la forme avrebbe fallu a pratiquement supplanté la
forme farebbe comme expression du 'futur du passé' dans le discours indirect.

On a parfois, en supposant que les deux formes sont toujours usuelles, tenté de réserver à chacune d'elles un emploi particulier selon le modèle disse che lu farebbe (e lo fecé) par opposition à disse che Vavrebbc fatto {ma non lofece). Celle distinction, selon l'auteur, ne saurait être maintenue. D'un côté, elle est démentie historiquement par des exemples montrant le contraire; de l'autre côté, elle est inutilisable dans tous les cas où la réalisation ultérieure de la prédiction n'entre pas en iigne de compte.

Par ailleurs, l'auteur signale l'apparition de la forme avrebbe fatto remplaçant le
syntagme traditionnel doveva+'mï. pour indiquer un 'futur du passé objectif dans le
discours direct.