Revue Romane, Bind 8 (1973) 1-2

La vue du voyeur Alain Robbe-Grillet: Le Voyeur

PAR

NILS SOELBERG

On sait que ce titre obscur du deuxième roman de Robbe-Grillet a invité nombre de critiques à commencer leurs analyses par une identification: Qui est le voyeur du roman? Question bien fondée, semble-t-il, puisque le mot de «voyeur» ne figure que sur la couverture du livre alors que les personnages «voyants» sont relativement nombreux. Rien que les divergences d'interprétation laissent entendre que l'on éprouve une certaine réticence à appliquer cette dénomination au héros, appelé tantôt Mathias, tantôt le voyageur.

Si nous avons choisi ce débat comme point de départ, c'est que le titre, par son ambiguïté même, nous renvoie à l'univers du roman. Aucun personnage ne correspond entièrement à un sens préalable du mot, et beaucoup trop y correspondent en partie. Il faudra donc renoncer à une signification antérieure au roman pour adopter le procédé contraire: chercher le sens du titre dans le texte, identifier le voyeur en déterminant le caractère particulier du monde vu. - Or, cette nouvelle identification ne sera guère moins problématique parce qu'elle s'appuie sur une base des plus fragiles. La création du monde vu comporte, dans sa progression, sa propre contestation en tant qu'elle coupe ses liens avec une réalité préalable. Partant de cette dissolution, nous nous proposerons d'en dégager la constitution d'un univers romanesque qui renonce à toute référence extérieure, mais qui s'identifie par rapport à sa propre image, projetée, en abyme, au fond de lui-même.

I. Le problème du titre

Rappelons rapidement les solutions proposées jusqu'ici :

Pour Bruce Morrissette qui s'en tient au sens psycho-pathologique du mot,
Mathias (l'assassin) est l'objet du voyeur. Le voyeur, c'est celui qui a assisté au
crime, c'est donc Julien Marekl.

Pour Lucien Goldmann, il faut insister sur l'attitude passive du voyeur. Celui-ci.



1: Bruce Morrissette: «Les Romans de Robbe-Grillet», Editions de Minuit, ¡963. Nouvelle édition augmentée, 1971, pp. 103-04.

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ce n'est donc pas Mathias, mais tous les habitants de l'île qui laissent repartir le malfaiteur (1964). Poursuivant dans ce sens, Goldmann modifie son interprétation en affirmant que Mathias, suivant l'exemple des insulaires, adopte une attitude passive et indifférente devant son crime. Le roman serait donc la création d'un voyeur (1965)2.

Pour Olga Bernai, le voyeur est un type d'homme dont l'activité consiste à voir.
Si tous les insulaires, et notamment Julien, sont des voyeurs, Mathias, au début
du roman, l'est moins que les autres3.

Pour Jean Ricardou, enfin, le titre n'est rien d'autre que la manifestation, au niveau de l'écriture, du creux même du roman. Il s'agit d'un voyageur; on voyage pour voir, voyeur se substitue donc aisément à voyageur. Du coup, le creux au cœur du roman se trouve écrit comme un creux au cœur du titre4.

Discutons d'abord ces propositions. L'argument de Morrissette nous paraît très discutable à plusieurs points de vue. Comme l'a souligné Goldmanns, Julien est un personnage trop en marge pour être le voyeur du roman. Or, ce n'est pas là un argument décisif. Ce qui nous oblige à rejeter cette identification, c'est que l'importance de Julien pour le roman se trouve inversement proportionnelle à son rôle de voyeur. Julien nous intéresse dans la mesure où il pourrait se faire témoin, mais dès que son rôle de simple voyeur s'impose, le roman ne s'occupe plus de lui. Julien est voyeur, certes, mais il n'est pas le voyeur.

La suggestion de Ricardou nous paraît valable et intéressante, mais,
de notre point de vue, elle ne fait que rejoindre entièrement l'explication
d'Olga Bernai : voyeur = homme qui voit6.

11 nous reste donc deux propositions à retenir, avec certaines réserves de part et d'autre. Quant aux propos de Goldmann, ils se laissent difficilement examiner en dehors d'un contexte qui situe «Le Voyeur» en exemple éminent d'une structure romanesque reflétant une structure économique donnée. Dans l'histoire des structures économiques, Goldmann caractérise ainsi les deux dernières étapes: premièrement:



2: Lucien Goidmann: «Pour une sociologie du roman», Gallimard 1964. Collection Idées, 1965, pp. 312-14 + note.

3: Olga Bernai: «A. Robbe-Grillet: le roman de l'absence», Gallimard 1964, pp. 136-43; 194.

4: Jean Ricardou: «Problèmes du Nouveau Roman», Editions du Seuil 1967, pp. 40-41.

5: op. cit. p. 309.

6: Notons, en passant, que Ricardou fait allusion au «Voyageur» comme le premier titre du roman, phénomène mentionné explicitement par Morrissette (op. cit. p. 104, note 4). Ce renvoi au brouillon de l'auteur nous semble peu justifié; le mot de «voyageur», figurant dans le texte comme variante de «Mathias», favorise amplement la transposition proposée.

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«Le développement, à la fin du XIXe siècle et surtout au début du XXe, des trusts, des monopoles et du capital financier. (...) La conséquence de ce passage (...) a été, en premier lieu, du point de vue qui nous occupe, la SUPPRESSION DE TOUTE IMPORTANCE ESSENTIELLE DE L'INDIVIDU ET DE LA VIE INDIVIDUELLE A L'INTERIEUR DES STRUCTURES ET, A PARTIR DE LA, DANS L'ENSEMBLE DE LA VIE SOCIALE.»"?

- Deuxièmement :

«Le développement, au cours des années qui ont précédé la deuxième guerre mondiale et surtout depuis la fin de celle-ci, d'une intervention étatique dans l'économie, et la création, grâce à cette intervention, de mécanismes d'auto-régulation ... »8.

La vie économique serait donc déterminée par des mécanismes rigoureux, excluant à l'avance toute initiative individuelle, ce qui se manifesterait, dans la vie sociale, par la passivité et l'indifférence totales de la part de l'individu. Cette époque ...

«... qui commence seulement à trouver son expression littéraire et dont Robbe-Grillet est un des représentants les plus authentiques et les plus brillants, (est) précisément celle que marque l'apparition d'un univers autonome d'objets, ayant sa propre structure et ses propres lois, et à travers lequel seul peut encore s'exprimer dans une certaine mesure la réalité humaine. »9

Cette homologie entre la structure économique et la structure romanesquedans l'œuvre de Robbe-Grillet nous paraît incontestable et s'applique parfaitement à une analyse détaillée du «Voyeur» - à conditiondevner ie piège dénoncé pai Guldniaiiii daiit. la préface de son ouvrage. Il s'agit de dégager la relation entre la forme romanesque et la structure du milieu social, et non pas de retrouver certains éléments sociaux dans le contenu du roman*o. Or, dans son analyse du «Voyeur», Goldmann paraît bien donner dans ce piège même. Ayant démontré que



7: Les mots en petites capitales sont soulignés par l'auteur; les mots en italiques le sont par nous.

8: L. Goldmann: op. cit. p. 290.

9: ibid. p. 298.

10: ibid. pp. 33-35: «Au fond, le roman étant, pendant toute la première partie de son histoire, une biographie et une chronique sociale, on a toujours pu montrer que la chronique sociale reflétait plus ou moins la société de l'époque, constatation pour laquelle il n'est vraiment pas besoin d'être sociologue (...). Or, le tout premier problème qu'aurait dû aborder une sociologie du roman est celui de la relation entre la forme ROMANBSQUb elle-même et la SIRUCI URh du milieu social à l'intérieur duquel elle s'est développée, c'est-à-dire du roman comme genre littéraire et de la société individualiste moderne. »

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la passivité des insulaires permet à un malfaiteur de repartir sain et sauf,
il se voit obligé, devant une objection fictive, de préciser qu'en réalité,
bien sûr, un assassin ne s'en tire pas aussi facilement, mais ...

«. . . le problème, cependant, se pose à un niveau beaucoup plus radical. Il y a d'innombrables crimes contre l'humain qui font partie de l'ordre social lui-même, qui sont admis ou tolérés par la loi de la société et par la structure psychique de ses membres.»ll

On le voit, cette interprétation ne tient aucun compte de la structure de l'œuvre, mais se base uniquement sur un résumé d'action qui attribue une existence indiscutable à un assassinat dont Vabsence constitue l'aspect primordial du roman. A ce même titre, l'identification du voyeur nous paraît insuffisante ; il faudrait arriver à un voyeur qui se distingue comme tel par rapport à l'ensemble du roman, ainsi qu'il faudrait démontrer que tout l'univers du «Voyeur» - et non seulement un fait divers - se fait envahir par une structure sociale qui oppose radicalement l'être humain à un monde autonome.

La proposition d'Olga Bernai est, à notre avis, la plus convaincante parce qu'elle tient rigoureusement compte de l'univers visuel du roman et qu'elle tend, par là, à ramener le mot de «voyeur» à son sens «brut»: homme qui voit. Notons que ce sens va sans exclure le sens psychopathologique qui se trouve partiellement justifié par certaines visions sadiques. Le voyeur voit donc, entre autres, des images érotico-sadiques. Or, on s'en souvient, Olga Bernai considère Mathias comme moins voyeur que les autres. Ce n'est pas là, à notre avis, une question de plus ou de moins, mais d'une différence essentielle.

Pour l'instant, nous en sommes donc à l'homme qui voit - ce qui soulève d'emblée une nouvelle question: quel est l'objet de son regard? Les faits caractéristiques de cet univers visuel pourront peut-être nous montrer comment la réalité sociale se fait transposer au niveau de la structure romanesque, ainsi qu'ils nous permettront de modifier la définition du mot de «voyeur».

II. Le Voyeur et le vu

Si nous bornons pour l'instant notre analyse aux objets, au sens le plus
large du terme, qui constituent le champ d'observation de Mathias, sans
prendre en considération leur importance éventuelle dans le récit, deux



11: ibid. p. 315.

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faits attirent particulièrement l'attention: la hantise des objets dédoublés
et le caractère incertain que la description même semble imposer à son
objet.

1. Les objets dédoublés

Même à une lecture superficielle, on n'est pas sans remarquer ce phénomène étrange: la très grande majorité des choses observées finissent par se constituer en paires, chaque objet renvoyant à un double semblable, sinon tout à fait identique. Ce jeu de renvoi mutuel peut revêtir des formes différentes sans pour autant altérer le processus d'identification qu'il semble incarner.

La manifestation la plus simple de ce dédoublement se trouve au niveau des objets et de leurs reflets ou bien de leurs ombres projetées. La description initiale du port, insistant longuement sur les alternances d'ombre et de lumière, ne manque pas de préciser l'attrait des contrastes obtenus: ce qui «attire les regards», c'est un rectangle incliné et vu de biais; «coupé en diagonale par l'ombre de la paroi qu'il longe, il présente de façon satisfaisante pour l'œil un triangle sombre et un triangle clair.» (13). Sur la place du bourg, la statue projette une ombre qui prend un aspect plutôt réel (44). L'ombre d'un poteau télégraphique barre la poussière blanche d'une route, divisant celle-ci en zone occupée et zone libre; le corps d'une petite grenouille écrasée projette som ombre sur la route et semble encore se refléter dans les contours d'un nuage (91), et ainsi de suite.

Or, cette observation ne se borne pas à la simple constatation ; chaque fois qu'un objet unique se présente, le regard part à la recherche du double. Théoriquement, on devrait voir dans l'eau l'image renversée du port (13); si l'ombre du poteau télégraphique fait un contraste marqué avec la poussière blanche, les fils électriques ne laissent pourtant pas d'ombre (92); lorsque, sur la digue du port, une flaque d'eau s'obscurcit soudain, Mathias cherche des yeux la mouette qui aurait projeté cette ombre, mais sans la trouver (16-17), etc., etc. Il semble donc bien qu'aucun élément de cet univers visuel ne se suffise à lui-même et que le seul renvoi à un double puisse témoigner, de façon satisfaisante, de son existence. Que l'ombre-reflet ait besoin de renvoyer à un objet réel n'a rien de surprenant - umbre de quoi? maio le texte n'est guère dispose à maintenir cette distinction réalité-reflet. Au fur et à mesure que les image4; dédoublées se multiplient, c'est la dépendance mutuelle qui s'impose,plutôt

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pose,plutôtqu'un ordre hiérarchique. - Voyons, par exemple, l'ombre
de la statue :

«(Mathias) vit surgir à ses pieds (...) l'ombre de la paysanne de pierre. Elle était déformée par la projection, méconnaissable, mais bien marquée: très foncée par rapport au reste de la surface poussiéreuse et si nette de contours qu'il éprouva la sensation de buter contre un corps solide. Il fit un mouvement instinctif pour éviter l'obstacle. » (44)

L'ombre paraît donc pour le moins aussi réelle que n'importe quel autre objet. Si elle n'est, en fin de compte, qu'une ombre, c'est qu'il y a la statue. - De même, un trait rectiligne barrant la route paraît un obstacle réel - «il s'avançait en travers du passage sans fermer complètement celui-ci» (91) - jusqu'à ce que son pendant réel, le poteau télégraphique, fasse son entrée dans le champ d'observation. - Le corps de la grenouille, écrasé à tel point qu'il prend l'aspect d'une ombre, finit par se ranger du côté réel par rapport à son ombre véritable (91), et ainsi de suite.

Dans l'espace-temps, le jeu du dédoublement se manifeste dans la correspondance entre la forme pleine, opaque, et son double vide, transparent. Au café des Roches Noires, la patronne vient de laver trois verres, puis de les poser sur l'égouttoir ...

«. . . les trois (verres) identiques se trouvèrent ainsi alignés à nouveau - comme ils l'avaient été précédemment sur le dessus du bar - mais à un niveau sensiblement inférieur cette fois (...) vides (c'est-à-dire transparents et incolores au lieu d'être rendus opaques par le liquide brun qui les emplissait de façon si parfaite) et renversés. » (120)

- de même, lors du déjeuner chez Robin:

«Une bouteille vide se dressait à côté d'une autre inentamée (bien que privée de son bouchon), un des crabes était éparpillé en innombrables miettes de coquille, à peine identifiables, tandis que l'autre, intact, reposait comme au début sur son dos épineux ...» (144)

- dédoublement aussi bien dans le temps que dans l'espace puisque la
bouteille (ou les verres, ou le crabe) vidée annonce l'avenir de son double
tout en y reflétant son propre passé.

Or, le dédoublement le plus intrigant du roman se trouve sans doute au niveau des constellations symétriques, soit qu'il semble une pure coïncidence: deux écumoires identiques, l'une dans une vitrine de quincaillerie,l'autre, en face, dans la vase au pied du quai (53-54) - soit qu'il prenne l'aspect manifeste d'une dépendance réciproque. En effet,

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une des premières images du roman constitue une symétrie dont la
rigueur évoque le miroir:

«Tous les passagers se taisaient, immobiles, serrés les uns contre les autres à l'entrée de la coursive déjà bondée, par où la sortie allait s'effectuer. (.. .) Tous avaient la figure tournée vers la gauche et les yeux fixés sur le haut de la jetée, où une vingtaine de personnes se trouvaient rassemblés en un groupe compact, également silencieux et figé, cherchant un visage à reconnaître parmi la foule du petit vapeur.» (11)

II va de soi que chacun des deux groupes témoigne de l'existence de l'autre et qu'il tire de son double sa seule justification et sa seule raison d'être. Le renvoi mutuel est intense à tel point que toute identification repose nécessairement sur l'identification du double: les accueillants se distinguent comme tels parce que les autres sont voyageurs et vice versa. Il semble donc bien que le dédoublement ait pour fonction de créer la justification unique et suffisante pour les partenaires, un monde autarcique, en quelque sorte, qui rend tout autre identification totalement superflue.

