Revue Romane, Bind 8 (1973) 1-2

Vestiges de la poésie Hispano-arabe au Maghrebl

PAR

GHANI MERAD

Lors de différents séjours dans la ville de Tlemcen, en Algérie, nous avons pu rassembler 178 pièces en vers, que chantent les musiciens du type dit andalou. Nous nous sommes adressé au sayh Alcarbî fbn Sârî2, le plus célèbre dans ce genre et le plus incontesté tant pour la richesse de son répertoire que pour la fidélité de son interprétation. Pour plus de sûreté, nous avons confronté ces textes avec ceux des grands maîtres d'Alger tels qu'ils sont présentés par les concerts radiophoniques ou les enregistrements phonographiques, et, dans certains cas, avec ceux des artistes marocains: le répertoire tunisien est beaucoup plus restreint et les traces encore visibles en Egypte et en Turquie sont si légères qu'on ne peut s'y arrêter.

Le maximum de précautions, pour un tel recensement, est nécessité par différents facteurs. D'abord, ces pièces ont toujours été transmises par la tradition orale3. Ensuite, les chanteurs, très souvent, lorsqu'ils remarquent dans l'auditoire la présence d'un collègue, donc d'un rival en puissance, s'empressent de falsifier certaines paroles ou syllabes, d'intervertir l'ordre des vers ou même des strophes, car l'une des premièresqualités requises dans ce métier est l'étendue du répertoire, avec



1: Pour la transcription des mots arabes, nous nous sommes inspiré, en le modifiant légèrement, du système adopté par Poul Hoybye dans Arabisk Kompendium (Kobenhavns Universitets Fond, 1968, et Bern, Francke Verlag 1971). Notre alphabet est le suivant: b, t, t, j, h, h, d, d, r. z. s, s, s, d, t, z, °, g, f, q, k, 1, m, n, h, w, y. Voyelles brèves: a, u, i et longues: â, û, î. Hamza: '. Chadda: double consonne. Jazm: consonne non voyellée.

2: Elève du sayh Bû Daifa, lui-même disciple de l'israélite Btayna. Larbi Ben Sari est mort à Tlemcen le 24 décembre 1964, à l'âge de 90 ans.

3: La musique andalouse, tout comme les autres musiques orientales, ne dispose pas de système séméiologique. Elle s'est transmise de génération en génération par la seule tradition orale, et ce jusqu'à notre siècle, qui en a enregistré quelques pièces sur disques ou sur bandes magnétiques. La poésie qui lui fait corps a subi le même sort.

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le plus d'authenticité. Il arrive même aux chanteurs andalous de déformer, à leur insu, certaines paroles, qu'ils n'ont apprises que par routine, n'ayant pas toujours la culture nécessaire pour comprendre ces textes malgré tout fort anciens; ajouter à cela les anomalies phonétiques propres à chaque ville (à Tlemcen, par exemple, d se confond avec d, t avec t, s avec s, z avec t, q avec '). Enfin, la multiplicité des trilles, appoggiatures et gruppetti du chanteur ne facilitent pas la dissection de ses paroles.

Les poèmes en question sont inséparables de la musique qui les accompagne.De quelle musique s'agit-il? A Tlemcen, elle est dite garnata (Grenade, sous-entendu musique de) ou andalûs (Andalousie, sousentendumusique de); à Alger, sanca (métier, sous-entendu par excellence);à Constantine et en Tunisie, mâlûf (élaborée, sous-entendu musique);au Maroc, 'âla (instruments, musique instrumentale); en Egypte, tawsîh (composition de muwassahat, du nom des poèmes chantés); en Turquie, muwassahat. Cette musique, qui, contrairement à la musique populaire et aux différentes musiques folkloriques, est structurée, consiste en nawbât (tours) ou, en arabe oriental, waslât (liaisons) et faslât (tranches): il y aurait eu, à l'origine, 24 nawbât, correspondant aux 24 modes chromatiques. Il est facile de constater les différences entre la nawba orientale, imprégnée d'éléments turcs, persans et même byzantins, et la nawba occidentale, qui, elle, est restée intacte, telle qu'elle existait au moyen âge. Par exemple, plusieurs siècles de présence turque au Maghreb n'ont guère altéré la musique dite andalouse. dont la nawba est restée distincte du tchambar turc, comme elle est encore distincte des autres musiques locales, arabe, berbère ou autre4. La poésie qui forme l'ossature



4: La structure de la nawba andalouse n'existe dans aucune autre musique arabe. De plus, il y aurait eu 24 modes dans la musique andalouse (il n'en reste plus qu'une douzaine), alors qu'il n'y en a que 18 dans la musique arabe orientale. Par ailleurs, les instruments de musique de l'orchestre andalou, encore de nos jours, ne diffèrent pas tellement de ceux décrits par les auteurs espagnols du moyen âge, musulmans comme Aben Al Arabi (Livre des plaisirs du chant et de la musique) ou catholiques comme Juan Ruiz (El libro de Buen Amor). Si l'on fait foi à la nomenclature des instruments orientaux telle qu'elle ressort du Kitab almûsîqa de Al Farabi (865-950), on peut dire que les Andalous ont rejeté certains instruments comme le tanbûr, qu'ils en ont transformé d'autres comme le cûd et créé de nouveaux comme la kwitra ou le bûq. On pourrait seulement s'étonner qu'une musique npp en Fspagne soit restée, comme ses sœurs orientales, homophonique et démunie de système séméiologique, au lieu de profiter des progrès réalisés dans ce sens par ses voisines espagnoles, catnolique, mozarabe ou profane.

