Revue Romane, Bind 8 (1973) 1-2

Sur La Gloire de Mallarmé

Einar Tassing

Side 407

Le poème en prose La Gloire de Mallarmél repose sur la polarité authenticitéinauthenticité. Le premier terme se manifeste directement dans le texte (or ne faut-il pas qu'on en constate l'authenticité, 1. 34-35); le second, c'est-à-dire le négatif, se trouve de façon implicite dans toute la sphère lexicale comprenant des expressions telles que «Cent affiches» (1. 3), «un cri faussa ce nom» (1. 7), «ne divulgue pas du fait d'un aboi indifférent» (1. 10), «du million d'existences étageant leur vacuité en tant qu'une monotonie énorme de capitale» (1. 23-25) etc. . . .

Le sens présuppose la compréhension: il est donc déterminant de savoir quels sont les composants qui entrent dans la constitution du ou des sens. Tout le long de son essai, H. P. Lund est en quête du sens du poème. Mais un poème peut très bien avoir plusieurs sens, surtout si, comme La Gloire, il est échafaudé sur plusieurs plans et orienté dans plusieurs directions. Cependant, les différents sens possibles ne sont pas tous «justes» ni «bons». Il en est toujours un qui l'emporte.

H. P. Lund fait sa profession de foi à la page 255 : « Mais avancer une analyse,



1: Voir Hans Peter Lund: «une trahison delà lettre. Essai sur La Gloire de Mallarmé» {Revue Romane, tome VII, 2, 1972, pp. 254-280).

Side 408

c'est se masquer, tant qu'on ne s'explique pas sur ce que l'analyse veut dire», sousentenduquelle qu'en soit l'issue. Un peu plus loin (p. 255), il nous offre cette explicationénigmatique: «Ce sens, situé ni dans le texte, ni derrière ou avant lui, ni même dans notre réflexion sur lui, est entièrement dans le rapport qu'installe le texte entre lui-même et le monde. Il est, littéralement, du texte, et du texte par rapport au monde» (c'est l'auteur lui-même qui souligne). Si le sens ne doit pas être cherché dans le texte (ou à l'aide de matériaux puisés dans d'autres textes de Mallarmé), je me demande où il faudrait aller le pêcher. Qu'entend-on ici par «le monde»? S'agit-il du monde physique ou social? A moins qu'il ne s'agisse du monde intérieur du poète? Pourtant, bien plus bas, on lit dans l'article (p. 267): «Nous nous rapprochons,là, apparemment, du sens dans le texte. Le problème du sens, ainsi envisagé, est devenu un problème de langage, situé, plus spécialement, au niveau syntagmatique».

A force de traquer le sens du poème, H. P. Lund finit par en être hanté. Je retiendrais, par exemple, cette phrase de la page 279, où il est dit que «le sens est extériorisé pour prouver l'authenticité du je». Mais c'est qu'un sens ne peut être extériorisé. Par contre, il peut y avoir un sens dans ce qu'on extériorise. A la page 278, on se heurte encore à quelque chose de discutable: l'opposition «sens de l'hommesens de la nature». La nature n'a pas d'autre sens que celui que lui confère le moi poétique de Mallarmé. Car ce «moi» est la fixation de la vision intérieure, le propre et le primaire. Ce n'est que dans la solitude («seul», 1. 40) que l'impact poétique devient réalité. Nous touchons là un point crucial de l'essai: quelle conclusion H. P. Lund peut-il tirer de ses nombreuses et subtiles analyses du détail?

Avant d'en venir à cette conclusion, je voudrais d'abord dire deux mots sur la méthode employée par l'auteur de l'article: le but recherché, à savoir que La Gloire doit servir d'introduction à l'esthétique de Mallarmé (sujet passionnant, qui, jusqu'ici, n'a jamais été traité comme un tout), s'évapore en cours de route, tout simplement noyé dans des spéculations théoriques et de nombreuses citations tirées de Deleuze et Greimas (le sens), de Ricœur (l'herméneutique), de Julia Kristeva (la signifiance) et de Benveniste (les pronoms).

Appliquée à un poème aussi spécifique et aussi hermétique que La Gloire, je doute que la méthode linguistique de H. P. Lund soit suffisante. Un chercheur tel que Nicolas PvUwet, qui a précisément fait une étude approfondie sur ies rapports entre la linguistique et la poésie, doit à son grand dam reconnaître que «le statut de la linguistique, par rapport à la poétique, et aux études littéraires en général, ne peut être que celui d'une discipline auxiliaire, dont le rôie est assez analogue à celui que joue la phonétique par rapport à la linguistique elle-même. Autrement dit, la linguistique peut apporter à la poétique un certain nombre de matériaux, mais elle est incapable, à elle seule, de déterminer dans quelle mesure ces matériaux sont pertinents du point de vue poétique ou esthétique» {Langage, musique, poésie, p. 211, dans Limites de Vanalyse linguistique en poétique). Ces problèmes ont été aussi abordés par Knud Togeby dans Littérature et linguistique (Papers dedicated to F. Billeskov Jansen, Orbis Litterarum XXII, pp. 45-48) et Roman Jakobson dans Essais de linguistique générale (t. I, pp. 209-48).