Plus loin, une nouvelle création symétrique confirme bien cette hypothèse

(Mathias vient de proposer sa marchandise dans une boutique) ... « Une minute s'il vous plaît», dit la boutiquière avec un très engageant sourire Se retournant vers les rayons, elle se pencha (...) ouvrit un (tiroir) et de son air le plus victorieux exhiba un carton de dix bracelets-montres, absolument identique à celui qu'on lui présentait. (. . .) Mathias (...) ne trouva rien à dire. » (72)

Echec et mat ! Le dédoublement symétrique se rapproche bien de l'image réfléchie en ce sens qu'il constitue son propre terme au-delà duquel il n'y a plus rien. Tout se tient dans un équilibre fermé autour de sa propre perfection. Cette impression de terminus, ou d'impasse, se dégage avec plus de netteté de la constellation symétrique qui termine la deuxième partie du roman.

(Mathias a raté de justesse le départ du bateau)

«II regarda les dos à demi tournés des familles restées à terre, les figures de profil, les regards immobiles et parallèles - allant à la rencontre des regards identiques qui partaient du navire. (...) Il fit trois pas en avant, sans intention déterminée, vers le bas de la rampe, et cria: «Eh ho!»

Le marin n'entendit pas, à cause des machines. Sur la cale d'embarquement,
les voisins immédiats de Mathias se retournèrent vers lui - puis les
autres, de proche en proche.

Les gens du bateau, voyant le mouvement général des têtes, regardèrent

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aussi de ce côté - comme avec étonnement. Le matelot leva les yeux et
aperçut Mathias qui agita le bras dans sa direction en renouvelant son appel:
« Eh ho ! »

«Ohé!» répondit le marin, qui agita le bras en signe d'adieu.» (161-62)

Notons d'abord que la voix de Mathias ne peut lui attirer l'attention qu'en deçà du miroir. Les passagers du bateau ne font que reproduire fidèlement, bien qu'avec un léger décalage temporaire, le mouvement de leurs doubles. Ensuite, le contact établi finalement entre Mathias et le matelot reste d'ordre purement réfléchi: le matelot reproduit le geste de son double et lui renvoie son salut, également réfléchi: Eh ho - ohé! Symétrie parfaitement équilibrée, mais qui ne sert strictement à rien puisqu'elle est sa propre fin. Un vieux spectateur compatissant exprime bien l'ironie de ce contact qui n'est qu'une impasse: «Fallait appeler! Us seraient revenus. » (162)

Les objets dédoublés, quelle que soit leur fonction éventuelle dans le récit, tendent donc à créer un système de dépendance réciproque, chacun des doubles renvoyant à l'autre. La notion d'un objet réel a priori et de son reflet/ombre se fait substituer par une distinction purement relative: objet réel par rapport au reflet, reflet par rapport à l'objet réel. Le renvoi mutuel constitue en soi une raison d'être et une signification: l'objet explique et signifie son double.

- Ce qui revient à dire que le dédoublement constitue un monde rigoureusement clos qui se suffit à lui-même, puisque tout est là, et qui réduit toute influence extérieure à la simple observation. Un monde, donc, qui se refuse à toute autre correspondance que celle du même au même. Quels êtres humains pourraient peupler un univers pareil, sinon des voyeurs? Or, dans cette perspective-là s'impose d'emblée le contraste entre les insulaires et le voyageur. Tâchons de déterminer cette différence.

2. Le repère déroutant

Si Mathias se livre à une observation méticuleuse de tout ce qui l'entoure, il n'échappe pas lui-même aux regards des habitants de l'île, regards qui prennent rapidement l'aspect d'une obsession. En effet, dès l'arrivée du bateau, le voyageur se trouve dévisagé par une petite fille alors qu'il vient de ramasser la fameuse cordelette (10). Sa réaction n'a rien de surprenant: Qu'est-ce qu'elle veut? - Est-ce que la cordelette serait à elle? (29). Mais, apparemment, il n'en est rien. Le regard est là, tranquille,fixe,

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quille,fixe,mais sans aucune intention. Ce regard qui ne prétend à rien d'autre qu'à son être-là ne laisse pas d'intriguer Mathias tout au long du roman; quel que soit leur objet, les yeux se bornent à une constatation passive. Voyons d'abord un exemple où Mathias n'est pas directement visé:

La deuxième vente réussie dans l'île se déroule dans une atmosphère d'indifférence exaspérante ... «... le plus souvent les commentaires (des clients) se réduisaient à des notions scrupuleusement objectives: «Celle-ci est plus plate», «Cette autre a le verre bombé», «Le cadran de celle-ci est rectangulaire» . . . dont Vinutilitéévidente ne semblait pas les gêner.» (104)

En effet, un regard qui ne veut rien d'autre que ce genre de constatation est franchement inutile, mais tel est bien le seul mode d'observation parmi les insulairesl2, et le regard de Mathias occupera justement une place à part dans la mesure où il veut passer outre. Or, cette situation, et quelques autres, pour étrange qu'elle paraisse, est pourtant d'ordre secondaire pour le voyageur et ne saurait évoquer qu'un étonnement momentané. Il n'en va pas de même lorsqu'il se sent visé personnellement par ce regard énigmatique dont la petite fille nous a fourni le premier exemple. Partout dans l'île, il se fait dévisager par des yeux pareils, vides, fixes et grands ouverts. Par là s'opère un rapprochement décisif entre les yeux humains et les deux petits cercles accolés, en forme de huit, qui se dressent devant le voyageur de toute part: même insistance tranquille, même indifférence vide. Tant que la situation de Mathias ne présente pas de danger imminent, il réussit, non sans un certain malaise, à refouler l'inquiétude que lui inspire ce regard. C'est la rencontre avec Julien Marek sur la falaise du crime qui l'oblige à faire face au problème.

Comme l'a bien démontré Olga Bernail3, Mathias se donne toute la peine imaginable pour expliquer le regard étrange de Julien: simplicité d'esprit, léger strabisme, myopie excessive, un œil de verre ... « des yeux rigides et bizarres - comme inconscients ou même aveugles - ou comme idiots.» (210-15)

Certes, la mauvaise conscience de Mathias justifie dans une certaine



12: II est probable que les regards «normaux» ne font pas défaut dans l'île. Mais, n'attirant aucun commentaire dans le texte, ils se trouvent toujours à un niveau implicite (un regard non-commenté est sans doute normal). Au niveau explicite, relevé par la description, il n'y a que le regard fixe et vide.

13: op. cit. pp. 139-41.

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mesure ce flot d'explications contradictoires. Si Julien a «vu» (214), son regard revêt une importance vitale que Mathias ne saurait prendre à la légère. Or, ses efforts échouent à tour de rôle: aucune intention manifeste, aucun geste ultérieur ne permettent à Mathias d'expliquer ce regard. De ce fait se dégage la véritable portée de toute la scène: profitant d'une place privilégiée au centre d'un récit dont la tension atteint son paroxysme,le regard de Julien ne fait qu'exposer en agrandi le phénomène qui intrigue le voyageur depuis le début du roman. Le regard des insulaires - y compris celui de Julien - prend un aspect inquiétant (ou terrifiant, suivant la situation de Mathias) parce qu'il n'a rien d'un regard humain. D'abord, c'est un regard qui semble ne rien voir; bien des fois, le texte prend soin de noter l'absence d'un objet précis. Les yeux dirigés vers Mathias donnent plutôt l'impression d'embrasser un espace très large où le personnage revêtirait tout au plus l'aspect flou du premier plan. Ensuite, c'est un regard fixe dont l'insistance exige une explication puisqu'elle devrait annoncer une intention précise. Or, réunissant les deux contraires, insistance et indifférence, ce regard ne se confirme jamais par un geste ultérieur. Dépourvu d'intentions, sans exercer d'influence,sans dégager ni imposer de signification, c'est un regard-objet dont la seule essence est d'être là. Il n'y a donc pas de regard devant son objet; il y a deux objets qui se situent l'un par rapport à l'autre dans une cohérence sans issue.

La scène sur la falaise, présentant au niveau explicite ce que les passages antérieurs avaient laissé partiellement en marge, nous permet de modifier la conclusion tirée par Mathias. S'il est vrai que Julien avait «vu», le caractère de son regard en supprime toute conséquence: Julien avait seulement vu !

Or, cette affirmation, qui se trouve justifiée par la suite du roman, est inconcevable pour Mathias au point où le laisse la rencontre avec Julien, et pour cause! Dans son essence même, le regard de Mathias s'oppose de fond en comble à celui des habitantsl4.

En effet, l'activité spectatrice du voyageur ne saurait se borner à la



14: Un seul personnage semble faire exception à la règle: le buraliste qui loue la bicyclette au voyageur (47-50; 79-80). Tous les objets qu'il observe ont droit à une épithète personnelle: belle machine, belle fille, etc. Mais ce n'est là qu'une apparence: en fin de compte, le buraliste se contredit à tel point qu'il finit par n'avoir rien dit, et supprime ses gestes si bien qu'il finit par n'avoir rien fait. Ainsi, bien que par un détour bizarre, le buraliste rejoint dans son attitude les autres insulaires.

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constatation passive. C'est un regard qui se veut utile et qui parcourt l'univers pour en insérer les objets dans un vaste réseau de repères personnels.A son passage, les objets devront sortir de leur être-là anonyme pour assumer la signification que la conscience humaine leur aura donnée.Ainsi, le parcours terminé, une foule d'objets familiers témoigneront de l'existence de Mathias et lui permettront de se situer dans l'espace et dans le temps: les objets se seront transformés en repères.

Or, pour voir de plus près les efforts de Mathias dans ce sens, il faudra d'abord insister sur le caractère personnel du repère. Il est vrai que, dans l'île, les repères préexistants ne font pas défaut: la borne kilométrique, le grand phare, le grand tournant, le croisement des routes, la bouée dans la mer, etc. - mais ce sont là des repères de fonction qui situent les objets les uns par rapport aux autres et qui sont, à un niveau individuel, aussi anonymes que n'importe quel autre objet.

Pour constituer son réseau de repères personnels, Mathias a recours à différents procédés, soit le baptême des objets préexistants, soit la distribution de repères dans l'espace. Ici encore, il faudra chercher les premiers exemples dans la scène du débarquement :

«Contre la paroi verticale en retrait, Mathias finit par arrêter son choix sur un signe en forme de huit, gravé avec assez de précision pour qu'il pût servir de repère. (...) Une brusque montée du niveau la fit disparaître. Quand il revit, trois secondes plus tard, l'emplacement qu'il s était efforce de ne pas quitter des yeux, il ne fut pas tout à fait sûr d'y reconnaître le dessin icpeic, d'auties anfractuosités de la pierre ressemblaient autant et ne ressemblaient pas plus - a ces deux petits cercles accolés dont il conservait l'image. » (16)

Si cette première tentative échoue, Mathias profite rapidement de la leçon. Pour retrouver le repère choisi, il faut évidemment bien retenir tous les détails. Une page plus loin, le «huit» retrouvé se fait détailler avec un soin qui ne laisse rien au hasard :

«C'était un huit couché: deux cercles égaux, d'un peu moins de dix centimètres de diamètre, tangeants par le côté. Au centre du huit, on voyait une excroissance rougeâtre qui semblait être le pivot, rongé par la rouille, d'un ancien piton de fer. Les deux ronds, de part et d'autre, pouvaient avoir été creusés à la longue, dans la pierre, par un anneau tenu vertical contre la muraille, au moyen du piton (...). Sans doute cet anneau servait-il autrefois à passer une corde, pour amarrer les bateaux en avant du débarcadère. » (17)

On le voit, ia description détaillée évolue en baptême, et nous en
sommes à la marque laissée par un ancien anneau d'amarrage. Grâce à

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Mathias, l'objet a donc revêtu une fonction particulière (repère) et une
identité (ancien anneau d'amarrage). Mais la contestation ne se fait pas
attendre, s'attaquant d'abord à l'identité:

«Il (le huit) était cependant placé si bas qu'il devait demeurer presque tout le temps sous Peau. D'autre part ses dimensions modestes ne paraissaient pas en rapport avec la grosseur des cordages utilisés d'ordinaire, même pour les petites barques de pèche.» (17)

Dès lors, les jeux sont faits. Puisque la marque échappe à cette identification, pourtant logique, et que Mathias n'arrive pas à en imaginer une autre, toutes les variantes du huit vont se dresser devant son regard avec ce même caractère de mystère obsédantls.

Or, si l'identité de la marque fait défaut, sa seule présence suffirait
pour fournir le repère recherché, c'est-à-dire indiquer à l'observateur la
direction et la vitesse de son déplacement. Et pourtant .. .

«... (Mathias) aperçut, environ à un mètre du premier et à la même hauteur, un second dessin en forme de huit couché - deux ronds gravés côte à côte, avec entre eux la même excroissance rougeâtre, qui semblait un résidu de fer.» (21)

La situation - déplacement imperceptible d'un bateau - exige évidemment
un seul repère. Ici encoie, le dédoublement vient couper toute
correspondance avec l'observateur qui se trouve, en effet, sans repère.

Il en va de même pour pratiquement toutes les descriptions du roman. Ayant détaillé les contours de l'objet, Mathias procède à un baptême plus ou moins gratuit qui renverse d'un seul coup toute la précision obtenue. C'est ainsi que la statue sur la place (44) figure une femme en costume du pays - costume que personne ne porte plus et dont Mathias ne garde aucun souvenir! Le baptême définitif n'est pas moins gratuit: malgré l'absence d'inscriptions sur le socle, la statue est un monument aux morts. De même, un bâtiment d'allure officielle, mais de taille étrangement réduite, doit être la mairie (46). Il est vrai que rien dans le roman ne conteste ces noms, mais rien ne les affirme non plus. Chaque fois que le texte revient à ces objets, ils soulèvent une incertitude qui remet en question la valeur de l'observation, c'est-à-dire l'observateur même. Ni la statue, ni le bâtiment ne correspondent, d'une manière certaine, à Tépithète que leur désigne Mathias, ce qui revient à dire qu'ils échappent à la fonction de repère.



15: Nous reviendrons par la suite au rapprochement de Mathias entre l'anneau et la cordelette qu'il vient de ramasser.

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Voyons, en dernier exemple, la scène du déjeuner chez Jean Robin
où le voyageur voit échouer tout effort pour constituer les objets en
repères :

«Le complet manque de forme qui régnait dans l'agencement (du repas)
empêchait une fois de plus le voyageur de savoir à quoi s'en tenir sur sa
propre situation. (...)

Autour de lui, l'état des choses ne fournissait aucun repère: le repas
n'avait pas plus de raison de s'achever là que de se poursuivre.» (144)

Si un objet quelconque pouvait signifier, de façon claire et compréhensible pour Mathias et pour ses hôtes, que le repas est terminé, le repère aurait été trouvé. Mais le signe fait défaut; les objets refusent de jouer le jeu.