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de la garnata est, de son côté, foncièrement distincte de la poésie arabe classique: dans les pièces que nous avons recueillies, nous n'en avons trouvé aucune qui, de près ou de loin, rappelle les règles de la prosodie orientale. Par ailleurs, il arrive à ces textes d'exprimer des regrets sur l'Andalousie perdue, ou de chanter les jardins de Grenade. Il serait cependantimprudent de dire que tous ces poèmes furent composés en Espagne arabe, comme il serait trop audacieux de prétendre qu'ils seraienttous nés au Maghreb. Le fait est qu'ils forment un tout quant à la thématique et quant à la structure prosodique. Autre fait, ils n'existent pas systématiquement dans toutes les villes d'un même pays, et encore moins dans tous les pays du monde arabe. Autant de facteurs qui permettentde supposer que cette musique, et subséquemment la poésie qui la soutient, provient d'Espagne et que, dans une certaine mesure, elle a été complétée au Maghreb. L'Histoire est là pour confirmer une telle hypothèse.

I. ARGUMENTS HISTORIQUE

Ziryab, poète et musicien emèrite, risque de détrôner son maître Ishaq al-Masilî auprès du calife Harûn ar-Rasîd (786/809). Craignant pour sa vie, il s'expatrie, d'abord à Kairouan, en Ifriqiya (c'est-à-dire dans la partie orientale du Maghreb, à peu près l'actuelle Tunisie), ensuite en Espagne, où l'lslam a commencé son implantation dès 710. Les Omeyades,originaires de Damas, se font un plaisir de donner refuge au poète banni par leurs adversaires, les Abbassides de Baghdad, qu'ils considèrentcomme des usurpateurs. C'est ainsi que, sur invitation de al-Hakim ler (796/822), Ziryab se retrouve à la cour de Cordoue. A la mort d'al- Hakim, son successeur cabd ar-Rahmân II (Abdérame: 822/852), homme épris de lettres et d'arts, reçoit avec pompe le proscrit, qui doit introduire dans la fruste Espagne le raffinement et l'élégance des cours orientales. Brillant d'un nouvel éclat, qui ne le cède en rien à celui de Baghdad, l'Espagne se détache de l'empire et crée son propre califat, celui d'Occident.Ziryab avait donné le ton: inaugurant des écoles de chant, instaurantle culte des belles manières et développant le goût des lettres et des arts (il aurait lui-même composé quelque 10.000 pièces, selon les historiens al-Maqqarî et Abu al-Farâj al-Isbahânî), il avait sonné le départ d'une nouvelle culture, qui, dans son élan, devait conquérir une personnalité propre. C'est ainsi que, sous cabd ar-Rahmân cabd Allah fbn Muhammad al-Marwânî (888/913), surgissent deux nouveaux genres

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poétiques, qui détruisent les cadres par trop rigides de la prosodie traditionnelle:la muwassaha et le zajal. Le tawsîh, composition de muwassahât(comp. wusâh: ceinture incrustée de pierreries ou de paillettes d'or et d'argent), fut inventé par Muqaddam Ibn Mucâfa et atteignit son apogée avec cubâda al-Qazzaz, poète à la cour de al-Muctasîm Ibn Sumâdih(mort en 1091), en passant par le lustre attaché au règne de cabd ar-Rahmân 111 (912-961): d'autres célébrités marquèrent le tawsîh, comme l'israélite Ibrahim Ibn Sahla, poète de Séville, le vizir Lisân ad-Dîn Ibn al-Hatîb, poète du XlVème siècle et bien d'autres. Le zajal, dont on ignore le promoteur, atteignit son apogée avec Abu Bakr Muhammadibn cabd Allah al-Malik, dit íbn Quzmân (1080-1160): ce poète a laissé un recueil de azjâl qui fit sensation, aussi bien en Occident qu'en Orient, si l'on en croit l'historien du XMème siècle Ibn Sacîd.

Après la bataille de Las Navas de Tolosa (1212), c'est la déroute des Almohades sous la poussée d'Alphonse VIII, roi de Castille. Les musulmansse rabattent sur l'Andalousie, où ils se regroupent autour du royaumede Grenade. Mais Grenade, à son tour, tombe entre les mains des chrétiens d'lsabelle de Castille et de Ferdinand d'Aragon (1492): Abu cabd Allah (Boabdil) n'a plus qu'à «pleurer comme une femme le trône qu'il n'a su défendre ni en homme ni en roi », comme le lui signifia sa mère caysa. Si Isabelle et Ferdinand se montrèrent généreux en laissant aux musulmans le droit de conserver leur personnalité, Philippe 11, armé de l'lnquisition, les força à se convertir au christianisme ou à quitter le pays moyennant, en plus, le paiement d'une rançon : beaucoup de musulmansémigrèrent alors, la plupart par voie terrestre, pour se fixer au Maroc (Tétouan, Fès) ou en Algérie (Tlemcen). L'lnquisition, enhardie, bafoua un peu plus encore les accords signés par Ferdinand et Boabdil, en interdisant aux musulmans convertis de parler l'arabe, de lire l'arabe, de s'habiller à l'arabe: d'où la révolte d'Alpujarra (aux environs de Grenade,1568-70), qui fut noyée dans le sang. En 1609-10, les survivants, sur ordre de Philippe 111, tout catholiques qu'ils étaient, du moins officiellement,durent à leur tour prendre le chemin de l'exil : ils étaient un demi-million. Partis par voie maritime, les mains vides, ils furent très mal accueillis à Tanger et déclarés indésirables à Alger : n'étaient-ils pas des mudejares (sujets chrétiens) ? Leurs descendants se trouvent aujourd'huidans différentes villes du Maghreb, de Turquie (la Sublime-Porte détenait le califat au XVllème siede), et, totalement assimilés, dans le sud de la France. Ce n'est pas par hasard que ces Andalous trouvèrent refuge