H.P. Lund élucide avec brio les rapports sémantiques de La Gloire, mais sa méthodelinguistique,
appliquée pas à pas à chaque phrase, à chaque alinéa, lui fait cependantnégliger
un point essentiel. En effet, il ne consacre pas un seul mot à cette phrase,

Side 409

pourtant capitale pour la compréhension du poème et pour l'extraction du sens qu'il recèle: «voici, sans attenter à ton intégrité, tiens, une monnaie» (1. 20). Tant dans le sens propre que symbolique, cette phrase constitue bien l'axe de symétrie ou le point de virement du poème: Mallarmé l'a placée exactement au milieu de son texte, c'est-à-dire àla ligne 20 (dans Revue Romane, V11,2 pp. 254-55).

Le moi poétique de Mallarmé exécute en ce point-là un tour magique, une sorte de conversion. Il trouve dans sa poche une pièce de monnaie, exactement au milieu du poème, à l'endroit même où les billets doivent être remis, à la sortie de la gare de Fontainebleau. A travers cette pièce de monnaie, le poème se joue bien maintenant sur un double registre, mais pas celui de H. P. Lund, à savoir concret-abstrait («billet» et «monnaie» sont en effet concrets tous les deux). Le moi poétique remet (naturellement) le billet acheté à Paris, mais garde sa pièce, qui, elle, est «sacrée». Elle lui donnera accès à «l'universel sacre de l'intrus royal qui n'aura eu qu'à venir» (1. 36-37): c'est qu'il préfère l'authentique à l'objet usuel «billet», chose éphémère et, partant, inauthentique.

Si H. P. Lund s'était référé à d'autres écrits de Mallarmé pour éclairer La Gloire, il aurait trouvé entre autres, dans les très importantes Variations sur un sujet (Œuvres complètes, p. 399), le passage suivant, qui met en lumière et confirme le côté symboliste de notre poème : «... en raison du défaut de la monnaie à briller abstraitement, le don se produit, chez l'écrivain, d'amonceler la clarté radieuse avec des mots qu'il profère comme ceux de Vérité et de Beauté» (la mise en relief est de nous). C'est dans les mêmes Variations qu'on trouve des remarques sur le mot «sacre»: «La poésie, sacre qui essaie, en de chastes crises isolément (cf. «seul»), pendant l'autre gestation en train» (0.C., p. 372); sur le mot «sens»: «Le sens enseveli se meut et dispose, en chœur, des feuillets» (ibid., p. 372); citons encore ce passage où Mallarmé donne des variantes aux termes figurant dans Lu Gloire: «Neutre, le nôtre (il s'agit du «maintien secret»), qui, l'oubli de débouchés, quels qu'ils soient, frelatés et criards, se mène à l'ombre de fcuilinges étendant une forêt, ou sur l'asphalte indifférent pourvu qu'on porte la solitude» (ibid., p. 408)- Variations sur un sujet ne fut écrit qu'en 1895, alors que La gloire date de 1886, mais le lien entre les deux œuvres est assez net.

«Pourvu qu'on porte la solitude», est-il dit dans ce texte, et «un maintien secret », deux points propres à éclairer le côté sibyllin de Mallarmé et cette phrase de La Gloire: «qui porte aussi un lot d'une splendeur secrète» (1. 31-32). Ces citations, ou certaines d'entre elles, ressortissent à ce que H. P. Lund appelle «réticence», terme qu'il oppose à «manifestation», bien que l'un et l'autre représentent les deux faces d'une seule et même chose: la «réticence» renvoie à une couche de la conscience plus latente, moins manifeste, mais non sans rapport avec «la manifestation».

H. P. Lund, dans les dernières lignes de son article (p. 279), nous donne la conclusionqu'il tire de son analyse: «Plus que d'un poème sur la gloire il s'agit peut-être (c'est nous qui soulignons) d'un poème sur la solitude. Mais c'est déjà la signification du dernier mot du poème»; mais il ne nous dit pas ce que signifient «seul» et «solitude» dans la bouche de Mallarmé. Néanmoins, si l'on se réfère à la citation qui finit par «pourvu qu'on porte la solitude » (v. supra et O. C, p. 408) et qu'on lise l'œuvre de Mallarmé intitulée Solitude (O. C, p. 405-09), on découvre que la solitude est la condition nécessaire pour que le poète atteigne à la souveraineté, auguste et solitaire dans sa chambre noire. «Seul» n'est pas chargé de négativité: loin d'être

Side 410

un regret, c'est une nécessité, Tunique point de départ absolu, chez des poètes comme Mallarmé (Rilke et René Char), pour se soumettre au joug poétique. La solitude, dans ce sens, est ce qui conditionne la route vers «la gloire», c'est-à-dire un état fructueux et créateur qui donne accès au château royal que symbolise Fontainebleau2^.

COPENHAGUE



2: L'original de La Gloire parut en 1886 dans Les hommes d'aujourd'hui, ouvrage que je n'ai pu consulter. Par rapport à l'édition de la Pléiade, à laquelle se réfère H. P. Lund, on trouve quatre points de divergence dans Vers et prose (1893). points que Mallarmé, qui vivait encore (il est mort en 1898), a ou bien acceptés ou bien négligés. Il s'agit de: 1): la Nature (1. 17) 2): exceptionnel! (1. 24) 3): l'asphalte s'étaler net/e de pas (1. 23). Comme Littré n'attribue que le masculin à ce substantif, l'erreur dans l'adjectif est évidente. D'ailleurs, l'orthographe exacte réapparaît en 1897, dans Divagations, recueil qui a repris La Gloire. 4): se réduisît à des proportions ... (1. 38). Ces quatre points de divergence ne figurent pas dans l'édition de 1897, la version définitive, qui est aussi celle de la Pléiade.

3: traduit du danois par Ghani Merad.