Or, s'il s'avère impossible de trouver des repères parmi les objets qui sont déjà là, on peut en distribuer soi-même - tel le Petit-Poucet qui laisse tomber de petits cailloux le long du chemin pour pouvoir ramener ses frères à la maison. Par là, le Petit-Poucet réussit à faire sortir les objets de leur anonymat pour leur imposer une signification, sa signification. Par un procédé analogue, Mathias pourrait semer son parcours de repères qui témoigneraient de son passage, en garantiraient l'authenticité. II est vrai que la bonne volonté ne fait pas défaut, mais les repères distribués, pour remarquables qu'ils soient, ont une tendance regrettable à sombrer dans le néant.

Prenons d'abord deux situations toutes banales: Réglant sa consommation au café «A l'Espérance», Mathias ajoute en pourboire à la jeune serveuse une demi-couronne toute neuve ... «Pour toi, petite. - Merci Monsieur. » Elle ramassa le tout - qu'elle laissa tomber pêle-mêle dans le tiroir-caisse. » (60). - De même, au café des Roches Noires, le verre dans lequel vient de boire le voyageur reprend, malgré ses efforts pour le distinguer, une place anonyme parmi les autres verres lavés. (123)

Exemples insignifiants en eux-mêmes, bien sûr, mais qui n'en évoquent
pas moins les efforts de Mathias pour doter les objets d'une signification
individuelle.

Lors du déjeuner chez Robin, le voyageur commet une imprudence qui pourrait devenir fatale. Parlant de Jacqueline Leduc, il affirme qu'«elle ne viendra plus maintenant» (142). En effet, cette parole sera retenue, mais attribuée à Robin:

«Vous avez entendu ce qu'il (Robin) a crié, hier, au déjeuner: qu'elle ne
viendrait plus maintenant. Qu'est-ce que ça voulait dire? . . . C'est lui qui
l'a poussée en bas pour se venger. » (182)

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Ainsi, le repère de Mathias confirme la présence d'un autre. De même, tout ce qu'il a pu dire pendant le déjeuner est rayé du tableau: - «Qu'estce que j'ai dit?» - «Je ne sais pas.» (181). Finalement, la montre dont il avait fait cadeau à la jeune femme lui est rendue, si bien que sa présence repose sur le seul témoignage de cette femme qui s'est déjà gravement trompée. Le passage de Mathias chez les Robin, déjà bizane, prend un aspect des plus incertains.

Pour le voyageur, cependant, le repère par excellence, c'est sa marchandise:
les bracelets-montres placés par-ci par-là dans l'île. Voyons
de plus près leur sort.

On sait que «Mathias avait déjà réussi une première vente, le matin même, avant de monter à bord. » Le récit nous fait croire un instant que le premier client est le frère de Mme Leduc, employé du port sur le continent, puisqu'il est, à notre connaissance, la seule personne à qui le voyageur s'adresse avant son embarquement. Mais apparemment, il n'en est rien: au départ du bateau, le frère ne porte pas de montre, et Mathias imagine raconter à Mme Leduc que son frère lui a acheté, voilà bien des années, une «six rubis» inusable (33). Il nous importe peu, bien entendu, de retrouver ce client disparu. Ce qui importe, c'est que le seul repère laissé par cette opération est une place vide dans la mallette du voyageur. Par la suite, les quelques ventes effectuées se font invariablement accompagner de circonstances particulières qui dérobent aux montres leur fonction de repère. Ou bien, le client se désintéresse complètement de sa nouvelle acquisition - «perdue, brillante, injustifiée» (105) - ou bien il la destine à un usage ultérieur dont il ne sera jamais question. Si l'on consent à la faire parvenir à la destination prévue, c'est-à-dire à un poignet, c'est à titre uniquement décoratif (124-25), si ce n'est pour un transport commode, à défaut d'emballage (102-03).

Au point où nous laisse le roman, les montres-repères sont donc toutes parvenues à couper leurs liens avec le vendeur, soit en revêtant l'aspect d'un objet quelconque, soit en assimilant une fonction différente, relative au seul client. Ainsi, les montres placées tout au long de l'itinéraire échappent à leur rôle de repère - et le texte y insiste à maintes reprises - en tant qu'elles rejettent toute signification renvoyant au voyageur.

Restent encore les repères relatifs au crime: bouts de cigarettes, papiers de bonbons, cordelette, autant d'indices confirmant la présence de Mathias sur la falaise. Or, bien que ces objets proviennent de lui ils se refusent, comme les montres, à jouer le jeu, soit qu'ils s'anéantissent littéralement, soit qu'ils disparaissent au fond d'un gouffre (239) ou bien dans la poche de Julien (217), ce qui revient apparemment au même.

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Dans cette perspective, le crime n'est rien d'autre que ce processus en agrandi. Torturer et tuer une jeune fille pour ensuite la jeter à la mer, c'est laisser un repère de taille, - une cicatrice sur la carte, si l'on veut - qui porterait à jamais le nom du malfaiteur. Mais, on le sait, le crime ne se fait pas reconnaître comme tel, et la mort de Jacqueline se constitue en événement autonome, rejetant toute investigation et ne dépendant en rien de Mathias.

Ainsi, quel que soit l'objet observé, quel que soit l'acte commis ou la parole proférée, rien ne consent à jouer le rôle de repère, rien ne lui permet de savoir «à quoi s'en tenir sur sa propre situation» (144). Or, pour gagner la confiance de ses clients, Mathias possède un atout qu'il sort à maintes reprises: puisqu'il est né dans l'île et qu'il y a passé une partie de son enfance, il ne surgit pas du néant. Il a déjà une identité, c'est-à-dire un repère laissé dans le temps. Malheureusement, ni son nom de famille (trop répandu dans l'île pour identifier qui que ce soit) ni les objets du passé (dont il n'a gardé aucun souvenir) ne pourront lui être utiles, mais le témoignage de quelques habitants ferait bien l'affaire: les Marek devraient bien se souvenir de lui. Pourtant, le témoignage de Mme Marek ne correspond pas tout à fait aux vœux de Mathias :

«Eh bien, fit la dame, je ne vous avais pas reconnu.» (. ..) Lors de leur précédente rencontre qui remontait à plus de deux ans (...) Mathias portait encore sa petite moustache ... Il protesta: jamais il n'avait porté ni barbe ni moustache. Mais la vieille paysanne ne parut pas convaincue par cette affirmation. (95)

En effet, le repère-identité, seul repère incontesté jusque-là, se fait ébranler par la reconnaissance même. On peut sauvegarder Mathias en attribuant la moustache à un défaut de mémoire chez la vieille dame, mais la rencontre avec Jean Robin vient renverser tout espoir de situer Mathias dans le temps. On sait que Jean Robin, ami d'enfance du voyageur, est une pure invention de ce dernier, le nom de Robin, très répandu dans l'île, n'engageant à rien. Par la suite, l'invention tourne en réalité: un Jean Robin véritable surgit et retrouve en Mathias un vieux camarade. Pourtant, ce repère dans le passé se réduit en fin de compte à une apparition dans le présent. Mathias tente en vain de reconstituerleur passe commun, mais les propos de cet homme, dont il n'a gardé aucun souvenir, évoquent un passé aussi vague que les imaginationsdu voyageur. Nous assistons donc à une reconnaissance sans

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précédent, ce que le texte ne manque pas de préciser avec une certaine
ironie:

«C'est bien toi? J'ai pas la berlue? (...) Eh oui! dit (Mathias), c'est bien moi.» (127). Voilà la seule certitude qui ressort de cette rencontre. Jean Robin aurait pu fournir à Mathias le repère désiré, mais sa propre identité est des plus discutables; loin de se confirmer mutuellement, ces deux hommes s'entraînent dans une incertitude définitive.

Revenons maintenant à notre question initiale: si le terme de «voyeur»
désigne tout simplement l'homme qui voit, il convient de demander
quelques précisions sur le «vu».

Premièrement, les éléments de cet univers visuel ont une tendance marquée à se constituer en paires, de telle sorte que l'objet trouve en son double sa seule signification et sa seule raison d'être. Le regard humain ne peut donc ni enlever ni ajouter quoi que ce soit à ce monde autonome qui a déjà épuisé toutes ses ressources.

Deuxièmement, les regards des habitants de l'île se posent sur leurs objets avec l'insistance et l'inanité de ces objets mêmes. C'est un regard qui ne veut rien, qui ne signifie rien, mais qui est simplement là. Regardobjet, donc, qui forme avec l'objet-objet une nouvelle variante de la constitution en paires.

Troisièmement, le regard de Mathias, c'est le regard-sujet qui livre une bataille acharnée pour se maintenir comme tel, c'est-à-dire pour constituer le monde perçu en objets dépendant de lui. Le regard-sujet se serait donc établi comme le centre d'un réseau de correspondances qui confirmerait, par de multiples renvois mutuels, l'authenticité de Vobjet vu ainsi que du sujet voyant. Or, le centre n'existe que par rapport au réseau, et au fur et à mesure que l'incertitude envahit les objets vus, le sujet voyant est mis en question: si le voyeur ne voit rien, il n'est pas.

Par là se rejoignent les interprétations de Goldmann et d'Olga Bernai. Le regard, seule activité humaine (O.B.), se fait anéantir par l'autonomie des objets (L.G.). Or, la tentative sans cesse renouvelée de trouver un objet au regard humain étant précisément le facteur structurant le roman, on ne saurait contester l'homologie parfaite entre les structures sociale et romanesque.

Le voyeur, c'est donc cet homme qui cherche à voir sans trouver un objet vu. Nous assistons, en termes plus généraux, à la tentative d'une conscience de s'extérioriser, de trouver son pendant réel, donc ce dont elle est conscience. Nous avons vu cette tentative échouer puisqu'il n'y a pas de pendant réel, mais cet échec porte en lui-même le germe d'un

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nouvel univers, aussi indépendant, aussi autonome que le monde des
objets: l'univers de la conscience dédoublée.

III. Lltinéraire de la perception

«Ce vers quoi tend le roman (de Robbe-Grillet), c'est de conférer un statut de plein droit à la réalité créée par la conscience, par la vision d'un homme. (. ..) (Le) regard pourra imaginer -etle regard chez Robbe-Grillet est toujours imagination - les choses comme il le voudra; les choses elles-mêmes resteront inchangées, neutres à l'égard de l'homme, sans liens avec lui. Il s'agit donc d'une subjectivité qui ne s'ignore pas.»l6

Cette remarque d'Olga Bernai, relative à l'œuvre de Robbe-Grillet dans son ensemble, nous paraît juste et importante. «Le Voyeur» incarne au plus haut point la tendance relevée par O. Bernai en tant qu'il parvient à une subjectivité consciente plutôt qu'il ne l'expose. Si «Les Gommes» dénoncent les erreurs d'une subjectivité ¿«consciente qui se trouve encerclée, et finalement supprimée, par une réalité préalable, «Le Voyeur» renverse les rôles: partant d'une réalité certaine, il donne libre cours à une création subjective qui finit par envahir le tout.

Dans la partie précédente, nous n'avons pris en considération que les objets dotés d'une réalité préalable au regard de Mathias. Dans l'univers du roman, la statue, la «maison qui ressemble à une mairie», etc. sont réellement là, et si elles revêtent par la suite un caractère incertain, c'est qu'elles se refusent à assumer le rôle de repères personnels pour le voyageur. Or, la confrontation constante entre le voyeur et la réalité autonome se manifeste en deux processus simultanés: d'une part, on l'a vu, les objets-repères se suppriment en tant que tels; d'autre part, les lacunes qui en résultent se font envahir de créations imaginaires qui se constituent, finalement, en réalité autonome. Cette évolution, lente et pénible, se situe sur deux plans qui se distinguent jusqu'à un certain point: le niveau du voyeur et le niveau du récit.

1. Au niveau du voyeur

On a vu dans la partie précédente que Mathias ne saurait se contenter
d'un regard qui se borne à la simple constatation: son inutilité est par



16: Olga Bernai- op cit. p 18"?

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trop évidente. Mathias veut comprendre - et non seulement observer - l'objet en question, soit en lui conférant une identité, soit en lui désignant une fonction dans une cohérence significative. Chaque fois que cette tentative de compréhension vient buter contre un être-là, indifférent et inexplicable, il se dégage un vide, une absence de signification qui réduit le monde à l'absurde. Le regard humain, pour subsister en tant que tel, est obligé de combler ces lacunes.

Tel est donc le premier pas d'une conscience qui se sauvegarde en sauvegardant son objet: remédier à la pauvreté du monde entourant. Pour Mathias, les premières notions de mystère - c'est-à-dire absence de signification - sont liées à la cordelette et au signe en forme de huit. C'est ainsi que la toute première activité du voyageur consiste à se familiariser avec une cordelette qui traîne sur le pont du navire sans raison apparente: «Une cordelette toute semblable avait déjà dû occuper une place importante dans ses pensées.» (10). Mais les bouts de ficelle qu'il collectionnait pendant son enfance ne suffisent pas pour expliquer la cordelette présente qui prend dès lors le caractère obsédant d'un mystère irrésolu. Par un procédé analogue, le signe en forme de huit évolue en obsession (17): si son emplacement exclut l'idée d'un ancien anneau d'amarrage, pourquoi est-il là ? On a beau dire que ces objets sont simplement là; au point où il en est, Mathias ne saurait admettre ce genre de constatations. Par là s'opère le rapprochement entre deux présences indépendantes: l'anneau aurait été trop petit - «on n'aurait pu guère y nouer que de fortes cordelettes.» (17) - comme par exemple celle qu'il tient à la main. Du coup se trouve accomplie la première création, insignifiante en soi, d'une cohérence imaginaire qui donne aux objets insolites une destination, donc une raison d'être. 11 est vrai que ce nouvel ensemble n'est guère moins énigmatique que ses deux éléments - et le rapprochement n'est pour le moment qu'une suggestion vague - mais le mystère sera désormais relatif au groupe plutôt qu'aux éléments constituants.

Or, si le roman confère au «huit» et à la cordelette une présence incontestée, leur rapprochement dépend du seul regard de Mathias et de la situation dans laquelle il se trouve. La cordelette dans l'anneau constitue donc un premier repère personnel, inexistant pour tout autre que son créateur. Dès lors commencent les efforts désespérés de Mathias pour réunir le monde du réel et l'univers de l'imaginaire.

Par la suite, le texte revient plusieurs fois à la cordelette dans l'anneau,
mais le thème n'évolue en image cohérente que bien plus tard, devant

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la maison de Jean Robin où Mathias contemple un petit port naturel
entre les rochers:

«L'installation de ce quai rudimentaire était complétée par quatre anneaux de fer scellés dans le flanc vertical : les deux premiers placés tout en bas, au ras de la plateforme, distants d'un mètre environ, les deux autres à hauteur d'homme et un peu plus écartés. La position anormale dans laquelle les jambes et les bras se trouvaient ainsi maintenus mettait en valeur la sveltesse du corps. Le voyageur avait tout de suite reconnu Violette.» (133)

Ici, à un niveau implicite, mais sans équivoque, la cordelette et l'anneau assument ensemble une fonction, reprenant par là la première idée suggérée par Mathias, mais cette nouvelle création renvoie à une référence énigmatique: la reconnaissance de Violette. Pour identifier Violette, il faudra ou bien remonter à un passé antérieur au roman - ce qui nous paraît absurde - ou bien y voir une simple variante de Jacqueline Leducl7. Mais Jacqueline ne nous est jamais apparue dans une position analogue à celle indiquée par les quatre anneaux. Une seule image justifie la reconnaissance:

«Entre cette extrémité (l'ombre du poteau télégraphique) et les herbes rases bordant la route, était écrasé le cadavre d'une petite grenouille, cuisses ouvertes, bras en croix, formant sur la poussière une tache à peine plus grise.» (91)

La référence, c'est donc la grenouille, première vision de Mathias
après la page blanche. La cordelette et l'anneau finissent bien par créer
un ensemble qui nous mène droit au cœur du roman.