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surtout à Fès, capitale des Mérinides, à Tlemcen, capitale des Ziyanides, à Tunis, capitale des Hafsides. L'un des convois de convertis, arrivé devant les murs de Mozghana (Alger), fut frappé d'interdiction de séjour sur un rayon de 60 km: les malheureux furent pris en charge par un marabout, qui leur trouva, en dehors du périmètre sacré, un site parfaitementindiqué pour leur rappeler leur Andalousie natale, et c'est là qu'ils bâtirent leur cité, al-Bulayda ou petite cité (Blida). C'est dans cette ville et à Tlemcen qu'on trouve, encore de nos jours, des noms tels que Ben Chico, Ruis ou Qurtubî (originaire de Córdoba). L'Histoire de Tlemcen signale que dans cette ville 50.000 Andalouss, venus du royaume de Cordoue, trouvèrent asile; on reconnaît aujourd'hui encore leurs descendants à leur costume particulier, plein d'élégance et de faste, et surtout à leur large ceinturon de soie aux couleurs chatoyantes ; de même qu'on reconnaît leurs maisons de style mauresque, avec le patio formé de galeries à arcades, les vasques à jet d'eau, les parterres de jasmins et de giroflées. Signalons encore que dans le langage de cette ville, qui, pourtant,ne fut pas touchée par les prolongements de la reconquista, ni investie par les réfugiés espagnols de 1936-39, se mêlent des mots comme rojo/a, moreno/a, cuadra, barato, gusto, falta, miseria.

II. Spécificité métrique

Pour bien dégager les caractéristiques prosodiques et structurelles du muwassah et du zajal, il faut d'abord rappeler les règles de la métrique classique et traditionnelle. La poésie orientale comportait 16 mètres ou buhûr (pluriel de bahr: distance, espace). Lire les pieds de droite à gauche :


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5: Chiffre que, pour notre part, nous trouvons exagéré puisque cette vieille cité berbère (Tilimsan), romaine (Pomaria), arabe (Tlamsan), turque (id.), française (Tlemcen), y compris l'élément andalou, ne comptait en 1952, selon Larousse, que 50.700 habitants.

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Les pieds ou tafâcîl (pluriel de tafcîl) qui reviennent dans tous ces mètres peuvent, bien entendu, avoir des variantes dites pieds irréguliers. A l'origine, l'unité prosodique était le bayt (vers), dont la rime se répétait inlassablement dans le premier genre poétique, la longue qasida, forme antérieure même à l'lslam puisqu'elle se trouve déjà dans les 7 mucallaqât (poèmes primés lors des joutes littéraires organisées par la Foire de cuqqad). Le contact des Arabes avec la Syrie, la Perse et Byzance permit quelques audaces comme l'introduction du distique (vers double ou muzdawij), puis, au VHlème siècle avec Bassâr, celle du tasmit (stance de 3 vers à rime semblable), enfin au IXème siècle avec al-Mu'tazz, celle du murabbac (quatrain, dont les 3 premiers vers ont la même rime, la dernière rime se répétant à la fin de chaque strophe).

Timides initiatives au bout du compte, et après combien de siècles! En Espagne, où l'lslam est sans doute moins contraignant, les poètes se montrent plus hardis; d'ailleurs, dans les troupes de Tariq Ibn Ziyad (le général berbère qui, à l'appel de l'archevêque Oppas et du comte Julien, devait poursuivre sa pénétration dans la péninsule ibérique pour les aider dans leur révolte contre Roderic), il y avait, aux côtés des Orientaux, bon nombre de Maghrébins qui, eux, venaient à peine d'être islamisés. Le royaume arabe d'Espagne, dès le règne de cabd ar-Rahman ler, exactement en 756, se soustrait à l'emprise du califat usurpé par les Abbassides de Baghdad, en créant un émirat; un peu plus tard, cabd ar-Rahman 111 crée le califat occidental, à Cordoue. C'est ce souci d'indépendance qui, sans doute, pousse les Maures à revendiquer une certaine autonomie esthétique, d'abord dans les arts, en particulier dans l'architecture, qui va jusqu'à oser des représentations figurées (les lions de l'Alhambra par exemple), pourtant bannies par l'lslam, et ensuite sur le plan des lettres. On peut ajouter que l'Espagne musulmane n'a pas encore une forte et nombreuse aristocratie, ce qui explique que le muwassah et le zajal soient plutôt écrits dans la langue du peuple, alors qu'en Orient on continue, et cela se poursuivra jusqu'à nos jours, de n'écrire que dans la langue hautement littéraire.