Revenons maintenant à la scène du débarquement. On a vu que la petite fille du bateau constituait une troisième présence insolite pour le voyageur, apparence des plus fécondes puisqu'elle va susciter la création de tout un réseau de correspondances qui offrent à chaque objet réel une place et une signification dans une cohérence imaginaire. Suivant pas à pas cette création, on se rend compte que tous les détails en proviennent d'une observation réelle.

Le matin, avant le départ du bateau, deux perceptions ont attiré
l'attention de Mathias. Traversant le quartier Saint-Jacques, il entend



17: Voir à ce propos les remarques de Jean Ricardou: «Pour une théorie du nouveau roman «, Editions du Seuil 1971, p 86- le nom de Violette résume en un mot toutes les qualités que le texte attribue à la fille: diminutif, idée champêtre, viol, rime avec divers mots essentiels (rillette, mouette, cigarette, cordeieiie, etc.).

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deux fois de suite une plainte, assez faible, mais distincte. Au même instant, il peut jeter un coup d'oeil à l'intérieur d'une chambre où une lampe de chevet - allumée quoiqu'il fasse grand jour - à rabat-jour tronconiqueéclaire un /// en désordre sur lequel se penche une silhouette d'homme, le bras levé vers le plafond. Sur la table de chevet se trouve un petit objet rectangulaire de couleur bleue - probablement un paquet de cigarettes. (28-29). Si le texte expose ces deux perceptions côte à côte dans le temps, il évite soigneusement toute allusion à un rapprochement d'ordre causal qui attribuerait le gémissement à une victime étendue sur le lit. Or, ce rapprochement s'impose néanmoins et met en évidence le creux au cœur de l'image: la prétendue victime est invisible. Cette absence regrettable remet tout en question: est-ce que les cris provenaient de cette maison? - N'étaient-ce pas plutôt des mots identifiables qu'une plainte inarticulée ? (29)

Et voilà que la fillette sur le pont du navire vient combler le vide:

«D'après le timbre de sa voix - agréable, du reste, et sans aucune tristesse - la victime devait être une très jeune femme ou une enfant. Elle était debout contre un des piliers de fer qui soutenaient l'angle du pont supérieur; elle avait les deux mains ramenées derrière le dos, au creux de la taille, les jambes raides et un peu écartées, la tête appuyée à la colonne. » (29)

Trois perceptions indépendantes, relevées par Mathias à cause de leur aspect inexplicable, viennent de créer une image cohérente, imaginaire, mais reposant sur des détails vrais. Dès lors, le thème bourreau-victime pourra s'imposer à toute perception simple, amenant tous les détails de la première création (que nous avons soulignés ci-dessus). Il est significatif qu'il ne sera plus question d'une fille-victime étendue sur un lit, mais debout, et, plus tard, à genoux. L'affiche de cinéma ne fait que résumer l'ensemble :

«... un homme de stature colossale, en habits Renaissance, maintenait contre lui une jeune personne vêtue d'une espèce de longue chemise pâle, dont il immobilisait d'une seule main les deux poignets derrière le dos; de sa main libre, il la serrait à la gorge. (...) Le décor, dans le fond, représentait un vaste lit à colonnes garni de draperies rouges. » (45)

Les quelques nouveaux détails, chemise de nuit, draperies rouges, ne
tarderont pas à réapparaître.

Au café «A l'Espérance», le patron et la servante, jeune, timide,
maladroite, assument bien leurs rôles dans le jeu de Mathias :

«Elle (la servante) dut entrevoir la présence de son maître - l'espace d'un
battement de cils - car elle s'arrêta net, hypnotisée par les raies du plancher

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à la pointe de ses chaussures (.. .). Deux syllabes résonnèrent (...): «Tu dors?» (...) Bien que prononcés sans colère, presque bas, les mots contenaient sous une douceur feinte on ne sait quelle menace. (...) la jeune fille reprit son avance apeurée sans relever la tête, vers celui qui venait de parler. (...) Arrivée près de lui - à moins d'un pas de distance - à portée de sa main - elle se pencha pour remettre en place la bouteille - offrant sa nuque courbée, où saillit faiblement la pointe a"1 une vertèbre, à la base du cou. » (57-58)

Désormais, les jeunes filles-victimes vont offrir leur nuque courbée au
bourreau, tel par exemple le mannequin de cire dans une boutique obscure,
corps de jeune femme ...

«... dont la tête s'inclinait un peu, en avant et de côté, pour produire un
effet «gracieux» (...). La pointe d'une vertèbre formait sous la chair une
légère éminence à la base fragile du cou.» (71)

A l'étage du café «A l'Espérance », le coin de chambre présenté expose tous les éléments connus: lit vaste et bas, aux draperies rouges en désordre, table de nuit avec lampe à l'abat-jour tronconique - allumée quoiqu'il fasse grand jour - paquet de cigarettes. Le tableau figurant un coin de chambre analogue y ajoute une petite fille en chemise de nuit, à genoux, courbant la nuque et mains jointes. (67-68)

La fillette à genoux constitue la dernière modification du thème bourreau-victime que nous avons vu évoluer au fur et à mesure que les perceptions réelles en apportaient les détails. Partout, ces visions naissent d'une présence insolite ou d'une attitude étrange que la création imaginaire se charge d'expliquer. Une dernière insuffisance de la perception résume tout le processus et apporte aux visions une version définitive:

On sait que Mathias contemple à maintes reprises une coupure de journal racontant probablement un assassinat sadique. Malheureusement,l'article se borne à des généralités sans donner le moindre renseignementpermettant de reconstituer les violences subies par la victime... «Il fallait réinventer la scène d'un bout à l'autre à partir de deux ou trois détails élémentaires ...» (76). Disposant d'une profusion de détails, Mathias peut fermer tout à fait les yeux (76) pour se livrer à une réinvention qui met tous les fragments épars à leur place. La séquence - trop longue pour être citée - se déroule dans la chambre du café où la fille se lève du lit défait, approche de son bourreau qui la fait mettre à genoux, mains ramenées derrière le dos, nuque courbée. (77-78). Vision significative au plus haut point parce qu'elle se crée derrière les paupières closes du voyageur, insistant par là sur le manque

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de signification dans le monde perçu et sur le caractère gratuit de la
cohérence que l'homme lui impose.

Pour autant que l'on puisse en juger, la création successive de cette vision a soulevé peu de problèmes pour Mathias parce que la réalité s'est bornée à fournir des détails sans présenter elle-même une cohérence qui pourrait contester l'ensemble rêvé. A la longue, cependant, la confrontation est inévitable.

D'abord, le lecteur n'est pas sans se méfier de toute une série de perceptions dites indépendantes qui reprennent néanmoins les détails relevés antérieurement et qui semblent, par conséquent, composées d'avance bien qu'elles prétendent à la réalité. Attribuer ces coïncidences au regard créateur de Mathias ne résoud le problème que très partiellement parce qu'on ne saurait situer exactement la limite entre réalité et imagination. D'un côté, l'existence préalable de l'affiche, du mannequin, de la chambre, etc. nous paraît incontestable; de l'autre, la répétition obsédante des mêmes détails dans des ensembles nettement distincts dénonce la subjectivité du regard de telle sorte que s'intercale entre le réel et l'imaginaire une zone floue qui nous empêche de déterminer en quoi consistent les inventions de Mathias.

A ce même titre, la photographie de Jacqueline / Violette prend un
aspect des plus incertains:

«Violette (...) se tenait adossée au tronc rectiligne d'un pin, la tête appuyée
contre Pecoree, les jambes raidies et légèrement écartées, les bras ramenés en
arrière.« (83)

Une comparaison entre cette photographie et la description de la fillette sur le pont du navire suffit pour transformer le portrait en souvenir transposé - sans qu'il soit possible de déterminer dans quelle mesure le regard déforme la réalité.

Ensuite, le problème ne concerne pas seulement le lecteur. Si celui-ci était seul à regretter une réalité préalable, si le texte nous présentait simplement une création subjective sans se soucier d'un point de départ réel - et tel sera le cas pour «La Jalousie» - toute contestation serait exclue d'avance. Le véritable problème du «Voyeur», c'est que la réalité absente ne cesse de hanter le monde imaginaire. En d'autres termes, la conscience créatrice, tout en construisant son propre univers, doit prendre en considération qu'une réalité latente pourra surgir d'un instant à l'autre pour tout remettre en question. Ce problème, implicite dans les passages cités ci-dessus, sera le facteur décisif du roman, amenant, chez le personnage, la méfiance envers ses propres visions et l'effort désespéré

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pour faire concorder, à l'avance, la création imaginaire avec une réalité
qui ne tardera pas à se manifester.

La première tentative de prévention, située au moment du débarquement, aura pour fonction de mettre le colporteur en garde contre trop d'optimisme. Disposant de six heures et quinze minutes pour liquider quatre-vingt-neuf montres, Mathias doit exiger la discipline la plus stricte des clients : interdiction absolue de bavarder, d'hésiter ou de marchander, sous peine de perdre le droit d'achat. Et la vente-modèle se précise dans son esprit: en un clin d'œil, il pénètre dans la maison Leduc, ouvre la valise devant la mère et les deux filles aînées, désigne trois montres - des plus chères - qu'on accepte d'un geste, détache les montres du carton, referme la valise, encaisse l'argent tout préparé - et repart (35-36).

Or, le voyageur sait parfaitement que la réalité ne laissera jamais passer de tels exploits - rien que le silence total de la scène en accuse le caractère fantastique. Il faudra donc aller au-devant de la réalité, donner à la vision un air réaliste qui transformera l'invention en vérité anticipée. Si les versions suivantes suppriment tout espoir de vente, c'est que Mathias est prêt à n'importe quelle concession devant une réalité qui dénoncera les erreurs de l'imagination. Dans son désir de deviner juste, Mathias se perd en conjectures vagues sans réussir à constituer un ensemble

Ce premier exemple a exposé le problème dans son aspect le plus simple parce que la contestation a visé un rêve d'avenir. Les choses se compliquent lorsque la vision se projette sur une réalité présente. Dans la chambre du café, Mathias a relevé un détail que nous avons laissé de côté jusqu'ici: le carrelage noir et blanc revêtant le sol (66-67). Si les autres détails observés se font transposer sans peine de perception en perception, il n'en va pas de même pour ce carrelage qui mettra Mathias en garde contre ses propres inventions:

(Le voyageur vient de frapper à une porte dans un couloir obscur) - « La porte s'ouvrit, et une tête méfiante apparut dans l'entrebaîllement - juste suffisant pour lui permettre de reconnaître le carrelage noir et blanc qui couvre le sol . . . Les carreaux sur le sol étaient d'un gris uniforme; la pièce où il pénétrait ne présentait rien de remarquable - sauf un lit défait dont les draperies rouges pendent jusqu'à terre ... Il n'y avait pas plus de draperies rouges que de lit défait, pas de peau de mouton, pas de table de nuit ni de lampe de chevet (...) La pièce où on l'introduisit n'était qu'une cuisine . . . » (73)18



18: Quant aux alternances de temps, elles suivent la disposition générale du récit: tout ce qui se trouve explicitement en dehors de l'action est au présent; nous y reviendrons.

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Si Mathias réussit, avec un effort manifeste, à refouler ses visions, la réalité ne propose aucune alternative précise. Cette impression de correction par rapport à une vérité indécise se dégage avec plus de netteté d'une scène analogue, située au café des Roches Noires. On se souvient de l'attitude timide et des gestes maladroits de la serveuse du café «A l'Espérance»; pénétrant au café des Roches Noires, Mathias y transpose ce souvenir - pour se corriger aussitôt:

«La fille qui servait derrière le bar avait un visage peureux et des manières mal assurées de chien mal assurées de chien mal assurées de fille qui servait derrière le ... Derrière le bar, une grosse femme à la figure satisfaite et joviale, sous d'abondants cheveux gris, versait à boire à deux ouvriers en bleus de travail. Elle maniait la bouteille avec des gestes vifs et précis de professionnelle, .. . (106-07)

Correction entière et, par là, peu rassurante parce qu'elle n'est rien d'autre que la première vision à rebours ; deux versions imaginaires, donc, qui se suppriment mutuellement tout en dénonçant l'absence totale d'une réalité préalable - qui a pourtant provoqué la contestation.

Ces quelques détails suffisent pour déterminer le dilemme d'un rêveur qui se prend sans cesse en flagrant délit - sans pour autant trouver la réalité qui pourrait condamner ses visions. Avec un malaise (mal de tête) toujours croissant, Mathias peut constater que l'absence obstinée d'une réalité - qui doit pourtant être là - permet à ses inventions de tourner en vérité. Lui seul se méfie, n'osant pas croire à cet étonnant pouvoir anticipant de l'imaginaire.

Voyons le déjeuner chez Jean Robin. On sait que Mathias entreprend, une fois de plus, de raconter sa journée pour combler les vides d'une conversation devenue plutôt pénible. Son récit - au style indirect - rend compte de tout ce que nous savons déjà pour raconter ensuite le déjeuner même et la prospection, après le déjeuner, du hameau des Roches Noires ....... où il était encore parvenu à placer plusieurs unités - dont trois dans une même famille, celle qui tenait l'épicerie-bazar. » (149). Anticipation étonnante, mais qui s'avère exacte. Lorsque Mathias reprend sa tournée, il réussit, en effet, à vendre trois montres dans l'épicerie-bazar (153). On a beau s'attendre à ce que cet exploit soit révélé comme une nouvelle invention, conforme à la première; l'invention a bel et bien tourné en réalité.

Pourtant, Mathias fait tout ce qu'il peut pour se préparer à la confrontation.Revenons

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frontation.Revenonsun instant au personnage de Jean Robin. Au café «A l'Espérance», le voyageur invente un ami d'enfance de ce nom pour inspirer confiance au patron, nommé Robin lui-même. Prenant ses mesurescontre toute réalité inopportune, Mathias ... «se mit à évoquer, de façon assez vague, des souvenirs d'école applicables à n'importe qui dans l'île. » (61) - Toutes les mesures sont prises : aucune réalité ne pourra contester cette invention. Or, lorsqu'un homme, Jean Robin ou Pierre, retrouve en Mathias un vieux camarade, ce dernier se trouve soudain devant un passé réel qu'il faut à tout prix connaître avant de se risquer dans un passé imaginaire. Mais cet homme se soucie peu de précisions et se contente d'allusions vagues et très générales à un passé qu'il est impossible de situer dans le temps ou dans l'espace. Il n'est donc ni plus ni moins que l'incarnation du personnage imaginé: surgi d'un passé imaginaire, il est exactement le n'importe qui dont le voyageur a besoin pour se créer une identité vis-à-vis des autres (la patronne du café des Roches Noires). Si Mathias a choisi au hasard le prénom de son ancien ami, celui-ci confirme cette incertitude même par ses deux prénoms alternatifs. Ici encore, la réalité, qui doit nécessairement être plus concrète et plus révélatrice que les propos de ce «nouvel ancien camarade» (129), ne fait que témoigner du pouvoir anticipant de l'imaginaire.

Or, ce qui caractérise cette création, c'est qu'elle avance en désignant sa propre fragilité: tôt ou tard, la vérité viendra apporter sa correction définitive à une invention devenue, par sa cohérence même, un peu trop fantastique. Telle est la nature d'un problème que nous avons pu déterminer en limitant notre analyse à une série de détails secondaires, de dimensions relativement modestes. Au premier plan se déroule une action qui se compose d'éléments identiques, amplifiés, seulement, par la tension dramatique du récit. La réalité se dissimule derrière une page blanche, juste assez transparente pour nous laisser supposer un assassinat sadique ; et la création imaginaire s'efforce de couvrir le creux par une trame fragile, mais incontestée, qui sera l'alibi du prétendu assassin. - Voyons de plus près les deux séries d'éléments dont nous disposons pour combler la lacune de la page blanche: côté indices et côté alibi.

Pour se rendre à la falaise du crime, il faut suivre la route du Grand Phare jusqu'à un petit croisement. A droite, un chemin descend vers la falaise, à gauche, un chemin semblable monte jusqu'à la ferme des Marek. Du coup se trouvent établis deux circuits-impasses, symétriques dans

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l'espace, mais qui se superposent dans le temps. Mathias a-t-il pris le
chemin du crime ou le chemin de l'alibil9?

A première vue, tout nous invite à opter pour le chemin du crime. D'abord, les objets perdus - cigarettes, bonbons, cordelette - correspondent trop bien aux objets trouvés sur la falaise, ensuite, les visions sadiques renvoient avec une précision croissante au crime dissimulé. Pour reconstituer le contenu de la page blanche, il suffit d'en ramener tous les éléments à leur place.

Or, à y regarder de plus près, la valeur de ces preuves est extrêmement discutable. Si les objets laissés au bord de la falaise sont en eux-mêmes d'une banalité rassurante et d'un anonymat total, les efforts renouvelés de Mathias, d'abord pour les retrouver et les faire disparaître, ensuite pour expliquer leur présence à Julien, suffiraient pour mettre en évidence la mauvaise conscience du malfaiteur. Mais, ici encore, le récit ne fait qu'exposer en agrandi un phénomène relevé dès le début du roman, à savoir la tendance à cacher certains objets qui feraient apparemment mauvaise impression: les ongles trop longs, la cordelette, le papier couvrant l'intérieur de la valise; ce qui revient à dire que la «mauvaise conscience » précède le crime qu'elle était censée prouver.

Il en va de même pour toutes les visions reconstituant partiellement le crime (122, 179, 213, 245-46), car, en fin de compte, Mathias ne fait que se livrer à une activité que nous avons pu déterminer bien avant la page blanche: projeter une cohérence imaginaire, de préférence sadique, sur une réalité qui ne comporte que des fragments épars. A une exception près (le paletot de Jacqueline 122), les visions se composent entièrement de détails observés ailleurs, en toute innocence. Mathias imagine son crime plutôt qu'il ne le revit.

Si le chemin du crime ne peut offrir que des suppositions vagues qui se dérobent à toute vérification, le chemin de l'alibi présente une cohérencedes plus parfaites : Mathias aurait tourné à gauche pour rendre visite à ses vieux amis les Marek; ne trouvant personne, il serait resté quelque temps dans la cour, profitant de l'attente pour réparer la bicyclette qui lui avait déjà fait des ennuis en chemin; finalement, n'ayant plus de temps à perdre, il serait revenu jusqu'au croisement pour y rencontrer



19: A première vue, Mathias semble bien s'engager à droite vers la falaise, mais cette dernière page de la première partie, écrite au présent, revêt un aspect indubitable de rêve, comprenant des images que Mathias ne peut observer en réalité. Ainsi, la page blanche se trouve au milieu d'un rêve.

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Mme Marek. Pour comble, cette explication se fait confirmer par Julien
Marek qui aurait vu le voyageur dans la cour (198-99).

En outre, la reconnaissance des lieux joue en faveur de l'alibi. Dès la première rencontre avec Mme Marek, Mathias reconstitue mentalement sa visite manquee, décrivant avec une précision surprenante la disposition des bâtiments, des portes et fenêtres, etc. (99-100), description qui s'avère exacte lors de la (deuxième?) visite à la ferme:

»Dans les grandes lignes, il n'y avait rien à redire: les hangars à foin, la barrière du jardin potager, la maison grise avec ses touffes de mahonia, la disposition des fenêtres elle-même et le vaste espace de pierre nue, au-dessus de la porte ... L'ensemble était à peu près conforme àla réalité.« (191-92)

11 est vrai que Mathias garde également un souvenir de la falaise.
Voyons, à titre de comparaison, dans quelle mesure il reconnaît l'endroit
du crime:

«II se retrouva au fond de la petite dépression, dans le creux abrité du vent. Il croyait, du moins, le reconnaître; mais le souvenir qu'il en gardait différait légèrement de ce qu'il avait maintenant sous les yeux. Les moutons qui manquaient ne suffisaient pas à expliquer le changement.» (178)

Nous voilà donc devant deux histoires qui s'excluent mutuellement, mais qui ont ceci en commun qu'elles sont toutes les deux imaginées après coup pour recouvrir, d'une manière ou d'une autre, le creux au cœur de la réalité. Mais si le chemin du crime garde tous les traits d'un ensemble rêvé, difficilement reconnaissable, le chemin de l'alibi prend l'aspect d'un souvenir concret et vérifiable. - Un seul inconvénient nous empêche d'acquitter Mathias.

D'un côté, le texte garde la neutralité la plus stricte quant au chemin du crime que rien n'affirme ni ne conteste. De l'autre, aucune occasion n'est manquee pour nous relever le caractère mensonger du chemin de l'alibi, considéré par son inventeur comme une contre-vérité qu'il faut sauvegarder vis-à-vis des autres. Pour combler le trou, nous disposons donc d'une version que rien n'affirme et d'une autre que tout conteste; que peut-on en conclure sinon que le chemin du crime est le moins improbable ?

Par là, le problème se pose à un niveau beaucoup plus radical que ne l'aurait permis un cadre policier habituel : qu'un assassin invente un alibi destiné à tromper les autres n'a rien d'anormal, mais Mathias ignore lui-même la réalité qu'il faut combattre. Au niveau policier, le danger imminent de la réalité se manifeste dans les deux témoins possibles:Julien

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bles:JulienMarek et Maria Leduc. S'ils ont vu le malfaiteur, soit à l'œuvre, soit aux alentours de la falaise, leur témoignage pourrait lui être fatal - à moins qu'il n'en prenne connaissance assez tôt pour apporter les quelques modifications nécessaires à son alibi. Au niveau de la conscience individuelle, les deux témoins détiennent la clé de l'énigme en tant qu'ils pourront préciser sans équivoque dans quelle mesure les visions de Mathias reflètent une scène réelle, précision d'une importance vitale pour un homme qui se méfie constamment de son imagination et qui ne demande pas mieux que de faire la répartition entre le rêve et la réalité :

«Mathias chercha quelque chose à quoi se raccrocher, mais il ne trouva que des lambeaux. Il se demanda ce qu'il faisait là (chez les Robin). Il se demanda ce qu'il avait fait depuis une heure et plus: dans la masure du pêcheur ... le long de la falaise ... au débit de boissons du village . .. (. . .) il se demanda ce qu'il avait fait sur la route entre le grand phare et le bourg, puis au bourg lui-même, puis auparavant encore. / Que faisait-il, en somme, depuis le matin? Tout ce temps lui parut long, incertain, mal rempli -... » (143)

Ces deux niveaux, étroitement liés dans le récit, expliquent les tendances apparemment contradictoires qui caractérisent la recherche de Mathias : dissimuler et découvrir la réalité. En termes policiers, on pourrait dire qu'un homme qui se soupçonne assassin s'efforce de monter un alibi, tout en ignorant à quel moment, à quel endroit et par qui il a pu être observé, et sans savoir au juste ce qu'il a fait.

Or, les témoins, si témoins il y a, ne sont pas bavards, et personne ne vient contester un alibi dont la fragilité saute pourtant aux yeux. Maria Leduc se désintéresse complètement de l'affaire, et Julien confirme l'alibi en y apportant quelques précisions gratuites que Mathias est obligé d'accepter (199): l'invention tourne en réalité. Ce faux témoignage, que Julien prononce devant une personne qui sait mieux, représente précisémentle but que Mathias s'efforce en vain d'atteindre : on ne peut déformer tranquillement la réalité sans la connaître assez pour savoir qu'elle ne surgira pas. Julien sait donc que lui et Mathias sont seuls à connaître une réalité que Mathias se gardera bien de dévoiler. Et c'est là que Julien se trompe! Loin de se faire rassurer, le voyageur se trouve coincé dans un piège de contradictions de plus en plus flagrantes, et cela parce qu'il ignore ce que Julien a pu observer. Ce piège de contradictions, c'est la présence simultanée de deux univers qui s'excluent mutuellement et qui se trouvent renforcés tous les deux par le faux témoignage. D'un côté,

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l'alibi imaginaire se fait confirmer par une tierce personne, de l'autre,
cette confirmation repose nécessairement sur la connaissance précise de
la réalité.

Dans la tête de Mathias se livre donc un combat de plus en plus douloureux entre une version fausse, mais incontestée, et une version vraie, mais inconnue. Pour sortir de là, il faut faire parler Julien. Mais leur entretien sur la falaise ne fait que répéter ce que Mathias a déjà pu deviner: Julien a vu. Si ce dernier tranche impitoyablement toutes les tentatives d'expliquer la provenance de divers objets trouvés - bouts de cigarettes, papiers de bonbons, paletot de Jacqueline - il.ne lui échappe pas un seul mot sur ce que Mathias cherche désespérément à savoir. En effet, ses remarques se bornent toutes à la constatation indifférente dont l'inutilité a déjà frappé le voyageur: le paletot est à Jacqueline, le bout de cigarette était déjà là hier, etc.

Lorsque, après la disparition de Julien, Mathias se rend au café des Roches Noires, il se trouve toujours devant un ensemble qui comporte une partie en trop et qui doit nécessairement éclater. L'explosion arrive, en effet, amenée par la foule de circonstances dont se compose la scène du café, mais elle provoque un dénouement qui diffère essentiellement de tout ce que Mathias aurait pu imaginer. Or, la scène fait éclater non seulement la conscience individuelle, mais tout le récit. Il faudra donc revenir en arrière pour examiner le rapport entre le roman et la réalité qu'il prétend refléter.

2. Au niveau du récit

Dans la partie précédente, nous avons pu suivre la progression d'une création subjective, aux dépens des perceptions réelles, en déterminant l'objet de la conscience individuelle: conscience de quoi? Partant d'une question analogue, au niveau du récit, on pourra déterminer une évolution parallèle, progression d'une création autonome aux dépens d'une référence préalable. - Quel est donc l'objet du récit?

Notons d'abord que es qui nous a permis de faire la part du réel et de l'imaginaire au niveau de la conscience individuelle, c'est que le récit nous a offert un point d'observation plus élevé que celui du personnage, une perspective d'ensemble qui nous présente le voyeur et le vu sur le même plan. Par là, le roman confère aux perceptions et aux démarches de Mathias un statut de réalité préalable qu'il se borne à enregistrer. C'est donc le niveau du récit, supérieur à celui du personnage principal,

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qui nous permet d'apporter les corrections nécessaires aux visions de Mathias: ici, il observe réellement, là, il imagine, etc. En d'autres termes, le récit raconte les péripéties d'une expérience individuelle; s'il réussit à maintenir toute incertitude au niveau de son personnage, il est sauvegardéen tant que récit.

A première vue, la distinction entre ces deux niveaux paraît extrêmement problématique parce que le texte proprement dit ne fait rien pour annoncer le caractère des images successives. A quelques exceptions près, tel le passage où Mathias ferme les yeux pour rêver à son aise (76-78), les ensembles rêvés se font décrire avec la même précision minutieuse et prennent le même aspect réel que les observations concrètes, amenant par là une incertitude qui concerne directement le récit. Or, dans la première partie du roman, cette incertitude sera momentanée dans la mesure où la suite des événements nous permet de classer, logiquement, les situations dans un ordre réel ou imaginaire; ainsi, les premières ventes effectuées, pour réelles qu'elles paraissent, s'avèrent imaginaires au moment où le récit nous apprend que le voyageur se trouve encore à bord du bateau, il suffit donc de lire avec attention et de revenir en arrière de temps à autre pour discerner sans équivoque l'histoire racontée: le débarquement d'un voyageur de commerce et ses premières tentatives de vendre sa marchandise. Si le voyageur oublie souvent la réalité pour s'abandonner à des rêves plus ou moins fantastiques, le lecteur sait mieux. Le récit reste donc intact, ayant mis entre parenthèses tout ce qui provient d'une imagination effrénée.

Lorsque l'histoire reprend son cours après la lacune qui sépare la première et la deuxième partie, les rôles se trouvent renversés d'emblée. Le récit, ayant coupé ses liens avec la réalité préalable qu'il prétendait raconter, ne peut plus remplir sa fonction de fil conducteur à travers les dédales de l'imaginaire. Pour combler la lacune, opération indispensable pour sauver le récit, le lecteur doit examiner, sans la base de comparaison que lui avait offerte la première partie, les créations subjectives d'une conscience individuelle. Pour la première fois, nous n'en savons pas plus long que Mathias lui-même. Dépourvu de ses points d'appui extérieurs, le récit doit se subordonner à une conception personnelle dont il a déjà dénoncé le caractère gratuit.

Dès lors, le niveau du récit rejoint celui du voyeur. Pour reconstituer les événements tels qu'ils se sont réellement passés, on n'a qu'à suivre l'exemple de Mathias: soumettre, une fois de plus, toutes les versions imaginaires à un examen critique qui pourrait en dégager la réalité

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perdue. Mais, on le sait, aucune suggestion n'inspire assez de confiance
pour relever le récit à son niveau initial. Le lecteur ne peut que partager
le malaise de Mathias.

Ainsi, nous assistons à la progression lente et pénible d'un récit qui se voit obligé de revenir constamment en arrière pour tenter, une fois de plus, de combler la lacune qu'il a laissée derrière lui. Mais les tentatives échouent à tour de rôle, et c'est le trou qui engloutit toute l'histoire, dérobant au récit la référence qui est sa seule raison d'être: si le récit ne raconte rien, il n'est pas.

C'est au café des Roches Noires qu'il retrouve son sujet.

IV. La mise en abyme

Au café, un vieil homme raconte à quelques autres clients une histoire,
apparemment une ancienne légende du pays, dont Mathias reconstitue
ainsi les grandes lignes:

«... une jeune vierge, chaque année au printemps, devait être précipitée du haut de la falaise pour apaiser le dieu des tempêtes et rendre la mer clémente aux voyageurs et aux marins. Jailli de l'écume, un monstre gigantesque au corps de serpent et à la gueule de chien dévorait vivante la victime, sous l'œil du sacrificateur. Sans aucun doute c'était la mort de la petite bergère qui avait provoqué ce récit. » (221)

A première vue, la légende vient combler le trou qui empêchait le roman de poursuivre son évolution. Le récit du vieillard, fournissant précisément les détails que Mathias s'efforce de reconstituer - et de dissimuler aux autres - se substitue d'emblée à la page blanche de manière à remédier à la mémoire défaillante du personnage et à remettre de l'ordre dans le roman. Du coup, tout deviendrait clair et rassurant: devant son pendant réel, la conscience individuelle parviendrait sans peine à faire la part du réel et de l'imaginaire dans son propre univers; devant la légende, le roman dans son ensemble se constituerait en version moderne d'une réalité antérieure qu'il se bornerait à enregistrer, tout en «modernisant» certains détails secondaires. L'assassinat de Jacqueline, enfin, trouverait dans la légende son pendant historique qui lui ôterait, aux yeux des insulaires, tout sujet d'inquiétude.