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1. Le muwassah

La rupture avec les cadres rigides de la poésie classique donne naissance à un mètre nouveau, découpé de façon nouvelle; nouveau aussi l'agencement des rimes, des vers et des stances (signalons en passant que l'Orient, en particulier avec Abu al-catâhiah, mort en 825, avait aussi tenté, mais sans grand succès, l'instauration de nouveaux mètres).

Le muwassah a une forme beaucoup plus souple. Il se compose d'un nombre restreint de juz' ou strophes (de 4 à 10): chaque juz' comporte un dawr ou simt (fil de collier) de plusieurs vers à 2, 3 ou 4 tronçons, dont les rimes plates ou croisées varient d'une stance à l'autre, et une qafla (fermoir) d'un ou deux vers, dont le second hémistiche ou le second et le quatrième tronçon se terminent par la rime-refrain, celle qui revient à la fin de chaque stance. Le poème peut commencer par un gusn (rameau) ou matlac (levier) ou madhab (modèle), de constitution identique à la qafla; la stance peut finir par une qafla agrémentée d'une silsila (chaîne) ou gita' (couverture) ou rujuc (retour), c'est-à-dire une suite de tronçons très courts ou tout simplement de pieds. Naturellement, ces règles ne sont pas absolument strictes, une grande liberté étant laissée au poète. Voici un exemple de muwassah :

dîr al-mudâm -r- maca man hawît -r wankî alcadûl -=- wa hallî man qâl sî yaqûl

dîr almudâm -4- ah yâ nadîm

wa mlâ lanâ -r hamrâ qadîm

wa hdac liman -r tahwâ damîm

yakfî lmalâm -r- yâ mu'nisî -r sabh alhilâl -f- nahwâka yâ lahz algazâl

nahwâka yâ 4- tâj almilâh

wa layâlî : cindak bir râh

ilayka °uyûn -;- mardi waqâh

akhâl niyâm -4- yarmû nibâl -~ lil casiqîn -=- kayf alcamal yâ muslimîn

alwisâl jan—h na caliyyâ

niitûfnha — min Harviv\'ô.

tilka lwisâl -f- arradiyyâ

yakfî lmalâm -f- yâ mu'nisî -r sabh alhilâl -r kayf alcamal maca dâ lgazâl

sers-moi du vin -r- auprès de ma mie -~ moque-toi du censeur -f et laisse
braire

sers-moi du vin -f ô échanson

abreuve-nous ~ en vin vieux

soumets-toi à celle ~- que tu aimes, humblement

assez de reproches -=- douce amie -=- belle comme le croissant -4- je t'aime,
regard/de gazelle

je t'aime 4- couronne des belles

mes nuits auprès -f- de toi sont allégresse

tu as des yeux -4- mon mal empire

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noir des yeux -r jetant des flèches -r aux amoureux 4- que faire ô musulmans

l'union est un pa ~ radis pour moi

aux fruits -t- interdits

cette union -f- satisfaite

assez de reproches : douce amie -H- belle comme le croissant -f- que faire ô
musulmans

La traduction quantitative nous donne ceci

—u-/—u-//—u-/—u-/—u-

— U-/ —U

—u-/—u

—u-/—u

etc .

Ce poème est loin d'être le plus typique ou le plus beau; nous l'avons choisi pour les libertés qu'y prend le poète avec les règles énumérées plus haut. La rime de la qafla, au lieu de suivre scrupuleusement celle du madhab est en âl, la seconde qafla finissant même en în ; par ailleurs, ces vers longs ont la même rime en âm, à la césure du premier hémistiche, qui est plus court que le second. Les trois dawr sont très courts puisqu'ils ne comportent que deux pieds séparés par une césure: le premier a la rime en îm, le second en âh, le dernier en iyya. Il peut exister bien des variantes, vers à trois tronçons, strophes à quatre vers, poèmes à une strophe ... C'est surtout la variété des rimes, l'inégalité quantitative des vers, la légèreté de l'ensemble qui distinguent le muwassah des mètres classiques.

2. Le zajal

A l'origine, c'était une suite de stances de 4 vers improvisés, dont le dernier devait rimer avec le distique-refrain. La rime principale change d'une stance à l'autre ; de même, la rime à l'hémistiche. Contrairement au muwassah, il n'y a ici aucune césure au milieu de l'hémistiche, ni avec ni sans rime. Voici un exemple de zajal :

yâ nadîmî nzur ilâ ssabâh ma abhajû -f- kayfa sac§ac min nahwa ssarqi biddiyâ
wal maqânîn min fawq lagsân yudarrijû -f- albulbul yan§ud ma bayna l'awdiyâ
arriyâd zahraf wa fatah banafsajû -f- wa zzahru wa Ihilî can kul sâqiyâ
qum tanzur ilâ nnisrîn hazzattû rriyâh H- wal yasumîn bahuj wa haraj min alkamâm

wal jillanâr qad rassû qa^ru nnadâ wa fâh -~ min tahta hindih yahkî lirassû nnagâm
qum bâdir bisarbak yâ hî bilâ mizâh -^ nabbah algazlân min sakrati lmudâm

yâ nadîmî nzur ilâ lfajr kayfa nasar -4- waftahar bi°alâm fî lawnu yasraq
walqarunful badîcyasbîjamîc mannazar -H qum tanzur ila ibustàn waiward cabbaq
wa zzahru fi agsânû insaq wa nqahar : sâra dam°û min kutri ssawqi nharaq

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qum tanzur ilà ssanâbil yâ sadîq fâh -4- wa ammà lhadab nawrû qad zâdnî garâm

wa lyamâm fî wakrihi qad bakâ wa nâh -r- târ wa rafraf bijinâhû gâb fî lgamâm
qum bâdir bisarbak yâ hî bilâ mizâh -r nabbah algazlân min gaflati lmanâm

mon échanson, admire la magnificence du matin -h s'embrasant de lumière à l'est

les chardonnerets gazouillent dans les feuillages -r le rossignol chante parmi les
/ ruisseaux

le jardin s'orne et s'épanouit de violettes -h rosés et rues longent les séguias
admire les rosés blanches caressées par la brise ~ le jasmin, élégant, jaillit du calice

les fleurs de grenadier par la rosée écloses -r murmurent, flatteuses, à ses goutte/
lettes leur mélodie

sans attendre sers le vin, frère, et sans badiner -=- réveille les gazelles de leur ivresse

mon échanson, admire le réveil de l'aube 4- fière de son emblème aux brillantes
/ couleurs

la giroflée de son éclat fascine le regard -r admire le jardin et les fleurs qui embaument
les fleurs qui se craquellent, offensées — versant des larmes de désir
admire, ami, la lavande fleurie — l'arbre fruitier en fleurs ajoute à mon émoi

le ramier dans son gîte, sa complainte finie, -r- a pris son envol vers les blancs nuages

sans attendre sers le vin, frère, et sans badiner -r réveille les gazelles de leur sommeil
/innocent

Schéma quantitatif:

— U-/-U-U-/ — U-//-U— / /U-U-

__U_/ /U-U-// / / — U-

-U— /-UU-/U-U-// — U-/ / — U

U/U /-U-U-//-UU-/U-UU-/U-U-

— U-/--- ./U-U-//—U-/ U/U-U-

U/ /U-U-// / /U-U-

etc ...

On remarque que !a rime du 4ème vers est semblable à celle du distiquerefrain mais que celui-ci n'est pas tout à fait identique dans les deux stances : seul le second vers est identique, ou presque, puisqu'il y a deux mois qui changent dans ie refrain de ia deuxième stance (gaflati lmanâm au lieu de sakrati lmudâm); mais la rime à l'hémistiche et à la fin du vers est la même dans le 4ème vers et dans le refrain. Ce qui est surtout frappant c'est la disparité des pieds, tant le poète reste libre dans ses mouvements.

Cependant, il faut préciser que la répartition quantitative que nous donnons pour ce poème comme pour le précédent n'est pas d'une rigueur absolue. Tout d'abord, aucun repère ne permet d'affirmer l'authenticité intégrale de poèmes transmis par la seule voie orale. Ensuite, les lois phonétiques du moyen âge n'ayant jamais été précisées, nous ne pouvons

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savoir quelles voyelles doivent conserver leur valeur métrique. En effet, les voyelles ne sont que des signes qui s'ajoutent au-dessus ou au-dessous des consonnes. Si l'on compare la langue parlée de nos jours avec la langue écrite, qui, elle, est restée classique, on s'aperçoit que le système consonantique n'a pratiquement pas varié ; par contre, la vocalisation a changé dans une grande mesure, les désinences casuelles ont totalement disparu et les désinences verbales sont passées de 13 à 8. Le poète qui écrit dans la langue parlée a donc une grande latitude pour jongler avec les voyelles: jeu dangereux qui peut mener à des ambiguïtés. Or, il est clair que nos poèmes utilisent la langue parlée, vu que la morphologie et la syntaxe n'y sont pas d'une pureté absolue. Le travail de dissection métrique est d'autant plus ardu que l'évolution phonétique de la langue parlée n'a été étudiée par personne et qu'il n'existe aucun dictionnaire de la langue parlée du moyen âge: d'ailleurs, on ne peut dire que la langue parlée ait suivi la même courbe d'un bout à l'autre du monde arabe. D'autre part, nos poèmes appartiennent à différentes époques, donc à différentes ères phonétiques, à en juger par les différences morphologiqueset syntaxiques, et cela limite les possibilités de tout travail comparatif, interne ou externe. Ajouter à cela que les poètes andalous pouvaient se permettre toutes sortes de licences : le même poète qui, ici, compte deux syllabes pour un mot en comptera trois ailleurs, ce qui peut se produire encore au sein du même poème, selon les besoins de la métrique.Par exemple, le poète peut librement dire kayfu (une longue et une brève) ou kîf (une longue: mot passé en français par l'arabe algérien), lahu (deux brèves) ou lu (une longue: à lui). Disons pour finir que, dans ces poèmes, on peut buter sur des mots qui n'appartiennent ni à la langue classique ni à la langue moderne. Autant d'aléas qui compliquent le déchiffrage métrique. Heureusement que la mélodie accompagnant le poème est là pour aider à retrouver la quantité rythmique voulue par le poète.