Or, à y regarder de plus près, rien n'est moins sûr.

Premièrement, le récit du vieillard ne nous apprend rien de nouveau.
Cette légende, que l'audience se refuse à prendre au sérieux, est entièrementcomposée
de détails que nous avons pu relever maintes fois dans

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les rêves de Mathias2o. Loin de se constituer en référence préalable, la légende émane du roman, résumant en récit cohérent les rêves et les obsessions du personnage. Comme le remarque très justement Mathias, la légende est provoquée par la mort de Jacqueline.

Deuxièmement, la légende véritable, si elle existe, n'a pas accès au roman. Nous n'en apprenons que les détails interceptés par un auditeur clandestin, trop loin du narrateur pour comprendre l'ensemble du récit, assez près pour en tirer un résumé dont la cohérence relève d'une reconstitution toute personnelle.

A ces conditions, on ne saurait voir dans le récit du vieillard un ensemble d'événements antérieurs au roman et qui le justifieraient en tant que tel. La légende est un détail de l'œuvre, et elle en dépend : elle est la légende du roman en ce sens que le roman projette en elle sa propre référence -en abyme2l. Voyons comment le procédé de la mise en abyme se manifeste à plusieurs reprises, avant la page blanche, pour culminer dans la scène de la légende. - Voici d'abord les remarques d'André Gide sur la mise en abyme:

«J'aime assez qu'en une œuvre d'art, on retrouve (...) transposé, à l'échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre. Rien ne l'éclairé et n'établit plus sûrement les proportions de l'ensemble. Ainsi, dans tels tableaux de Memling ou de Quentin Metsys, un petit miroir convexe et sombre reflète, à son tour, l'intérieur de la scène où se joue la scène peinte (...) Enfin, en littérature, dans HAMLET, la scène de la comédie (...) dans WILHELM MEISTER, les scènes de marionnettes ou de fête au château (...). Aucun de ces exemples n'est absolument juste. Ce qui le serait beaucoup plus (.. .) c'est la comparaison avec ce procédé de blason qui consiste, dans le premier, à en mettre un second «en abyme»22.



20: Il est vrai que le monstre légendaire n'a jamais figuré dans les rêves de Mathias. Mais les blessures de la victime ont tout de suite été attribuées aux crabes, aux barbets, aux anguilles rouges, etc. (cf. 175-76).

21: A notre avis, il faut prendre les deux sens du mot de «légende» en considération: 1. «Récit populaire traditionnel, plus ou moins fabuleux.» 2. «Tout texte qui accompagne une image et lui donne un sens. » (Robert)

22: André Gide: Journal 1893, in Journal 1889-1939, Gallimard (Pléiade) 1951, p. 41. Jean Ricardou cite ce passage dans «Problèmes du Nouveau Roman» pp. 171 ss. Si nous ne pouvons qu'approuver les remarques de Ricardou sur le fonctionnement en général de la mise en abyme, les conséquences qu'il en tire pour «Le Voyeur» (op. cit. pp. 182-85) nous semblent plutôt discutables. Nous ne pensons pas, en effet, que ce roman révèle, en abyme, ce que le récit primordial prétend cacher. Comme on le verra, nous nous proposons de démontrer que la fonction de la mise en abyme est de dénoncer un trou que le roman ne saura combler.

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Par rapport à cette définition, deux scènes du «Voyeur», situées vers
la fin de la première partie, attirent particulièrement l'attention.

1. La peinture dans la chambre

On se souvient qu'à l'étage du café «A l'Espérance», Mathias peut contempler, par une porte ouverte, un coin de chambre qui résume en quelque sorte ses observations antérieures : lit vaste et bas, table de nuit, lampe de chevet, etc. Au-dessus du lit, ...

«un tableau à l'huile (ou une vulgaire reproduction, encadrée comme une toile de maître) figurait un coin de chambre tout à fait analogue: un lit bas, une table de chevet, une peau de mouton. A genoux sur celle-ci et tournée vers le lit, une petite fille en chemise de nuit est en train de faire sa prière, courbant la nuque et mains jointes ...» (68)

II faudrait, à notre avis, se garder de voir en cet ensemble le parfait modèle de la mise en abyme, bien que la situation du tableau en suggère naturellement l'idée. Il est plutôt question de la juxtaposition d'une peinture et de son motif. Comme toute autre œuvre de fiction, la peinture dépend de la réalité à laquelle elle fait allusion, dépendance bien plus accentuée qu'à l'ordinaire, pourtant, parce que le regard embrasse nécessairement le tableau et sa référence extérieure et qu'il ne saurait se dispenser d'une comparaison. Et les différences relevées entre la réalité et sa reproduction artistique confèrent à la scène son importance primordiale: si le tableau n'est pas la chambre en abyme. toute la scène assume cette fonction par rapport au roman en tant qu'elle résume et qu'elle anticipe.

D'abord, la peinture introduit une fillette à genoux qui ne se trouve pas dans la chambre réelle, résumant par là les efforts de Mathias pour remédier aux lacunes du monde observé. On sait que le point de départ de cette reconstitution imaginaire était justement une chambre dont le vide accusait l'absence d'une jeune fille-victime (28-29). La conscience créatrice se chargeait de combler le vide en y introduisant la première fillette trouvée. La chambre et le tableau reprennent ce processus en présentant simultanément le point de départ réel et la modification qu'y apporte la conscience individuelle. La réalité et l'invention, présentes toutes les deux pendant la première partie du roman, viennent se figer dans une contestation mutuelle dont a témoigné chacune des pages précédentes.

Ensuite, la scène anticipe sur un problème que le récit primordial est
encore loin de dévoiler. A l'absence de la fillette dans la chambre correspondune

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ponduneabsence dans le tableau, le tableau lui-même: au-dessus du lit réel, il y a une peinture; au-dessus du lit reproduit, il n'y a rien. C'est-à-dire que le tableau reproduit fidèlement la chambre, sauf la place qu'il occupe lui-même. «Quelque chose manquait au dessin, il était difficile de préciser quoi» a déjà constaté Mathias par rapport à son dessin de la mouette (22); ici, le problème est de la même nature parce que le tableau vient couvrir ce qu'il ne reproduit pas. Or, ce manque n'apparaît ni dans la chambre, ni dans le tableau : il naît de leur confrontation.Le tableau s'efforce de camoufler un espace qu'il n'a pas enregistré, mais il ne peut que dénoncer le vide tout en le recouvrant. Tel sera, en effet, le problème principal, voire unique, qui pèsera sur le roman: une heure vide dans la réalité, mise en évidence par une reconstitutionmentale qui en accuse le creux tout en s'efforçant de le dissimuler. Mathias a donc parfaitement raison en s'étonnant du caractère anormal de la scène. Elle est tout aussi bizarre que le roman.

Cependant, la peinture suggère une solution qui sera celle du roman: Si elle s'était reproduite elle-même, il n'y aurait plus eu d'espace blanc, mais une répétition jusque dans l'infini: tableau figurant un coin de chambre au milieu duquel un tableau figure un coin de chambre au milieu duquel ... Par là, le tableau se serait dégagé de son motif extérieur parce qu'il aurait exposé, à l'intérieur de son cadre, le reflétant et le reflété: «Je suis le tableau que voici». Cela ne signifie pas, bien entendu, que ce procédé lui permettrait de combler le vide dans la réalité. Le tableau couvre son propre vide en y projetant, en abyme, son image même, c'est-à-dire sa référence intérieure qui le dispense de toute comparaison avec un monde réel, appartenant à un ordre essentiellement différent.

Ainsi, la chambre et sa peinture nous exposent l'ensemble du roman, non pas dans son action mais dans ce qui en empêche le déroulement, la contradiction flagrante entre le monde réel et l'aspect que lui donne la conscience créatrice. Anticipant sur le déroulement ultérieur du roman, elle signale que cette contradiction se manifestera par un vide que la fiction ne saurait recouvrir, et elle suggère, finalement, que la fiction ne peut s'appuyer sur une référence extérieure, mais qu'elle doit se sauver par ses propres moyens.

2. Le rêve réfléchi

II est évident que le passage mentionné ci-dessus n'expose le problème
du roman que sur le plan purement théorique et que Mathias ne peut

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en comprendre la portée dans l'immédiat. D'une part, la scène ne s'éclaire que rétrospectivement, d'autre part, elle se rapproche assez des images dédoublées pour réduire, provisoirement, toute influence humaine au simple regard. Si elle se prête néanmoins aux modifications imaginaires, c'est que la fillette «en trop» constitue cette imperfection à laquelle le regard humain peut s'accrocher pour tout remanier à son aise. Quelques pages plus loin (74-78), on s'en souvient, Mathias s'installe au bord de l'eau pour se transposer à son ancien poste d'observation devant la porte ouverte. Cette fois, une jeune fille, dans la chambre même, se lève du lit pour approcher de son bourreau qui la fait mettre à genoux, etc. Tout en reprenant certains aspects de l'image précédente, ce rêve y apporte des modifications qui lui font annoncer, d'une manière concrète,la véritable lacune du roman.

D'abord, la scène se veut imaginaire et ne prétend à aucune réalité extérieure. Sa seule référence est un rêveur qui se trouve ailleurs et qui refoule momentanément toute perception réelle pour donner libre cours à son imagination. Le rêve se déroule donc à l'intérieur d'une réalité absente pour se faire supprimer dès que celle-ci s'impose de nouveau: «Une vague plus forte frappa contre le roc... » (78). -De même, les deux pages entourant la lacune du roman font partie d'un rêve que la réalité vient arrêter: «une paysanne marchait à la rencontre de Mathias ...» (92). - Mais si le rêve anticipe sur les circonstances extérieures de la page blanche, il revêt un aspect peu problématique parce que sa durée semble correspondre si bien à l'absence de réalité qu'aucun vide ne réclamera d'explication par la suite. En d'autres termes, la réalité, simplement retirée en coulisse, reste suffisamment proche pour faire comprendre qu'elle ne fait qu'attendre le moment de sa rentrée en scène.

Ensuite, le rêve en lui-même comporte un spectateur, Mathias, qui, de son poste d'observation, ne peut voir que les premiers pas de la jeune fille. S'approchant du bourreau, caché par la porte ouverte, elle quitte la partie visible de la chambre pour réapparaître dans un miroir qui transmet toute la scène au spectateur. A nouveau donc, Mathias regarde une image dans la chambre, mais une évolution importante s'est accompliedepuis la première scène. L'action visible - premiers pas de la fille - suspend son cours pour projeter sa continuation, en abyme, dans le miroir. Or, pour voir la suite, il faut occuper la position exacte de Mathias; sous un angle de vision différent, le miroir présenterait autre chose, ou rien du tout. Il s'ensuit que le miroir ne peut refléter fidèlement une réalité invisible, mais qu'il en expose autant de fragments différents

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qu'il y a de spectateurs, et que ces fragments, pour contradictoires qu'ils
puissent être, sont également vrais ou également faux parce qu'ils renvoientà
une réalité cachée.

Ainsi, l'image reflétée reprend la fonction de la peinture tout en modifiant son aspect essentiel : le problème de la référence extérieure. A une réalité concrète et présente, le tableau-m/ro/V substitue une double référence: une réalité invisible et le regard du personnage. En fin de compte, la seule référence est une conscience individuelle, car non seulement l'image reflétée, mais le vide même dépendent de la position de Mathias. Tel sera le problème du roman; au fond d'un rêve conscient qui a maintenu quelques éléments précis (les pages entourant la lacune), il y a une réalité vide dont Mathias aperçoit à tour de rôle les quelques reflets contradictoires, provoqués par les modalités de son regard auquel ils doivent leur seule existence. - Pour s'élever en réalité autonome, il faudrait, à l'instar de la peinture, que les images reflétées reproduisent en elles-mêmes leur référence. Mais cette référence, c'est Mathias.

Dès lors, les efforts de Mathias pour combler la lacune sont prévisibles: contempler et comparer tout ce qui se précise dans sa conscience pour en dégager le reflet véritable auquel correspond la réalité perdue. Mais le rêve nous a déjà montré qu'il n'y a qu'une réponse possible à la question primordiale : Mathias est-il allé à droite ou à gauche ? - Cela dépend du point de vue ?

3. Le café-fantôme

Au café des Roches Noires, la légende et toutes les circonstances qui
l'accompagnent provoquent une véritable prise de conscience chez le
personnage. Malgré la longueur du passage, il faut le citer en entier:

II y avait beaucoup de gens, de fumée, de bruit. L'éclairage électrique, faux et bleuâtre, était allumé au plafond. Des lambeaux de conversations, quasi incompréhensibles, se détachaient par instant du brouhaha général; un geste, un visage, un rictus, émergeait quelques secondes, ici et là, à travers les miroitements du brouillard.

Aucune table n'était libre. Mathias se dirigea vers le comptoir. Les autres
clients se serrèrent un peu pour lui ménager une place. Fatigué par sa journée
de marche, il aurait préféré s'asseoir.

La grosse femme aux cheveux gris le reconnut. Il dut encore donner des explications: le bateau manqué, la bicyclette, la chambre . . . etc. La patronne, heureusement, avait trop de travail pour l'écouter ou lui poser des questions. Il lui demanda de l'aspirine. Elle n'en avait pas. Il prit une absinthe. Son

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mal de tête le faisait d'ailleurs moins souffrir, transformé maintenant en
une sorte de bourdonnement cotonneux dont tout le crâne était noyé.

Un très vieil homme, debout près de lui, racontait une histoire à un groupe d'employés du phare. Ceux-ci - des jeunes - riaient et se poussaient du coude, ou bien l'interrompaient par des observations goguenardes, sous une apparence de sérieux, qui déchaînaient de nouveaux rires. La voix basse du narrateur se perdait dans le tumulte. Quelques phrases seulement, quelques mots, parvenaient jusqu'à l'oreille de Mathias. Il comprit néanmoins, grâce à la lenteur et aux répétitions incessantes du vieillard, ainsi qu'aux propos sarcastiques de ses auditeurs, qu'il s'agissait d'une ancienne légende du pays - dont il n'avait pourtant jamais entendu parler dans son enfance: une jeune vierge, chaque année au printemps, devait être précipitée du haut de la falaise pour apaiser le dieu des tempêtes et rendre la mer clémente aux voyageurs et aux marins. Jailli de l'écume, un monstre gigantesque au corps de serpent et à la gueule de chien dévorait vivante la victime, sous l'œil du sacrificateur. Sans aucun doute c'était la mort de la petite bergère qui avait provoqué ce récit. Le vieil homme fournissait une quantité de détails, inaudibles pour la plupart, sur le déroulement de la cérémonie; chose curieuse, il ne s'exprimait qu'au présent: «on la fait mettre à genoux», «on lui lie les mains derrière le dos», «on lui bande les yeux», «dans l'eau mouvante on aperçoit les replis visqueux du dragon »... Un pêcheur se glissa entre Mathias et le groupe, afin de s'approcher à son tour du comptoir. Le voyageur se poussa de l'autre côté. Il n'entendit plus que les exclamations des jeunes gens.