III. Originalité thématique

Les thèmes traditionnels, épiques, lyriques ou hagiographiques étaient toujours empreints de gravité. Ce qui caractérise nos poèmes c'est une sorte de désacralisation. De même qu'ils ont brisé les cadres rigides de la prosodie traditionnelle, de même ils ont rompu avec les thèmes savants et sempiternels portant sur l'amour platonique, l'honneur, le culte des héros et des saints. La poésie y perd en grandeur mais y gagne en ampleur:

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descendue de son piédestal, elle s'humanise d'autant plus qu'elle se contentede
la langue vernaculaire, le langage du peuple.

Voici en gros les thèmes communs qui se dégagent de ces poèmes:

1. Epicurisme

Constante course aux plaisirs, symbolisés par la femme et le vin. Banni par la religion, le vin devient une boisson divine aux multiples attributs : addâkî (le muscat), almadhabî (le doré), almucattar (l'aromatique), al- caqqâr (le médicinal), alqarqaf (l'hilarant), alqatîc (le désaltérant), assâqî (l'abreuvant), ma' addawâlî (l'eau des vignes), assarâb (la Boisson), en plus des noms courants alhamr, almudâm et, bien entendu, alka's (le verre). Ce n'est certes pas une nouveauté: en Orient, le Diwân d'Abû Nuwâs (7477-813?) et les Rubaycât de comâr Hayyâm (1050-1123) avaient aussi célébré l'amour et le vin, mais c'était, pourrait-on dire, accidentel. Nos poèmes viennent sans aucun doute de différents auteurs et appartiennent à différentes époques et pourtant le thème femme-vin y revient de façon systématique. Ce qui est remarquable c'est que les épithètes ou les substantifs, pour désigner la Belle, sont toujours du masculin. Serait-ce par pudeur? Aujourd'hui encore, un verbe à la 3ème personne du pluriel et sans sujet indique une action effectuée par l'épouse; pour dire ma femme, le Bédouin dira «ma tente» et le citadin «ma maison». Ou serait-ce plutôt pour déjouer les rigueurs de l'lslam? Le fait est que l'amante rêvée ou réelle s'appelle: almalîh (le bon), alhabîb (l'ami), addarîf (le gracieux), alcarûs (le jeune marié), alqamar (la lune), alhilâl (le croissant), algazal (la gazelle mâle), alhamâm (le ramier).

Le carpe diem revient comme un leitmotiv. En voici quelques exemples: tout amant doit vivre avec celle qu'il aime, au son de la musique - la vie n'est qu'une consolation, bois, la tête haute, et aime - ce qui doit être demain, pourquoi pas aujourd'hui (allusion au paradis) - profite, ma belle, de chaque heure qui passe (déjà Ronsard?) - fais ce que tu veux, ce que tu désires (déjà Rabelais?) -jouis de l'heure qui passe, la vie n'est qu'une plaisanterie (la maya héritée de l'hindouisme?) - chasse tes soucis ce soir, tu ne sais ce que te réserve demain6.



6: Cf. ce villancico du XVème siècle: Hoy comamos y bebamos Y cantemos y holguemos Que manana ayunaremos (cit. Walter Starkie, I, 74) ou ce cancionero de Juan del Encina, archidiacre de Malaga (XVème s.) Fuyons les soucis de toutes nos forces. Courons après les plaisirs; Les ennuis rejoignent à grands pas Ceux qui ne leur font pas la chasse (ibid., 72) Citons encore le slogan de l'archiprêtre de Hita, Juan Ruiz, auteur du Libro de Buen Amor (1330), qui, malgré tout, renferme quelques cantares cazzuros du loco amor: «Cueillez les boutons de rosé pendant qu'il en est temps ».

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2. Romantisme

- Le sentiment de la nature: jardins fleuris (banafsaj: violette, yasumîn: jasmin, susân: lis, nisrîn: rose blanche musquée, sûnbul: lavande, qarunful: giroflée, sindarûs: sandarague, hîlî: rue, jillanâr: grenadier en fleurs, lawz fâtah : amandier en fleurs) ; vents (rîh : vent ordinaire, nasîm : zéphir, çâba: vent d'est); saisons, en particulier le printemps; heures de la journée (aube, matin, lever du soleil, crépuscule, coucher du soleil, nuit, lune, étoiles).

- L'amour malheureux, car il peut l'être (l'océan de l'amour est sans bornes, qui s'y engage s'y perd -j'ai pleuré mais sans succès, j'ai exprimé mes regrets mais sans succès - laissez-moi verser des larmes de douleur ...).

- La fatalité (tel le chandelier qu'on allume, pendant qu'il éclaire les
autres, il se consume, laisse-le aimer, tel est le sort des amants ...).

-La fuite du temps (les jours de la vie sont comptés ... voir aussi,
ci-dessus, «épicurisme»).

- Dieu, car, malgré tout, II n'est pas absent dans tout cela (le pardon vient de toi, mon Dieu - j'ai patienté, la patience est toujours rentable, Dieu étant toujours présent - Dieu est miséricordieux, II pardonne tous les péchés ... )II faut considérer que, pour ces poètes, Dieu n'est qu'un accessoire utile, auquel on se réfère lorsque tout va mal, alors que, pour les poètes traditionnels, II est central et II emplit les hymnes.

Un thème qui revient souvent est celui du râqîb ou cadûl (censeur, peut-être même voyeur). Est-ce le symbole des rigueurs islamiques, ou tout au moins de la morale de l'époque ? Est-ce plutôt un véritable représentant de la loi, chargé de dépister les orgies et les liaisons dangereuses



6: Cf. ce villancico du XVème siècle: Hoy comamos y bebamos Y cantemos y holguemos Que manana ayunaremos (cit. Walter Starkie, I, 74) ou ce cancionero de Juan del Encina, archidiacre de Malaga (XVème s.) Fuyons les soucis de toutes nos forces. Courons après les plaisirs; Les ennuis rejoignent à grands pas Ceux qui ne leur font pas la chasse (ibid., 72) Citons encore le slogan de l'archiprêtre de Hita, Juan Ruiz, auteur du Libro de Buen Amor (1330), qui, malgré tout, renferme quelques cantares cazzuros du loco amor: «Cueillez les boutons de rosé pendant qu'il en est temps ».

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3. Nostalgie

On peut, dans l'ensemble, considérer que les poèmes qui traduisent un certain épicurisme proviendraient d'Espagne et émaneraient de l'époque, mieux des époques, où, le pouvoir arabe bien établi, on osait s'adonner aux plaisirs de la vie. Car, nous disposons, dans le lot, de poèmes qui expriment plutôt les regrets du passé, la nostalgie d'un paradis perdu, et dans lesquels des villes espagnoles sont citées. Ceux-ci, osons-nous supputer, seraient composés, certes par des Andalous, mais au Maghreb, sans doute immédiatement après l'immigration (on peut s'en rendre compte aussi à travers la langue, qui est moins riche et qui a subi de nouvelles transformations phonétiques, probablement sous l'influence de la langue locale). Voici quelques exemples:

nos jours reviendraient-ils? - mon cœur tel un pigeon a pris son envol pour Algésiras - les Andalous comprennent le langage des signes / ne connaissent l'amour que les poètes - comme je regrette le passé, époque à jamais révolue, heures de délices / et nos soirées, les demeures andalouses que nous avons quittées, comment les oublier - notre nostalgie du pays andalou / mon cœur est de plus en plus errant, ma douleur de plus en plus grande / mes larmes ne cessent de couler sur mes joues / mon être se consume ... je viens de Malaga, avec mon seul corps, mon âme est restée à Grenade / que faire ô mon Dieu.

Voici un muwassah dont la première strophe mérite d'être entièrement
traduite:

Grenade ami est belle et gaie ~ elle n'a pas sa pareille

Dieu a rehaussé sa dignité et son rang -H cité couronnée de gloire

Qui aperçoit un cil de son inviolabilité ~ remplit mon cœur de bonheur

Mon aimée est loin :¦ je ne puis revoir son visage

Vêtue de brocard -i- jeune mariée sur le piédestai sacré

(la ville est comparée à la femme, être sacré et inviolable, dont on rêve
de voir au moins les cils: on peut supposer que la femme hispano-arabe
au XVème siècle est encore voilée).

Il arrive que le poème renferme des allusions plus nettes encore, prouvant
qu'il est né au Maghreb: un soir je longeais l'oued Fès - marche
fièrement le long de l'oued Fès - sur Tunis soufflent les vents d'Alexandrie.

En dehors de quelques rares poèmes qui semblent avoir vu le jour au Maghreb, les autres sont bien originaires d'Espagne. Contrairement à la poésie orientale ou maghrébine, qui ne s'exprime que dans la langue ancienne (ou classique, ou littéraire), la nôtre exploite la langue populaire,qui

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laire,quia ses propres lois phonétiques et sa propre syntaxe. De plus, muwassah et zajal sont des genres tout à fait nouveaux, à la structure spécifique et à la métrique particulière. Enfin, les thèmes eux-mêmes, lorsqu'ils ne sont pas tout à faits originaux, sont tout au moins empreints d'un cachet, d'un ton, d'un parfum qui nous éloignent de la poésie traditionnelle.

Point n'est besoin de souligner l'importance de ces poèmes sur les plans historique, littéraire, linguistique, ethnologique et sociologique. C'est pourquoi nous avions lancé un cri d'alarme7 dès le lendemain de l'indépendance de l'Algérie, et proposé un plan de sauvetage et de sauvegarde: c'est que les facteurs psychologiques ou autres qui avaient permis la conservation jalouse de ce patrimoine s'effritent de plus en plus. Cette poésie chantée, sous l'occupation turque puis française (1521-1962), servait de trait d'union entre les Maghrébins et de lien avec le passé, comme un gage de la pérennité d'une personnalité inaliénable: sa fonction sociale et politique, qui en a permis la transmission miraculeuse, n'a plus sa raison d'être maintenant que le Maghreb est indépendant et que, par suite de la forte empreinte française et des impératifs économiques, il s'oriente vers l'Europe. Les nouvelles générations, dont l'engouement porte surtout sur la musique populaire et sur les musiques étrangères, en particulier égyptienne, française, voire américaine, se désintéressent totalement de cet art moribond. Par ailleurs, leur situation devenant de plus en plus précaire, les artistes qui vivent de cet art deviennent de plus en plus rares. La moitié des twasyat (préludes sans paroles) a déjà disparu: les partitions musicales n'étant pas fixées sémiotiquement et n'étant pas, contrairement aux pièces chantées, soutenues par des textes, devaient disparaître en premier. Même les pièces chantées, sous l'érosion du temps, partent en poussière: il me semble qu'un recensement même systématique n'exhumerait pas toutes les mille pièces algériennes, signalées par Yafil en 1904, dans ses «Chansons arabes».