«... le petit Louis, aussi, lui en voulait ... ses fiançailles . . . proféré des menaces à son égard ...» Cette voix-là était forte, sentencieuse; elle arrivali dans la direction opposée, par-dessus les têtes de trois ou quatre consommateurs

Derrière Mathias, d'autres personnes encore s'entretenaient de l'affaire du jour. Toute la salle, toute l'île, se passionnait pour l'accident tragique. La grosse femme servit un verre de vin rouge au nouvel arrivant, à la droite du voyageur. Elle tenait la bouteille de la main gauche.

Sur le mur, au-dessus de la plus haute rangée d'apéritifs, était fixée par
quatre punaises la pancarte jaune: «Une montre s'achète chez un Horloger. »

Mathias termina son absinthe. Ne sentant plus la petite mallette entre ses pieds, il abaissa le regard vers le sol. La valise avait disparu. Il enfonça la main dans la poche de sa canadienne, pour frotter ses doigts maculés de cambouis contre la cordelette roulée, tout en relevant les yeux sur le voyageur. La patronne crut qu'il cherchait de la monnaie et lui cria le montant de la consommation; mais c'était le verre d'absinthe, dont il s'apprêtait à régler le prix. Il se tourna donc vers la grosse femme, ou vers la femme, ou vers la fille, ou vers la jeune serveuse, puis reposa la valise afin de saisir la mallette tandis que le marin et le pêcheur s'immisçaient, se faufilaient, s'interposaient entre le voyageur et Mathias . . .

Mathias se passa la main sur le front. Il faisait presque nuit. Il était assis,
sur une chaise, au milieu de la rue - au milieu de la route - devant le café
des Roches Noires.

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L'évanouissement de Mathias, c'est un blanc qui nous permet de situer le passage par rapport à la page blanche et, par là, au roman dans son ensemble. Lorsque, à la fin de la première partie, Mathias se trouve au croisement, il s'engage dans un espace-temps mort auquel il faudra substituer, par la suite, des éléments provenant d'autres endroits et d'autres moments. Telle est précisément sa situation après son entretien avec Julien: tous les côtés de son problème sont vus et revus, toutes les possibilités sont épuisées. Pour la première fois depuis le début du roman, Mathias n'a rien à faire. Il va donc entrer dans un espace-temps zéro où une multitude de souvenirs, ou de repères, contradictoires le situent à la fois partout et nulle part. Le café des Roches Noires n'est pas la destination de la promenade, mais ce n'importe où qui se trouve au bout d'un chemin pris au hasard, et ce n'importe quand auquel arrive le voyageur après avoir suivi, «depuis longtemps, lui semblait-il», un sentier où un homme le précédait «depuis un certain temps déjà» (220). Et le café, effacé en tant que réalité concrète par la fumée et le brouhaha général, est un endroit fantôme où Mathias doit refaire ce qu'il a déjà fait et revivre des situations provenant d'un ailleurs dans le temps ou dans l'espace. En effet, tout s'accomplit pour Mathias selon un itinéraire tracé à l'avance qu'il doit suivre bon gré mal gré: aller jusqu'au comptoir, comme d'habitude, bien qu'il eût préféré s'asseoir; donner, une fois de plus, des explications que personne n'écoute; commander, comme toujours,une absinthe alors qu'il aurait préféré de l'aspirine (!); intercepter des bribes de conversation qui ne lui sont pas destinées; entendre parler de Jacqueline, comme partout ailleurs; se demander si la patronne est gaucheré, regarder la pancarte des horlogers . . . tout ce qui jalonne son parcours du temps et de l'espace vient tourner autour de lui pour le situer à tous les moments et à tous les endroits. Dans cette perspective, l'évanouissement de Mathias n'est rien d'autre que le vide suivant une confrontation où tous les repères se suppriment mutuellement: être partout équivaut à être nulle part. D'une manière concrète, c'est l'arrivée du pêcheur à côté de Mathias qui provoque le dédoublement de celui-ci. Prenant la place de Mathias, se faisant servir par la patronne, qui tient la bouteille de la main gauche, il est d'une certaine façon le voyageur lui-même à un autre moment (cf. 107-08), et cela d'autant plus que Mathias n'a plus la valise du voyageur. Or, tandis que le «voyageur» reste planté là, d'autres repères appellent Mathias ailleurs: la pancarte des horlogers l'emmène au bourg, l'absinthe au café «A l'Espérance».

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S'il a enfoncé la main dans la poche un peu partout, c'est la jeune serveusequi, à ce geste, lui a indiqué le prix de Vabsinthe (60) et non pas de cette «consommation» sans nom qu'il a prise la veille au café des Roches Noires. A partir de ce moment-là, la confusion évolue en véritable prise de conscience : dans un dernier effort pour y voir clair, Mathias se cramponne au verre d'absinthe, repère aussi équivoque que tout le reste puisqu'il le situe à deux endroits différents, devant la grosse femme et la jeune serveuse. Non seulement Mathias, mais les personnes et les objets qui l'entourent se scindent en deux pour se supprimer mutuellementjusqu'à ce que le néant envahisse le tout. Prise de conscience définitive: les objets que la conscience humaine a dotés d'une significationparticulière, d'une fonction de repères, se réduisent au néant, dérobant à la conscience son pendant réel. Or, si la conscience n'est conscience de rien, elle n'est pas.

Cette scène est-elle un rêve ? A première vue, elle s'inscrit bien dans le parcours réel que Mathias effectue lors de son séjour dans l'île, mais à en juger par les événements suivants, la réalité s'estompe considérablement. Sorti du café, Mathias se rend sans hésitation à la petite maison de Jean Robin pour épier à travers la fenêtre les gestes de ce couple mystérieux. Or, sans aucune transition, nous le retrouvons à l'autre bout de l'île, tranquillement assis dans la chambre louée (223-26). Il n'a donc espionné les Robin qu'en imagination, mais où se trouve le point de départ de ce rêve? - Encore une fois, le «depuis quand?», devenu fatal depuis la page blanche (cf. 92), nous oblige à revenir en arrière.

Si on ne peut affirmer avec certitude que la scène du café est imaginée par un rêveur situé ailleurs, il faut admettre qu'elle fait partie de ces «réalités» personnelles qui participent de l'imaginaire en tant qu'elles se dérobent à toute vérification. Avec un soin qui ne laisse rien au hasard, le texte précise que cette scène est non seulement vécue par Mathias, mais que personne d'autre, dans une assemblée pourtant nombreuse, n'aurait pu la vivre ainsi. Les perceptions de Mathias sont des lambeaux de conversation qui se détachent du brouhaha général, et des gestes qui émergent quelques secondes à travers les miroitements du brouillard ; ce qui revient à dire que la scène entière est due à la position exacte du voyageur: Mathias est seul devant ce spectacle comme il est seul devant son rêve.

Telle est la condition primaire de la légende : debout près du narrateur,
Mathias en entend moins que l'audience proprement dite et plus que les

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autres clients, alors que personne n'en aura eu la même version que lui. La légende, telle qu'elle nous est présentée, est l'œuvre de Mathias. En effet, le terme de légende ne se trouve que dans sa reconstitution; le vieillard raconte une histoire qui se fait accueillir par des éclats de rire. Pour l'audience officielle, c'est plutôt l'idiot du village débitant des bêtises qu'il est seul à prendre au sérieux. Néanmoins, le terme de légende convient parfaitement à cet ensemble que Mathias arrive à dégager d'un récit quasi inaudible: c'est le résumé expliquant, en légende, le monde imaginaire de Mathias depuis son point de départ réel jusqu'au terme de son évolution. Ainsi, Vhistoire du vieillard est la légende de Mathias en tant qu'elle constitue la référence intérieure, en abyme, dans laquelle son univers rêvé vient se mirer. - Pour voir ce procédé en détail, nous allons désigner le roman dans son ensemble par a) - la légende par b).

a) Partout, en gros et en détail, le monde perçu par le voyageur s'est composé de fragments épars dont le manque de cohérence a dégagé la notion de vide et de non-sens. Pour comprendre les fragments, il faudrait les insérer dans un ordre réel qui doit être là, mais qui demeure impénétrable.

b) L'histoire du vieillard est un récit presque inaudible d'où émergent des bribes
isolées - sans aucun sens.

a) Or, la contemplation prolongée des mêmes fragments ou de fragments similaires a fini par les réunir dans une nouvelle cohérence, claire et compréhensible pour son créateur-spectateur: la fille et le bourreau sont le meilleur exemple de ce processus.

b) Mathias comprend, grâce à la lenteur et aux répétitions incessantes du vieillard
qu'il s'agit d'une légende.

a) On sait que Mathias est un rêveur qui se prend sans cesse en flagrant délit.
Maintes fois, il est obligé de rayer du tableau tout un univers qui n'est qu'un
monde de fantômes (cf. p. ex. 73).

b) La cérémonie iégendaire, dans ses grandes lignes, vient couronner la création de Mathias mais elle avance en désignant sa propre fragilité: c'est une légende, donc un ensemble incontesté, mais non vérifiable, comme tout ce qui provient du monde imaginaire. Mais voilà qu'une réalité extérieure vient offrir au rêve une certaine identité: la légende est provoquée par la mort de Jacqueline!

a) Dans la première partie du roman, toute une série de créations a suivi ce procédé. Le cafetier Robin et la serveuse, l'affiche de cinéma, etc. ont conféré aux rêves antérieurs du personnage non pas une identité certaine, mais une ressemblance suffisante pour situer le rêve en «rêve de quelque chose». A partir de là, la constitution de l'imaginaire va entrer dans sa phase décisive, projetant, au niveau du rêve conscient, toute la création antérieure que de nombreux détails nouveaux transforment en séquence aussi cohérente que gratuite. Le rêve réfléchi a fourni le meilleur exemple de ce procédé en ce sens qu'un fait divers de presse lui a offert la base suffisante pour qu'il s'élève dans une zone explicitement imaginaire.

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b) Les détails de la légende résument ce procédé: ils complètent le récit comme le rêve de Mathias complète le fait divers de presse. Racontés au présent, ils se joignent aux passages antérieurs, peu nombreux, où l'action se suspend pour donner libre cours à une digression d'ordre statique ou imaginaire23.

Or, si les détails sont transmis tels quels, chacun entre guillemets, c'est Mathias qui les dispose dans une cohérence personnelle pour en faire une séquence qui n'est rien d'autre que le résumé de son monde rêvé. Là se trouve l'élément décisif de toute la scène : la légende est inspirée par la réalité vide que Mathias s'efforce d'éclaircir, elle en est en quelque sorte un reflet. Néanmoins, elle ne peut renvoyer à Mathias que le reflet de son propre rêve. Pour lui, la réalité s'arrête là, tout en lui faisant comprendre qu'elle continue son cours, invisible pour lui («il n'entendit plus que les rires des jeunes gens »).

Ainsi, la fonction de la légende vient rejoindre celle de tous les éléments dont se compose la scène du café. Objets, personnes, paroles, tout renvoie à Mathias sa propre image, rien ne peut lui indiquer à quoi s'en tenir vis-à-vis d'une réalité dépourvue de repères. Renonçant explicitement à toute réalité préalable, la scène du café donne son sens au roman dans son ensemble : réunissant les éléments que le roman a disposés tout au long de son cours, elle en démontre la provenance imaginaire pour les situer dans leur seul contexte possible: une conscience individuelle.

On peut en conclure que les tentatives d'imposer une signification humaine au monde des objets ont échoué. Ou bien l'objet rejette la fonction de repère pour rester dans un anonymat total, ou bien la conscience humaine le métamorphose à tel point qu'il se dégage de toute réalité extérieure pour s'intégrer à cet univers rêvé qui ne renvoie à la conscience créatrice que sa propre image. Le voyeur qui cherche à voir et à comprendre la réalité n'en voit que la déformation causée par son regard : le voyeur se voit.

Mais un certain doute subsiste encore: les images dont se compose
la scène du café ont bien montré un Mathias de tous les moments et de
tous les endroits, mais elles n'en reposent pas moins sur une double



23: Dans tout ce qui précède la légende, les passages au présent, dix en tout, se situent explicitement en dehors de l'action. La description du port (13-14) suspend le mouvement du bateau; les souvenirs d'enfance sont à l'imparfait (18 20), mais se transforment par la suite en rêve conscient, au présent (21-22): la vente idéale (35-36), la peinture (68), la scène dans le miroir (77-78), la dernière page avant la lacune (87), etc. sont des digressions qu'on ne retrouverait pas dans un résumé d'action.

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référence: le spectateur présent et la ou les scènes antérieures qu'elles rappellent. Nous en sommes donc encore à la situation du miroir dont le reflet dépend du spectateur et d'une réalité en dehors du champ de vision. Pour se dégager de la hantise d'une réalité cachée, il faudra que le reflet reproduise en lui-même sa seule référence valable: Mathias.

4. Le voyeur a l'oeuvre

On se souvient que le passage suivant la sortie du café - Mathias épiant les Robin - ne subsiste en tant que réalité concrète que jusqu'au moment où nous retrouvons le voyageur dans sa chambre louée où il vient d'imaginer toute la scène. Dans ce rêve conscient, Mathias s'attribue le rôle classique d'un voyeur:

«II pencha la tête vers les carreaux. Ceux-ci permettaient, en dépit de la poussière collée ternissant leur surface, d'observer ce qui se passait à l'intérieur. Il y faisait plutôt sombre, surtout vers les angles. Seuls les objets tout proches de la source lumineuse étaient vraiment nets pour Mathias - posté suffisamment en retrait pour demeurer lui-même invisible. / La scène est éclairée par une lampe à pétrole ...» (223)

Suit une description minutieuse de la pièce et de l'attitude des Robin qui répètent, à peu de choses près, le thème du bourreau et de la victime. Finalement, la lampe à pétrole se fait détailler jusqu'à la flamme même pour constituer le pivot d'une transition inattendue:

«Aveuglé par la contemplation trop longue de la lumière, Mathias finit par détourner les yeux. Pour les reposer, il dirigea son regard vers la fenêtre - quatre vitres égales sans rideau ni brise-bise, donnant sur le noir de la nuit. (. . .) Il approcha la tête du carreau et tenta de regarder au travers; mais on ne voyait rien du tout (...) L'obscurité était complète. Mathias revint à son agenda de comptes, ouvert à la date du jour - mercredi - sur la petite table massive encastrée dans l'embrasure. » (226-27)

A première vue, la séquence imaginaire que délimitent les deux passages cités ne diffère en rien des rêves conscients que nous avons pu observer jusqu'ici. Ecrite au présent, elle rejoint sans équivoque les digressions, gratuites, situées en dehors d'une action qui n'y fera jamais allusion paila suite. Néanmoins, la scène vient accomplir ce que nombre de rêves antérieurs ont tenté avec plus ou moins de succès: la libération d'une réalité extérieure.

Le rêve comporte un Mathias-voyeur et un Mathias-rêveur, situés
symétriquement par rapport à une fenêtre. Du côté du voyeur, c'est-àdireà

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direàl'extérieur, il y a la nuit noire ; du côté du rêveur, à l'intérieur, il y a une lampe sur une table. Or, une vitre donnant sur la nuit et éclairée de l'intérieur, c'est un miroir - à moins de coller littéralement les yeux contre le carreau comme le fait Mathias à la fin de son rêve. Partant de là, on arrive sans peine à reconstituer la création imaginaire: la maison des Robin, c'est en réalité la chambre de Mathias, telle qu'elle se reflète dans la vitre. Or, au premier plan du reflet, il y a nécessairement Mathias lui-même, regardant vers l'intérieur - occupant donc la position de voyeur que lui désigne son double réel. Comme il s'agit d'une image réfléchie, le Ma.thia.s-rêveur observe constamment le Mathias-voyeur, tout en imaginantla scène vue par ce dernier.