Tous les poèmes par nous recueillis sont apocryphes: l'un d'eux dévoilele nom de son auteur («Ibn cantar oui je suis»). D'Erlanger en a repéré un à Tunis qui appartient au grand poète israélite de Séville Ibrâhîm Ibn Sahl (1208-1251). Naturellement, une confrontation de ce patrimoine maghrébin avec les manuscrits restés en Espagne ou ailleurs pourrait nous aider à les identifier. Mais ce n'est pas là le plus important. En effet, une étude approfondie des muwassahat et des azjài nord-africainspourrait



7: in Révolution Africaine, Alger, Nu 122 mai 1905 et N'- 123 juin 1965.

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cainspourraitapporter une contribution non négligeable aux travaux de Julián Ribera y Tarroga, qui affirme dans ses Discursos ¡eidos ante la Real Academia Española (1912, p. 50): «La clef mystérieuse qui explique le mécanisme des formes poétiques des divers systèmes lyriques du monde civilisé au moyen âge est la poésie lyrique andalouse à laquelle appartient le recueil (Cancionero) de Ibn Quzmân» (cité par d'Erlanger, VI, p. 638). De son côté, Angel Gonzalez Palencia souligne les nombreuses analogies entre le zajal et les cantigas espagnoles, les poèmes provençaux, les balladeset rondets français, les contrastos, laudes, ballatas et cantos carnavalescositaliens, les chants populaires d'lrlande et d'Ecosse. Ces thèses ne sont pas unanimement admises ; c'est pourquoi le répertoire maghrébin pourrait être d'une certaine aide, d'autant plus qu'il consiste surtout en muwassahat et que, jusqu'ici, ce sont surtout les azjâl qui ont guidé les comparatistes. Il est regrettable que trop peu de romanistes s'intéressent à la langue arabe, car l'étude linguistique de la poésie andalouse peut apporter des éléments non négligeables à qui veut suivre de près les emprunts faits par les langues romanes au moyen âge; de même, une étude littéraire plus poussée de ces textes pourrait jeter une nouvelle lumière sur les genres poétiques et les thèmes de la littérature européenne du moyen âge. En outre, les techniques modernes d'approches ethnologiques,si elles étaient appliquées à cette poésie, ne manqueraient pas de nous édifier sur la société hispano-arabe. De leur côté, les philologues arabes négligent sans doute le fait que cette poésie est la seule trace de la langue parlée au moyen âge et que, comme telle, elle représente un jalon capital dans l'histoire de la langue (philologues arabes et orientalistesne s'occupent généralement que de la langue littéraire, qui, elle, est pratiquement immuable et identique dans tout îe monde arabe).

Enfin, en passant, nous pouvons signaler aussi l'importance de la musique qui soutient cette poésie. Si elle était rationnellement solfiée et enregistrée, étant la seule trace de la musique arabe du moyen âge, elle serait une mine de renseignements pour les musicologues arabes et européens.En effet, elle est la seule musique arabe ancienne connue à ce jour et, comme telle, elle pourrait nous apporter des éléments nouveaux pour connaître, en plus, la musique orientale des premiers siècles. On sait, par ailleurs, qu'en dehors du plain-chant liturgique fixé par le système musical gréco-romain, grâce à saint Léandre, on n'est pas tellement au fait de la musique espagnole d'avant le Xlllème siècle: les chants profanesles plus anciens, à ce jour connus, sont les cantigas remontant à peine à Alphonse X, roi de Castille et de Léon. C'est par le biais de cette

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musique hispano-arabe, réfugiée au Maghrebß, qu'on pourrait se faire
une idée de la musique profane du moyen âge espagnol et, sans doute
aussi, du moyen âge européen en général.

Ghani M erad

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8: Quelques approches ont tout de même eu lieu déjà- par exemple, Gonzalo Menéndez Pidal, dans El Romancero Hispánico de son père R. Menéndez Pidal, a ajouté un chapitre sur les ballades musicales, dans lequel figurent des extraits puisés à Tétouan, Tanger, Bucarest, Sofia, Belgrade, Constantinople, Damas .. .

Bibliographie:

Bachir Hadj Ali : Quelques idées sur les caractéristiques, les sources, les tendances
actuelles et les perspectives de la musique algérienne, in La Nouvelle Critique,
N° 112, janvier 1960, pp. 109-132.

Ghani Merad: Aspects de la musique algérienne, in Entretiens, N° spéc, Paris,
février 1957, pp. 71-74.

Jules Rouanet: La musique arabe, dans Encyclopédie de la musique, Paris, Delàgrave,
1922, t.V, pp. 2676-2944, spéc. chap. La musique andalouse dans le
Maghreb, pp. 2813-2939.

Baron Rodolphe d'ERLANGER: La musique arabe, Paris, Paul Geuthner, t.VI, 1959 :
sur Le twasîh, pp. 160-68 et sur Le zajal, pp. 635-39.

Walter Stalkie: L'Espagne, Voyage musical dans le temps et dans l'espace t. I,
dans Histoire universelle de la musique, Paris-Genève, Edisli et René Kister, 1959.