Il est vrai que ce spectacle (gestes des Robin) repose sur des souvenirs concrets, mais il se dégage pourtant de cette référence parce qu'il porte en lui-même son identification unique et suffisante: «Cette scène est observée par le voyeur que voici. Sans le voyeur, elle ne serait pas.» Identification mise en évidence par le caractère visuel du spectacle : aucun bruit ne parvient jusqu'au voyeur.

Si la fin du roman revêt un aspect radicalement différent, c'est que les scènes qu'on vient de voir ont réussi à le dégager d'une réalité préalable dont la hantise s'est fait sentir à chacune des pages précédentes. - Au niveau du voyeur, le monde vu et le monde imaginé se sont opposés à tel point que le premier a fini par sombrer dans le néant alors que le dernier s'est embrouillé dans des visions contradictoires qui se sont supprimées mutuellement. Le résultat en a été un vide qui, déblayant le terrain de toute perception réelle, a permis la constitution d'un monde imaginaire autonome, reposant sur le principe de la conscience dédoublée: renonçant à se situer par rapport à un pendant réel, la conscience se situe par rapport à elle-même. Ne voyant rien dans la réalité qui puisse confirmer son regard, le voyeur a fini par se voir - comme voyeur.

Au niveau du récit, nous avons suivi un processus analogue. Tant que le roman a pu nous présenter une réalité certaine, il y a eu récit de quelquechose. Après la page blanche, le récit s'est livré à un piétinement désespéré pour retrouver la réalité qu'il prétendait raconter. Renvoyant ainsi tout ce qu'il avait effectivement enregistré dans le domaine des détails insignifiants, compréhensibles à la seule condition de reconstituer le fragment perdu, le récit s'est trouvé devant son propre néant. Or, racontant l'assemblée générale au café des Roches Noires, le récit réussit à y projeter, en abyme, l'histoire de son propre fonctionnement. La

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micro-histoire résume le récit primordial, y compris le fragment vide, et l'explique en insistant sur son caractère subjectif. Par là, le roman se dégage d'un prétendu pendant réel pour se situer par rapport à sa référence intérieure. Du coup, le vide n'est plus un manque ou un oubli - ce qui supposerait une réalité racontée - mais cette absence de réalité qui permet au roman de prendre conscience de lui-même : je suis le récit que voici. Répéter le vide dans le résumé, c'est simplement suggérer une nouvelle prise de conscience - et cela jusque dans l'infini. Nous en sommes, par conséquent, au roman qui cherche le pendant réel de son univers, mais qui finit par se raconter - comme roman.

V. Conclusion

La fin du roman ne fait qu'exposer, de différentes manières, la séparation radicale qui s'est opérée entre la conscience individuelle et la réalité préalable. Après tant d'essais infructueux, Mathias a fini par comprendre qu'il ne pourra faire concorder la réalité telle quelle et l'image qu'en a créée sa propre conscience. Ces deux mondes incompatibles détiennent, chacun dans son domaine, la vérité absolue parce qu'ils sont leur propre base de comparaison.

Si Mathias ne cesse guère de penser à la mort de Jacqueline, son inquiétude s'est transformée en insouciance manifeste. Aurait-il retrouvé son innocence première? - Non; à ses propres yeux, il est toujours l'assassin probable de Jacqueline. Est-il sûr de pouvoir repartir sain et sauf grâce à la passivité des insulaires? - Non; jusqu'à la dernière page du roman, Mathias prévoit son arrestation et s'attend plus ou moins à trouver des policiers au débarcadère du petit vapeur (254). L'insouciance du voyageur provient du seul fait qu'il a renoncé, pour de bon, à retrouver le temps perdu. Si la scène au bord de la falaise est une réalité vivante pour d'autres, il n'y peut rien; disposant de tous les moyens pour remédier à la lacune dans sa propre conscience, il est sans influence sur une réalité qui relève d'un ordre essentiellement différent. Son alibi lui appartient, son crime est l'affaire des autres.

Lorsque Mathias détourne les yeux de la fenêtre-miroir pour revenir
à son agenda, son attitude témoigne déjà d'une prise de conscience qui
a transformé de fond en comble sa vision du monde:

«II tourna une feuille en arrière, se retrouva au mardi et reprit une fois de
plus la succession imaginaire des minutes, entre onze heures du matin et

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une heure de l'après-midi (...) Mais il sourit en pensant à l'inutilité de ce travail. Un tel souci de précision - inhabituel, excessif, suspect, - loin de l'innocenter, ne l'accusait-il pas plutôt? De toute manière, il était trop tard. Le jeune Julien Marek l'avait probablement dénoncé dans la soirée. (. ..) Demain, de bonne heure, le vieux garde civil viendrait arrêter «l'ignoble individu qui ... etc. » (227)

Rédiger par écrit un alibi imaginaire, dans l'espoir de lui donner une substance réelle, est en effet un travail inutile. Désormais, l'agenda, comme toute œuvre de fiction, sera le témoignage d'une conscience individuelle qui ne pourra prétendre à aucune réalité en dehors d'ellemême. Mais dans cet univers subjectif même, l'agenda assume la fonction de référence intérieure: je suis la fiction que voici. En dehors de l'agenda, il y a la réalité des autres, celle de Julien et celle des faits divers de presse dont Mathias imagine déjà les formules toutes faites. Si on lui désigne un rôle principal dans cette réalité, il n'a plus qu'à se laisser faire.

Or, la journée du lendemain met en évidence la neutralité du monde réel et le triomphe de la conscience individuelle. Tout ce qui pourrait renvoyer à la réalité perdue, tout ce qui pourrait signifier le crime, s'estompe pour laisser la place à une réalité qui se veut insignifiante. Lorsque le cafetier s'étonne de ce que Mathias préfère attendre le départ du vapeur alors qu'il aurait pu partir à l'instant - «Moi, je pensais que peut-être vous aviez hâte de quitter l'île » (243) - ces propos, pour significatifs qu'ils puissent être, ne cachent aucune allusion sous leur sens immédiat. La logeuse de Mathias, malgré une visite suspecte que deux hommes lui ont rendue (238-39), ne trouve rien d'autre à lui dire que de banales formules de politesse (248). Maria Leduc, enfin, qui cherche le voyageur depuis le moment du crime, finit par le rattraper ... pour lui acheter une montre et sans éprouver la moindre envie d'entamer une conversation sur la mort de sa sœur (249-50). Tout se constitue en phénomènes présents; rien ne renvoie à l'heure du crime.

Il en va de même pour tous les changements survenus dans la ville: l'eau du port présente une surface lisse et propre, sans les détritus qui la jonchaient pendant les journées précédentes (240-41); la vitrine de la quincaillerie, surchargée à l'arrivée de Mathias, est vide (248-49); l'affiche de cinéma, «Monsieur X. sur le double circuit», s'est fait recouvrir de papier blanc puisqu'elle ne correspondait pas aux bobines envoyées (250) etc. Il s'ensuit que bon nombre d'objets porteurs de significations dans l'univers de Mathias ont totalement disparu tandis que d'autres, l'affiche

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notamment, se refusent à tout renvoi en dehors de leur présence immédiate.Le
programme signifié par l'affiche était faux, et sa nouvelle
signification ne dépassera jamais, pour Mathias, le zéro.

Faut-il en conclure que la réalité se fait complice de Mathias en recouvrant sous des images de «blanc» et de «délavé» tout ce qui pourrait renvoyer à son univers secret? - Non: s'il est possible, pour la première fois depuis le début du roman, d'attribuer aux objets un sens clair et univoque, c'est que cette signification est zéro. Le monde réel ne prête aucun point d'appui à Mathias, ni à son alibi, ni à son crime; sa seule signification, c'est qu'il ne signifie rien. Voir en cet aspect délavé un symbole d'innocence, c'est une affaire personnelle qui n'engage nullement la réalité.

Ainsi, rien ne s'oppose à la constitution d'un monde imaginaire que Mathias peut disposer à son gré. Ayant pour seule référence son créateur, ce monde ne se laisse ni vérifier ni contester ; il rejoint, avec la conscience créatrice, le système de renvoi mutuel qui réduit toute influence extérieure à la simple observation. Du coup, les proportions du roman se trouvent renversées : la réalité, hantise cachée dans tout ce qui précède, n'est plus qu'un arrière-fond neutre, mais visible. Le rêve conscient, statique par rapport à l'action, n'est plus relégué à quelques endroits délimités, mais envahit au contraire tout le texte pour lui donner son aspect particulier: le présent.

Désormais, l'univers personnel de Mathias sera le roman, et il comportera sa «réalité» et ses rêves, suivant les dispositions de son créateur. La réalité, c'est le chemin de l'alibi, déjà confié à l'agenda, et le rêve, c'est le chemin du crime avec ses obsessions sadiques. A son réveil, Mathias détruit calmement tout ce qui, pour lui, se trouve en rapport direct avec l'heure perdue, bouts de cigarettes trop longs, coupure de journal et (un peu plus tard) sachet de bonbons, - et cela non pas dans le but de s'innocenter vis-à-vis des autres - ce qui serait aussi inutile que la rédaction de l'agenda - mais pour mettre de l'ordre dans son propre univers où le crime n'existe qu'à l'état de rêve; aussi faut-il se débarrasser de tout ce qui pourrait donner un aspect tant soit peu réel à ce monde rêvé.

Ainsi dépourvues de toute substance, les obsessions sadiques pourront hanter éternellement la pensée de Mathias sans affecter sa réalité. Au café «A l'Espérance», la vue de la jeune serveuse le renvoie, une fois de plus, au bord de la falaise où il attache Jacqueline aux piquets des moutons. Mais cette scène n'a rien de vécu, tout y est inventé:

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«Il fallait aussi lui immobiliser les chevilles (...) chacune au sol en les tenant écartés d'un mètre environ. / Pour cette fin, Mathias possédait encore un bon morceau de cordelette (...). Il aurait eu besoin, en outre, de deux piquets solidement enfoncés en terre ... Ce sont les moutons qui lui fournissent enfin la solution idéale. Comment n'y a-t-il pas pensé plus tôt?»

Voilà de l'invention gratuite, faite en tout repos, pendant que le
rêveur « boit tranquillement le reste de café au lait dans son bol » (245-46).

Or, c'est au niveau de la réalité que se manifeste sans équivoque le rôle prédominant de la conscience individuelle: un fait aussi quotidien qu'insignifiant, appartenant presque par définition à la réalité neutre, vient néanmoins se ranger dans le monde imaginaire. Regardant par la fenêtre du café, Mathias aperçoit un pêcheur qui s'en approche rapidement. A sa grande surprise, le voyageur peut constater que la marche du pêcheur semble dépendre de son regard :

«Un coup d'œil à travers la porte vitrée lui cause encore la même surprise: le pêcheur se trouve exactement à l'endroit où il croit l'avoir vu un instant auparavant lorsque son regard l'a quitté, marchant toujours du même pas égal et pressé devant les filets et les pièges. Dès que l'observateur cesse de le surveiller, il s'immobilise, pour reprendre son mouvement juste au moment où l'oeil revient sur lui - comme s'il n'y avait pas eu d'interruption, car il est impossible de le voir s'arrêter ni repartir. » (242)

Ce spectacle, réduisant à zéro tout ce que la conscience n'a pas enregistré, vient couronner la création d'un monde subjectif qui ne comportera jamais de lacune puisque rien ne s'accomplit en dehors de son domaine. On peut en conclure, pour la page blanche du roman, que si la conscience de Mathias n'a rien enregistré, il ne s'est rien passé - pour lui - ou bien qu'il peut y substituer les événements qu'il voudra. En outre, et c'est là le point capital, cette scène expose au niveau explicite ce que la fenêtre-miroir avait sous-entendu: la conscience dédoublée. L'image du pêcheur qui marche comporte un observateur sans lequel elle tomberait dans l'absurde: le pêcheur se déplace pour l'observateur que voici. Et le spectateur, c'est Mathias qui reste pourtant suffisamment à l'écart pour juger de l'effet de son regard. Pour comprendre la réalité, il doit intercaler sa subjectivité entre le monde vu et le regard. En d'autres termes, Mathias ne voit pas le pêcheur qui marche ; il se voit qui voit le pêcheur, ce qui revient à dire qu'une conscience supérieure enregistre dans leur complémentarité la conscience créatrice et son œuvre.

Là se termine l'itinéraire de la perception. Partant d'un monde dont
les objets dédoublés échappent à toute compréhension ainsi qu'à toute
tentative humaine de leur imposer une signification, la conscience a dû

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renoncer à se situer par rapport à un pendant réel. Dépourvue de repères
extérieurs, elle a fini par adopter le renvoi du même au même en projetantsa
propre image au milieu de sa création.

Telle est la raison pour laquelle il est impossible de prononcer d'arrêt définitif sur la culpabilité de Mathias. Le meurtre, si meurtre il y a, s'est accompli dans une réalité qui s'est avérée inexistante. Ce qui est certain, c'est que Mathias est le voyeur du roman, et l'objet de son regard, c'est la vue du voyeur.

Nils Soelberg

LYON

RÉSUMÉ

Partant du débat sur le titre, nous avons opté pour un sens «brut»: voyeur = homme qui voit, ce qui nous a amené à la question primordiale de cette analyse: que voit le voyeur? La réalité offerte au regard du personnage principal consiste en objets autonomes qui rejettent invariablement toute tentative d'interprétation humaine de telle sorte que Mathias, sujet voyant, cherche en vain, dans le monde vu, le témoignage de son regard. L'aspect impénétrable, absurde, de la réalité perçue oblige le voyeur à substituer au sens caché des objets une cohérence et une signification imaginaires qui confèrent au regard l'objet recherché, mais qui se feront renverser dès que le sens réel apparaîtra.

La manifestation principale de la réalité cachée est une page blanche, dissimulant probablement un assassinat commis par Mathias. Pour imposer une signification aux événements rendus incompréhensibles par le vide, Mathias est obligé de substituer à celui-ci une version imaginaire de ses propres actes, le crime, et une autre version, également imaginaire, qui l'innocentera vis-à-vis des autres, l'alibi. Devant l'imminence de la réalité cachée, Mathias ne peut que modifier sans cesse les versions imaginaires qui resteront pourtant incontestées - bien qu'elles s'excluent mutuellement. Comme la page blanche est aussi impénétrable pour le lecteur que pour le voyeur, nous en sommes à un voyeur qui ne voit rien et à un récit qui ne raconte rien.

Vers la fin du roman, le récit et le voyeur retrouvent leur objet. Le roman se projette, en abyme, dans une scène qui en résume tous les détails antérieurs, y compris le vide. Confronté à ses propres visions, provenant toutes d'un ailleurs dans l'espace-temps, le voyeur prend conscience du caractère autonome de son univers imaginaire qui ne reflète que lui-même et qui n'engage en rien la réalité préalable. Confronté à son propre contenu, le roman se situe en fiction autonome, ne racontant rien d'autre que l'histoire de son propre fonctionnement.

Au niveau du récit ainsi qu'au niveau du voyeur, le problème primordial du roman est celui de la référence extérieure: le monde préalable au regard, les événements préalables au roman. La référence indiscutable dont témoigne le début du roman s'effondre petit à petit pour dérober au récit et au regard leur pendant réel. La solution réside dans le dédoublement à l'intérieur de la fiction: Ne voyant aucune réalité préalable, le voyeur se voit qui voit; ne racontant aucune réalité préalable, le roman se raconte qui raconte.